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L’enfant du Bois Blanc

« Mais pourquoi fuient-ils ainsi ? »
Armés et cuirassés, soulevant derrière eux un lourd nuage de poussière grise, les Orques fuyaient devant nous depuis au moins trois bonnes lieues sous le soleil brûlant qui terrassait la plaine du Gondor. Nous en avions aperçus quelques uns au sommet d’un promontoire et nous avions pressé l’allure pour en découdre. Mais une fois parvenus à notre tour sur la hauteur, nous les avions vus courir à perdre haleine dans la plaine comme si Sauron lui-même était à leurs trousses.
« Ils sont nombreux, au moins une centaine », avais-je constaté.
- « Et alors ? Nous sommes six ! », avait plaisanté Maedlin.
J’avais hoché la tête ; je déteste mettre en péril la vie de ceux qui me sont chers. Mais Rolanya s’était élancée dans la descente avant que je ne le lui demande.
Et depuis, ils fuyaient. Ils ralentissaient quand nous marchions au pas pour ne pas épuiser nos forces avant le combat, ils reprenaient leur course éperdue quand nous galopions à nouveau. En toute logique, ils ne pouvaient pas avancer aussi vite qu’un cheval au galop. Et pourtant l’intervalle entre eux et nous restait peu près constant. Il y avait de la magie là dedans.
A la nuit tombée, renonçant à les rattraper, je décidai de faire halte près d’un ruisseau. Kyo m’apprit que les Orques s’étaient arrêtés aussi.
« Tout ceci est bien étrange...
- Eh oui, que veux-tu, ta renommée est telle que tous les Orques tremblent devant toi ! »
Je m’endormis perplexe. Le lendemain nous donnerait sûrement la réponse à ce mystère. Et puis, pourquoi gâcher le présent par l’évocation du futur ? Le regard de Maedlin était toujours aussi amoureux, et j’avais avec moi mes compagnons fidèles, Rolanya, ma jument rouanne, précieux cadeau d’Oromë, Frère Loup, le meilleur pisteur d’Arda, et Kyo, l’oiseau de proie aux yeux perçants. Sans oublier Alcar, le cheval de Maedlin, qui savait maintenant se battre presque aussi bien que Rolanya.

La poursuite reprit à l’aube, et le soleil était toujours aussi cruel. Je voulais bien pourchasser les Orques, mais je ne voulais pas épuiser Rolanya. Cette chevauchée avait quelque chose de confusément absurde. Le soleil était haut dans le ciel et ma jument trempée de sueur. Un ruisseau à demi tari courait au bas d’une colline. Je sautai à terre, je la laissai s’abreuver et je la mouillai entièrement pour la rafraîchir.
« Ils vont nous semer !
- Eh bien, ils nous sèmeront. Maedlin, il y a quelque chose dans cette affaire qui m’échappe.
- Pour l’instant, ce sont eux qui s’échappent !
- Arrête-toi un instant. Réfléchis. Tout ceci n’a pas de sens. Pourquoi refusent-ils le combat ? Ils sont beaucoup plus nombreux... Et pourquoi, s’ils veulent nous éviter, semblent-ils nous attendre ? C’est comme s’ils voulaient que nous les suivions. Comme s’ils voulaient nous entraîner quelque part. »
Maedlin se rembrunit.
« Tu crois que c’est un piège ?
- Je n’en sais rien. Je ne refuse pas d’aller voir ce dont il s’agit, mais si un combat nous attend à l’arrivée, je préfère que nous ne soyons pas tous agonisants de faim et de soif !
- Que proposes-tu ? »
Je pris le temps de ma réponse.
« Nous allons quitter la piste, obliquer un peu vers le nord. Par là il y a un petit bois de chênes que je connais bien. Nous nous y reposerons ce soir et cette nuit. Si demain les Orques sont toujours là, nous reprendrons la traque. »
Maedlin hésita à peine et me sourit.
« Tu n’as pas tort. Et j’avoue que me reposer à l’ombre, boire tout mon soul et manger autre chose que de la viande séchée tout en chevauchant... C’est une proposition tout à fait alléchante ! »
Le bois était tel qu’en mon souvenir. Frais, calme, et giboyeux. Après une longue nuit réparatrice, nous reprîmes le chemin. Kyo vint m’avertir que les Orques, qui avaient fait halte au beau milieu d’une prairie desséchée, venaient de se remettre en marche. La distance entre eux et nous s’amenuisait progressivement, sans doute parce que la fatigue commençait à les ralentir. Le paysage défilait, collines, plaines, bois, collines... Enfin, quelques heures avant la nuit, et malgré une longue halte à l’ombre pendant les heures chaudes, il nous parut évident que l’affrontement ne tarderait pas. Ils étaient maintenant presque à portée de flèche.
Devant nous s’étendait un vallon aux pentes douces, dont l’extrémité était barrée par un bois qui remontait ensuite sur la colline. Cette disposition, idéale pour une embuscade, ne me disait rien qui vaille. Les Orques suivirent le fond, puis, comme je m’y attendais, ils remontèrent sur les côtés, se séparant en deux groupes en évitant le bois. Ils allaient prendre position sur les hauteurs pour nous piéger à leur aise. Et s’ils avaient des arcs, nous nous ferions massacrer sans pouvoir nous défendre. J’allais demander à Rolanya de suivre la ligne de crête – ainsi nous n’aurions qu’un seul groupe à affronter, et de près -, quand elle pointa les oreilles et se cabra. Frère Loup ne prit même pas le temps de m’expliquer.
« Vite ! », pensa-t-il.
Il s’engouffra dans le vallon, suivi par une Rolanya impossible à retenir. J’étais persuadée que notre dernière heure était venue, mais je ne pouvais pas laisser Frère Loup seul devant le danger, pas plus que Rolanya.
A mesure que nous avancions, de petits cris aigus se firent entendre, semblant venir de l’orée du bois. Rolanya pila devant frère Loup qui regardait fixement quelque chose entre les hautes herbes desséchées. Je sautai à terre et marchai prudemment, un stylet à la main. Et c’est là que je découvris, assis sur la terre craquelée et entièrement nu, un nourrisson qui ne devait pas avoir plus d’un an. Son visage était boursouflé, sa peau très pâle brûlée par le soleil avait pris une teinte carmin. Sur ses joues les larmes avaient creusé des rigoles dans les traces de poussière, et les cernes qui soulignaient ses yeux bleus témoignaient de son état précaire. Je le soulevai, le pris contre moi. Il cessa de pleurer mais fit la grimace. Sa peau devait être très douloureuse. L’air se mit à siffler au dessus de nos têtes, dans un déluge de flèches. Je courus vers le bois en serrant l’enfant contre ma poitrine.
« Vite ! A couvert ! »

En m’approchant je notai sans y réfléchir que le bois était touffu et qu’il n’y avait pas de chemin pour y pénétrer. Je souhaitai tout bas que Rolanya et Alcar n’aient pas trop de mal à nous suivre. Cependant tandis que j’avançais sans encombre je me dis que j’avais dû mal voir, toute préoccupée que j’étais par le petit que je portais dans mes bras, car devant moi s’ouvrait un chemin parfaitement dégagé, qui menait à une large clairière. Kyo l’avait déjà trouvée, par la voie des airs, et m’accueillit d’un cri joyeux.
Je posai l’enfant à terre, m’assurant d’un regard que tous mes compagnons étaient saufs, et je le fis boire lentement à ma gourde, qu’il téta comme le sein d’une femme. Puis j’enduisis son corps d’onguent en le massant légèrement. J’étalai ma cape au sol et le petit, épuisé, s’y coucha en chien de fusil, le pouce dans sa bouche, et ne tarda pas à s’assoupir.
La nuit allait bientôt tomber. Il fallait encore faire du feu et se soucier du dîner. Mais frère Loup se mit à gronder, tandis que Rolanya et Alcar, qui avaient commencé à brouter le tapis d’herbe étonnamment épais, se rapprochaient de moi, protecteurs déterminés, et que Maedlin dégainait son épée. Sur tout le pourtour de la clairière, nous encerclant complètement, apparurent des hommes à la peau très pâle, les cheveux blonds presque blancs, qu’ils portaient longs, vêtus de longues jupes noires et torses nus. D’étranges peintures ornaient leur visage, des marques horizontales ou verticales sur les joues, et sur leur front un dessin de lune en quartier, peinte en rouge. L’un d’eux s’avança vers nous. Son front portait une étoile rouge, et je devinai que c’était leur chef. Il n’ouvrit pas la bouche pour parler mais je reçus distinctement dans mon esprit sa voix sévère et froide.
« Istar, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas rester ici. L’enfant non plus. Tu n’aurais pas dû le secourir. La Loi a dit qu’il devait mourir. »
Je répondis de la même manière.
« Pourquoi condamner à mort un enfant si jeune ? Quel crime peut-il avoir commis ?
- Aucun. Mais ses parents sont morts, et il ne marche pas. Il doit mourir aussi. Telle est la Loi.
- Quand la Loi est injuste et cruelle...
», intervint Maedlin impétueusement, « il faut... »
Je posai ma main sur son bras, et il eut la sagesse de se taire.
« [i]Nous ne voulons de mal à personne, Seigneur Elfe. Le Bois Blanc est impénétrable aux Humains, et même aux Elfes. Mais la magie de cette Istar est puissante, et nous ne pouvons rien contre elle. Cependant, l’enfant appartient au Bois Blanc et vous n’avez pas autorité pour changer notre Loi. Partez, maintenant.[i] »
Je soupirai.
« [i]Les lois de l’hospitalité d’Arda s’arrêteraient-elles à l’orée du Bois Blanc ? Nous avons voyagé tout le jour et le pays est infesté d’Orques. Ne nous laisserez-vous pas goûter un peu de repos sous la protection de votre Bois ?[i] »
Je vis que l’homme hésitait. J’avais touché juste.
« [i]Vous repartirez à l’aube. Nous vous amènerons du bois et de la nourriture.[i] »
En un instant il s’était fondu dans la verdure des sous-bois et tous les autres semblaient s’être évanouis de même. Je m’assis lourdement. Les chevaux se remirent à brouter. L’enfant dormait toujours. Quelques minutes plus tard trois hommes vinrent vers nous ; deux d’entre eux portaient du bois pour le feu, et le troisième tenait à la main un chaudron plein à ras bord d’un ragoût de viande au fumet prometteur. Ils posèrent le tout à terre, sans un mot, et se retirèrent sans répondre à mes remerciements. Je réveillai l’enfant, et dans mes bras je réussis à lui faire boire un peu de bouillon à mon gobelet, tandis que Maedlin s’occupait du feu. Déjà il avait meilleure mine, les cernes avaient disparu, et ses brûlures étaient moins enflammées. J’appliquai à nouveau mon onguent car sa peau avait entièrement absorbé la couche précédente, et il se laissa faire en souriant et en babillant. Puis il bailla plusieurs fois, et je l’enroulai dans ma cape, près du feu, où il se rendormit très vite.
Nous partageâmes le repas en silence. La nuit était tombée, profonde et silencieuse, à peine troublée par le cri lointain d’un hibou. La fatigue du jour prenait possession de nos corps immobiles, tel un lourd manteau nous incitant à nous coucher sur l’herbe moelleuse, et nos membres engourdis n’aspiraient plus qu’au repos. Seul Frère Loup semblait encore aux aguets.
« Qu’allons-nous faire demain ? », demanda-t-il enfin, son regard inquiet posé sur l’enfant endormi.
« Je n’en sais rien. Je n’abandonnerai pas cet innocent à son triste sort, ça, je te le promets. Peut-être accepteront-ils que nous l’emmenions avec nous ?
- Ce serait la meilleure solution », approuva Maedlin.
- « Et sinon ? », insista frère Loup.
- « Et sinon... Je ne sais pas, otorno (1). Mais s’il faut se battre, nous nous battrons pour lui. »
Frère Loup soupira. Son soulagement était palpable.
« Marie (2) », prononça-t-il dans un bâillement incoercible. Quelques minutes plus tard, il ronflait allègrement, tandis que ses pattes s’agitaient joyeusement et que ses moustaches frémissaient dans son rêve de chasseur.

Frère Loup me réveilla avant l’aube.
« Est-ce qu’un petit de son âge ne devrait pas boire du lait ?
- Si, bien sûr, ce serait le mieux, mais...
- Est-ce que... Avec ta magie, tu ne pourrais pas... »
Je le regardai, éberluée. C’était pourtant une solution tout à fait naturelle, mais dont l’idée ne m’avait même pas effleurée. Bien sûr, si j’avais du lait...
Mais, par Oromë, je ne savais pas quel sort évoquer pour en produire, et je doutais fort que Radagast, ou même Gandalf, si je les contactais par l’esprit, puissent m’être d’un quelconque secours.
Sans bruit je me redressai, m’assis en tailleur, me concentrai fortement, écoutant les respirations régulières et profondes de l’enfant et de Maedlin qui se répondaient près de moi. J’avais souvent vu des femmes allaiter leur enfant, et le tableau m’avait toujours paru merveilleusement banal, mais je n’avais aucune idée des sensations que pouvait ressentir la mère... Je visualisai mes seins tendus, entre plénitude et douleur, et le lait perlant au mamelon... J’imaginai l’enfant, sa bouche avide, la chaleur humide sur le téton, le soulagement, le bien-être, la communion... Je n’avais jamais imaginé un seul instant que mon existence guerrière sur Arda pût s’accompagner de la présence d’un enfant. Mon propre passé était enseveli dans les brumes de ma mémoire, trop profondément sans doute pour qu’il ressurgisse jamais, sauf peut-être sous la forme de vagues impressions et de réminiscences floues. Un enfant ! Un petit être nouveau, porteur d’espoir et de tendresse, l’aube d’une vie où Maedlin et moi tracerions pour lui une route joyeuse... Une petite vie avide de baisers et de caresses, qui ne serait que joie, qui ne serait que rires, un être qui me regarderait comme si j’étais le premier soleil du monde, à qui je pourrais tout donner, à qui je pourrais tout apprendre sans qu’il se sente redevable... Ce désir fou monta en moi, puissant et ravageur comme un raz de marée, me soulevant dans un élan de passion inouïe...
Mais dans mon corps aucun changement. Malgré la profondeur de ma transe, mon esprit était incapable d’imposer sa volonté à ma chair. Couverte de sueur, épuisée par l’effort intense, j’ouvris des yeux embués de larmes.
« Je ne peux pas. Je... ne peux pas ! »
Frère Loup posa sa tête sur mon épaule.
« Ne sois pas triste. C’est bien que tu aies essayé. Je vais voir ce que je peux faire. »
Il s’éloigna sans bruit, tandis que, dépitée et harassée, j’essayais en vain de me rendormir.

Il revint une heure plus tard, et me lécha le visage alors que je flottais à l’orée du sommeil dans un malaise trouble.
« Utuvienye (3)», murmura-t-il à mon oreille avec une once de fierté dans la voix. Je m’assis d’un bond, incrédule, me demandant si je rêvais.
Derrière lui s’avançait à petits pas une biche, les flancs haletants d’inquiétude, qui me regardait de ses grands yeux très doux.
« J’ai trouvé, ‘Roquen ! Cette biche vient de perdre son petit, et je n’y suis pour rien, je t’assure ! Je lui laisse la vie sauve si elle nourrit le petit d’homme. »
Je me tournai vers la bête qui attendait, l’encolure basse, et je contactai son esprit.
« Tu veux bien ?
- Je veux bien », me répondit-elle, l’air un peu surpris.
Je réveillai le bébé en lui caressant le front, et à peine les yeux ouverts, il me sourit. Je lui montrai comment se mettre à genoux sous le ventre en se tenant à une cuisse, et je pressai doucement la mamelle tendue. Le lait jaillit aussitôt, tiède et sucré, aspergeant le visage du petit qui éclata de rire. Il posa ses lèvres autour du pis, se mit à téter, doucement d’abord, puis goulûment. La biche, bien campée sur ses pattes, ferma les yeux et un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres entrouvertes. Je lus dans son esprit la confiance et la paix.
« Ne bouge pas », me souffla Frère Loup, « on nous espionne !
- Istanye (4), je l’ai senti aussi. Eh bien, qu’ils regardent. »
La tétée finie, la biche se coucha près de ma cape. Le petit rampa jusqu’à elle et se nicha contre son ventre pour s’y rendormir. Elle lécha le petit front pâle, puis dans un soupir posa sa tête dans l’herbe et ferma les yeux. J’aurais dû traiter à nouveau l’enfant avec mon onguent, mais ils étaient si bien ensemble que je n’eus pas le coeur de les déranger.
Maedlin s’éveilla alors et la première chose qu’il vit fut cet étrange et charmant tableau. J’ouvris mon esprit pour m’éviter un long discours, et il y lut mes souvenirs.
« C’est magnifique ! », chuchota-t-il en souriant. Il me tendit la main et je m’agenouillai près de lui, puisant force et réconfort dans son étreinte chaude. Assis sur son séant, la gueule ouverte en un large sourire, Frère Loup semblait très fier de lui.

Je n’étais pas pressée de lever le camp. Nous avions tous joué avec l’enfant, la biche avait brouté près des chevaux en le couvant des yeux, et je me concentrais sur ces moments de bonheur en redoutant qu’ils ne s’achèvent trop vite.
Quand le soleil fut haut dans le ciel, un bruit de pas dans les fourrés nous avertit que nous avions de la visite. Je craignais le pire, mais ce fut une femme souriante qui marcha vers nous, les longs cheveux blonds tressés en natte, et vêtue de la même jupe noire que celle des hommes, surmontée cependant d’une ample chemise de laine blanche. Elle portait un nouveau chaudron de ragoût et serrait contre elle des vêtements noirs.
« J’amène votre repas », pensa-t-elle, « et des habits pour Imao. C’est son nom. » Et elle désignait l’enfant du menton. « Pour l’eau, il y a un ruisseau au bout de ce sentier. »
Rolanya et Alcar en émergèrent juste à ce moment, les naseaux encore tout dégoulinants. Elle se mit à rire.
« Je crois que tes chevaux l’ont déjà trouvé ! »
- « Merci du fond du coeur, Femme du Bois Blanc. Me diras-tu ton nom à toi ? »
Elle me sourit encore.
« Je m’appelle Sareya. Imao est mon neveu. Sa mère était ma soeur. Je suis tellement heureuse qu’il ait survécu ! Ca n’était jamais arrivé jusqu’à ce jour ! Tu es une puissante Istar !
- Non, j’ai seulement des amis merveilleux. C’est Frère Loup qui a trouvé la biche.
- Mais tu l’as bien soigné. Ses brûlures sont presque guéries. Il aurait dû en mourir !
»
Nous habillâmes Imao d’une brassière courte et d’une paire de braies fendue à l’entrejambe. Puis je lui tendis un bol de la tisane qu’avait préparée Maedlin.
« Parle-moi de vos Lois. »
Son regard s’assombrit tandis qu’elle expliquait :
« Tout enfant qui n’a plus de parents doit mourir à son tour. Ici les femmes allaitent leurs enfants jusqu’à ce qu’ils marchent. Alors ils sont reconnus membres du Clan et ils sont protégés. Nous avons quelques bêtes qui fournissent de la laine et un peu de lait, mais cela se monnaie par le travail de chacun. Un tout petit n’a aucun droit... »
Elle fronça les sourcils.
« Kayef, notre chef, est en train de consulter les Anciens. Imao a été condamné à mort, mais d’un autre côté, tout ce qui vient du Bois est sacré, et si la biche a adopté l’enfant, personne ne peut le lui retirer. Je prie les Dieux du Bois qu’ils le laissent vivre ! »
Je sentis la main de Maedlin se poser sur mon épaule, et j’inclinai ma joue vers elle. J’aurais voulu pouvoir prier, moi aussi, un quelconque dieu qui me serait clément...

Le Conseil du Bois Blanc délibéra pendant trois jours. Trois jours pendant lesquels Maedlin se joignit aux chasseurs, avec Frère Loup et Kyo, pendant que je m’occupais d’Imao. C’était un enfant calme et souriant. Sa communication par l’esprit était encore rudimentaire, mais il comprenait tout ce que je pensais. Il adorait courir à quatre pattes et que je fasse semblant de le poursuivre, il adorait que je lui chante des chansons, il riait aux éclats quand je faisais mine de dévorer ses mains ou ses pieds, et quand il était fatigué, il se blottissait contre moi pour reprendre son souffle et je sentais son petit coeur battre à tout rompre, oiseau sauvage apprivoisé, libre de se poser un instant avant de s’envoler à nouveau. Personne avant lui ne s’était jamais abandonné ainsi avec moi, et cela m’inspirait un sentiment inconnu, qui n’était pas de la puissance, qui n’était pas de l’orgueil... et à vrai dire, je n’avais pas de nom à mettre dessus, si ce n’est que cela m’émouvait aux larmes et me remplissait d’une joie infiniment douce.
Enfin, le soir du troisième jour, Sareya vint vers nous avec une corbeille de fruits, accompagnée par son mari, Edan, qui semblait tout aussi réjoui qu’elle. Derrière eux marchait leur fils de dix ans, Juys, qui tenait par la main sa petite soeur Daria, trottinant fièrement du haut de ses deux ans pour se tenir à la hauteur de son grand frère.
« Tu as gagné, Narwa Roquen ! Le conseil lui laisse la vie sauve, tant que la biche le nourrit. Dès qu’il marchera, il n’aura plus rien à craindre, nous nous porterons garants pour lui. »
Nous partageâmes le dîner, produit des chasses de mes compagnons, et bavardâmes joyeusement pendant que les trois cousins jouaient non loin de nous. La biche apparut, au sortir d’un sentier, et s’arrêta, intimidée par la présence de tant d’humains. Imao l’appela.
« Bi ! »
Elle alla vers lui, tandis que spontanément nous faisions tous silence. Pendant la tétée, les deux enfants s’approchèrent et elle se laissa caresser longuement, les yeux mi clos.
« C’est un prodige ! », pensa Edan.
- « C’est vrai », répondit Maedlin. « Mais les prodiges suivent les pas de Narwa Roquen comme l’ombre suit la lumière...
- Le plus prodigieux de tous, c’est Frère Loup
», ajoutai-je.
Et Frère Loup se rengorgea, sans modestie aucune...

J’ai connu, dans ma vie sur Arda, des moments de désespoir et des moments de doute, des souffrances dans mon corps et des souffrances dans mon âme, des moments de solitude et des moments de désarroi. J’ai parfois regretté d’avoir un coeur qui charrie autre chose que du sang, tous ces sentiments qui déconcentrent le guerrier et font que la victoire sur l’ennemi n’est rien à côté de la tristesse d’un ami. Et s’il y a une chose que j’ai apprise, c’est que les instants de bonheur doivent être vécus pleinement, sans retenue aucune, et savourés à petites gorgées précieuses comme le plus parfumé des vieux alcools.
Je ne regrette pas ces trois mois que je passai au Bois Blanc. L’enfant grandissait et grossissait comme une plante bien arrosée dans un sol fertile, et chaque jour je m’extasiais sur ses progrès et ses découvertes. Il ne manifestait aucune envie de marcher, mais il savait se hisser sur le dos de la biche, profitant d’un moment où elle était couchée, et elle prenait plaisir, je crois, autant que lui, à le promener partout sur son dos. Et lui, exultant de joie, riait aux éclats et s’époumonait dans ses cris de triomphe. Maedlin et moi le regardions faire, complices plus que jamais, unis plus que jamais, amoureux plus que jamais. Imao n’était pas de notre chair, mais il nous reconnaissait comme parents et l’attachement qui nous liait à lui était peut-être encore plus fort parce qu’il était inespéré et choisi. Nous étions tous deux attentifs à ses besoins, inquiets de ses prises de risque pourtant nécessaires, compatissants et malheureux quand il souffrait d’une nouvelle dent ou d’une piqûre d’insecte, émus et fiers quand il ajoutait un nouveau mot à son vocabulaire ou acquérait la maîtrise d’un geste.
Je me prenais à rêver d’une vie facile, où tout continuerait comme alors, où nous vivrions comme une famille humaine, le père, la mère et l’enfant, où l’on ne parlerait plus d’Orques, de sortilèges, de guerres, de deuils, de Ténèbres, où Sauron ne serait plus qu’un vague épouvantail relégué à de rares cauchemars. J’avais bien travaillé pendant ces siècles sans fin, j’avais sué, j’avais souffert, peut-être le temps était-il venu enfin pour...

Il y eut d’abord ce rêve d’un village que je connaissais bien, Atta Echtele (5), où j’avais enterré Vinya (6). Une armée d’Orques l’avait incendié, pillé, rasé, détruisant tout sur son passage, exterminant ses habitants jusqu’au dernier. Je m’éveillai dans un cri, haletante dans le silence paisible du Bois Blanc, me rassurant à l’écoute des respirations tranquilles de ceux à qui je tenais tant. C’était un cauchemar, rien de plus, juste venu pour me rappeler de profiter de mon bonheur, ou peut-être l’expression d’un culpabilité inconsciente face à tous ceux sur Arda qui souffraient encore. Juste l’exercice de style d’une imagination émotive parce que ma vie était riche en émotions.
Au matin, j’avais tout oublié.

Et puis Gandalf me contacta en rêve, tirant sur sa bouffarde au coin d’une cheminée, l’air las et préoccupé.
« ‘Roquen, voilà bien longtemps qu’on ne te croise plus sur les routes des Terres du Milieu. Je sais que tu es vivante. Sans doute une affaire importante te retient-elle, mais Sauron prépare une redoutable offensive, et nous avons besoin de toi. »
Le réveil me fut amer, gâchant un peu le plaisir récurrent du matin, merveilleusement habituel, délicieusement routinier. Je savais pertinemment que ce n’était pas une invention de mon esprit. C’était une réalité. Gandalf m’appelait. Une nausée intense me souleva quand j’imaginai un instant que je devrais partir, abandonner cette vie qui me comblait au-delà de toutes mes espérances... Je serrai les dents. Imao ne marchait pas. Il ne pouvait encore être reconnu par le Clan. Il était en danger. Je ne partirais pas.

Enfin, une nuit, ce fut Radagast qui m’apparut en songe. Une lourde ride horizontale barrait son front soucieux. Il me sembla fatigué, amaigri, triste.
« Nous avons besoin de ton aide, ‘Roquen. Je me doute que tu as sûrement une bonne raison pour avoir cessé de te battre, mais Sauron a lancé ses Orques à l’assaut des villages du Gondor et jusqu’à la côte ouest, et Gandalf et moi sommes presque à bout de forces. Si tu pouvais être à Atta Echtele d’ici deux jours, nous pourrions sans doute éviter un nouveau massacre. Belnerith, Avado et Sentis ont été rayés de la carte. Les soldats du Gondor font ce qu’ils peuvent, mais le territoire est vaste et les Orques marchent comme des damnés, sans prendre une heure de repos. C’est à croire que Sauron a trouvé un nouveau sortilège pour décupler leur résistance, ou pour les rendre insensibles à la fatigue. Je ne te veux aucun mal, et je me réjouis de ton bonheur. Mais l’heure est grave. Il faut que tu viennes. »

Je m’éveillai en larmes. L’aube pointait à travers les feuillages, et je savais que je ne pouvais plus différer mon départ. Je remplis ma gourde au ruisseau, fourrai un morceau de galette et quelques fruits dans mes poches, et enfin à contrecoeur je réveillai Maedlin. Tout engourdi de sommeil, il ouvrait déjà ses bras pour m’attirer contre lui, mais je refusai son étreinte.
« Maedlin, je dois partir. »
Il se dressa d’un bond.
« Où ? Pourquoi ? »
Je lui ouvris mon esprit.
« Na china (7) ? » demanda-t-il.
- « Je ne peux pas l’emmener, tu sais bien. »
Il était mon frère jumeau, mon double et la meilleure partie de moi. Il comprit aussitôt sans que j’aie à demander.
« Je le garderai jusqu’à ce qu’il marche. Et si tu n’es pas revenue alors, je te rejoindrai. »
Sa main essuya une larme qui perlait à mes cils et sa bouche but les mots que je ne pouvais prononcer. Mourir m’indifférait, mais vivre loin de lui me semblait insurmontable.
Imao s’était éveillé à son tour. Il avait dû capter le trouble de mon esprit, car il se précipita vers moi à quatre pattes et se jeta dans mes bras. Je lui expliquai, en maîtrisant ma voix, que je l’aimais, mais que je devais partir, que je reviendrais dès que possible, que Maedlin resterait avec lui. Il m’écouta, la tête penchée, comme s’il voulait graver mes paroles dans sa mémoire. Puis il me sourit et caressant ma joue de sa petite paume fraîche, prononça ce mot pour la première fois :
« Mya... »
Prise au dépourvu, il me fallut lutter pour ne pas éclater en sanglots. Jusque là, il nous avait appelés « Din » et « Quen ».
« Oui, mon tout petit, oui, je suis ta maman ! Imao du Bois Blanc, il faut que tu sois courageux, mon fils, je vais revenir, je vais revenir... »
Il se détacha de moi, doucement, se tourna vers Maedlin et gravement l’appela « Paï ! », avant de se serrer contre lui.
« Pars tranquille », me sourit Maedlin. « Tes hommes t’attendront. »
Je les embrassai une dernière fois, et j’enfourchai Rolanya. Frère Loup était devant moi sur le sentier et Kyo tournoyait déjà dans le ciel pâle. Je leur adressai un dernier signe de la main avant de m’enfoncer sous l’épaisse frondaison. Je pris le galop sans me retourner dès la sortie du bois. Le soleil venait juste de se lever, c’était une journée splendide, sans aucun nuage et sans un souffle de vent.
J’allais juste sortir du vallon quand le ciel s’obscurcit d’un coup. Le tonnerre gronda comme si la fin du monde était venue, et je me retournai pour embrasser du regard le Bois Blanc avant de reprendre ma course. Alors le ciel s’entrouvrit et un déluge de feu s’abattit sur lui, pareil au souffle d’une armée de dragons en colère. Il se forma un brasier gigantesque, une immense flamme unique, rouge et noire, qui flamboya puis s’éteignit d’elle-même, laissant à sa place une étendue plate et calcinée, un désert noir à peine fumant, vide.
Sidérée, je contemplai ce désastre sans pouvoir penser, sans pouvoir agir. Le Bois Blanc avait été effacé, gommé de la surface d’Arda comme une mauvaise esquisse sur un parchemin.
Je pressai les flancs de Rolanya mais elle ne bougea pas.
« C’est trop tard », pensa-t-elle. « Il n’y a plus rien à faire. »
« Ce n’est pas possible ! », hurlai-je, « Maedlin, Imao, le Bois...
- Nous ne devons pas rester ici, ononya (8) » , implora Frère Loup. « Le temps presse. Ici rien ne peut plus être sauvé. Allons-nous en. »
Je laissai Rolanya m’emmener, tel un fardeau inutile et stupide.
En quelques instants, ma vie avait été détruite. Irrémédiablement.

Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare. Oromë valuvar, yeva ata min. (9)

N.d.A.

(1) : mon frère
(2) : c’est bien
(3) : j’ai trouvé
(4) : je sais
(5) : cf « La mémoire de l’eau », in Concours « Sortilèges »
(6) : cf « Saisons » in Concours « Fraternité »
(7) : Mais l’enfant
(8) : petite soeur
(9) : Ici et maintenant, je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour. S’il plaît à Oromë, il y en aura encore un autre.

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© Narwa Roquen



Publication : 07 décembre 2009
Dernière modification : 07 décembre 2009


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L'Archer  

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3 Commentaires :

Netra Ecrire à Netra 
le 28-01-2010 à 16h00
Chapeau bas, Narwa : tu as réussi à faire éprouver le même sentiment à Miss Bisounours et au bourreau de persos de service (quoique là tu me fais concurrence.) Et à mon avis, Elemm', ils sont morts... Narwa elle est pas bisounours. Enfin, pas toujours.
Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 27-01-2010 à 21h42
Pareil que Netra :(
Brutale cette fin!! Mais on a envie de croire que c'est pas fini, qu'en vrai ils sont pas morts, ils seraient blessés seulement, comme tous les héros... non? Moi non plus j'ai pas tout capté au manège des Orques, mais je suppose qu'on aura une réponse dans trois mois? En tout cas, on attend la suite...
Netra Ecrire à Netra 
le 08-12-2009 à 13h10
Mais mais mais... (Attention Spoiler)
C'est horrible !!! Tu nous balance ça juste à la fin, paf ! Après le plus tranquille, le plus tendre, le plus touchant des épisodes de tes aventures ?
Bon alors là, j'avoue, j'l'ai pas, mais pas du tout vu venir. Hem je me calme, je reprends.
Alors. J'ai pas tout compris au début avec les Orques qui fuient pour rater leur embuscade. Quand le bébé arrive, on sent tout de suite que Narwa va se l...

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