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De : Maedhros Date : Mardi 11 decembre 2007 à 23:23:31 | ||
Il ne frissonne même pas. Les commissures de ses lèvres esquissent un sourire sinueux qui ne franchit pourtant pas le seuil de la provocation. Il inspire profondément et me répond, d’une voix basse et étrangement musicale. « Seigneur, qui suis-je pour intéresser un Ange de Dieu descendu des cieux ? Qui suis-je, à part un pauvre et insignifiant pêcheur qui attend comme ses congénères la Rédemption. Si tu veux mon nom, je réponds à celui de Jon et je vis derrière les collines là-bas » Fait-il en tendant un bras vers la terre qui s’étend au-delà de la rivière, vers l’ouest. Sa voix est apaisante, comme une eau fraîche qui glisse sur des galets lisses et ronds. Une voix agréable, qui retient l’attention de mes anges de guerre, accroupis ou avachis en cercle autour de nous. Leurs visières d’or baissées sur leurs casques de même métal leur confèrent cette aura si particulière qui a tant frappé l’imagination de ces peuplades primitives lors des opérations d’imprégnation. Je dois faire un léger effort pour me concentrer sur ma colère. « Ainsi tu t’appelles Jon. Quelle est ta fonction Jon? - Je suis un petit fonctionnaire de l’Organisation des Nations Unifiées, affecté ici depuis quatre ans déjà comme planificateur écologique de 2ème classe. Enfin, c’était ma fonction avant! Maintenant, je suis au chômage technique! - Où est ta marque? La marque des Elus. Ton front est vierge. Seuls ceux marqués du signe de Dieu seront sauvés après la dernière bataille. Si tu n’as pas la marque de Dieu, cela veut dire, pour moi, que tu appartiens à la Bête. Tu connais le sort réservé aux serviteurs de la Bête. Réponds! - Noble Seigneur, je n’appartiens pas à la Bête, je te le jure. Lorsque l’Ange a frappé à ma porte, j’étais cloué au lit par une attaque du H3V5, cette affection chronique due aux parasites biochimiques. La marque ne peut être appliquée en pareil cas. L’Ange a dit qu’il repasserait mais il n’est jamais repassé ! » Je scrute profondément ses yeux qui ne cillent pas. Il affronte mon regard sans broncher, un masque de candeur innocente irréprochable sur le visage. Il dit vrai. Les symptômes du virus H3V5 entraînent une résistance particulière au marquage de la chair. Et les Anges affectés à cette mission préfèrent de loin aller en découdre avec les légions infernales. Je peux les comprendre. Je secoue la tête, la voix du fonctionnaire endort mes doutes. « Alors, si tu n’as rien à te reprocher, pourquoi t’enfuyais-tu? Tu as quelque chose à voir avec l’embuscade de tout à l’heure? Je traque les Démons en maraude sur le chemin de Jérusalem. Comme celui qui a insufflé aux humains du village cet acte de pure folie. Peut-être toi? » - Moi, un Démon Seigneur ? Non, regarde-moi, est-ce qu’un Démon se serait laissé attraper si facilement ? Je ne suis qu’un pauvre humain, terrifié par la démonstration de puissance toute divine qu’il vient de voir. Oui, j’avoue Seigneur, certes je m’enfuyais mais aiguillonné par une peur viscérale et incontrôlable! Je ne connaissais pas ces infidèles! Je suis un simple fonctionnaire onusien attaché à l’étude de la Mer Morte. - La Mer Morte. Un fonctionnaire écologique. Ton histoire m’intéresse. Dis-moi le nom de cette rivière moribonde qui coule ici. - Jourdain. Avant, c’était un fleuve. Comme la Mer Morte qu’on continue à appeler ainsi même s’il n’en reste qu’un tout petit lac aux prodigieuses propriétés. Mais Seigneur, il faut que je me hâte pour rejoindre moi aussi Jérusalem, avant la nuit. On dit que la plaine de Judée n’est pas sûre en cette période troublée. - Jérusalem. Je ne peux te relâcher de la sorte. Jon, je ne parviens pas à lire ton coeur mais je tiens ta vie entre mes mains. Pour te rendre la liberté, il me faut la preuve que ton âme est restée pure et immaculée. Alors je vais te poser trois questions. Comprend bien. Chaque question est en soi une épreuve. Echoue à une seule et tu seras précipité en dessous et ton âme restera mille ans encore prisonnière des ténèbres, jusqu’à la deuxième résurrection. As-tu bien compris Jon? » Il opine du chef. Par-dessus son épaule, j’interroge silencieusement du regard Lelahel, l’Ange de la Vision Profonde. Il me rassure d’un geste discret, l’homme ne présente aucun signe de possession démoniaque. Dommage que nous ne puissions compter sur les ressources illimitées de La Passion. Ce n’est apparemment pas un Ange Déchu, l’un des nôtres ayant suivi le Meilleur d’Entre Nous au début des Temps. « Première question. Ecoute bien Jon. Tu n’ignores pas que nous sommes venus pour revendiquer cette Terre et annoncer la Parousie, le Retour Glorieux du Roi du Ciel. Nous combattons la Bête Immonde levée du fond de l’Enfer. Ecoute attentivement. Tu connais les nombres premiers n’est-ce pas? Bien. Alors, si je porte au carré les sept premiers d’entre eux, qu’obtiendrais-je? » Je le regarde fixement. Il ne donne aucune impression d’inconfort, c’est étonnant. Serait-il un martyr? La question est relativement simple pour un homme de sa condition. Mais la réponse n’est pas évidente. Jon passe une nouvelle fois sa langue lentement sur sa lèvre supérieure. La chaleur danse dans l’air en volutes floues verticales. Un silence de cathédrale s’est abattu sur ce bout de Terre Sainte. Ses narines se pincent, signe impalpable d’une nervosité contenue. Une ombre passe dans son regard, comme un lac qui s’assombrit sous un ciel d’orage. « Noble Seigneur, ma réponse est celle-ci. Le total de cette opération est exactement égal à l’addition suivante : 9+87+6+543+21. En outre, selon une table gématrique, c’est aussi le nom du Seigneur des Ténèbres et pourtant porteur de Lumière. C’est enfin un nombre d’homme. Mais prononcer ce nombre, c’est appeler l’ombre. Aussi, permets-moi de le taire et pose-moi la seconde question. » Je ne sens aucune ride à la surface tranquille de l’eau sous l’orage. La réponse est acceptable. Je perçois un murmure dans les bandes haute fréquence du réseau privé de la phalange. Mes Anges sont à la fois décontenancés et terriblement intéressés. Car la réponse ne peut qu’appeler la curiosité. « Jon. Tu as bien répondu. Le Verbe peut réveiller des puissances ténébreuses plus sûrement que l’invocation de mille Sorcières réunies en cercle au clair de lune. Alors voici la seconde question. Jérusalem est la cité que je vais racheter demain en livrant bataille au pied des murailles millénaires. En face, il y aura Bérith le Centaure Rouge, Duc des Enfers, à la tête de 26 légions, qui revendiquera les âmes de cette cité pour son maître. Alors dis-moi et réponds sans détour. Devrais-je attaquer dos au soleil levant ou plutôt dos au soleil couchant? » Le fonctionnaire paraît légèrement désarçonné par la question. Un voile brumeux s’est levé sur le lac glacé de ses yeux. Les Anges se sont relevés et se sont approchés. L’écho de la deuxième question semble flotter longuement dans l’air épais et surchauffé de cet après-midi. Canicule d’enfer. L’homme me donne l’impression de chercher prudemment les termes qu’il va employer. Quand il parle, sa voix est toujours égale et musicale, telle la brise d’automne virevoltant entre les arbres couverts d’or et de cuivre. « Noble Archange, la question est difficile. Je ne sais si ma réponse te satisfera. En cette saison, les aurores sont souvent gâtées par un vent de sable tourbillonnant qui balaie la plaine de l’ouest vers l’est. Si tu te tiens dos au levant, le sable risque de contrarier tes plans et annuler l’avantage de la lumière dans les yeux de ton ennemi. Tu ne pourras répéter la stratégie de Salomon contre Pharaon. Mais Salomon n’était pas un Archange et ne combattait pas à la tête d’une phalange céleste. D’un autre côté, Pharaon n’avait pas les pouvoirs d’un grand prince de l’Enfer. Alors, il ne reste que l’autre proposition. Mais ne dit-on pas que le crépuscule est propice au ballet des Infernaux? » Lelahel ne dit rien. Il se contente de hocher pensivement la tête. Rien ne l’alerte dans les paroles de cet humain particulièrement sagace. Sa réponse est valable et ne prête pas à confusion, ce penchant auquel ne peuvent résister longtemps les Démons. Il me reste qu’une question. Une dernière question. « Bien répondu Jon. Voici venir la dernière question. Tu es un homme et en tant que tel, je souhaite connaître ce que tu penses intimement de la Parousie que la Terre est en train de vivre? Entre les Anges et les Démons, entre Dieu et le Diable, finalement entre le Bien et le Mal, qu’opines-tu? » L’homme chancelle un petit peu et sans l’aide des Anges Gardiens, je crois qu’il aurait perdu l’équilibre. Mais il se ressaisit rapidement. Il me coule un regard torve. Il ne sourit plus vraiment, du moins, c’est mon impression. « Qu’est-ce que le Bien ou le Mal en ces temps de fin du monde. Vous êtes là pour annoncer le retour du Roi du Ciel, alors j’attendrai l’issue de la dernière bataille. L’attente n’est-elle pas le propre de l’homme. Elle voile les paysages en gris, elle patine de poussière les plus nobles illusions, elle est la parenthèse entre la naissance et la mort. Ce qu’on attend est toujours situé entre le Bien et le Mal n’est-ce pas Seigneur? »’ Les nuages s’amoncellent sur l’occident. Une lumière crue et violente descend en longues nappes au-dessus des collines dénudées. Une lumière jaunâtre et moirée. Une lumière d’apocalypse. Les paroles de l’homme n’ont provoqué aucune réaction de mes instincts angéliques. Ni de la part de Lelahel qui reste muet. Je connais Berith, le Duc Démon que j’affronterai demain. Il revêt volontiers l’apparence d’un jeune soldat vêtu de pourpre, chevauchant un destrier couleur de sang. Le Centaure Rouge. Mon Adversaire sur le vaste échiquier du combat final entre les forces du Bien et celles du Mal. Berith, celui qui voit l’avenir et le passé, le maître des alchimistes, le fléau de Midas, le Menteur Eternel. Est-ce lui qui se tient devant moi? Le soleil s’enfuit vers l’Occident, allumant un immense incendie sur l’horizon en dardant ses rayons au travers des nuages déchiquetés. Les Anges se pressent à présent, attendant la Divine Providence. Mais seul le silence succède aux paroles du fonctionnaire. Les Cieux restent sourds et je ne parviens pas à discerner la Vérité. Le temps s’écoule inexorablement. Il faut conclure. «Pars, tu es libre. Mais sache que ton âme n’est pas rachetée. Tu as surmonté cette épreuve mais je ne rachète pas ton âme. Il te faudra encore attendre. C’est sans doute le propre de l’Homme. » Il détale sans demander son reste et je ne le quitte pas des yeux jusqu’à ce que sa silhouette disparaisse derrière les collines. Je suis fourbu. Les séraphins n’auront pas leur prise. Pourquoi ai-je oublié que le Diable se cache toujours dans les détails ? M Ce message a été lu 7077 fois | ||
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