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De : Estellanara Page web : http://estellanara.deviantart.com/ Date : Samedi 29 novembre 2008 à 15:20:03 | ||
(Edit pour corrections suite à remarques de Z et Narwa.) Je me lève et j'avance sur la route pavée de briques jaunes. Le parfum de la prairie et les rayons du soleil dissipent un peu mon angoisse. Aussi inquiétant que soit ce rêve, je me sens libre. Je n'ai pas peur d'abîmer quelque chose ou de faire mal à quelqu’un. Ici, tout est virtuel. Je peux enfin donner libre cours à mes émotions. Je marche d'un bon pas quand je remarque un changement dans le paysage. La chaussée s'est agrandie et la prairie semble plus haute. A mesure que je regarde, les herbes s'allongent et deviennent plus épaisses, la route devient de plus en plus large. Autour de moi, tout croît rapidement. Ou est-ce moi qui rétrécis ? Je ne saurais dire. La prairie est à présent une jungle lointaine et les briques jaunes un désert de roche irrégulier, creusé de profondes fissures. Je prends mon élan et franchis d'un bond un fossé : le joint entre deux briques. J'ai ralenti l'allure, appréhendant la suite du rêve. Le vent s'est amplifié et il siffle à mes oreilles comme un chat furieux. Je me courbe pour résister aux rafales. Mes cheveux cinglent mon visage, mes pieds touchent à peine le sol. Une bourrasque me soulève et je flotte une seconde entre ciel et terre. Tout à coup, je suis emportée. Je tournoie, ballottée en tous sens, ne sachant plus le haut du bas. Un instant, j'aperçois la route, loin en dessous. J'ai le tournis. Je gémis et ferme les yeux. Puis, aussi soudainement qu'il est venu, le vent se calme et me dépose doucement. Je cligne des paupières et lisse mes cheveux en arrière. Je suis sur une surface de bois rugueux, entre deux immenses objets de verre courbes dans lesquels je discerne des formes colorées. J'inspecte les alentours. Le sol de bois s'arrête à quelques mètres sur le vide et là, en contrebas... une cuisine géante ! Je me rejette brusquement en arrière. Je suis minuscule ! Sur une étagère, entre deux bocaux titanesques ! Le vent a dû me souffler par la fenêtre toute proche. Je balaye la pièce du regard, un carrelage crème rutilant, des meubles verts aux formes rondes, une radio chromée qui susurre un air de guitare tzigane, une porte donnant sur un jardin. Une bonne odeur flotte dans l'air, le parfum de mon enfance, celui de la soupe de ma mère. Soudain, des voix ! Je me cache derrière un bocal. Que vais-je voir cette fois ? Je ne sais pas même où s'arrête le songe et où commence le souvenir... Un homme entre dans la pièce. Il est immense, grand et carré, la mâchoire large, le visage sévère, le poil brun. Il porte un treillis et sur l'épaule, un gros sac de toile kaki. Ce doit être mon père. Je ne conserve aucun souvenir de lui et ma mère a toujours refusé de m'en parler. Je l'observe avec curiosité tandis qu'il traverse la cuisine à grandes enjambées. Ses rangers font vibrer le sol. Une jeune femme le suit, pâle, les yeux rougis, des mèches blondes s'échappant de son chignon défait. Ma mère. Ses mains se serrent sur son tablier de vichy vert pastel et elle tord le tissu avec angoisse. Elle parle, d'une voix hésitante, entrecoupée de sanglots. Je ne comprends pas ce qu'elle dit. La langue est bien la mienne mais les mots me semblent inconnus. Elle le supplie. Timidement, elle attrape un bout de sa veste militaire. Mon père lui répond. Son timbre est grave, presque caverneux, et plein de hargne. Il se tient bien droit et surplombe ma mère de toute sa hauteur. Elle parle à nouveau et j'entends mon nom dans sa phrase. Ce faisant, elle désigne l'autre bout de la cuisine. Je contourne le bocal pour mieux voir. A une table ronde en formica est assise une petite fille de sept ans. C'est moi, telle que j'étais durant ces années enfuies de ma mémoire. A côté, sur un tabouret, Monsieur Lapin, tâché de chocolat. La petite est vêtue d'une robe de dentelle et ses boucles dorées sont retenues par un ruban rose. Elle semble légèrement apeurée. Sa cuillère a stoppé sa course et reste suspendue à mi-chemin de son bol de soupe. Elle observe ses parents avec intensité. L'homme a fait volte-face. Il avance et ouvre la porte du jardin. Ma mère tombe à genoux, en pleurs, et s'agrippe à lui. Il la repousse brutalement et elle va heurter le mur avec un bruit mat. Il semble furieux à présent. Il laisse tomber son sac, éructe quelques mots et s'avance vers sa femme. Un tintement. La petite a lâché sa cuillère et ses grands yeux se mouillent de larmes. Maman s'est relevée. Il la saisit par son tablier et la frappe au visage. Non ! Ne tape pas Maman ! Arrête ! Il lève de nouveau la main. Elle tente de se protéger. Une gifle claque. Non, arrête ! Je détourne le regard. Quel spectacle insoutenable ! Si seulement je pouvais arrêter cela, protéger ma mère. Au moins empêcher la petite fille de voir, la sauver de cela, me sauver. Elle ne pleure plus. Elle a fermé les yeux et elle serre ses petits poings le plus fort qu'elle peut. Ses lèvres remuent en silence; une syllabe unique répétée en boucle. Que fait-elle ? D'un seul coup, je comprends. Oh mon Dieu !! Je me tourne vers cet homme qui est mon père et une horreur indicible m'envahit. Il a cessé de cogner. Son bras est retombé et il recule en titubant. Soudain, il se plie en deux comme sous l'effet d'un choc violent à l'estomac. Il vacille et tombe sur un genou. Il grogne de douleur et un filet de bave perle à sa lippe. A présent, il porte les deux mains à sa gorge et laisse échapper un sifflement perçant. Il tente désespérément de respirer mais l'air se refuse à lui. Ma mère s'est éloignée. Hagarde, les cheveux hirsutes, elle est à demi folle de frayeur. Hypnotisée par l'horrible scène, je regarde mon père. Sa bouche s'ouvre comme celle d'un poisson sorti de l'eau. Ses yeux sont exorbités. Son visage, qui vire au violet, exprime une terreur abjecte. Il arrache sa veste, lacère son t-shirt. Brusquement, il se tétanise et porte la main à sa poitrine. Ses traits se crispent sous l'effet d'une souffrance intense et un flot d'écarlate jaillit de ses lèvres. Le sang vient éclabousser le carrelage impeccable. Il coule sur son maillot comme une écharpe pourpre. Je plaque mes mains sur ma bouche, au bord de la nausée. Mon père s'abat sur le sol avec de sinistres gargouillis. Son corps tressaute puis s'immobilise. Ma mère rampe maladroitement vers la fillette et la prend dans ses bras. La cuisine s'est assombrie comme si la nuit était subitement tombée. A l'extérieur, résonne un hurlement lugubre. Un raclement sur la porte du jardin, mais je n'y prête pas garde. Je regarde fixement le cadavre de mon père. Le flot de mes pensées s'est gelé sur une évidence insupportable. Je viens de le tuer. J'ai tué mon propre père. En silence, un grand loup noir est entré par la porte ouverte. Sa démarche est souple et reflète sa puissance. Ses prunelles jaunes luisent dans la pénombre. Il flaire le corps et commence à laper le sang sur le carrelage. Je reste pétrifiée, incapable de réagir. Mon Dieu, pardonnez-moi. J'ai tué mon père. Un autre loup est rentré, noir lui aussi, le poil luisant. Il retrousse les crocs et agrippe la veste militaire. L'odeur de la fourrure me remplit les narines, me rendant un semblant de conscience. Je me tourne vers ma mère. Les yeux dans le vague, agitée d'un tremblement incoercible, elle serre toujours sa fille contre elle. Elle ne semble pas voir les fauves. Un troisième s'est faufilé dans la cuisine. Il mordille la main inerte. Un instant, deux loups s'affrontent du regard en grognant, se disputant la dépouille. Le dernier a la gueule dans la poitrine du mort. Les babines dégouttantes de sang, il en tire un lambeau de chair. Mon estomac se retourne violemment et je vomis par spasmes sur le sol de bois de l'étagère. La bouche pleine de bile, je gémis : " Ne touchez pas à mon père... Allez-vous en..." La voix de Monsieur Lapin me parvient d'en bas, atone et désolée : " Tu as cassé Papa. C’est mal. On ne pourra plus jamais le réparer. Tu vas être punie." Je veux lui répondre que je l'ai fait pour Maman, qu'il n'avait pas le droit de la frapper mais ma gorge est nouée. La cuisine résonne des grondements des loups. Des bruits mouillés de leurs mâchoires dans la chair. Des sanglots étouffés de ma mère. Je secoue la tête. Je ne peux plus le supporter. Mon cerveau va éclater ! Je tourne les talons et je m'enfuis. Je cours le long de l'étagère, j'enjambe le rebord de la fenêtre. Au dehors, tout est noir. J'étends les bras. Briser la vision, à tout prix ! Je saute. La maison a disparu. Je suis de nouveau sur la route jaune, dans la campagne ensoleillée. Je continue de courir, éperdument, comme si je pouvais fuir mon passé et ses horreurs. Trop de choses. Trop vite. Je devrais pleurer mais les larmes ne viennent pas. Tous mes souvenirs me reviennent. Mon père était cruel. Il ne m'aimait pas. Il était souvent parti, à la chasse ou au pub, et quand il revenait, il maltraitait ma mère. J'avais un don. Je l'avais découvert en chassant des papillons. C'était la première fois que ma mère voyait ce don ce soir-là. Je lui avais dit que je ne voulais pas le tuer. Que j'étais en colère contre lui. Elle avait eu peur. De moi. Elle m'avait fait soigner. Mais à mesure que l'on me soignait, je cassais de plus en plus d'objets. Finalement, elle m'avait abandonnée. Je comprends tout à présent. L'amnésie me protégeait de cette violence. La psy ne pouvait rien pour moi. J'ai tué mon père. Et c'est de ce crime originel que j'ai voulu me punir. Comment survivre à ce passé ? A ma culpabilité ? Comment pourrais-je être sûre de ne plus tuer ? La violence est en moi. Le Mal. Est-ce le pouvoir qui est maléfique ? Ou bien ces gens que j'ai tués ? Je ne le sais pas. Mais je sais que je ne veux plus jamais tuer. J'ai ralenti ma course et je réfléchis de toutes mes forces. Revenir dans le monde réel et me réveiller, c'est risquer de recommencer. Inacceptable. La solution est peut-être de demeurer ici. J'ai besoin de penser à tout cela, d'être au calme. Si seulement, je pouvais me réfugier un moment dans un souvenir heureux... Je me concentre pour influer sur le cours du rêve. J'observe le paysage avec intensité, lui ordonnant de changer. Des brins d'herbe émergent entre les briques jaunes, quelques uns tout d'abord puis des touffes, de plus en plus denses. La route s'estompe et disparaît sous une pelouse. Je marche sur l'herbe moelleuse. Au loin, des oiseaux lancent des trilles enthousiastes. Pop ! Un arbuste est apparu à quelques mètres de moi, comme s'il avait poussé en un instant. Pop pop ! Des massifs de fleurs multicolores aux parfums capiteux jaillissent à leur tour du sol. Puis des arbres portant de petits fruits pastels. Je marche à présent dans un magnifique jardin, qui paraît sans limite. Des troupeaux de petits nuages dodus parcourent le ciel bleu. A quelque distance, on aperçoit un pavillon de banlieue aux volets verts. Et Maman qui pend du linge dehors. Je me penche pour caresser les fleurs. Elles sont douces comme du velours. Mon angoisse se dissout dans la quiétude du lieu. Je passe à côté d'un arbre bas et je m'approche pour voir quelle sorte de fruits il porte. Ce sont des chamallows ! Rose pâle et rebondis comme des joues de bébé ! Un rire cristallin sur ma droite. Une petite fille s'approche en sautillant d'un pied sur l'autre. Elle porte une robe jaune et un joli capuchon rouge. C'est moi quand j'avais quatre ans. Je regarde avec tendresse son sourire immense, ses couettes blondes, ses petits doigts rondelets. Elle joue à suivre des papillons. Elle s'accroupit quand ils se posent pour butiner et lance des ho ! et des ha ! puis elle repart quand ils s'envolent. Elle passe près de moi sans me voir et continue son jeu innocent. Un énorme crocodile, assis au pied d'un gros arbre, lui fait signe et elle lui rend son salut, hilare. Je souris avec elle; sa joie est communicative. Je reste dans son sillage et je détaille le crocodile. J'ai l'impression de le connaître. Il est grassouillet, avec des yeux rieurs et des crocs émoussés, sans aucun danger. Un cliquetis régulier sort de son ventre. C'est un ami, sans aucun doute. Ici, il n'y a que des amis. Monsieur Lapin est apparu, lui aussi. Il suit la petite Elizabeth en faisant des bulles de savon. Environné d'un nuage de sphères irisées, il avance en trémoussant sa menue queue ronde. Que ne donnerais-je pour pouvoir le serrer dans mes bras ?! Je regarde tout autour de moi. La campagne paisible, l'herbe verdoyante, le soleil qui n'éblouit pas, les bulles du lapin en peluche qui flottent dans l'air tiède. Non loin, des roses discutent entre elles à voix basse. Je me sens si bien. Ici, rien de grave ne peut m'arriver. Mes inquiétudes sont loin. Tout cela n'a plus autant d'importance à présent. Je vais rester ici. La fillette a entonné une chanson et je la reprends en choeur. Elle est moi, je suis elle. Ici, il fera toujours beau. Et Maman a fait des crêpes pour le goûter. Nos voix se mêlent puis fusionnent en un seul air plein de gaieté. Mon image virtuelle se dissout tandis que je me fonds dans mon moi enfant. Je suis petite de nouveau et mon coeur est léger, plein de joie. Et si on jouait aux indiens ? Je me retourne, mon capuchon rouge flottant au vent, et je prends la main de Monsieur Lapin. Est', FDEER power !!! Ce message a été lu 7110 fois | ||
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