Notes (sans spoiler) :
Ce texte se situe dans le monde réel autant au niveau temporel que géographique. J'ai essayé d'être le plus proche possible de la réalité concernant la géographie, mais j'ai dû prendre des libertés avec certains détails pour les besoins narratifs. De plus, j'ai consciemment ignoré les particularités linguistiques (accent et vocabulaire) de certaines régions car j'ai trouvé que cela aurait peut être réduit le nombre de ses lecteurs. Pour les gens habitant dans ces régions, je m'en excuse d'avance ;o)
Il était une fois un jeune garçon nommé Christophe. Il filait sur son scooter, en direction de nulle part, ses larmes estompant le monde qui l'entourait. Il était parti et ne reviendrait plus. Cette dispute était la dernière. Il n'avait plus huit ans ! Son père lui avait interdit de sortir ce week-end et il avait claqué la porte. Il lui en voulait pour son habitude à vouloir tout contrôler, il en voulait à la voiture devant lui - un parisien ! - il en voulait à la moitié de l'humanité et ne voulait surtout pas connaître l'autre moitié de peur de trouver des motifs de lui en vouloir aussi. Mais surtout, il s'en voulait car il commençait à apercevoir son père dans certains traits de son propre visage, dans certaines de ses expressions, et il ne le supportait pas. Machinalement, il prit la direction du centre ville de Marseille, comme s'il allait au lycée, puis bifurqua en direction du Vieux Port. La mer l'apaisait en général. S'il avait réfléchi avant, il serait allé sur une plage déserte, mais il était là, alors il se contenterait du port où il était arrivé.
Charles observait sa proie. Il l'avait aperçu une demi-heure auparavant, assis proche des quais, à côté d'un scooter TKR 50cc. C'était un jeune de quinze ou seize ans, un peu débraillé comme le sont les jeunes aujourd'hui, mais à l'air innocent. Pas quelqu'un de la rue. La nuit s'approchait, le soleil était haut mais les ombres s'allongeaient, étendant sur le monde le prélude des ténèbres à venir. Le garçon bougea et Charles avança vers lui en prenant soin de rester dans son dos et surtout contre le vent. A quelques mètres à peine, il attaqua.
- T'aurais pas une p'tite pièce ? Ou une cigarette ? dit-il en portant la main à sa bouche.
Le garçon sursauta, se retourna, mit une main dans sa poche et commença à répondre :
- Non, désolé mais...
Charles sourit, mais pas trop - il ne fallait pas que ses chicots l'effraient. Après l'effet de surprise, son visage encore avenant et ses grands yeux calmes allaient entrer en jeu. Le garçon se sentait coupable d'avoir eu peur et en insistant un peu il lui donnerait une pièce.
Une sirène de police interrompit la transaction. Au bout du quai, la voiture manoeuvrait pour se diriger vers eux. Charles jura et commença à s'éloigner en boitillant. Christophe enfourcha son scooter et démarra. Quelques semaines auparavant, le gouvernement avait fait voter une loi durcissant les mesures anti-mendicité déjà en place, en punissant aussi bien le mendiant que le généreux citoyen. La voiture de police réagit en enclenchant la sirène et les pleins phares. Christophe dépassa bientôt le SDF, puis s'arrêta et lui dit :
- Monte !
Charles ne se le fit pas dire deux fois.
Quelques ruelles plus loin, avec les conseils de Charles, ils échappèrent aux forces de l'ordre.
- Merci, dit-il en descendant du scooter. Tu ne me croiras peut-être pas, mais les cellules du commissariat sont moins confortables qu'un carton dans la rue !
- Je... je suis un fugitif maintenant !
- Mais non... demain tes parents arrangeront tout ça, tu ne risques rien.
Christophe baissa la tête.
- Je suis parti, je ne rentrerai pas.
- Oh... eh bien suis-moi si tu veux, demain je ne sais pas, mais ce soir tu devrais pouvoir dormir au chaud.
Le garçon hésita une poignée de secondes, ses pensées se lisaient sur son visage.
- Vous n'êtes pas un...
- Non, répondit Charles en riant, je ne suis pas un tordu, et il n'y en a pas dans notre groupe à ma connaissance. Je m'appelle Charles.
- Christophe.
L'homme et l'adolescent se serrèrent brièvement la main.
Ils s'étaient installés dans un entrepôt abandonné. A l'intérieur, on avait monté de vieilles tentes, des cartons, voir des abris de fortune faits de draps et de palettes de bois. Christophe fut présenté au groupe où il apprit qu'il y avait un avocat, un médecin, un ingénieur en physique nucléaire des pays de l'Est, un banquier et même... un ancien conseiller à l'ANPE. Tous avaient plongé, sans pouvoir remonter la pente, à cause de l'alcool, de la drogue, d'un divorce, de mauvais placements en bourse, de la malchance ou d'une combinaison de plusieurs de ces facteurs.
Christophe n'avait jamais fréquenté de trop près les sans-abri, mais à part d'inévitables inconvénients dus à leur situation, il les trouvait sympathiques. Chez eux, il pouvait être accueilli sans être jugé, comme un être humain et pas comme un robot juste bon à ramener des notes correctes et à sortir les poubelles. Ils partagèrent leur repas avec lui, assemblage hétéroclite de produits achetés avec l'argent de la mendicité ou de quelques rapines. Les conversations allaient bon train, chacun lui donnant l'impression de vouloir raconter sa vie, et Christophe écoutait, fasciné par ce condensé d'existences.
Au milieu de l'entrepôt trônait un petit brasero électrique, branché sur une ligne qu'on avait dû oublier de couper. De temps en temps, une vieille femme noire se levait et allait sous une tente au fond du bâtiment d'où venaient des bruits de toux sèche. Le repas était fini depuis longtemps lorsque des éclats de voix surgirent de la tente en question. La vieille femme s'y précipita une nouvelle fois, juste à temps pour soutenir une fillette d'une dizaine d'années qui en sortait en trébuchant et en toussant. Elle était fluette et très pâle, ses cheveux ondulaient autour de son visage d'une manière presque irréelle dans la pénombre ambiante. Leur couleur était indéfinissable, elle oscillait entre le bleu lagon et le roux presque blond. Si une telle couleur de cheveux existait, on aurait pu dire qu'ils étaient irisés.
L'enfant se rapprocha du brasero malgré les ultimes tentatives de la vieille femme pour lui faire réintégrer la tente. La fillette rejoignit le groupe dans le plus grand silence, les conversations s'étaient tues. Pour la première fois depuis qu'il était là, Christophe se sentit mis à l'écart. Tous se jetaient des coups d'oeil furtifs mais en évitant de croiser son regard.
- Bonjour, croassa la fillette en le fixant.
Tous les yeux se braquèrent sur elle, puis sur lui, attendant sa réponse.
Sa voix était rauque à cause de la toux mais on devinait une douceur et une fluidité sous-jacentes. Christophe restait fasciné par ses yeux qu'il pouvait maintenant distinguer clairement à la lumière du brasero. Ils étaient d'un vert profond, mais très lumineux, comme les algues marines flottant à la surface de l'eau et qui deviennent aveuglantes lorsqu'elles captent l'éclat du soleil.
- Heu... bonjour ?
L'enfant eut une nouvelle quinte de toux qui brisa le charme et Charles fit les présentations.
- Elle s'appelle Aude et nous l'avons, heu... trouvée, un peu comme toi, il y a quelques jours. Seule Abigaïl avait entendu sa voix jusqu'à présent, ajouta-t-il en montrant la vieille femme noire.
- Aude, dit-il une fois la toux passée, voici Christophe, c'est un ami.
- Chri... Christophe... Emmène-moi... L'Océan...
- Elle a parlé quelquefois de l'océan, intervint Abigaïl, mais quand on l'a emmenée au bord de l'eau, elle a fondu en larmes en disant que ce n'était pas l'océan.
- La Méditerranée est une mer, l'océan ce doit être l'Atlantique, répondit Christophe.
Aude se jeta sur lui et lui agrippa le bras :
- Oui ! Atlantique ! Emmène-moi...
Une quinte de toux plus forte que les autres l'obligea à lâcher prise et elle tomba en arrière. Abigaïl la rattrapa et, jetant un regard accusateur à Christophe, reconduisit la petite à demi-consciente sous la tente. Autour du brasero, tous fixaient le garçon.
- Tu vas le faire ? demanda quelqu'un.
- Moi ? Quoi ? répondit-il, sur la défensive.
- L'emmener où elle veut ! dit une autre voix.
- Mais... c'est impossible ! J'ai seize ans... enfin dix-sept dans quelques mois, mais c'est de la folie ! Il faut l'emmener à l'hôpital plutôt, ou à la police !
- Le temps qu'ils comprennent ce qu'elle a, s'ils y arrivent, ce sera trop tard ! Je l'ai examinée et ses symptômes ne correspondent à aucune affection connue, répondit le médecin déchu. Quant à la police...
Christophe ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, cherchant des arguments à opposer à cette bande de fous.
- Je n'ai qu'un seul casque ! lâcha-t-il enfin, sachant déjà que cet argument ne tiendrait pas longtemps.
Quelques secondes plus tard, il tenait un deuxième casque dans les mains et s'avoua vaincu. Etrangement, il dormit d'un sommeil de plomb cette nuit là.
Le lendemain, lorsqu'il se réveilla, Christophe décida de revenir sur sa parole. Il sortit de l'entrepôt quasi désert d'un pas décidé. Dehors l'attendait déjà la troupe autour de son scooter. Aude était installée dessus et lui souriait. Sa résolution fondit comme neige au soleil. Ils avaient préparé un sac à dos avec de la nourriture et de l'eau pour quelques jours et, pire que tout, chacun donnait un conseil ou une petite pièce à Christophe à mesure que celui-ci s'approchait de son scooter.
- Prends bien soin d'elle, lui ordonna Abigaïl.
- On compte sur toi, dit Charles.
Résigné, il mit son casque et enfourcha son scooter. Ses derniers doutes s'envolèrent lorsque les petites mains d'Aude s'enroulèrent autour de sa taille. Une vague de calme bienveillante l'envahit et le noeud de colère qu'il avait au fond de lui, dont il n'avait jamais pris réellement conscience, se libéra d'un coup.
Une fois sorti de Marseille, Christophe se détendit un peu. Il était resté à l'affût du moindre signe de la police, qu'elle le recherche pour délit de fuite, fugue, ou mieux encore maintenant, kidnapping. Aude n'avait pas ouvert la bouche depuis leur départ, mais elle l'agrippait toujours fermement et avait posé sa tête casquée sur son dos. Du coup il n'osait pas bouger plus que nécessaire. Il n'avait qu'une vague idée du trajet à emprunter, mais il allait commencer par longer la côte en direction de Perpignan. Il trouverait bien une carte en chemin.
Vers midi, ils firent une petite pause à Fos-sur-Mer où ils mangèrent des biscuits et des pommes contenus dans le sac à dos. Christophe tournait encore et encore des phrases dans sa tête, mais aucune ne sortait. Il ne savait pas comment tourner ses questions, et en pleine lumière, les yeux d'Aude l'impressionnaient encore. Sa toux s'était un peu calmée une fois qu'ils avaient quitté le port pollué de Marseille, mais elle était toujours aussi pâle. Finalement, ils reprirent leur voyage, Aude regardant avec appréhension la route qui s'enfonçait un peu à l'intérieur des terres en direction d'Arles.
En approchant d'Arles, sa toux reprit. Christophe avait peur qu'elle le lâche ou qu'elle retombe inconsciente comme la veille au soir, mais elle l'agrippait toujours fortement. Arrivé à Arles, sur une intuition, il prit la direction de la Camargue plutôt que celle de Nîmes comme il en avait eu l'intention au début. Sa toux ne disparut pas complètement, mais il eut l'impression qu'elle se fit moins forte dès qu'ils revinrent près de la mer et des étangs côtiers situés de l'autre côté de la Camargue. Toujours en longeant la côte, il parvint à proximité de Montpellier où il s'arrêta pour refaire le plein du scooter et le laisser refroidir un peu. Le petit moteur n'était pas fait pour de si longues distances et il se demanda s'il tiendrait jusqu'au bout. Il était parti de chez lui la veille sur un coup de tête, mais il avait environ cinquante euros dans son portefeuille, donc il n'aurait pas de problème d'argent pour l'essence.
Ils continuèrent leur route, évitant les voies rapides où le scooter était interdit, se traînant à quarante-cinq kilomètres à l’heure. Christophe choisissait toujours les nationales ou les départementales qui longeaient au plus près la côte. Ils empruntèrent la route d'Agde, qui passait entre la Méditerranée et l'étang de Thau, et continuèrent jusqu'à Valras-Plage. Ils longeaient un fleuve et s'apprêtaient à le traverser lorsque Christophe eut une idée pour briser la glace.
- Regarde, Aude ! Le fleuve a le même nom que toi !
Aude releva la tête, détailla l'écriteau bleu sur fond blanc et répondit d'une voix fatiguée :
- Non, ce n'est pas vraiment mon nom.
Christophe s'arrêta et se retourna vers elle.
- Tu ne t'appelles pas Aude ?
- Non... mon vrai nom n'est pas celui là... Je l'ai dit à Abigaïl mais elle l'a mal compris, je crois.
- Comment t'appelles-tu alors ?
- Je suis... Onde.
- Onde... C'est étrange comme prénom. Je ne connais personne d'autre qui le porte.
- Au contraire, c'est très courant ! J'ai deux soeurs qui s'appellent pareil ! Je...
Aude, ou Onde, baissa les yeux et resta muette.
- Tu as des soeurs ?
Christophe descendit du scooter et fit descendre Onde également. Il enleva son casque et s'assit dans l'herbe au bord de la route.
- Bon, écoute, je crois qu'il faut que tu me racontes ce qui se passe.
Onde hésita... puis enleva son casque et vint s'asseoir en face de lui.
- D'abord il faut que tu me promettes de m'emmener jusqu'à l'Atlantique, dit-elle, boudeuse mais décidée.
- Oui, je le ferai... promis. Du moins si mon scooter y arrive, ajouta-t-il en souriant.
- Bon... Je... je suis une sirène.
Christophe éclata de rire.
- Une sirène ? Mais enfin ! Ca n'existe pas ! Et puis regarde, tu as des j...
Devant lui, les jambes d'Onde venaient de se transformer en une jolie queue de poisson aux reflets bleutés. Les écailles captaient l'éclat du soleil et l'éblouissaient. Il mit une main devant ses yeux, pour se protéger et cacher sa stupéfaction.
- Mais... depuis le début ? Une sirène ? Non... je dois rêver... Comment ?
- Un navire m'a capturée il y a quelques semaines et a accosté dans la ville que vous appelez Marseille. J'ai réussi à m'échapper avec l'aide des sans-abri qui cherchaient quelque chose à récupérer dans le conteneur où j'étais enfermée. Ils m'ont donné des vêtements et ils m'ont nourrie... mais... je me meurs... il faut que je revienne dans l'Atlantique. La marée est plus qu'un mouvement des eaux, c'est vital pour nous, autant que le sont la nourriture et l'eau pour vous.
- Mais tes jambes... et tes parents alors ? Où sont-ils ?
- En tant que sirène j'ai quelques pouvoirs d'illusion et de transformation... mais ça m'épuise. Mes parents m'attendent sans doute et s'inquiètent pour moi.
Christophe baissa la tête.
- Ce n'est pas mon père qui s'inquiétera pour moi, lança-t-il, toujours plein de rancoeur.
- C'est difficile de savoir ce que pensent les humains, mais peut-être n'est-il pas comme tu le crois... Tu... n'as plus de mère ?
- Je... oui ! Comment le sais-tu ?!
- Je peux voir les liens d'amour entre les êtres, et je ne vois pas celui de ta mère.
- Elle... est morte dans un accident de voiture quand j'avais huit ans, je ne me rappelle rien de cette période...
- Oh... j'espère que tu pourras retrouver ton père une fois que tu m'auras ramené chez moi.
- Ca ne risque pas ! Je ne veux plus le revoir !
Onde resta silencieuse un moment, puis lui chuchota presque :
- Qui sait, crois en une sirène de quatre cent trois ans, on ne sait pas de quoi demain sera fait.
- Q... mais tu as à peine douze ans !
- J'ai pris l'apparence d'une petite fille car cela me demande moins d'énergie qu'une femme complète... et puis j'espérais attendrir mes ravisseurs pour qu'ils me libèrent.
Christophe s'accorda un instant de réflexion puis demanda :
- Alors... pourquoi moi ?
- Je ne sais pas... Peut-être parce que Christophe est le saint patron des Voyageurs ? répondit-elle d'un air espiègle.
Le soir, Christophe et Onde discutèrent encore un peu, sur une plage au nord de celle de Narbonne où ils faisaient leurs adieux à la mer. Il avait fini par trouver un plan et avait déterminé leur itinéraire. Il leur resterait environ cinq cents kilomètres à parcourir demain et après demain sans doute pour arriver jusqu'à Bayonne. Il leur faudrait traverser une grande région sans étendue d'eau. Onde se baignait dans la Méditerranée en essayant de reprendre des forces, même si la marée était absente. Christophe revoyait l'itinéraire en essayant de le raccourcir au maximum. Il avait un oncle avec qui il s'entendait bien à Toulouse, et si son père avait signalé sa fugue, nul doute qu'on le rechercherait là-bas. Aussi, il décida d'éviter la ville.
Ils passèrent la nuit sur la plage, entre deux dunes, collés l'un contre l'autre pour se tenir chaud.
Tout se déroula bien jusqu'à Carcassonne, où Christophe fit le plein du scooter avant de mettre le cap sur Foix pour éviter Toulouse. Le scooter commença à montrer des signes de fatigue, et lorsqu'ils arrivèrent finalement à Foix, vers midi, Christophe doutait qu'il puisse repartir. Il se restaurèrent et dormirent un peu ; Onde toussait de plus en plus et était toujours aussi pâle. Par moment, ses cheveux prenaient réellement une couleur bleue, puis redevenaient blonds. Après une heure de pause, ils repartirent, mais le scooter ne dépassait plus les trente kilomètres à l’heure. Il descendit même à dix au bout d'une heure, et pour couronner le tout, ils passèrent lentement devant un contrôle de police où ils se firent arrêter. Christophe voyait l'agent avancer vers lui en essayant d'imaginer tous les scénarios possibles. Onde semblait inconsciente, mais sa poigne était toujours ferme.
- Papiers du véhicule, s'il vous plait, asséna-t-il.
- Heu... oui, les voilà, dit-il en les sortant de son portefeuille.
- Vous semblez avoir des problèmes avec votre scooter, pas trop fait pour les routes de montagne ces engins-là ! Et... vous venez de... Marseille !?
- Heu... non, mon père et moi avons déménagé la semaine dernière dans la région, on n'a pas encore fait refaire la carte grise.
- Une seconde, je vais vérifier.
L'agent retourna à sa voiture et disparut à l'intérieur. Christophe savait que c'était la fin du voyage. Il imaginait des gros voyants rouges qui allaient s'allumer : "FUGUEUR" ou "DELIT DE FUITE". Dans son dos, Onde ne bougeait toujours pas, et étrangement, le policier ne lui avait rien demandé... Au bout d'un temps incroyablement long, l'agent revint et lui tendit ses papiers :
- Tout est en ordre, circulez.
- Heu... oui, m'sieu.
Christophe était trop abasourdi pour discuter, il démarra et le scooter remonta miraculeusement à quarante kilomètres à l’heure. Dix minutes plus tard, lorsqu'ils se furent éloignés, Christophe sentit la poigne d'Onde se relâcher un peu et celle-ci pousser un grand soupir.
- C'est... c'est toi qui as fait ça ?
- Qui l'a convaincu de nous laisser passer ? Oui... et le scooter aussi, mais c'était plus difficile, les machines ce n’est pas mon domaine. Il avait juste besoin d'être refroidi, heureusement.
Puis elle toussa tellement fort que Christophe s'arrêta de peur qu'elle ne le lâche sous l'effort. Il se retourna et vit que ses mains et le reflet de son visage sous le casque prenaient une couleur bleutée...
- Onde... ça va... ?
- Oui... je... me retransforme... mais sans l'Océan... je ne pourrai pas...
Aussi rapidement que possible, Christophe reprit la route.
Le soleil était impitoyable. La chaleur et l'odeur de l'asphalte montaient jusqu'à lui et l'écoeuraient. Dans son dos, Onde transpirait aussi, perdant cette eau si précieuse pour elle. Il fit à nouveau le plein à Saint-Gaudens en milieu d'après-midi et repartit aussitôt. Il commençait à avoir des crampes et ses yeux le piquaient de fatigue, mais il se força à rester éveillé et à tenir bon. Il conduisit aussi longtemps que possible mais dut s'arrêter vers six heures, après avoir failli s'endormir trois fois et avoir mis leur vie en danger. Ils trouvèrent un coin tranquille un peu avant Tarbes et se reposèrent. La peau d'Onde était devenue plus bleue que rose. Elle ne parlait que par monosyllabes et tremblait souvent, quand elle ne toussait pas. Elle essaya de manger mais ne put garder la nourriture. Par contre, elle but beaucoup, et Christophe vida le reste de leurs réserves d'eau sur elle. Cela sembla lui faire du bien car elle s'adressa à lui lorsqu'il était sur le point de s'endormir.
- Christophe...
- Oui ? Tu ne dors pas Onde ?
- Non... je dois... te dire quelque chose.
Christophe attendit, anxieux. Si elle pensait qu'ils n'y arriveraient pas, aurait il la force de la convaincre de continuer ? Il n'allait pas abandonner maintenant...
- C'est... ton père qui conduisait, n'est-ce pas ?
- De quoi parles-tu ? répondit-il, surpris et instinctivement sur la défensive.
- Tu sais bien de quoi je parle... Ce n'est pas sa faute, tu sais... Pas sa faute...
- Je sais bien, je n'ai jamais dit ça...
- Alors pourquoi... tu le penses...
La situation était irréelle. Christophe sentait monter la colère en lui. Sirène ou pas, elle n'avait pas à se mêler de ses affaires ! Aussi bien, elle faisait semblant d'être malade depuis le début pour le faire souffrir, et voilà qu'elle essayait de le manipuler avec des réflexions de psys ! Il...
Onde avança la main et le toucha. Ses petits doigts bleus semblèrent luire d'un éclat rouge au contact et, comme le premier jour, la colère disparut. Christophe fondit en larmes. Onde ferma les yeux, un sourire las sur le visage.
Ils connurent tous les deux une nuit agitée, Christophe ne dormant que par à coups, rêvant chaque fois de se réveiller avec un petit être bleu et froid sans vie entre les bras.
Au matin l'état d'Onde avait empiré et ils reprirent leur route. Christophe refit le plein à Pau en milieu de matinée et essaya de parler avec Onde, mais celle-ci restait muette. Il dut l'attacher à lui avec les lanières du sac à dos pour éviter qu'elle ne tombe, abandonnant le sac maintenant presque vide. Courbé sur son scooter, il filait à nouveau, des larmes dans les yeux, fixé sur son but, priant un dieu auquel il n'avait jamais cru de ne pas arriver trop tard.
Bientôt, ils commencèrent à croiser, sur la N117, des voitures contenant des accessoires de plage. Surf sur le toit, serviettes sur la plage arrière, etc... Dans l'air, un parfum particulier commençait à apparaître, mais encore trop faible pour provoquer la moindre réaction chez Onde. Christophe aperçut un panneau "Onde" et bifurqua à droite sans réfléchir. Sur celui d'après, il put constater son erreur, il s'agissait d'un village qui s'appelait "Ondre"... mais il était suivi d'un panneau "Ondre - plage". Il continua sa route. Dans son dos, Onde ne bougeait plus. Ses mains étaient juste posées sur ses hanches, seules les lanières du sac l'empêchaient de tomber.
Christophe traversa le village d'Ondre en trombe. Au loin, l'horizon s'éclaircissait. Une rangée d'arbres de chaque côté de la route et au loin, l'Océan. Il évita de justesse une voiture sortant du parking de la plage d'Ondre, continua sur sa lancée, traversa les quelques commerces de la plage et s'élança sur la jetée en direction de la mer qui était haute à cette heure-là. Il voyait la mer se rapprocher, plus que cinquante mètres, quarante, trente... cette jetée n'en finissait pas... Il ne ralentit pas.
Le scooter plongea dans la mer, disparaissant sous la surface, avec ses deux passagers.
Christophe se débattit mais les lanières du sac à dos l'entravaient maintenant. Onde ne bougeait toujours pas. L'eau s'infiltrait partout. La surface s'éloignait. Il essaya encore une fois de se détacher d'Onde, mais celle-ci était devenue lourde, très lourde. Christophe vit de précieuses bulles d'air s'échapper de sa bouche dans un cri silencieux et son regard se fit vitreux...
Au même moment où ceux de Christophe perdaient leur éclat, les yeux d'Onde s'ouvrirent brièvement, puis se refermèrent.
Un jour plus tard, le garçon se réveilla sur une plage. Il ne savait plus où il était ni qui il était. Il promena un regard innocent autour de lui et s'attarda sur la mer. Une jeune femme nue en sortit alors, venant de nulle part et s'approcha de lui. Sans dire un mot, elle prit son visage entre ses deux mains froides et l'embrassa sur le front. Les souvenirs de Christophe affluèrent. Son corps trembla lorsqu'il revécut l'épisode de sa noyade.
- Tu es... Onde ?
- Oui, Christophe, merci. Sans toi je n'aurais jamais pu retrouver ma liberté et je serais morte loin des miens.
Dans l'eau, à quelques mètres de là, plusieurs sirènes les regardaient, certaines avec envie, d'autre avec dégoût. Les relations avec les humains avaient toujours été compliquées.
- Je... suis content que tu sois en vie, j'ai vraiment cru que j'étais mort et que toi aussi.
- Eh bien... en fait c'est un peu vrai, répondit Onde. Mon corps était mort lorsque tu as plongé dans l'Océan, mais ta proximité m'a permis de m'infiltrer en toi lorsque tu as perdu conscience et de fusionner nos deux esprits. Mes parents sont arrivés à temps pour m'aider à façonner un nouveau corps et à extraire nos deux esprits du tien. Il ne restait plus qu'à attendre que ton corps guérisse. Je viens de te rendre ce qui t'appartient... Enfin, j'espère que je n'ai pas mélangé nos souvenirs... Si tu as envie de manger du crabe pendant quelques jours c'est normal, ajouta-t-elle avec son petit sourire mutin.
Christophe se jeta dans ses bras et l'enlaça. Ils restèrent un moment comme cela, pleurant parfois, du bonheur d'être en vie et entourés de gens qui nous aiment.
- Christophe... il faut encore que je te dise quelque chose. Lorsque j'ai séparé ton esprit du mien, je n'aurais pas réussi s'il n'avait pas eu un lien aussi fort avec celui... de ton père.
- Mon père ?!
- Oui... je suis persuadée que tu ne le hais pas autant que ce que tu penses... et sois en assuré, il t'aime... plus que je ne l'ai vu en quatre cents ans. Il se sent coupable également, tu sais.
Onde l'embrassa encore une fois sur le front et s'éloigna vers ses soeurs. La mer lui faisait une robe nacrée, les gouttelettes d'eau lançant des reflets irisés autour d'elle. L'horizon et les profondeurs les engloutirent et il se retrouva seul, agenouillé sur la page.
L'homme qu'il était devenu se recueillit encore un moment, rassembla ses forces et se releva. Il avait une longue route à faire pour rentrer chez lui.
Fladnag | Entre deux eaux | ||
Narwa Roquen | L’Esprit-Clef | ||
Poursuites |
le 18-12-2009 à 10h35 | touchée... | |
J'ai découvert avec surprise ton texte et j'ai eu une très forte émotion .... | ||
le 23-06-2009 à 20h44 | Joli conte | |
J'aime bien quand tu changes de palette, entre les textes de fiction scientifique et les contes poétiques. Tu revisites les classiques du genre (sirènes, dragons, anges, ...) et c'est toujours innovant et joli. Ravie d'avoir pu te lire! | ||
le 22-06-2009 à 22h23 | Un voyage initiatique... | |
... dans la pure tradition du genre. C'est délicieusement romantique... Tu décris très bien la révolte de cet adolescent en rupture, qui fait une rencontre fantastique qui va bouleverser sa vie. Sa générosité,sa persévérance et son courage vont lui permettre d'aller au bout de lui-même et de se retrouver, après avoir cru se perdre. Tu emploies une écriture à la fois simple et symbolique pour racon... | ||
le 08-06-2009 à 19h47 | indices | |
Bah, d'habitude on me dit que je donne pas assez d'indices ^^ Et puis là, je voyais pas comment faire durer cette information là jusqu'à la fin, alors j'en ais parlé plus tôt pour ne pas en faire la chute. | ||
le 08-06-2009 à 14h54 | Pareil... *SPOIL* | |
... sauf que moi, en celte invétéré, j'ai pensé à une Selkie qui aurait enlevé sa robe de Mer... Par contre j'ai tout lu d'une traite sans m'arrêter. Franchement, Flad', tu devrais nous écrire des choses plus souvent !!! Après tout, tu as une sacrée plume et à part que tu laisses trop d'indices à ton lecteur, tu sais nous tenir en haleine !!! | ||
le 08-06-2009 à 10h42 | Foutue description | |
La description de Onde est tellement orientée mer que je me suis faite spoiler dès le début ='( Sinon c'est très mignon ^^ |