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De : Narwa Roquen Date : Mardi 11 decembre 2007 à 19:20:28 | ||
Education nomade Yarek hésite un peu sur le seuil de la tente de l’Ancien. Il ne sait pas pourquoi il a été convoqué. Il espère que ce n’est pas encore pour cette histoire de chèvres. Dans une lune c’est la fête de Yel, la grande fête du peuple Akinda, et il voudrait bien y participer... Et peut-être aussi qu’il recevra enfin son poignard, il a déjà treize ans, et cela fait un an déjà qu’il devrait le porter à la ceinture... Ses camarades n’osent pas se moquer de lui ouvertement parce qu’il sait bien se battre, mais il les soupçonne d’en rire quand il a le dos tourné. L’Ancien est assis en tailleur sur les épais tapis qui recouvrent le sol, près d’une table basse, où sont posés un pichet, deux gobelets, et un petit plat d’argent ; d’étranges herbes y brûlent doucement, répandant un parfum doucereux et entêtant. A quelques pas derrière l’Ancien, Tasmina, sa femme, tricote inlassablement. Le vieil homme sourit. « Assieds-toi, Yarek. Je suis content de te voir. Tu veux un bol de lait ? » Il le sert avec des gestes lents et placides. Le jeune garçon se détend un peu. « Alors raconte-moi, Yarek... Tu as vu un askurt ? - Oui, Vénérable. C’est pour ça que les chèvres se sont sauvées. - Et comment était-il ? - Grand ! Grand comme... un poney, le poil noir et feu, avec des taches, les yeux rouges... et une gueule pleine de crocs pointus... Et son cri... était horrible ! » Encouragé par le silence, Yarek reprend. « Je l’aurais bien attaqué, Vénérable, mais comme tu le sais, je n’ai pas encore le couteau. - Ah ? », s’étonne le vieillard. « Et quel âge as-tu ? - J’ai déjà treize ans ! - Ah oui... Déjà... Mais rappelle-moi... Pourquoi n’as-tu pas le couteau ? C’est une erreur ? » L’adolescent baisse la tête et la relève fièrement. « Ils ont dit que je me battais trop... Et puis ils ne m’ont pas cru quand... Tu te souviens... L’an dernier, quand les chevaux s’étaient échappés... » L’Ancien sourit d’un air débonnaire. « Je ne me souviens plus bien... Raconte encore... - Il y avait une chose volante dans le ciel, une énorme machine qui crachait le feu juste au dessus de moi, et les chevaux ont pris peur, et j’ai lâché les longes, sinon ils m’auraient traîné... - Eh oui, ils t’auraient traîné.. La machine volante... Et personne ne t’a cru... Mais tu es le seul à l’avoir vue... - C’est qu’elle a disparu très vite, Vénérable. - Eh oui... Alors tu as eu beaucoup de chance de la voir ! Mais dis-moi... Je confonds peut-être... Le feu qui a brûlé la tente de Zeltar... - Ils ont dit que c’était moi parce que je m’étais disputé avec son fils... Mais ce n’était pas moi ! » L’Ancien opine du chef. Il boit deux longues gorgées de lait de chèvre. « Tu n’as vraiment pas eu de chance, mon garçon... » Yarek pousse un soupir à fendre l’âme. « Ca non, je n’ai pas eu de chance... - Bien, bien... » Il sort de sa poche un poignard au manche de bois sculpté. Le coeur de Yarek se met à battre plus fort, ses yeux s’agrandissent de désir. « Je vais réparer toutes ces injustices. Voilà ton couteau. » Yarek a déjà posé dessus une main avide, mais rapide comme l’éclair la main de l’Ancien a recouvert la sienne, tandis que ses grands yeux bleus le fixent de toutes leurs forces. « Tu es un bon garçon, Yarek. C’est pourquoi j’ai décidé de te confier une tâche digne de toi. Je veux que tu instruises le Groupe des Petits, pendant deux ans. Est-ce que tu te souviens encore de la Chanson des Petits ? » Yarek n’hésite pas une seconde. « Nous sommes la Pureté et l’Innocence L’espoir et l’avenir du Peuple Akinda Nous sommes les enfants du Vent et de la Terre Par le Dieu Yel et la Déesse Yer Nous apprenons avec patience et modestie Obéissant aux règles de nos Pères La Vérité, le Courage et l’Endurance Pour devenir un jour de fiers guerriers. Nous... - C’est bien, c’est bien. Je vois que tu as une excellente mémoire. Tu leur apprendras ce Chant, pour la Fête de Yel, et tu seras responsable d’eux pendant deux ans. Je crois que ta petite soeur Nilya en fait partie ? » Yarek ne peut réprimer une grimace. « Oui, Vénérable, mais... - Bien sûr si tu ne veux pas de cette charge, je peux la confier à quelqu’un d’autre... - Oh non, Vénérable, je te remercie, j’accomplirai mon devoir avec... de tout mon coeur ! - C’est bien, c’est bien, tu es un bon garçon. Va, maintenant. » L’adolescent disparaît derrière le lourd rideau de cuir qui ferme la tente, serrant sur son coeur le poignard tant désiré. L’Ancien a un petit rire bref, comme font les vieilles personnes qui économisent leur souffle. « Et tu es fier de toi, Raski ? » Tasmina n’a pas levé les yeux de son ouvrage. « Tu crois que j’ai mal agi, Lumière d e mes Yeux ? - Cet enfant est un menteur, un chenapan, tricheur, bagarreur, présent dans tous les mauvais coups ! Et toi tu fais semblant de le croire, et tu le récompenses ! - Allons, Tasmina... Cela fait trente ans que je mène le Peuple Akinda... Est-ce que tu crois que je suis devenu gâteux ? » Tasmina pose son tricot et vient s’asseoir près de son mari. Ses yeux bleus rieurs sont entourés de rides profondes que le soleil des steppes a sculptées de son burin étincelant ; mais pour elle ce sont toujours les yeux de son vaillant guerrier, courageux, fidèle... et plus rusé que le Roi des Renards. « Toi, tu as une idée derrière la tête. Me jugeras-tu digne de la partager ? » L’Ancien prend la main de sa femme et embrasse la paume calleuse de celle qui a tant fait pour lui et pour ses cinq fils, puis ses lèvres se posent à la naissance du poignet, là où la peau est encore douce comme celle d’une jeune fille – et malgré son âge, Tasmina éprouve le même frisson de désir qu’autrefois... « Cet enfant est intelligent, courageux, têtu ; il ne manque ni d’aplomb ni d’imagination. D’année en année, ses mensonges s’affinent, se font plus crédibles, plus subtils. Il commence à savoir mélanger habilement le vrai et le faux... C’est vrai qu’il a vu un askurt, nous l’avons tous vu, il y a trois ans, quand Kiaz en ramena la dépouille... Et tandis qu’il parlait, l’image en était très nette dans son esprit... Tasmina, te rends-tu compte ? Une part de lui-même arrive à croire à ses mensonges, voilà une force inestimable ! J’ai fait semblant de le croire, dis-tu. Oui, aujourd’hui, Yarek est persuadé qu’il m’a berné comme un innocent. Mais si Yel et Yer me prêtent vie, il reviendra un jour de son propre chef sous cette même tente pour me dire : « Vénérable... Vous vous êtes bien moqué de moi ! » Ce jour là il sera adulte, et crois-moi, le peuple Akinda n’aura pas de guerrier plus loyal... Est-ce que je l’ai récompensé ? Le couteau... Bah, il a treize ans, on ne pouvait pas attendre plus longtemps... Et s’occuper des Petits, tu sais, Tasmina, je l’ai fait avant lui, ce n’est pas vraiment un cadeau... Mais je suis sûr qu’il s’en tirera très bien. Cet enfant a l’âme d’un chef, tu verras, Tasmina, quand le temps sera venu... - C’est vrai qu’il me rappelle quelqu’un », lui sourit Tasmina. « Tu te souviens quand tu avais volé le cheval de ton père pour participer à la course des Jeunes Guerriers ? Tu l’avais gagnée, mais bien sûr ils t’avaient disqualifié parce que tu étais trop jeune ! - J’avais dix ans, je m’en souviens ! Quelle course ! Mais ensuite » - L’Ancien manque de s’étouffer d e rire - « quelle correction j’ai reçu ! Et ce jour où j’ai donné une fausse alerte, afin que tous les guerriers quittent le camp... - J’étais punie sous ma tente. Quand tu es entré, tu m’as dit « la punition est levée, veux-tu venir au bord de la rivière avec moi ? » Tu étais mon héros, je t’aurais suivi au bout de l’horizon ! - Je ne t’avais pas vue depuis deux jours ! J’avais quoi ? quatorze ans ? Et déjà je ne pouvais pas vivre sans toi... Tu sais, je serais prêt à le refaire, pour t’embrasser encore au bord de la rivière...Tu as toujours eu les plus beaux yeux du monde... » Dans la pénombre claire de la tente, Tasmina rougit un peu. Narwa Roquen,fille du vent Ce message a été lu 6534 fois | ||
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