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Le bon chemin

En hommage à G. Lucas, sans rancune...


Nahar aux sabots d'or piaffait de toute sa splendeur, les naseaux dilatés, l'encolure rouée, la queue en panache, secouant sa longue crinière aux reflets d'argent dans le rayonnement complice de la pleine lune, et ses hennissements passionnés tenaient plus de l'intimidation que de la supplique... Rolanya, le nez dans le trèfle rose, le surveillait d'un oeil malicieux mais nullement ému, sans cesser de brouter avec délectation . Du côté des cavaliers les choses étaient à peine différentes. Le fier Oromë discourait avec emphase sur les responsabilités des Ainur et sur l' honneur d'être un Istar... Je l'écoutais patiemment en me demandant où il voulait en venir.
" C'est pourquoi je souhaite te confier une mission un peu particulière. Je voudrais que tu formes le jeune Alahastil, que tu le prennes avec toi, que tu lui enseignes ce que tu sais. Sa mère Tilian est une Maïa ; elle s'est laissée envahir par le chagrin à la disparition de son père, Felanor, un Seigneur Elfe de la lignée de Fëanor. Je n'approuvais pas cette union, et le destin m'a donné raison, mais... Vana m'a demandé de faire quelque chose pour lui. "
Il s'éclaircit la voix, et pour ne pas avoir l'air du mari soumis aux caprices de sa femme, ajouta d'une voix forte :
"Ta selma na (1).
- C'est un grand honneur que tu me fais, Seigneur, mais ne penses-tu pas que Gandalf serait plus à même...
- Je tiens Gandalf en haute estime, et tu le sais. Mais je te connais bien, Narwa Roquen, et ce travail est pour toi. "
Le Vala avait parlé, Valar valuvar (2), et je n'avais rien à dire. Avec un demi-sourire, il ajouta perfidement :
" De toute façon Radagast sera occupé pendant de longs mois auprès des Changeurs de Peau, fort loin d'ici... "
J'eus un serrement de coeur que je contrôlai aussitôt. Je ne voulais pas donner prise à une quelconque ironie, et ma vie privée, même si elle n'était pas secrète, ne regardait que moi.

Il arriva au début de l'après-midi, rutilant dans son costume de velours précieux brodé d'or, son épée étincelante de pierreries battant au flanc gauche de son cheval noir, lui-même harnaché comme pour la parade - lourde selle finement travaillée, lourd filet au frontal tressé de cuir et d'argent - , tous deux sortis d'une gravure pour conte de fées. Il eut un mouvement de recul en apercevant Frère Loup couché près de moi, mais mit cependant pied à terre et chercha des yeux quelqu'un à qui confier sa monture. Rolanya arriva au petit trot, les naseaux frémissants, pour souhaiter la bienvenue à son congénère qui, contraint par un mors sévère, n'osait pas ciller.
" Tu peux desseller ", lui dis-je puisqu'il ne daignait pas se présenter. " Nous resterons ici ce soir.
- Tu es Narwa Roquen ?
- Suis-je fidèle à la description qu'on t'a faite ? "
Il ôta le harnachement non sans peine, manifestement habitué à être servi.
"Lelya tyalie ! (3)"
L'étalon me regardait avec étonnement. Rolanya l'appela doucement... Il démarra à la vitesse de l'éclair, et se détendit le dos en ruades joyeuses et sauts de mouton facétieux.
" Il faudra le brosser avant la nuit. Nous allons chasser notre dîner, puis tu prépareras le feu. Arc ou poignard ? "
Comme il me regardait éberlué, je continuai :
" Je te vois mal chasser le lièvre à l'épée, d'autant que j'ai oublié la marmite pour la fricassée, une broche suffira si la bête est entière... "
Il ne disait rien mais je l'entendais écumer de rage intérieure. Ses bottines de cuir souple s'éraflaient sur les ronces, sa grande cape brillante s'accrochait aux branches... Il marchait d'un pas lourd, et tous les arbres bougeaient à son passage. J'avais scrupule à être déjà désagréable, mais une soirée de jeûne ne m'enchantait guère.
" Arrête-toi. Ton père était un Elfe, je crois.
- Un Seigneur Elfe : Felanor, de la lignée de...
- Alors marche comme un Elfe, sinon nous aurons faim ce soir. "
Un bruit dans les fourrés m'apprit que Frère Loup avait accompli sa part. Un peu plus loin Alahastil banda son arc, et je retins son bras.
" Regarde bien. C'est une mère avec ses petits. "
Enfin nous levâmes un beau lièvre que sa flèche manqua, mais que mon poignard cloua en plein coeur. Kyo l'oiseau de proie lança un cri de satisfaction au-dessus de nous. Nous revînmes les bras chargés de bois à notre campement, que j'avais installé sous des saules pleureurs près d'une source claire. Deux figuiers sauvages et quelques mûriers nous séparaient de la route.
" Je vais cueillir des fruits. Prépare le feu et dépouille le gibier.
- Je croyais que je devais apprendre la magie ", explosa le jeune seigneur, " pas les tâches d'un valet de ferme !
- Oh mais tu peux allumer un feu magique, si tu veux, du moment qu'il brûle...
- Je suis Maïa par ma mère et...
- Et ton père était un Seigneur Elfe, je sais. Et Oromë t'a confié à moi, alors garde ta colère pour lui. Tant que tu seras avec moi tu obéiras à mes ordres, même si je ne suis qu'une ridicule vieille sorcière belliqueuse, marginale et mal léchée. Ou bien tu iras toi-même dire à Oromë les raisons de ton refus. "
Il me foudroya du regard mais s'attela à sa tâche. Son foyer s'effondra trois fois avant que je ne lui montre comment faire, et je dépouillai le premier lièvre devant lui dans l'espoir de ne pas manger de la bouillie plus ou moins poilue...

Le lendemain matin, j'appelai Rolanya, et Machtar, le cheval noir, arriva à sa suite, tout content de sa bonne nuit en liberté.
" Tu peux seller encore ce matin. Nous allons à Pelargir vendre la selle et le filet dont tu n'auras plus besoin, et t'acheter des vêtements plus adaptés.
- Mais...
- Tu as vu des Elfes monter avec une selle ? Crois-tu que ton cheval ait besoin d'un mors ? Si tu ne peux pas t'entendre avec un cheval, comment crois-tu pouvoir diriger des hommes ? "
Quand nous quittâmes la ville, il avait déjà beaucoup plus l'air d'un Istar. A cru, sans filet, vêtu d'une simple cape grise sur des habits amples et sombres, il ne restait que sa longue chevelure blonde pour accrocher le soleil et se faire remarquer - mais elle disparaîtrait sous le capuchon.
Je changeai de camp simplement pour le faire galoper un peu dans les plaines bordant l'Anduin ; je voulais tester sa résistance et celle de son cheval, pour le cas où nous aurions à faire face à un ennemi trop supérieur en nombre. Je ne savais rien de sa capacité de combattant, et je ne voulais pas risquer sa vie avant de m'être assurée qu'il pouvait la défendre. Au dîner mon jeune ami baillait à s'en décrocher la mâchoire. Machtar s'était bien comporté. Dans quelques semaines il aurait perdu son ventre bien rond et arrondi croupe, épaules et encolure de muscles puissants. Ca, c'était facile.
" Puisque nos chevaux doivent se reposer aujourd'hui ", déclarai-je au petit déjeuner, "tu vas me montrer comment tu te bats. "
Il me fallut plus d'une semaine pour faire de lui un adversaire non pas redoutable, mais suffisamment dangereux. Il savait à peu près manier l'épée, mais manquait de précision et d'initiative. Un rien suffisait à le déconcentrer, et il s'essoufflait vite.
" Garde ton calme. La peur et la colère ne te mèneront nulle part. Tu ne dois pas penser à te défendre, mais à tuer ton ennemi.
- Mais je ne veux pas devenir guerrier !
- Certes. Mais un Istar mort n'est pas un bon Istar. "

Nous reprîmes la route vers le nord et chemin faisant il me parlait avec nostalgie de Tirion la Blanche, de sa pauvre mère à qui le chagrin avait fait perdre la raison, des somptueux banquets à la table d'Oromë...
" Je ne sais presque rien de mon père ", se lamenta-t-il un jour. "On m'a dit qu'il était parti se battre contre les Orques, et qu'il avait succombé au combat... Je crois qu'Oromë ne l'aimait pas... "
Parfois le soir je le regardais dormir à la lueur des flammes. Il avait encore un visage d'enfant, où passaient au gré de ses rêves les ombres d' émotions bien trop vives. Je me disais qu'une mère devait être fière de voir son fils se lancer dans la vie, tout en regrettant un peu, sans doute, le temps où elle pouvait le protéger de tout... Je me demandais combien d'épreuves, combien de drames, combien de défaites il devrait traverser - seule la défaite est formatrice - , avant d'avoir la sagesse nécessaire pour choisir le bon chemin... Cela m'attristait, mais personne ne pouvait marcher à sa place. Et puis Radagast me manquait...

Alahastil ne parlait plus de magie. Depuis trois mois, il subissait sans se plaindre la fatigue et les intempéries, ne discutait plus les ordres et endurait en silence les hématomes dus aux coups qu'il n'avait pu parer. Sa jeune barbe avait poussé un peu, et je voyais bien en traversant les bourgs que les demoiselles se retournaient sur son passage.
Je trouvai un endroit retiré dans les premiers contreforts du Mindolluin, au nord de Minas Tirith ; une grotte nous servait d'abri et nous pouvions facilement surveiller toute la vallée.
" Qu'attends-tu de la magie ? ", lui demandai-je un matin où un pâle soleil nous promettait au moins de nous éviter la neige.
" Je ne sais pas... le Pouvoir, la Gloire...
- Le Pouvoir ! Pour quoi faire ?
- Pour triompher de mes ennemis !
- Donc pour garder le Pouvoir ? "
Il se renfrogna.
" Et la Gloire ? Pour quoi faire ?
- Tu m'agaces avec tes questions ! Pour toi je ne suis qu'un jeune imbécile ignorant et prétentieux, c'est ça ?
- Cesse de marcher dans ma tête. Si je le pensais, je te l'aurais dit. Mais que vaut l'action irréfléchie ? Que vaut le voyage sans une destination ? Même sans être Istar, que sommes-nous si nous allons sans but ? "
Il se leva brusquement, et se mit à ramasser du bois pour se donner une contenance. Je le rejoignis.
" C'est quoi, pour toi, être un Istar ?
- Eh bien mais... C'est ce que tu es !
- Et je suis quoi ?
- Tu es une magicienne savante, pratiquement invincible, Oromë te fait confiance, et tu es connue partout en Arda !
- C'est cela : le Pouvoir et la Gloire... "
Il me sourit. C'était un petit garçon qui faisait un joli rêve. Je ne lui rendis pas son sourire, je soupirai et je fixai le sol glacé où quelques brins d'herbe fanée essayaient de survivre.
" Un jour tu comprendras qu'il n'est rien de plus dangereux que l'exercice du pouvoir. Le pouvoir est un bon serviteur, mais c'est un très mauvais maître. Vois-tu, un Istar doit être avant tout un Sage. Nous avons été envoyés ici pour lutter contre Sauron et sa séduction perverse qui veut dégrader et asservir. Morgoth était un destructeur, mais Sauron est peut-être encore plus redoutable, car il utilise nos faiblesses. Notre but est de protéger les peuples d'Arda de toutes nos forces, et ceci sans aucun autre bénéfice personnel que la satisfaction du devoir accompli. Ne me réponds pas. Attends que le temps permette à mes paroles de prendre tout leur sens. "

" Visualise autour de toi trois cercles d'or, puis laisse de ces cercles monter une bulle lumineuse, comme un oeuf à la fois de protection et d'énergie. Du haut de cette bulle, fais descendre en toi un rayon de lumière blanche, douce, chaude, qui irradie dans tout ton corps et se concentre en un point qui... "
Je l'initiai aux rudiments de mon art : déplacer un objet, changer une apparence, communiquer par l'esprit... Il avait toujours du mal à canaliser son énergie, se laissant vite distraire, mais il se révéla d'emblée un bon télépathe et un empathe hors du commun. De ce fait, il lui fut très difficile d'apprendre à se refermer pour se protéger. Mais il était persévérant, et de jour en jour son esprit s'affermissait, sa pensée devenait plus claire et sa vitalité perdait de son exubérance pour gagner en profondeur. Frère Loup et Kyo n'arrivaient plus à le faire échouer, malgré toutes les pitreries qu'à ma demande ils inventaient pour le déconcentrer. J'étais fière de mon élève, émerveillée par le petit papillon qui lentement prenait forme à l'intérieur de sa chrysalide. Pour moi, la véritable magie était là.

Nous redescendîmes dans les plaines quand le dégel s'amorça, et nous avançâmes en Ithilien du Nord. Un jour, Kyo nous avertit qu'un petit groupe d'Orques se dirigeait vers nous. Je décidai de les affronter. Ils n'étaient guère qu'une dizaine, après tout, et il fallait bien que mon enseignement fût tôt ou tard mis en pratique. Je postai Frère Loup et Kyo en réserve près d'Alahastil, je me plaçai à son flanc gauche après avoir confié Machtar à Rolanya, et je brandis Ambaron. J'attirai sur moi la majeure partie des Orques, en laissant trois à mon apprenti, que je surveillais du coin de l'oeil tout en croisant le fer. Il se battait vaillamment, mais j 'en étais à mon dernier adversaire alors que les siens étaient toujours debout.
" Ca suffit, maintenant ! Tue-les ! "
J'eus l'étrange impression que ma voix le frappait comme la foudre. En quelques secondes, les trois Orques s'écroulèrent. Alahastil resta immobile, puis il jeta son épée et se pencha sur les corps sans vie. Il ôta le casque du premier, contempla l'ignoble tête, lui ferma les yeux, se précipita vers le deuxième...
" Ils sont morts, 'Roquen, ils sont morts... "
Il y avait du désespoir dans sa voix.
" Je les ai tués... "
Je le forçai à se relever, à me regarder .
"Chinya (4), ce sont des Orques, pas des Elfes ! Ce sont des créatures mauvaises, dangereuses, qui n'hésitent pas à faire souffrir et à tuer des innocents ! Ce sont des êtres malfaisants, des suppôts de Sauron, des machines infernales sans aucune volonté propre ; tu n'aurais pas pu les changer, ils ne pensent plus par eux-mêmes. Il n'y a pas d'autre choix que de les détruire !
- Mais... "
Il secouait la tête, il était au bord des larmes.
" Il doit bien y avoir une magie qui...
- Même les Valar ne l'ont pas trouvée, cette magie ... Il y a des choses que l'on ne peut changer. L'amour ne suffit pas toujours. Viens, il est temps de nous reposer. "

Il y eut d'autres escarmouches du même ordre. Je n'étais plus inquiète pour lui, et Frère Loup et Kyo furent ravis de pouvoir en découdre pour leur propre compte. Même Machtar, instruit par Rolanya, prit part aux combats ! Mais je sentais bien qu'Alahastil était toujours réticent à porter le coup fatal. Il ne tergiversait plus, en élève discipliné, mais son regard restait fixe et sans lueur , et ensuite il gardait le silence pendant de longues heures. J'en étais navrée pour lui, mais je n'avais guère de remède.

Un soir de mai tendre comme un agneau, nous marchions au botte à botte vers le village de Dinbar, non loin de la plaine de Dagorlad . Comme nous passions devant une ferme isolée, une enfant d'une dizaine d'années courut vers nous en criant :
" A l'aide, au secours, par pitié ! "
Je la pris en croupe et nous galopâmes jusqu'à la maison. La femme était en train d'accoucher, elle perdait beaucoup de sang et l'enfant ne venait pas. Le mari se tordait les mains dans un coin, et l'aïeule impuissante nous suppliait du regard. Je n'avais pas beaucoup d'expérience dans ce domaine, mais je parvins à extraire un enfant mâle complètement cyanosé, que je jetai dans les bras d'Alahastil.
" Va à côté, réchauffe-le, fais ce que tu peux. Il faut que je m'occupe de la mère. "
Je mis en oeuvre tout mon savoir-faire pour arrêter l'hémorragie et insuffler un peu de vie dans ce corps épuisé. Enfin la femme ouvrit les yeux et me sourit en entendant, à ma grande surprise, le cri vigoureux de son bébé !
J'ouvris la porte à la volée et m'arrêtai net. Alahastil, le visage baigné de larmes, tenait dans ses bras un beau nourrisson joufflu, parfaitement rose, enveloppé dans un pan de sa cape, et lui murmurait :
" Oui, c'est bien, c'est bien...
- Comment as-tu fait ?
- Il... il était en train de mourir et... je ne voulais pas ! Alors... j'ai respiré pour lui et tu sais, l'énergie dont tu me parles tout le temps, le noyau intérieur... J'ai ouvert le mien, j'ai cherché le sien et... "
Pris d'un vertige, il s'assit et ferma ses yeux brûlants.
" Bénie soit Yavanna ", soupira-t-il, " elle est venue à mon secours... "

Les jours suivants, Alahastil manifesta une joie débordante : il chantait à tue-tête, enchaînait les plaisanteries, s'amusait à galoper à l'envers, à sauter les troncs d'arbres que je contournais, et dans les grandes plaines il hurlait en riant :
" Yououou ! Je suis le meilleur, je suis le meilleur ! "
Je le laissais faire; le succès est une épreuve difficile à supporter, je veux dire par là qu'il nous fragilise et nous aveugle. Il n'aurait servi de rien que je le lui dise, et je savais que la vie le lui ferait comprendre mieux que moi.

Les blés étaient hauts, le soleil tapait dur ; loin devant nous, au pied d'une colline, montait une fumée grise, sans doute un feu de broussailles. Par acquit de conscience, nous prîmes le galop pour aller voir de plus près. Au moment où nous commencions à distinguer les maisons d'un village, nous croisâmes une horde de femmes et d'enfants, sanglotants et hagards, qui s'éparpillaient en désordre, en proie à une grande terreur.
" Laisse-moi faire ", me demanda Alahastil, "je vais te montrer de quoi je suis capable. "
La rue principale du village était le siège d'une bataille acharnée . Les agresseurs, comme les gens du lieu, étaient armés de fourches, de haches et de quelques gourdins ; mais ils portaient aussi des torches et incendiaient au passage granges et maisons. Quelques blessés se traînaient pour se mettre à l'abri ; une poignée de femmes courageuses tentaient d'éteindre les flammes, mais leurs efforts étaient dérisoires. L'air était âcre et brûlant, les hurlements de rage se mêlaient aux cris de désespoir... Alahastil fit cabrer Machtar, qui hennit de toutes ses forces, et avisant une grosse cloche couchée dans un chariot, il fit tomber dessus le pignon d'une maison. Le bruit assourdissant surprit les combattants, qui s'immobilisèrent. Les feux brûlaient toujours. Sans rien dire, je les éteignis de ma seule volonté. Le feu a toujours été mon ami.
Alahastil s'avança alors, fier comme un roi. Les hommes s'écartèrent.
" Que se passe-t-il ? Pourquoi tant de haine ? N'avez-vous pas assez des tempêtes, des bandits et des Orques, pour aller vous égorger entre voisins ? La violence n'est jamais une solution ! Vous devriez avoir honte de ...
- Cesse tes beaux discours, petit prince. Ces gens-là ont détourné notre source, et notre village est à sec.
- Nous n'avons rien fait ! Mais vous, vous avez lâché vos bêtes dans notre maïs !
- Ah oui ? Et ce maïs, où donc en avez-vous volé les semences ? "
Et dans un cri unanime, les hommes se jetèrent à nouveau les uns sur les autres.
" Rentre chez ta mère, blanc-bec, ou nos fourches vont te décoiffer. Ici ce sont des affaires d'hommes ! "
Je vis la fureur s'allumer dans les yeux du jeune homme. Il dégaina son épée... Mon Interdiction mentale le foudroya, figeant son bras au-dessus de sa tête. Je fis se lever un vent de sable violent qui aveugla tous les belligérants, et tandis que pliés en deux ils toussaient, crachaient et se frottaient les yeux, je fis mon entrée, Kyo sur mon épaule et Frère Loup les babines retroussées à ma droite, Rolanya caracolant comme un jour de fête.
"Ce ne sont pas des hommes que je vois ici, foi de Narwa Roquen, mais des bêtes sauvages ! Je veux voir les chefs de vos deux villages. Suivez-moi . "
Ils obéirent sans piper mot. Je les fis asseoir un peu à l'écart, leur tendis ma gourde, et au bout d'une demi-heure de négociations calmes, ils étaient parvenus à un accord acceptable pour les deux parties. J'attendis patiemment que tous les assaillants se soient retirés, puis je repris la route de l'autre côté, suivi par un Alahastil maussade et déçu. Il ne desserra pas les dents jusqu'à la nuit.
" Alors ? "lui demandai-je en lui tendant un bol de soupe.
Les yeux au sol, il ruminait.
" J'ai échoué.
- Oui.
- J'ai été maladroit et inefficace.
- Oui .
- Qu'est-ce que tu veux que je te dise encore ? Que je regrette ? Oui, je regrette !
- Les regrets ne servent à rien. Je voudrais seulement que tu me dises pourquoi tu as échoué.
- Si je le savais !
- Eh bien, n'en parlons plus. Tu me le diras demain, ou un autre jour. Je sais que tu as fait de ton mieux, et tu es avec moi pour apprendre. Voilà enfin une leçon intéressante, et je suis sûre qu'elle te sera profitable. "
Il me regarda comme si j'avais proféré une absurdité.

Je gardai les chevaux au pas pendant deux jours. Le pas d'un cheval calme est une allure propice à la réflexion. Le corps se laisse bercer sans contrainte, libérant l'esprit qui peut vagabonder à son aise. Le soir du deuxième jour, j'avisai de lourds nuages noirs barrant le ciel à l'ouest.
" Presse un peu ton cheval, je voudrais trouver un abri dans Emyn Muil avant la nuit, je crains qu'il n'y ait un orage, ce soir. "
Nous galopâmes jusqu'au début des terres rocheuses. Le soir commençait à tomber et tout était étrangement silencieux. Kyo lança plusieurs cris d'alarme, et je sentis Rolanya frémir. Je sautai à terre et dégainai Ambaron.
Au détour du chemin, ombre surgie de l'ombre, découpant sa silhouette sinistre sur l'horizon mauve , se dressa devant nous la noirceur terrible d'un Nazgûl. Le pied sur un rocher, sa noire monture chauve aux ailes palmées croassant derrière lui, il semblait nous attendre .
" Alors voilà le valeureux fils de Felanor ! ", ricana-t-il. " Encore un enfant, mais je ne doute pas que sous la houlette de la brave Narwa Roquen il ne devienne un guerrier accompli !
- Que veux-tu, Khamûl, Spectre servile ?
- Je n'ai rien à te dire, petite sorcière. Laisse-moi plutôt admirer ce jeune homme... Hum, comme il ressemble à son père...le même regard fier, la même ambition...Ton père aussi voulait le Pouvoir et la Gloire, pour honorer la belle Tilian et trouver enfin grâce aux yeux d'Oromë... Mais c'était un faible... Tu feras mieux que lui ! Cela fait des mois que je te cherche car en vérité j'ai pour toi un précieux message : le Seigneur Sauron est prêt à t'offrir le commandement de l'armée la plus redoutable qu'Arda ait jamais portée . Tu vas conquérir autant de royaumes que tu en as rêvé, et ton nom sera connu et redouté jusqu'aux confins du Forodwaith... "
Alahastil passa devant moi et lui fit face.
" Tu peux dire à ton maître qu'il garde ses promesses : jusqu'à mon dernier souffle je me battrai pour que triomphe la lumière ! Soyez tous maudits !
- Bien, bien, le petit garçon est en colère, c'est un bon début... Ton père était plus accommodant. Certes il a fallu quelques années de tortures, mais regarde maintenant comme il est devenu docile... "
Se retournant, il tira une forme grise de derrière le rocher, qu'il jeta à terre à nos pieds.
" Vois ! Vois tout ce qui reste de l'orgueil de Felanor... Le plus misérable des Orques, aussi repoussant que stupide !
- Tu mens ! "
Khamûl éclata de rire.
- " Mais non ! La vérité est encore plus cruelle que le mensonge ! Voilà ce qui t'attends si tu résistes... A moins que tu ne préfères te battre ? Que ce serait drôle, le père contre le fils... "
Il aboya un ordre en Langue Noire et l'Orque tira une épée à large lame en grognant, les crocs découverts.
" Que dis-tu de cela, Alahastil, un cri d'amour paternel... A quoi te sert ta pureté, maintenant ? Jamais le fils ne portera le fer contre le père ! Vois comme il est hideux , comme il est cruel... Pire qu'un chien enragé... Il faut que je t'aide, mon petit, tu n'y arriveras jamais seul... "
Frappant l'Orque d'un immense fouet de cuir noir au manche d'argent massif, il le fit tomber face contre terre. L'Orque se releva sur un coude et ramassa ses jambes courtaudes sous lui. Mais l'épée d'Alahastil ne lui laissa pas le temps de se relever : elle s'enfonça profondément dans son cou, faisant jaillir une gerbe de sang sombre et fétide.
" S'il te plaît de penser que je suis un lâche, Cormamol (5), sache que peu me chaut. Il n'y a pas de gloire à écraser une vermine, fût-elle debout. Retourne dire à Sauron que tu as failli à ta mission, Alahastil ne se laissera pas corrompre. "
Le Nazgûl furieux brandit alors sa lourde masse d'armes, mais je mis la main sur l'épaule de mon compagnon et de nos deux épées jaillit une intense lumière blanche qui aveugla le Serviteur de l'Anneau et le mit en fuite.
Alahastil tomba à genoux devant la dépouille de l'Orque et murmura :
"Qui que tu sois... nai sin senda sere caitat (6)."
Puis il leva les yeux vers moi.
" Allons-nous en. Ce qui devait être fait a été fait. "

Alahastil dormit pendant plus de douze heures, d'un sommeil agité peuplé de cauchemars ; tantôt il brûlait de fièvre, tantôt il était couvert de sueur.
" Il fait peine à voir ", murmura Frère Loup qui le veillait avec moi.
" Je sais. Mais son esprit a besoin de ce combat pour retrouver la paix. "
Il s'éveilla enfin, éreinté et courbatu. Je l'envoyai se baigner dans le lac tout proche, où le soleil jouait avec les dernières traces du brouillard matinal, qui flottaient au ras de l'eau comme les plumes légères d'oiseaux immatériels.
Il en revint bien après midi, reposé et serein.
" Il faut que je te parle ", me sourit-il.
Je le connaissais presque comme un fils. Et voilà que d'un ton posé d'encyclopédiste il se décrivait, dans ses défauts et dans ses qualités, avec une lucidité impartiale, croyant sans doute me révéler tout ce que j'avais observé depuis de longs mois ! Mais son analyse était juste, et je ne l'interrompis pas. Il me parla de ses peurs, de ses colères, de son orgueil, de sa sensibilité, de son amour immodéré de la vie sous toutes ses formes, et de tout ce qui avait changé en lui au cours de ce qu'il appela " notre voyage ".
" Alors, si tu le permets, je voudrais... "
Sa voix s'était faite presque suppliante, comme si j'avais pu m'opposer à ce qui était bon pour lui !
" Je ... pourrais partir demain ?
- Est-ce que tu refuses que je t'accompagne ? Je connais quelqu'un qui...
- Je ne veux pas de recommandations ", déclara-t-il farouchement. "Là-bas je ne serai le fils de personne, et mes mérites ne seront dus qu'à mes talents. Mais... ", et sa voix se radoucit , " je serais vraiment très heureux que tu viennes avec moi... "

Nous chevauchâmes donc paisiblement ensemble pendant quatre jours, comme deux vieux amis aux silences complices. Enfin se profila la Tour Blanche, et apparut Minas Tirith plus belle que jamais dans l'éclat de ses remparts ensoleillés. C'était l'heure de l'adieu.
" Les Maisons de Guérison sont dans la Citadelle.
- Je deviendrai le meilleur, tu verras ! "
Comme je ne répondais pas, il reprit.
" Je connais une Istar très sage qui meurt d'envie de me demander : " Mais pourquoi veux-tu toujours être le meilleur ? ". En vérité, je crois que j'ai seulement très peur de ne pas être à la hauteur de ma tâche ! Je ne sais pas si je serai un bon Guérisseur, mais j'ai très envie d'apprendre, et je travaillerai dur !
- Je sais que tu en es capable, tu me l'as prouvé.
- 'Roquen, je voudrais te dire...
- Ne dis rien. Je lis dans tes pensées, fils. Je te remercie de m'avoir fait confiance. Et je te remercie pour tout ce que tu m'as apporté. Et... je suis vraiment fière de toi !
- Tennoio mi chonessenya termaruvatye (7)..."
Il me serra très fort dans ses bras, puis il sauta sur Machtar et descendit vers la ville.
Marië (8), une page était tournée. Un peu désemparée, tout à coup, je me tournai vers mes compagnons, et ma voix était étrangement rauque.
" Et si nous allions rendre visite à notre ami Beorn ?
- Envie de... changer de peau ? ", ironisa gentiment Frère Loup, qui me connaissait mieux que moi-même. " Une bonne fourrure chaude pour l'hiver... ou une certaine autre présence dont la seule vue te réchaufferait le coeur ? "
Nous repartîmes au grand galop vers le nord, noyant un petit reste de nostalgie dans l'ivresse pure du vent et de la vitesse ...

Sin simen , inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare. (9)


N.d.A.

(1) : Telle est ma volonté
(2) : Que la volonté des Valar soit faite
(3) : Va jouer !
(4) : mon enfant
(5) : Esclave de l'Anneau
(6) : maintenant repose en paix
(7) : tu resteras toujours dans mon coeur
(8) : C'est bien
(9) : Ici et maintenant, je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour


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© Narwa Roquen



Publication : 19 octobre 2005
Dernière modification : 09 novembre 2006


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La Dame en blanc  
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signifie que la participation est un Texte.
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4 Commentaires :

Netra Ecrire à Netra 
le 17-11-2009 à 11h51
Bon ben j'aurai appris un truc. C'est la première fois que je voyais "peu me chaut". Mais je suis persuadé que tu peux aller vite et faire un récit qui bouge avec un peu plus de descriptions (en plus tu l'as déjà fait) j't'attends donc au tournant !!! ^^
Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 16-11-2009 à 22h25
Les deux...
... se dient ou se disent, peu me chaut ou peu m'en chaut, mon dictionnaire cite les deux comme équivalents.
Je suis assez contente que tu aies trouvé que cela allait trop vite. C'est un récit d'action, il faut que ça bouge. Le jeune Alahastil n'est pas superficiel; c'est un enfant gâté, et il est jeune, mais malgré tout il sait prendre les bonnes décisions, et je suis sûre qu'il prendra de l'épa...

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Netra Ecrire à Netra 
le 16-11-2009 à 13h36
Un peu rapide.
J'aime moins cet épisode que les précédents : plusieurs fois, tu vas trop vite, il y a trop d'éléments, pas assez de descriptions, on n'a pas le temps d'appréhender correctement la situation qu'elle est déjà passée... tout avance un peu par à-coups, mais je trouve que le jeune premier prétentieux évolue et grandit un peu vite, tout en restant un personnage assez vide, surtout comparé à Narwa. Au f...

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Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 04-02-2006 à 12h19
Trame générale ?
J’ai aimé lire cette histoire comme toujours emprunte de poésie et de philosophie. Le style est toujours aussi sûr et fluide, les dialogues sont efficaces. L’apparition de quelques créatures « du mythe » est particulièrement réjouissante. J’aurais cependant apprécié une description plus détaillée du nazgul. J’ai toujours eu beaucoup de sympathie pour ces animaux ;o) J’aimerais également voir appar...

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