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La Fée Morgan

Chapitre Second
Colère

Elle se tenait droite en haut de son rocher que les vagues assaillaient. Elle devait avoir cinq ans, et son port fier trahissait sa noble ascendance en dépit de ses vêtements sales et de ses cheveux emmêlés. Sur son visage, figé dans une expression trop grave pour son jeune âge, coulaient de fines gouttelettes d’embrun brillant, mais elle ne les essuyait pas. Elle regardait l’horizon.

Le corbeau se percha sur son épaule, lui piqua l’oreille d’un coup de bec. Elle ne cilla pas. Son bras s’éleva jusqu’à l’oiseau, qu’elle caressa.

– Je sais, Branig (1), je sais. Je suis en retard pour la leçon.

Soudain, l’enfant et le corbeau se tournèrent vers la falaise. Un cor avait retenti dans le lointain, quelque part dans la forêt. Les yeux noirs de la fillette grandirent, un vaste sourire illumina ses traits.

– PAPA ! cria-t-elle en se précipitant à bas du rocher. MAMAN !

Elle grimpa vivement la plage grise de la petite crique, puis le chemin qui gravissait la falaise. En arrivant au sommet, elle était essoufflée, mais ne s’arrêta pas de courir qu’elle ne fût à l’intérieur de Tintagel.

La forteresse bouillonnait. Le cor de Kornwall avait retenti, les seigneurs de Tintagel étaient de retour. Tandis qu’elle riait en battant des mains au milieu de la cour, toute à sa joie de revoir ses parents, la préceptrice de l’enfant lui tomba dessus à bras raccourcis, et l’envoya au bain. Pour une fois, la petite ne protesta pas, pour une fois heureuse de se faire belle. Mais alors que sa nurse lui savonnait énergiquement les cheveux, un doute la traversa. Elle savait déjà compter les lunes aussi bien que les jours, et autant qu’elle s’en souvienne elle n’en avait pas encore compté deux depuis le départ de ses parents. Or, le voyage devait en durer le triple. S’était-elle abusée dans ses comptes ? Non, la Nature était là pour le démentir : les feuilles étaient encore vertes, les moissons venaient de commencer. Mais la nurse interrompit là ses réflexions, en lui demandant de changer de baquet pour se rincer.

Ce fut coiffée, nattée, parée de sa petite épée d’exercice et d’une belle robe vert émeraude rehaussée de galon blanc (2) qu’elle accompagna l’intendant et la seconde garde d’honneur à la rencontre de ses parents. Elle chevauchait aux côtés de l’intendant, mais lorsqu’elle vit les chevaux au bout du chemin elle n’y tint plus, et lança au triple galop son poney des Galles. C’est de son dos qu’elle se jeta dans les bras de son père encore à cheval, et un archer souriant prit sur lui d’attraper et de mener le poney.

– Et bien, quel accueil ! la taquina Gerlois en la serrant contre lui. T’avons-nous donc tant manqué ?
– Oh, oui ! répondit énergiquement la fillette alors qu’elle effectuait une savante manoeuvre pour changer encore une fois de monture et se fourrer avec délices dans les bras maternels. Mais je n’ai pas compté autant de pleines lunes que vous en prévoyiez.

Le visage de son père s’assombrit, et sa mère détourna les yeux.

– Tu sauras bientôt ce qui s’est passé, mon enfant. Ce soir, tu assisteras à ton premier conseil de guerre. Tu es bien jeune pour cela, mais en tant qu’héritière de Tintagel, mieux vaut que tu l’apprennes trop tôt que trop tard.

Ils rejoignirent enfin la troupe qui venait les accueillir et Morgan descendit des bras de sa mère pour retrouver son poney. Elle entra à la forteresse en suivant de près ses parents, première avant tous les autres, enfant avant les adultes.

Elle ne vit pas le jour passer tant il y eut d’affairement de toutes parts. Sa préceptrice l’accabla de conseils, de leçons de maintien et de rhétorique, sa nurse la récura pour la seconde fois jusqu’aux os et lui fit passer une tenue noire et bleue de guerrière, et elle ne retrouva ses esprits que lorsqu’elle se retrouva à la droite de sa mère, juchée sur une chaise haute qui lui permettait, au moins, de voir au-dessus de la table.

Les sept capitaines de son père étaient tous présents, assis face à leur seigneur dans leur ordre habituel, de l’aîné au cadet, graves et droits sur les bancs de la grand’ salle. Des hommes pour la plupart, mais aussi une femme qui avait choisi le célibat pour cause de stérilité et le capitaine des archers, une jeune fille, remarquable entre tous par la joliesse hardie de ses traits. Elle était encore vierge et quitterait peut-être un jour son poste pour se marier et devenir mère. Mais pour l’heure elle avait quinze ans, et une farouche envie d’en découdre avec le monde entier.

– Mes amis, leur dit Gerlois en se levant, l’heure est grave. Nous sommes en guerre contre un ennemi redoutable et plus puissant que nous : Uther Pendragon rassemble son armée et il marchera bientôt sur Tintagel. Vous avez le droit de savoir pourquoi vous allez, si vous le voulez, vous battre et mourir. Ma dame a demandé que ce soit de sa bouche que vous l’appreniez.

Il se tut, se rassit, Ygern se leva. Elle était plus pâle et plus belle que jamais, sa lourde chevelure de feu dévalait en cascade ses minces épaules et elle se tenait droite et fière, en véritable dame de Tintagel.

– Je suis la raison pour laquelle vous vous battrez. Pour quelque raison que ce soit, j’ai plu au roi Uther et il m’a fait, au vu et au su de tous, la cour. Je l’ai repoussé, mais mon époux n’a pas voulu demeurer sous le toit d’un homme qui insulte ainsi ses hôtes, et il l’a annoncé publiquement. Uther l’a prévenu que s’il agissait ainsi, il le considérerai comme un manquement à son allégeance et lui déclarerait la guerre. Nous sommes partis.

– Quand doivent-ils arriver ? demanda avec feu le capitaine des archers.
– Sous peu, malheureusement, répondit Gerlois. Uther n’avait pas à réunir une armée qui était à ses portes, et nous n’avons dû qu’à notre petit nombre de les distancer suffisamment pour parvenir ici à temps.
– Tintagel n’a aucune chance de soutenir le siège d’une armée royale, mon seigneur, intervint le doyen, capitaine de la garde d’honneur. Si nous voulons avoir notre chance, il nous faut tenter la guerre de forêt. Notre pays y est propice, et comment gagner autrement, à un contre cent ?
– Tu as raison, Morvran (3), cent fois raison. C’est ainsi que nous combattrons. Nous établirons un campement dans un endroit reculé des bois et nous procéderons par embuscades (4). Ainsi, nous parviendrons peut-être à les tenir à distance de Tintagel, où se réfugieront ceux qui fuient la guerre. Ma dame y demeurera et se chargera de diriger le domaine. Nous partirons demain, dès l’aube. Êtes-vous avec moi ? Êtes-vous là pour Tintagel ?
– POUR TINTAGEL ! reprirent les capitaines en coeur.

Morgan avait gardé un silence réservé, mais elle pensait à toute allure. Ses craintes, effacées par le retour de ses parents, ressurgirent au galop. Elle n’avait pas oublié ce qu’elle avait déclaré à son père lorsqu’il avait dû partir. « Si vous allez à Kaamaloth, vous m’abandonnerez. » Et c’était ce qu’il s’apprêtait à faire. Et sa mère, quand l’abandonnerait-elle ? Qu’avait-elle fait qui le méritât ? Elle n’avait pas de réponses claires et ne savait présager de l’avenir, mais de sombres pressentiments étreignaient son jeune coeur comme de rouges serres. Elle avait mal.

Les discussions de logistique se poursuivirent tard et elle finit par dodeliner de la tête sur sa chaise haute. Sa mère l’en souleva, la posa dans son giron et la berça. C’est là, dans l’endroit le plus doux du monde à ses yeux, qu’elle connut sa dernière nuit de paix.

***

Lorsque le lendemain Gerlois rassembla ses troupes dans la cour de Tintagel pour partir affronter l’armée d’Uther, Morgan ne pleura pas. Son père la souleva jusque sur ses épaules, et ainsi juchée sur un homme lui-même juché sur un cheval, elle considéra le monde d’en haut, mais ne se dérida pas comme Gerlois l’avait espéré. Il la fit glisser devant lui sur la selle.

– Je te l’avais dit, Papa. Que si vous alliez à Kaamaloth, vous m’abandonneriez, Maman et toi. Tu pars, elle ne tardera pas.
– Ne t’inquiète pas, Morgan, je rentrerai bientôt et Uther abandonnera cette guerre stupide. Il aime la bataille, mais se refusera à perdre.
– Tu sais Papa, murmura la petite en tripotant son bracelet de cuir bleu, je t’aime. Et j’aime Maman aussi.
– Oh que oui, je le sais. Fais-moi plaisir, ma toute belle, lorsque je rentrerai j’aimerai que tu sache par coeur le Chant du Rossignol.
– Je l’apprendrai alors.

Elle n’ajouta rien, mais songea en son for intérieur qu’elle ne le lui réciterai sans doute jamais. Elle se sentait très mal, son coeur battait dans sa petite poitrine comme s’il voulait la faire exploser. Son père la souleva, la confia à sa mère qui la reposa au sol. A son côté, il prit son cor et en tira une longue note sombre. A ce signal, éclaireurs, archers, pisteurs, lanciers, manieurs de hache, et d’épée se rangèrent derrière leurs capitaines. En une longue procession, l’armée de Kornwall quitta Tintagel. Seuls demeuraient les gardes d’honneur, pour assurer le maintient de la forteresse.

Avant même qu’ils aient disparu, Morgan lisait le Chant du Rossignol dans la bibliothèque en tentant de se convaincre que si elle l’apprenait parfaitement, son père lui reviendrait.

Le lendemain à l’aube, un éclaireur vint annoncer que le campement était établi et quelles attaques commenceraient à l’aube. Mais Ygern avait pris la précaution de coucher tôt sa fille, pour lui épargner de nouveaux sujets d’inquiétude. Gerlois était d’avis de la préparer dès lors aux responsabilités qu’incombaient la seigneurie de Tintagel, et sa mère se battait pour qu’elle ait une enfance digne de ce nom.

Chaque aube l’éclaireur revint, annonçant beaucoup de victoires et quelques déconvenues, des nouvelles pour chaque famille, parfois un jouet sommaire pour un enfant. Morgan n’en reçut pas, mais les nouvelles de son père lui suffisaient.

***

– Marzhin, je t’en prie, c’est un supplice d’être loin d’elle !
– Tu connais mon prix. Paie-le.
– C’est trop !
– C’est trop peu, surtout. Tu ignores ce que tu fais, Pendragon. Moi, je le sais. Tu t’apprêtes à sacrifier un homme et une enfant à ton caprice. Tu en as déjà tué beaucoup. Des tiens, des siens, tu as brisé des familles et des destinées entières à ton coeur.
– Je suis Roi de Bretagne ! Il est normal que la plus belle des femmes de mon pays me revienne !
– Rien ne t’est dû que le respect. Et encore, il faudrait que tu t’en montre digne.
– Assez palabré, sorcier de malheur ! Je le paierai, ton prix ! Mais mène-moi à elle !

Marzhin ne répondit pas. Il sortit simplement de la tente royale, et Uther Pendragon le suivit. Ils enfourchèrent chacun son cheval et prirent la direction de Tintagel par un sentier détourné.

***

Un soir une ombre envahi son coeur. Vêtue de sa tunique noire de combat, elle monta sur les remparts, là où elle voyait la porte de la forteresse. A la faveur d’un tabouret chipé au poste de garde, elle parvint à voir au-dessus d’un créneau. Deux chevaux montés trottaient sur la route. Elle crut d’abord que c’était l’éclaireur qui revenait annoncer une victoire, mais elle écarta vite cette pensée de son esprit. Les cavaliers approchaient rapidement et bientôt elle distingua leurs cheveux bruns qui flottaient au vent. L’un d’eux était vêtu en guerrier, mais elle ne lui vit pas d’armes. L’autre portait une tenue brune de voyageur sans ornement ni broderie. Même la broche qui retenait sa cape ne brillait pas : elle était d’étain ou de fer. Elle ne les avait jamais rencontrés, elle en était certaine. Mais elle connaissait le voyageur. Il s’appelait Marzhin. Il avait aidé Uther.

Elle se tourna vers le garde qui, près d’elle, regardait lui aussi les arrivants.

– Ne leur ouvrez pas, ils ne sont pas des nôtres.
– Avec tout le respect que je dois à la demoiselle de Tintagel, tu hallucines, mon enfant ! Regarde mieux : c’est le seigneur ton père qui revient ! Veux-tu que je te porte sur mes épaules, que tu voies mieux ?
– Je n’ai pas besoin de vos épaules, je vois très bien, et ce n’est pas mon père qui trotte vers Tintagel.
– Et bien ! Si tu te plais à l’imaginer... File d’ici, maintenant, ce n’est pas la place d’une fillette.
– Ma place est où je la prends ! Mais je dois prévenir Maman.

Le garde la regarda s’éloigner avec soulagement. Ce que cette petite pouvait être bornée ! Quand elle avait une idée en tête, impossible de la lui ôter ! Enfin, elle reconnaîtrait son père bien assez tôt.

Le temps qu’il se fasse ces réflexions, Morgan était dans la cour. Ygern, avertie par les gardes de l’arrivée des cavaliers, vint à elle et la prit dans ses bras.

– Ton père nous revient ! Les veilleurs le voient arriver sur la route !
– J’ai vu, Maman, mais ce n’est pas mon père qui revient. Il faut fermer les portes.
– Enfin, mon petit dauphin, tous les guetteurs ont reconnu Gerlois !
– Leurs yeux les abusent, alors. Je sais reconnaître mon père quand je le vois.
– Toi, tu es bien fatiguée ! Tu embrasseras bien vite ton père et tu iras te coucher !
–Je ne suis pas fatiguée, s’emporta la fillette en glissant des bras maternels, et ce n’est pas mon père.

Au même moment, les cavaliers entrèrent par les portes ouvertes. La dame de Tintagel couru au guerrier, qu’elle enlaça et embrassa avec fougue avant que Morgan ne se précipite entre eux et ne repousse de tout son poids le nouvel arrivant avec une rage qui les surprit.

– Ecarte-toi de ma mère, Dragon ! Tu n’as pas le droit de la toucher !
– Morgan ! la houspilla Ygern. Veux-tu cesser ce jeu idiot ?
– Jamais, jamais, jamais ! Je ne te laisserai pas faire ça !
– Ah, ça suffit, maintenant, intervint le guerrier d’une voix terrible en dégageant la petite d’un revers de bras si violent qu’il la projeta au sol. Les fillettes n’ont pas à s’occuper des affaires des adultes.
– Où cherchez-vous tous encore des preuves que cet homme n’est pas mon père ? siffla-t-elle en se relevant.

Mais personne ne l’écouta, personne ne l’entendit. Tous rentraient dans la grand’ salle en riant, et l’homme qui l’avait frappée tenait sa mère par la hanche. Elle grimaça pour retenir les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle sentait croître en elle une fureur folle, une rage rouge, aveugle, déferlant dans son coeur comme des vagues de tempête, une colère sourde et muette qui la portait sur ses propres jambes, qui poussait ses bras vers le ciel, qui la faisait se dresser, lever les yeux vers les étoiles...

Il n’y avait plus d’étoiles.

Le ciel, d’une limpide clarté un instant avant, était à présent gonflé de nuages lourds, sombres, des nuages d’ouragan. Le vent forcissait de minute en minute, et elle percevait à présent le choc de puissantes vagues en contrebas. La Mer et les cieux répondaient à sa détresse. Elle était là, enfant mince au milieu d’une cour terreuse, tournée vers la Mer, les bras levés.

Alors elle renversa la tête en arrière et laissa sortir de sa gorge un cri qui tenait plus du chant du Loup que de la voix de l’homme, un long, immense, horrible cri de souffrance qui sembla brutalement déclencher ce qui reposait, briser les chaînes des éléments qui déferlèrent soudain sur Tintagel, et elle se tenait au centre de la tourmente, minuscule, trempée, hurlante, jusqu’à ce qu’un sourire soulagé contracte son visage gelé. Elle se tut. Un regard la toucha dans l’ombre. Il était peut-être posé sur elle depuis longtemps, elle n’en savait rien et n’en avait cure. Elle se tourna vers sa source, sous l’auvent des écuries, oublieuse de la pluie qui lui martelait les épaules et du vent qui menait ses cheveux griffer et gifler ses joues. Elle ne dit rien, toisa l’importun avec toute sa hauteur de petite fille et tout l’orgueil qu’elle put rassembler. Enfin elle le reconnut, et son expression devint méprisante.

– Marzhin fils de l’Oiseau. C’est toi qui as fait ça ?
– C’est moi.
– Taliesin disait que tu serais mon ami. Est-ce lui ou toi qui a failli ?
– Ni l’un ni l’autre. Tu découvriras un jour qu’il n’y a que Taliesin qui agisse toujours par choix. Je ne voulais pas te faire souffrir. Ce qui s’est passé n’aurait pas dû être possible.
– Peu m’importe ce que tu voulais, c’est ce que tu as fait qui m’importe. Je te déteste, Marzhin, je te déteste.
– Tu en as le droit. Mais ne me maudis pas, Morgan, ne me maudis pas. Un jour viendra où je paierai ma dette envers toi.
– Le Dragon ne paiera pas, lui, et je le maudis, je le maudis cent fois, mille fois, je le maudis lui et sa desc...
– NON ! Maudis-le si tu veux, et autant que tu veux, mais ne maudis que lui. Sa descendance n’est pour rien dans ses actes. Tu le regretterais si tu le faisais.
– Pourquoi ? Ce ne sont que des mots.
– Rien ne saurait être que mots avec toi, Morgan, dit une voix dans son dos comme une main se posait sur son épaule.
– Taliesin ! murmura l’enfant en se blottissant dans les jambes du barde.
– Taliesin. Tu aurais pu me prévenir.
– Je croyais que tu savais, Marzhin, répondit le jeune homme en soulevant Morgan contre son torse et en la portant à l’abri sous l’auvent. Son aura envahi tout.
– Justement ! Comment aurais-je pu deviner que...
– C’est toi le devin, Marzhin, fit le barde en riant, pas moi !

Il caressait doucement les cheveux trempés et le visage glacé de la fillette qui le serrait comme si sa vie en dépendait. Des larmes roulaient sur ses joues, mais elle ne parvenait plus à les retenir. Elle se sentait petite, faible et fatiguée, si fatiguée qu’elle ne sut jamais si elle avait rêvé ou effectivement entendu la suite de l’échange. Elle s’endormit là, dans les bras de Taliesin, les poings serrés sur des pans de sa tunique.

– Qu’est-ce qui te lie à elle ?
– Un serment. Elle a besoin d’apprendre ou son coeur sera broyé par sa force.
– Si tu savais combien de fois son coeur sera broyé par les hommes, tu ne craindrais pas tant sa force. Mais tu as raison, elle doit apprendre. Elle me fait peur, Taliesin !
– Marzhin Main-du-Destin a peur d’une enfant ! C’est une nuit étrange que celle où tes artifices trompent une femme et où ton coeur tremble devant une fillette !
– Ne ris pas de moi, toi qui as la chance d’être libre.
– Pardonne-moi, mon ami. Je me suis lié à elle, mon coeur souffre avec le sien.

Ils échangèrent un regard entendu, et le barde déposa Morgan endormie sur la paille, dans le box de son poney. Il la couvrit de sa cape, caressa sa joue humide de larmes et de pluie. Puis il suivit Marzhin hors de la forteresse.

***

Gerlois s’était réveillé en sursaut, certain d’avoir entendu des pas d’homme. Il avait trop vécu dans la sauvage Kornwall pour ne pas reconnaître les présences hostiles. Il réveilla son écuyer et l’envoya réveiller ses capitaines, s’habilla, s’apprêta à prendre son épée.

Il y eut un éclair argenté dans la pénombre de la tente, une gerbe rouge qui éclata sur les peaux de loup du lit. Le seigneur de Tintagel tomba dans un bruit mat sur les cuirs du sol, sa main se referma sur le pommeau de son épée. Ses yeux devinrent vitreux au moment où l’alerte sonnait.

***

Morgan se tenait droite en haut de son rocher que les vagues assaillaient. Son corbeau apprivoisé avait retrouvé sa place sur sa petite épaule. Elle ne pleurait pas, ne criait pas. Là-haut, on la cherchait. On la cherchait, on l’appelait, elle ne viendrait pas. Elle portait une robe d’un bleu de nuit qui bruissait dans le vent salé. Une très jolie robe, digne de la tenue de fête d’une héritière de Tintagel. Là-haut c’était la fête. La dame de Tintagel épousait le Roi. Des rires descendaient en cascade des hauteurs de la forteresse, d’où elle se savait invisible.

– Tu vois, Branig, dit-elle à son corbeau, j’avais raison. Papa m’a abandonné il y a trois mois, et aujourd’hui c’est le tour de Maman. Mais j’ai maudis le Dragon, tu sais, je l’ai maudis de tout mon coeur. Il ne connaîtra jamais le bonheur auquel mon père a eut droit. C’est ce que j’ai souhaité. Et tu sais quoi ? Je n’ai pas peur. Je suis grande, maintenant, cet hiver j’aurai six ans. Je n’ai plus le droit d’avoir peur.

N.d.A.

(1) : Branig : du breton Bran, corbeau, accolé au suffixe –ig du diminutif affectueux. Ainsi, Branig signifie « petit corbeau » et pourrait, en français, être traduit par « corbounet » Bran est également le nom d’un héros irlandais qui épousa une Bansidh et vécu avec elle dans l’Autre Monde.
(2) : Le vert et le blanc sont les couleurs du Sidh. Les légendes détaillent particulièrement les couleurs des robes de Morgan car ils désignent ses fonctions de l’instant : noir lorsqu’elle apporte la Mort et la douleur, rouge lorsqu’elle suscite la passion, bleu lorsqu’elle est enfant de la Mer, maîtresse du chemin d’Avallac’h et enfin vert et blanc lorsqu’en reine d’Avallac’h elle porte sur terre un petit bout de Paradis. Je l’ai vêtue de vert et blanc ici car elle apporte à son père son dernier havre de paix.
(3) : Morvran : en breton, Mer du Corbeau. Nom totalement inventé par votre serviteur, mais c’est joli.
(4) : Nous sommes habitués à imaginer les combats du Moyen-âge rangés et en plaine, mais les Celtes pratiquaient des styles beaucoup plus divers de combat. La guerre par embuscade, dont il est historiquement attesté qu’elle fut copieusement utilisée par le roi Arthur pour repousser les Saxons et par Vercingétorix pour repousser Jules César, était très courante, surtout face à un ennemi supérieur en nombre.

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© Netra



Publication : 17 mai 2009
Dernière modification : 18 mai 2009


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2 Commentaires :

Netra Ecrire à Netra 
le 01-06-2009 à 20h51
Marzhin fils de l'Oiseau... C'est pour le prochain épisode, où il sera beaucoup question de lui ^^
Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 30-05-2009 à 19h15
Youhou !!
Aussi intéressant que le début ! Je suis suspendue à ta plume.
Pourquoi Morgane appelle-t-elle Merlin "Marzhin fils de l’Oiseau" ?
Vachement intéressantes, les notes de civilisation.
Du beau boulot, franchement, la suite, la suite !

Est', entousiaste.


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