Résumé des épisodes précédents :
Taliesin a emmené l’enfant de Riv et de Tan jusqu’en Vasterre, suivre les Marc’hs. Resté à Avallac’h, Kwarell soigne Tenday, le jeune frère de sa défunte amie San.
– Echec à la dame ! déclara Men en avançant son cavalier.
Kwarell n’avait pas cillé. Il connaissait les objectifs du jeune Médecin. Pourquoi les gens voyaient-ils toujours un miracle dans ce qu’ils ne comprenaient pas ? Il décala sa dame noire le long de la diagonale pour menacer une tour. Men était totalement inconscient du piège que l’enfant refermait autour de son roi. Comme toujours. Il n’avait jamais trouvé quelqu’un qui l’égalât aux échecs, qu’il avait, comme tout ce qu’il savait, appris dans les livres. Il avait relevé le défi du Médecin en en connaissant l’issue. Il connaissait toujours l’issue des duels. Même celui que Tenday venait d’achever.
C’était ce que cherchait Men. Comment Tenday avait triomphé. Il le cherchait en lui, Kwarell, mais l’Apprenti ne lui donnerait pas la réponse. A quoi bon, puisqu’au fond de lui, le Médecin la connaissait déjà ?
Lorsque Tenday se réveilla, il faisait très noir autour de lui. Il sentait avec une acuité inaccoutumée la texture des draps du lit dans lequel il se découvrit couché sur le dos, l’odeur d’humus et de bruyère de sa chambre sous la Terre, la pression douce d’un bandeau sur son front. Il entendait aussi le faible souffle d’un Korrigan, vers lequel il se tourna. Il ouvrit la bouche et la découvrit horriblement sèche, aussi sa première parole fut-elle :
– Que j’ai soif !
Aussitôt, il perçut l’air vibrer autour de lui, une main souleva sa tête et un gobelet de terre cuite se posa contre ses lèvres.
– Tiens, bois, dit la voix calme du vieux Dol.
Un filet d’eau fraîche coula dans sa gorge ouverte, et il lui trouva un goût plus prononcé que de coutume.
– Merci, répondit l’enfant lorsqu’il eut achevé.
– C’est le devoir des Médecins, petit. Comment te sens-tu ?
– Bien... Ma tête tourne un peu, et je trouve qu’il fait très sombre, mais l’obscurité est nécessaire au repos, alors elle ne me pèse pas.
– Tu... Il y a des choses que je te dirai plus tard. Pour le moment, tu dois te reposer, compris ? Il y aura toujours quelqu’un à ton chevet, d’ailleurs voici Kwarell qui revient de son tour de sommeil. Je vous laisse tous deux, mais promets-moi de te reposer.
– Oh, rassurez-vous, avec Kwarell pour compagnie... Enfin, je veux dire, ce n’est pas comme si vous me laissiez avec San !
– C’est ça ! Kwarell, j’ai gardé la page de ton livre ouverte. Ne présume plus jamais ainsi de tes forces, ce n’est sain ni pour lui, ni pour toi.
Tenday entendit la porte grincer légèrement, quelques froissements d’air à son chevet. Il sentait la présence froide de l’Apprenti et son odeur de plantes séchées. Il se souvenait des conseils de Dol, mais il ne considérait pas que parler avec quelqu’un d’aussi peu émotif que Kwarell pût nuire à son repos.
– Je suis désolé, dit-il donc, que tu ne puisses lire par ma faute.
– Rassure-toi, je puis tout à fait lire, il fait plus qu’assez clair pour un Korrigan.
– Tu plaisantes ?
– Je ne plaisante jamais. Dol ne t’a rien dit ?
– Non... Qu’est-ce qu’il aurait dû me dire ?
– Ce n’est pas de mon ressort.
– Mais tu le sais !
– Que je le sache ou non, ça ne change rien à mes droits et devoirs. Repose-toi, maintenant, et laisse-moi lire en paix.
Tenday se tut, mais il n’en pensa pas moins à une invraisemblable quantité de choses des plus absurdes, tournant et retournant ses idées dans sa tête pendant une bonne demi-heure, au bout de laquelle il n’y tint plus. Il n’avait qu’une seule et unique conclusion à ce qui lui arrivait, à être là sur son lit au lieu de s’entraîner avec San. Il repassa résolument en esprit les derniers évènements dont il se souvenait, l’arrivée de Taliesin et de l’Enfant-loup, le festin dans la lande, les cavaliers Elfes, San...
San.
Il eut soudain l’intime conviction qu’elle était morte. Curieusement, il prit la chose avec beaucoup de calme, comme s’il le savait déjà depuis plusieurs jours.
– Elle a souffert ?
– Pas longtemps.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
Kwarell soupira. Tenday l’entendit repousser son fauteuil, poser son livre, marcher à la porte et l’ouvrir. Il appela son maître et le vieux Korrigan ne mit qu’un instant à pousser dans la pièce sa lourde respiration et son odeur de plantes moulues.
– Quelque chose ne va pas, Tenday ?
– Je veux savoir, maître Dol, et Kwarell ne veut rien me dire.
– Attends dehors, Kwarell.
– Mon livre ?
– Tu peux le prendre, je pense que nous en aurons pour un moment.
Le jeune archer perçut le pas léger de l’Apprenti qui sortait de la pièce.
– Es-tu certain de vouloir savoir ?
– Ya.
– San est morte.
– Je m’en doutais. Racontez-moi, s’il vous plaît.
– Quand tu as tiré sur le cavalier Elfe, son cheval s’est emballé et t’a foncé dessus. Il t’a frappé à la tête et tu serais mort si Kwarell n’était pas intervenu, mais il a réussi à stopper l’hémorragie et les Elfes ont fui. Tu as tué ce cavalier, si tu l’ignorais. Et tu es resté près d’une semaine dans le coma. Bientôt, tu auras faim.
– Kwarell m’a sauvé la vie ?
– Ya. Il a analysé la situation et choisi de t’aider parce qu’il ne pouvait pas sauver San. Il a agi en véritable Médecin. Cependant... il y a quelque chose en toi qu’il n’a pas pu sauver.
– Quoi donc ?
– Ta vue.
– Pardon ?
– Tu es aveugle, Tenday.
Ce qui se brisa alors en lui, il ne sut l’exprimer mieux qu’en serrant ses bras autour de lui-même et en enfonçant profondément dans la chair de ses épaules ses griffes de Korrigan. Un tremblement sourd l’agitait, qu’il ne parvenait pas à contrôler. Sa bouche était crispée dans un douloureux rictus. Il aurait voulu pleurer, hurler, frapper les murs et le lit de ses griffes, et il ne bougeait pas. Il aurait voulu mourir avec San et il était désespérément vivant. Pendant près de trois jours, il ignora tout de ce qui pouvait se passer autour de lui.
– Echec au fou.
Cette fois Men souriait presque. Il lui semblait que Kwarell perdait des pièces et du terrain. Il avait de l’avance, assurément...
L’Apprenti se contenta d’interposer un pion en silence.
Tu cherches ta réponse comme la vieille Loarig cherche ses lunettes, songea Kwarell. Elles sont toujours sur son nez.
Kwarell essuya soigneusement le dernier ballon de verre, puis le rangea avec le plus grand soin dans l’armoire. Dans le mouvement, il tira son peigne de sa poche et arrangea une mèche rebelle imaginaire. Dol le regardait faire en souriant doucement. Il n’avait découvert la manie de se recoiffer perpétuellement du petit Korrigan qu’en le prenant pour Apprenti. Ses parents lui en avaient parlé, pourtant... Jamais encore il n’avait eu d’Apprenti aussi doué, ni aussi consciencieux. L’enfant était habile, sérieux, calme et toujours très attentif. Un véritable cadeau, surtout pour un dernier Apprenti... Oh ! Depuis qu’il avait remplacé sur les épaules de Men la cape immaculée par celle, blanche à degré gris et col noir, des Médecins, il avait compris que l’Apprenti qui lui succéderait serait le dernier. Les Korrigans vivent vieux, si vieux qu’aux yeux des Humains, des Loups, des Morganès, ils semblent presque immortels, mais les Elfes seuls connaissent le poids de l’immortalité. Un Korrigan vivait d’ordinaire mille six cent ans, environ. Lui en aurait bientôt mille neuf cent quatre vingt neuf. C’était trop.
Beaucoup trop.
Il savait qu’il n’achèverait pas la formation de Kwarell. Il savait aussi que, comme tous les Apprentis privés de maître, celui-ci devrait finir seul son Apprentissage et, lorsqu’il se sentirait prêt, se présenter au Conseil de l’Ordre et réussir l’Examen pour être approuvé Médecin. Ce serait alors non pas son défunt Maître, mais le doyen des Médecins qui lui draperait les épaules de la cape à col noir.
Et une lourde vague de tristesse envahit Dol.
– Quelque chose ne va pas, maître ?
– Ce n’est rien, Kwarell. Rien que le temps.
– Ni vous ni moi ne pouvons compter sur lui, maître. Vous le saviez bien, en me prenant pour Apprenti. Nous faisons la course contre le temps, vous et moi. Mais je n’aurai pas encore un siècle que vous fêterez votre second millénaire.
– J’ai vécu vieux, Kwarell, presque trop vieux. Parfois, depuis que tu es là, je me dis que je n’ai tant vécu que pour t’attendre et te former.
Dol ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, Kwarell était toujours là, devant lui, impassible et attentif, attendant l’ordre.
– Viens, finit par lui dire le Médecin.
Il mena son Apprenti du laboratoire à la bibliothèque. A l’intérieur de celle-ci, il s’arrêta à l’étage consacré à l’anatomie et à la botanique.
– Tu m’as déclaré un jour, Kwarell, avoir lu les archives en entier. Mais quelle part de la Bibliothèque de l’Ordre as-tu réellement lue ?
– Toute.
– Toute ?
– Ya, maître. Toute.
– Bien. Alors regarde attentivement ce que je vais faire.
Dol marcha le long de la galerie, suivit de près par un Kwarell si concentré qu’il aurait pu en faire une crise d’asthme. Il chercha dans les boiseries sculptées des étagères l’effigie d’un serpent, l’emblème des Médecins depuis des temps immémoriaux. C’était une vipère aspic, avec un V bien distinct sur tout le museau. Le vieux Korrigan empoigna l’animal en ses anneaux centraux. Le pivota.
L’Apprenti ne s’étonna pas. Il se doutait depuis longtemps que la Bibliothèque, si grande qu’elle fût, ne rassemblait pas tout le savoir d’un Ordre aussi puissant et aussi vieux que celui des Médecins. Il y avait là, il l’imaginait, une seconde bibliothèque au moins aussi grande que la première. Plus peut-être. Kwarell ne pouvait en juger car celle-ci ne s’embrassait pas d’un seul regard. Elle était formée de petites salles et de couloirs chargés de livres dans lesquels Dol le mena, le pas sûr, sans jamais hésiter. Il lui fit décrire, autant que l’enfant pût en juger, une vaste boucle puis le ramena à leur point de départ.
– Voilà, conclut le maître en rompant un silence tacitement établi, normalement tu as cent vingt ans pour apprendre tout cela, dans la théorie et dans la pratique. Je t’enseignerai l’essentiel. Mais si je devais mourir avant la fin de ta formation, viens ici. Lis. Je sais que tu fais partie de ces rares personnes qui peuvent apprendre par la seule théorie et l’appliquer dès lors à la pratique.
– Comment le savez-vous ?
– Je t’ai regardé jouer au go et aux échecs contre l’enfant-loup. C’était très... instructif. Et il ne me viendra pas à l’idée de te défier sur un goban ou sur un échiquier. Maintenant, nous allons faire la tournée. La liste ?
L’Apprenti la sortit aussitôt de sa poche. Il était en charge de recevoir les gens qui venaient demander au Médecin de soigner tel ou tel proche et de la description de l’état du malade. Sauf en cas d’urgence, Dol passait immanquablement dans la journée, évaluait l’état de chacun, soignait s’il le pouvait. S’il ne pouvait rien, il apaisait et laissait faire le temps, et s’il ne pouvait apaiser et que le temps n’y ferait rien, il donnait le seul repos qui éliminât définitivement toute douleur.
Il prit sa sacoche, Kwarell la sienne, et ils s’engouffrèrent dans les couloirs de la Cité Sous la Terre. Parfois, Dol préférait sortir mais depuis les évènements de la Lande, il demeurait sous terre où le terrain était plus égal et plus simple à suivre. Parfois, dans les escaliers et les couloirs ascendants, il s’appuyait si lourdement sur sa canne qu’il laissait parfois une petite marque dans la terre battue. Il marquait de plus en plus de pauses. Ce fut de l’une d’elles que Kwarell profita :
– Maître, et Tenday ?
– Je ne sais pas, Kwarell. Tout dépend de lui.
– Alors il est mort. Il n’a pas la volonté de se battre.
– Tenday n’est pas comme toi, mais il a plus de courage que tu ne l’imagines. Peut-être a-t-il simplement besoin d’une main à saisir.
– Pourquoi ?
– Te voilà bien curieux, non ? Tu sais, il y a bien quelques petites choses que les livres ne pourront jamais t’apprendre qu’en partie.
– Echec à la tour.
Men savourait l’agonie de chaque pièce qu’il obligeait apparemment Kwarell à sacrifier. Cet enfant avait donc des points faibles, et il le forçait à les découvrir, un à un.
Le petit Korrigan prit son peigne, se recoiffa, fit avancer son cheval et oublia la tour.
– Debout, et vite.
La voix blanche de Kwarell avait sonné un peu trop nettement dans les oreilles de Tenday. Il ne comprenait pas. Depuis trois jours, trois jours de prostration et de silence, personne ne lui avait parlé que pour lui porter des repas auxquels il n’avait pas touché. Personne ne lui avait rien imposé.
Et puis Kwarell était arrivé et lui avait ordonné de se lever.
Tenday se leva. Il avait mal, se sentait faible, mais il se leva. Par respect pour celui qui l’avait sauvé ? Par habitude d’obéir ? Il n’eut su répondre lui-même, mais il se trouva debout et reçut presque aussitôt une paire de braies dans la figure. Il n’était pas assez hagard pour attendre l’ordre de les enfiler. Il eut quelque difficulté à retrouver chacune de ses jambes mais parvint finalement à se vêtir. Kwarell lui prit la main droite et la posa sur son épaule pour le guider, le fit sortir de la pièce, suivre des couloirs sans que Tenday comprit seulement où ils allaient et il se retrouva sans comprendre au-dehors, ce qu’il identifia à un souffle de vent frais et à la chaleur du soleil sur son visage. Ils marchèrent encore un moment avant que l’aveugle ne se décide à demander :
– Où allons-nous ?
– Au champ de tir.
– Mais que...
– Nous y sommes. Tais-toi.
Tenday se tut, l’Apprenti détacha sa main de son épaule et le jeune aveugle se trouva sans autre repère que la terre sous ses pieds.
– Mais qu’est-ce que tu...
Il se détourna soudain sans comprendre et esquiva de justesse la main de Kwarell. Trois griffes effleurèrent son visage et il sentit le sang chaud couler sur sa joue.
– Non mais ça va pas ?
– Réfléchis à ce que tu viens de faire.
– J’ai rien fait ! C’est toi qui as essayé de me gifler, espèce de malade !
– De fait, je suis un malade. Et tu viens de donner la réponse à ta question.
– Hein ?
Une seconde gifle partit et cette fois il se jeta en arrière pour échapper aux griffes de Kwarell. Il trébucha, tomba et sentit le pied de l’Apprenti appuyer sur son torse.
– T’as vraiment pas d’honneur ! Tu ne sais même pas te défendre tout seul, tu te laisses toujours insulter sans rien dire, et maintenant que tu trouves quelqu’un qui enfin ne peut pas répliquer...
– Tais-toi et écoute-moi.
– Laisse-moi me lever !
– Pas tant que tu ne m’auras pas écouté.
– Et ben va-y, étale ta science puisque c’est tout ce que tu sais faire ! Minable !
– Tes yeux voient.
– Menteur ! Si je voyais, je te casserais ta figure de navet ! Quand je pense que je t’ai défendu devant les autres !
– Tu ne m’écoutes pas. Je n’ai pas dit que tu voyais. J’ai dit que tes yeux voyaient.
– Arrête de jouer sur les mots !
– Je ne joue qu’aux échecs et au go. Et encore, depuis que l’enfant-loup n’est plus là... Je ne joue pas, Tenday. Tes yeux voient. Tu peux encore devenir archer.
– Ca t’amuse de me donner de faux espoirs ? Je suis aveugle, je ne peux pas devenir archer ! Je ne pourrai plus jamais ! Je suis aveugle ! AVEUGLE !
– Alors comment expliques-tu que mes gifles ne t’aient pas atteint de plein fouet ?
La remarque toucha juste. Kwarell savait que le temps de la colère était passé pour Tenday. Il n’avait jamais compris ce temps de colère auquel tous sauf lui cédaient dans le désespoir.
Mais moi, songea-t-il, je n’ai jamais rien espéré.
– Echec au roi.
Men n’avait pas compris comment le vent avait tourné, mais le cheval noir était bel et bien là, face à son roi blanc. Son regard alla de Kwarell à l’échiquier, de l’échiquier à Kwarell.
– Comment as-tu...
– Tu le sais. Tes yeux voient aussi bien que les miens.
L’arc tremblait dans sa main. Il avait peur. Il sentait à sa ceinture le poids familier du carquois plein, la tension rassurante de la corde dans ses griffes. Kwarell lui avait donné son arc et l’avait placé face à une cible du champ de tir, désert à cette heure.
– Je ne peux pas. Kwarell, je ne peux pas !
– Tu veux une autre gifle ? La cible est devant toi.
Tenday prit une large inspiration, banda l’arme en essayant d’imaginer chaque centimètre de son corps pour le placer correctement. Il tira et crut un instant que son âme partait avec le trait. Le son mat du choc de la pointe contre la cible retentit dans son crâne comme un rêve. Il baissa la tête.
– Explique-moi.
– T’expliquer quoi ?
– Comment mes yeux peuvent voir si moi je ne vois pas.
– Le choc que tu as reçu a atteint ton cerveau, pas tes yeux. L’aire visuelle consciente a été lésée, aussi ne comprends-tu plus consciemment ce que tu vois, c’est pourquoi tu es aveugle. Mais l’aire visuelle inconsciente est intacte, et c’est elle qui te guide.
– Je vois, mais je ne comprends pas ce que je vois ?
– Tu peux traduire le problème ainsi.
– Et pourquoi as-tu fait ça ?
– Fait quoi ?
– Tu m’as sauvé la vie, d’après Dol, et maintenant tu veux me prouver que je peux encore devenir archer. Ce n’est pas dans tes habitudes de t’occuper des autres.
– Tu préférais mourir ou rester à te morfondre dans ton lit ?
– Non, mais...
– Tu m’ennuies. Entraîne-toi au lieu de parler, tu étais loin du centre de la cible. Je reviendrai te chercher tout à l’heure, sinon maître Dol va m’attendre pour sa tournée. Si tu entends des gens venir, arrête-toi. Je n’ai pas envie d’être encore plus détesté.
Tenday ne trouva rien à répondre au pas régulier et prudent de l’Apprenti qui s’éloignait. Il trouva comme il put le chemin jusqu’à la cible, la tâta pour y trouver sa flèche. Elle était sur le cercle extérieur. Mais elle était fichée dedans.
– Kwarell ! Que faisais-tu au champ de tir avec Tenday ?
Men avait abordé l’Apprenti comme on aborde un camarade, presque un ami, et l’enfant n’avait pas apprécié. Il détestait la familiarité, synonyme dans son esprit d’hypocrisie. Il dévisagea le jeune Médecin de ses grands yeux noirs et scrutateurs, sortit son peigne, tira doucement l’une de ses deux mèches noires.
– Si tu peux éviter d’en parler, ça m’arrangerait.
– Pourquoi ? Tu veux apprendre à tirer à l’arc ?
– Ce serait idiot. C’est Tenday, l’archer, pas moi.
– Tenday est aveugle, il ne risque plus de tirer à l’arc !
– Viens ce soir voir, alors. Mais ne dis rien, ou tu ne verras rien.
– Je te propose autre chose. Je viendrai ce soir, seul, mais je te connais assez : tu ne me diras rien. Aussi, après nous ferons une partie d’échecs. Si je gagne, tu m’expliqueras tout. Si c’est toi, je ne dirai rien.
– Si ça t’amuse...
Ils se séparèrent là-dessus et Kwarell y porta juste l’intérêt nécessaire pour se dire que si vraiment Men était curieux, il faudrait peut-être qu’il prenne la peine de le fréquenter un peu plus. De tous les Médecins, il était le seul avec Dol à ne pas désavouer quelque peu le nouvel Apprenti du doyen. Puis l’enfant songea qu’il devait interroger son maître sur l’une des propriétés de la sauge officinale en fonction de la nature de sol où elle poussait, car il avait remarqué un détail intéressant sur les terres acides. Il s’empressa donc tant qu’il put de le rejoindre pour la tournée. Cet idiot de Tenday l’avait presque mis en retard.
– Echec au roi.
Men était acculé. Toutes ses pièces restantes passaient une à une dans de vaines tentatives pour protéger son roi. Ce maudit cheval noir lui tournait autour et il ne parvenait pas à l’arrêter, pas plus qu’à approcher du refuge du roi adverse. Ce gamin l’avait piégé comme un débutant !
– Maître Dol ? Vous allez bien ?
Le vieux Médecin s’était subitement arrêté pour s’adosser au mur, la respiration aussi courte que celle de son Apprenti pendant une crise d’asthme. Il frissonnait sous sa cape blanche et sa canne tremblait sous sa main. Kwarell resta calme, mais la pointe d’inquiétude qui transperça son coeur l’obligea à fermer les yeux pour conserver son emprise sur lui-même.
– Ne t’inquiète pas. Ça va aller.
– Je ne vous crois pas. Il y a assez de Médecins dans l’Ordre pour vous dispenser de tournée aujourd’hui, maître.
– Je n’en ai pas moins de devoir.
– Ne présume plus jamais ainsi de tes forces, ce n’est sain ni pour lui, ni pour toi. C’est ce que vous m’avez dit il y a quatre jours de cela. Pour le réveil de Tenday. Est-il sain pour vos patients que leur Médecin soit souffrant ?
– Je ne suis pas souffrant, Kwarell. Je suis vieux.
– Il n’empêche que vous présumez de vos forces à vous.
– Sais-tu que tu es le seul à oser me faire la morale ?
L’Apprenti haussa les épaules, ajusta la sangle de son sac sur son épaule endolorie par le poids des fioles qu’il y transportait, prit la main de son maître et la posa sur son épaule. Le vieux Korrigan se laissa raccompagner chez lui. Ils reprirent leur marche lente et précautionneuse dans les couloirs obscurs de la Cité sous la Terre.
– Echec au roi.
Men ne tiendrait plus très longtemps. Il essayait vainement de visualiser sur l’échiquier une situation qui lui permettrait de s’échapper, de prendre le roi noir à revers. Mais non. Il n’y en avait pas. Et devant lui Kwarell le regardait, aussi impassible que les pièces de granit disposées sur la table.
Comme Kwarell le lui avait ordonné, Tenday s’était arrêté en entendant venir les autres archers et s’était caché dans les buissons le temps de l’entraînement. Puis il était ressorti et s’était remis à tirer, non sans omettre d’ôter de ses yeux le bandeau qu’il avait choisi de mettre lors de ses trois jours de prostration. Il n’avait rien avalé depuis trois jours et sa main tremblait, mais il avait cessé de tirer sur la cible fixe, et visait celles qu’il avait réussi à animer en dépit de sa cécité. Une hélice de cibles minuscules, animée par le vent, faisait particulièrement son affaire.
– Evidemment, dit Kwarell en arrivant dans son dos, c’est plus facile pour toi sur des cibles qui bougent...
Tenday sursauta, voulut reculer et tomba. L’Apprenti soupira, mais ne fit rien pour l’aider à se lever. Il s’attendait à ce que le jeune Korrigan rouspète et râle encore, vexé peut-être de sa faiblesse ou d’avoir été dérangé. Cependant l’autre ne se releva que pour s’agenouiller devant lui. Pour exprimer sa surprise, Kwarell fit un demi pas en arrière, mais refusa de changer d’expression.
– Que fais-tu encore ?
– Je suis... un Archer...
Kwarell baissa sur lui l'un de ces regards inexpressifs dont il avait le secret sans daigner décroiser les bras de sa poitrine.
– Tu es ce que tu as choisi d'être.
– Non. Je suis ce que tu m'as donné d'être.
– Pf ! soupira l'Apprenti en relevant la tête.
– Kwarell... Puis-je t'ouvrir mon coeur ?
Cette fois Tenday sentit sans avoir besoin de le voir l'unique sourcil de son sauveur se froncer. Il l'avait surpris, vraiment surpris. Il entendit le son mat de l'enfant s'asseyant comme une approbation.
– Lorsque j'avais mes yeux, je croyais que j'avais des amis. Tu te rappelles ? Ils étaient souvent avec moi, Terek, Mya et les autres... Pour nous, te défendre des petits n'était qu'un jeu comme un autre... Mais quand j'ai été blessé, tu es le seul à être venu. Je sais, tu vas dire que c'était ton devoir d'Apprenti, mais moi je sais que tu m'as veillé plus souvent et plus longtemps que tu n'aurais dû. Je me fiche que ce soit pour San ou pour ton devoir, je m'en fiche ! Tu l'as fait et tu es le seul. Et quand j'ai perdu espoir, quand j'ai voulu me laisser mourir, tu es encore venu me chercher, et j'ai cru que tu opposais ta volonté à la mienne mais tu n'as fait qu'opposer mon désir de vivre et mon désespoir. Tu m'as rendu mon rêve et ma raison de vivre.
– Tu parles bien, pour un Archer.
– Kwarell, ma vie... Je te la donne.
– Quoi !?
C'était peut-être le premier cri de surprise qui sortait de la bouche de Kwarell. Aussitôt il se reprit. Lui, paniquer ? Non. Surtout pas. Pas de panique, pas de peur, pas de colère. Ces sentiments-là, il pouvait les payer de sa vie. Et il ne voulait pas mourir.
– Tu n'es pas sérieux, Tenday.
– Si. Je n'ai rien d'autre à te donner comme cadeau de guérison, alors je te donne ma vie. C'est tout ce qui me reste. Je ne peux pas aller te chercher de miel, je n'ai pas de cave à Chouchen, je ne peux même pas te cueillir de fleurs de Lune ou de fougères, et mon arc ne te servirait de rien. Mais j'ai la vie que tu m'as ramenée quand je la croyais perdue. Alors, je te la donne.
– Et si je n'en veux pas ?
– Aucun Médecin n'a jamais refusé un cadeau de guérison, non ?
– Non, mais il n'est écrit nulle part qu'il faut absolument les accepter.
– Si toi tu ne m'acceptes pas, qui m'acceptera ? Je ne suis plus rien pour personne, pas même pour mes parents. Laisse-moi être ton bras, laisse-moi être ton arme. Tu as dit que si je me fiais à mon instinct, je serais le meilleur des Archers. Et bien, je serai ton Archer, je te protègerai, je ferai pour toi tout ce que tu ne peux pas faire. Et tu n'auras rien à me donner en retour.
– Arrête. Tu n'es qu'un enfant, et moi aussi. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Je ne peux pas accepter ta vie en cadeau de guérison. Je ne veux pas.
Kwarell amorça le mouvement pour se relever, s’arrêta, se rassit. Les yeux aveugles de Tenday pleuraient. Il pinça les lèvres, sous le coup de l’émotion. Lui ne pleurait jamais, pas plus que l’enfant-Loup et comme il ne vivait qu’au milieu de ses livres il n’avait jamais vu quelqu’un pleurer. Il ne connaissait des larmes que la description qu’en faisaient les livres, et en cet instant celles de Tenday pénétraient son coeur avec une violence digne d’un orage d’août.
– D’accord, dit-il de son ton le plus neutre. J’ai compris.
Pour la première fois de sa vie, il fit quelque chose de tout à fait instinctif : il tira son peigne de sa poche et le mit dans la main de l’archer. Ce geste endigua ses pleurs aussi net qu’un barrage de pierres endigue un ruisseau. Le visage de l’enfant passa par toute une série d’expressions éloquentes alors qu’il découvrait la forme de l’objet sous ses doigts. Lorsqu’il eut déterminé la nature de celui-ci, ses traits s’apaisèrent, il s’approcha de Kwarell et, prenant son épaule comme point de repère, vint se placer derrière lui pour passer le peigne dans les cheveux blancs, fins et lisses.
– Echec et mat.
Kwarell leva un bras précis et fit tomber le roi blanc d’une griffe précautionneuse. Men baissa les yeux.
– Je ne te comprendrai jamais.
L’Apprenti haussa les épaules. Bien peu lui importait. Il lui sembla soudain que Men était bien plus aveugle que Tenday. Il se leva, tirant soigneusement la chaise derrière lui, salua son aîné vaincu, et quitta la bibliothèque. Dol l’attendait pour la tournée, et il ne tenait pas à être en retard.
Elemmirë | La mise à mort | ||
Estellanara | La dague et la gemme | ||
Narwa Roquen | Avec le Temps | ||
L'enfant du Bois Blanc | |||
Netra | L'Archer |
le 11-01-2010 à 22h13 | Une longue partie d'échecs... | |
... qui sert essentiellement à se raccrocher au thème du Concours, tout en démontrant, s'il en était besoin, l'intelligence de Kwarrel. L'histoire se poursuit, oscillant entre Kwarrel, le Korrigan différent des autres, et l'Enfant-Loup, être unique et par définition différent du reste du monde. Cette fois c'est Kwarrel qui est à l'honneur, dans une belle histoire d'amitié entre deux garçons là enc... | ||
le 19-12-2009 à 20h20 | Comm' juste sur le dessin | |
Parce que je suis en pleines révisions et que lire autre chose que les cours, c'est mal. On reconnaît bien ta patte sur cette illustration, les traits des personnages sont tout à fait de toi, j'aime bien leur finesse, il y a quelque chose de très poétique dans ton trait. Pour autant, ce dessin n'est pas, à mon sens, le meilleur que tu aies fait, et je pense que ça ne tient pas à grand chose pour... |