Il est amusant de constater parfois comment certaines choses peuvent être détournées de leur utilisation "normale". Prenez ce cimetière par exemple : en général les âmes y viennent pour trouver le repos éternel et bien des vies ont pris fin dans ce genre d'endroit. Dans ce cimetière bien précis se trouve une tombe fraîchement remplie, les bouquets de chrysanthèmes ne sont pas fanés et les couronnes mortuaires sont encore imprégnées de l'odeur de cellophane. Tout autour de cette tombe rappelle que l'évènement funèbre qui s'y est déroulé est récent, et pourtant dans cet endroit, à quelques mètres seulement de cette tombe, une vie va naître. Et pas n'importe quelle vie : la mienne.

A quelques mètres de la tombe se trouve un caveau, un joli petit caveau en pierre de taille avec de petites fenêtres à colonnades et un toit en lauzes. Un caveau sans grande prétention qui n'a jamais rien demandé à personne, et qui serait bien banal si son précédent locataire n'avait pas demandé au forgeron du village de remplacer la croix de fer forgé qui ornait l'entrée par un cercle en cuivre. Maintenant que notre caveau n'est plus banal, voyons ce qui se passe à l'intérieur. Il s'y trouve un homme, appelons-le monsieur M par exemple. Monsieur M est vêtu de noir (une couleur qui lui va bien) et dans ses oreilles se trouvent deux écouteurs, chacun relié à un walkman(tm). Dans l'écouteur de droite l'orchestre philharmonique de Prague interprète "La Flûte Enchantée" de Schubert, et dans l'écouteur de gauche Napalm Death torture ses instruments sur un fond de "From enslavement to obliteration". Si monsieur M avait une troisième oreille, l'écouteur qui y serait associé diffuserait du Bowie, du Pink Floyd ou du King Crimson, au choix. Monsieur M aime la Musique avec un grand M, assurément. Derrière toute musique monsieur M cherche avant tout la dimension humaine, c'est pourquoi sa définition de la Musique est basée avant tout sur les instruments de Musique et leur utilisation. Cette définition, si elle ne prend pas certaines choses que certains appellent musique pour de la Musique, reste tout de même assez large.

Mais voila qu'un évènement vient troubler le programme Musical de ce soir : un autre homme vient d'entrer dans le caveau, appelons-le monsieur A.Ce monsieur est une personne bien étrange, il aime la solitude par-dessus tout et, lorsqu'il se trouve en compagnie d'autres humanoïdes, il ne peut s'empêcher d'extérioriser son caractère Antisocial. Monsieur A est bien entendu (pour coller avec son caractère Antisocial) Agnostique de naissance, et ce trait de caractère est suffisamment poussé pour que monsieur A soit de fait indigne de toute confiance, si petite soit-elle. Que voulez-vous faire confiance à un Antisocial sans foi ni loi ? Car de loi non plus il n'est pourvu. Monsieur A n'aime pas trop monsieur M, le caractère hédoniste du second donne des boutons au premier, et celui-ci trouve que la Musique est bien trop proche du gnosticisme pour qu'il lui soit concevable d'en écouter. De son côté monsieur M Méprise monsieur A, il trouve que ce dernier ne sait pas profiter de la vie et qu'en plus il l'affiche sans vergogne.

Laissons nos deux compères se toiser en silence et observons plutôt une troisième personne qui vient juste d'entrer dans le caveau. Appelons cette personne monsieur L. Ce brave homme aux allures d'éternel étudiant a une passion dans la vie, et une seule : la Littérature avec un grand L ou plutôt LES Littératures car monsieur L a en sainte horreur (d'où on conflit assez sévère l'opposant à monsieur A) que l'on mette une nouvelle de Ray Bradbury et un livre de cuisine indoue dans le même panier, par exemple. Monsieur L se sent relativement proche de monsieur M, et vice versa. Il exècre par contre monsieur A, qui de toute façon déteste tout le monde.

Mais alors que messieurs M et L discutaient de l'influence du chaos dans la Littérature Lyrique de la Chine du Nord et que monsieur A ruminait dans son coin, une pluie de rires et de confettis précédemment trempés dans un pot de peinture vert fluo recouvre les épaules des trois personnes présentes dans le caveau. Il n'est pas besoin d'être devin pour savoir que cette farce est l'oeuvre de monsieur K. Non content d'être de loin le membre le plus détesté de la troupe, monsieur K se sent toujours obligé de ne rien faire comme les autres. Et alors que sa Connerie monumentale lui aurait facilement valu le nom de monsieur C, celui-ci a décidé de s'appeler monsieur K et de faire profiter aux autres de sa Konnerie. Un mystère subsiste néanmoins : malgré son impopularité notoire, monsieur K est un membre très influent dans le groupe. Il se chuchote dans les couloirs de l'intendance que monsieur K aurait passé un accord avec monsieur Y, qui vient d'arriver dans le caveau sans que personne ne s'en aperçoive.

Monsieur Y est un monsieur très secret, à tel point qu'on ne sait même pas d'où vient son nom. On chuchote également que monsieur Y aurait choisi ce nom par pur esprit de contradiction, d'où d'ailleurs les autres chuchotements concernant un hypothétique accord secret entre messieurs K et Y. Il n'en reste pas moins que si monsieur Y est le personnage le plus important du groupe, ses motivations et ses moyens restent inconnus du grand public. Monsieur Y a-t-il conscience de ses propres moyens et faiblesses ? Nous serions bien en peine de répondre à cette question. Ses rapports avec les autres membres du groupe sont eux-aussi mal déterminés, la seule information que nous ayons à ce sujet concerne monsieur M, qui a apparemment peur de monsieur Y, mais là encore les raisons de cette peur restent inconnues.

Il me faut maintenant parler d'une théorie très controversée sur la nature de monsieur Y, à laquelle certains croient dur comme fer et que d'autres refusent d'imaginer un seul instant. Cette théorie est partie du fait que personne n'ait jamais vu monsieur Y seul, en effet celui-ci n'apparaît que lorsque messieurs M, A, L et K sont réunis. Il se pourrait donc que monsieur Y soit le fruit de l'imagination des quatre autres personnages, et que cette imagination commune soit suffisamment forte pour devenir réelle si les quatre imaginateurs sont réunis. On pourrait alors parler avec circonspection d'idmagination. Cette théorie n'a jamais été démontrée mais elle expliquerait en partie la nature du secret qui enrobe l'existence de monsieur Y.

Toujours est-il que nos cinq personnages sont maintenant réunis dans le caveau et que le traditionnel calme funéraire a laissé place à une fervente animation. Nos cinq compères, ayant revêtu des costumes de cérémonie, sont en train de réaliser une suite compliquée de gestes et de paroles murmurées. Et alors qu'ils entrent dans une transe mystique, une faible lueur commence à apparaître au centre du cercle qu'Ils forment. Les puissantes forces magiques qu'Ils ont appelées font déjà sentir leur présence à la réalité environnante et de subtiles modifications dans le décor ne laissent plus aucun doute sur le processus magique entamé : ce n'est rien de moins que la Cérémonie de la Communion. Pendant que la transe des Cinq plonge dans leur esprit et investit le moindre recoin de leur conscience, la faible lueur gagne en intensité et irradie à présent la totalité du petit caveau, envoyant ses tentacules lumineuses de plus en plus haut, de plus en plus loin. Les Cinq, complètement abandonnés à leur transe, baignent dans la lueur et seules certaines petites parties de leurs costumes de cérémonie restent visibles de l'extérieur.

La Cérémonie atteint maintenant son paroxysme, et les énergies magiques mises en jeu déchirent complètement la structure du petit caveau. Les pierres se descellent, les tombes environnantes se retournent, les morts se lèvent et dans le ciel rugit un orage à faire pâlir un vieux loup de mer. La tempête qui s'abat sur le cimetière et à laquelle rien ne semble résister s'est soudainement calmée, mais un observateur physiquement présent aurait sans doute eu l'impression qu'elle accumulait des forces pour frapper un coup imparable et détruire en un instant tout le paysage environnant. Puis, après que la tempête ait préparé suffisamment de force, survint un évènement qui aurait à coup sûr inspiré un peintre en quête d'une image de l'Apocalypse si tenté qu'un peintre soit suffisamment fou pour s'aventurer dans pareil endroit. La sphère lumineuse et tentaculaire contenant les Cinq se mit à s'élever dans les airs alors que l'énergie concentrée par la tempête atteignait son paroxysme, comme pour s'offrir en sacrifice à cette dernière. La terre se mit alors à trembler et un grondement sourd se fit entendre à des lieues à la ronde. Et lorsque la sphère lumineuse cessa de bouger un gigantesque éclair vint la frapper de plein fouet, déchaînant son énergie accumulée dans un orgasme de brutalité. De la sphère lumineuse partit une pluie d'éclairs qui s'abattit sur le cimetière, carbonisant ce qui n'avait pas été détruit par la tempête. Tombes, cadavres, caveaux, et allées furent balayés par cette puissance destructrice ivre de chaos.

Quand enfin la tempête se calma, il ne restait du cimetière qu'on gros cratère au milieu d'un champ de ruines. Des fragments de pierres tombales jonchaient le sol, témoignant de la violence qui s'était déchaînée en ce lieu. Au milieu du cratère gisait un homme nu : le Malky, et en ce jour il fut dit qu'on homme né d'un tel chaos ne pouvait être que fondamentalement mauvais.

L'histoire montra par la suite qu'on n'avait pas eu tord de le dire.