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De : Narwa Roquen Date : Mercredi 15 avril 2009 à 22:29:48 | ||
Agenouillée au bord de la rivière, elle lavait le linge en chantant. Autour d’elle, les femmes du village l’écoutaient avec ravissement et battaient les draps en mesure. Simon ne vit qu’elle. Etait-ce seulement parce qu’un rayon de soleil avait réussi à traverser l’épaisse frondaison estivale pour venir jouer dans les boucles blondes qui s’échappaient du fichu blanc ? Il s’arrêta et resta figé, le coeur battant, totalement captivé par le spectacle. Elle était blonde comme l’or – non, plus clair, plus brillant, plus suave, un blond unique, exceptionnel, divin. Ses bras étaient blancs comme le lait, un lait onctueux, crémeux, un véritable nectar immaculé. Il émanait d’elle une grâce à la fois angélique et féminine, semblable à celle d’une déesse antique qui aurait pris forme dans ce corps encore juvénile. Et sa voix... Juste, claire comme la première fontaine du monde, ruisselante de trémolos ouvragés et pourtant innocente et limpide. Il en tremblait. Elle leva un instant les yeux vers lui, et c’était comme si le ciel lui avait montré deux splendides morceaux d’azur pleins de vie et de rires, deux parcelles de bleu volées au paradis. Quand les femmes regagnèrent le village, leur panier sous le bras, il les suivit. Il s’en alla voir les parents de la belle et la demanda en mariage. « Tu as belle figure, Messire Ménestrel », lui répondit le père, un géant blond aux mains comme des battoirs, qui le dominait de plus d’une tête et affichait un demi sourire ironique. « Et c’est sans conteste un bel honneur que tu nous fais là. Mais ma fille a tout juste treize ans et je ne la marierai point qu’elle ne soit sortie de l’enfance. En outre », ajouta-t-il avec une pointe de mépris, « je ne confierai pas ma fille à un homme dont le métier lui fait parcourir les routes du royaume de janvier à décembre, l’obligeant ainsi soit à vivre comme une veuve avant l’heure, soit, pire encore, à vagabonder comme une fille de rien, sans foyer et sans dignité. Je ne suis qu’un paysan, mon garçon, mais ma famille ne manque de rien et je suis là chaque jour que fait le Seigneur pour la nourrir, la protéger et la chérir. » Simon pâlit et se troubla. Ses longs doigts fins, qui depuis son enfance ne se frottaient qu’aux cordes du luth, se crispèrent dans ses poches. « Je suis un honnête homme », déclara-t-il en soutenant fermement le regard du géant et en posant sa voix dans les graves. « Je laisserai votre fille grandir auprès de vous et pendant ce temps je m’en irai chercher fortune, afin qu’à mon retour je puisse lui offrir la vie de princesse qu’elle mérite. - Un ménestrel riche ? Je n’en ai encore jamais entendu parler ! » Simon se rembrunit et son regard flamboya de défi. « S’il le faut je me ferai marin, je me ferai marchand, je me ferai soldat. Mais dans cinq ans, j’aurai domaine, titre et domestiques, et ta fille ne lavera plus le linge à la rivière ! -Tope-là, mon gars ! », dit le géant en éclatant de rire. Je te permets de faire ta cour. Mais n’aie point la main leste, car la mienne pourrait l’être aussi... » Jeannette la blonde et Margot la brune, sa cadette de deux ans, écossaient les petits pois devant la maison. A leurs pieds, heureux comme un chat devant un bol de lait, Simon jouait du luth et chantait. Parfois Jeannette se joignait à lui et il lui fallait alors toute la maîtrise de son art pour ne pas s’arrêter, tant il était conquis par le charme de cette voix délicieuse. Jeannette semblait aussi y prendre plaisir, et riait souvent de bon coeur, tandis que la petite souriait mais restait silencieuse, malgré les exhortations de sa soeur. « Allez, Margot, chante, tu la connais, celle-là ! » Mais l’enfant secouait la tête sans desceller les lèvres, tandis que ses grands yeux verts ne lâchaient pas le beau ménestrel. Quand vint le soir, le père de Jeannette invita Simon à sa table, et lui demanda ensuite de jouer sur la place du village. Un petit bal s’organisa, dans la douceur de la nuit, et Simon n’avait d’yeux que pour sa belle, qui virevoltait de bras en bras, légère comme la brise et gracieuse comme une fée. C’était avec un grand gaillard roux nommé Antoine qu’elle dansait le plus souvent, et Simon aurait bien volontiers pris sa place, mais à qui alors aurait-il confié le luth ? Il se consolait en pensant qu’il était l’artisan du bonheur de Jeannette. Le lendemain, alors qu’il s’étirait dans la paille fraîche de la grange, après une trop courte nuit de sommeil, il entendit un craquement près de la porte. Il se redressa, et aperçut une volée de cheveux noirs qui s’enfuyait tel un écureuil surpris. Il sourit en pensant que la petite Margot était bien curieuse. « Si je pouvais réaliser un de tes désirs, ma belle Jeannette, que voudrais-tu ? - Un ruban ! Un joli ruban pour mes cheveux ! », répondit-elle sans hésiter. Et Simon de marcher sous le soleil jusqu’au bourg, et de sacrifier sans remords ses trois derniers sous pour un immense chapeau de paille orné d’un entrelacs minutieux de rubans multicolores... Elle battit des mains, le remercia vivement et disparut dans la maison. Son père, passant par là, lui demanda de l’aider un moment à planter des piquets, et quand ils revinrent, à la nuit tombée, Jeannette arborait fièrement un superbe ruban rouge pour retenir ses cheveux d’or. Les autres rubans avaient été jetés pèle-mêle sur le buffet, entre la corbeille de fruits et le couteau à pain, et la chèvre dans l’enclos finissait de dévorer le joli chapeau de paille. Tout autre que Simon en eût été affecté, mais Jeannette était radieuse et il n’en souhaitait pas davantage. Le jour suivant le père de Jeannette lui apporta lui-même un grand bol de lait à peine trait, et lui déclara : « Il est temps que tu partes, maintenant. Nous avons du travail ici à la ferme, et ma fille n’a pas de temps à perdre en fariboles en ce moment. Vous avez bien fait connaissance, il semblerait que tu lui plaises. Reviens dans un an, si tu veux, et n’oublie pas ce que tu as promis. » Il lui baisa la main comme à une princesse, et comme une princesse, elle accepta l’hommage sans rougir. Puis il embrassa Margot sur les deux joues, et ses grands yeux brillaient comme deux étoiles silencieuses. Il s’engagea dans l’armée du roi, parce qu’on parlait en ville de conquête à venir dans les Terres du Sud. Pendant un an il apprit à se battre et à monter à cheval. Ses mains s’endurcirent, son corps se muscla, et petit à petit il ne fut plus la risée de ses camarades. Il savait composer avec le cheval le plus rétif, et au combat s’il n’avait pour lui ni la taille ni la force, il était agile et adroit, et plus d’un géant mordit la poussière sans avoir compris pourquoi. Enfin l’été revint, et dans son uniforme neuf, coiffé du heaume de l’armée royale, il galopa ventre à terre jusqu’au village. « Nous partons demain. Le Roi veut conquérir les Terres du Sud et il a promis gloire et richesse à tous ceux qui le suivront. Je ne sais pas quand je rentrerai, mais à mon retour toutes ces richesses seront à toi, si tu veux m’épouser. - Oh oui ! », s’écria Jeannette, qui était encore plus belle que dans son souvenir. « Mais... tu ne m’as rien apporté ? » Simon se sentit atrocement confus. « Ma toute belle, j’ai dû m’acheter une armure, et ce heaume pour aller me battre... - Qu’il est beau... », soupira-t-elle. « Tu me le donnerais ? » Il n’hésita pas un instant. « Prends-le. Je combattrai tête nue, ainsi les ennemis sauront que je n’ai peur de rien, puisque c’est pour toi que je me bats ! » Elle hocha la tête et lui sourit. Il aurait vendu son âme pour un seul de ses sourires. Derrière le figuier, en silence, deux grands yeux verts les observaient. La Campagne du Sud fut longue et harassante. Les hommes mouraient, les chevaux tombaient. Les peuplades barbares disparaissaient comme par enchantement entre les dunes du désert, empoisonnaient les rares puits, tendaient des embuscades aux soldats qui avaient survécu à la soif et aux scorpions, dans les étroits défilés des Montagnes Maudites. Mais l’Armée avançait. Aux côtés du roi chevauchait un jeune homme blond, qui ne portait pas de heaume. Sa vaillance était telle que les légendes naissaient sur son passage. On disait que son regard était tellement brûlant que les barbares le redoutaient plus que le soleil ; qu’il était si rapide que sans doute il pouvait être en deux endroits en même temps, et qu’il se battait si bien qu’il valait vingt hommes à lui tout seul. Les barbares l’avaient surnommé Hasirhas, ce qui signifiait « tête nue » dans leur langue, et son nom semait la terreur parmi leurs rangs. Pourtant ses hommes juraient qu’il les traitait en frères, et que nombreux étaient les simples soldats qui ne devaient leur survie qu’à l’eau de sa gourde ou à la pointe de son épée. Cinq ans avaient passé. Suivi d’une escorte de sept gardes à cheval qui encadraient un chariot lourdement chargé de présents pour sa fiancée, le comte Simon de Dunéville revenait de guerre le front haut et le coeur ému. Tout le long du chemin depuis la capitale, les gens l’acclamaient, les enfants chantaient à tue-tête, et partout la rumeur le précédait : le comte Simon, le plus valeureux guerrier du royaume, allait épouser une obscure paysanne du village de Montbrun. Les hommes en parlaient comme d’un fou, puisqu’on disait que le Roi lui avait proposé sa fille cadette, mais les femmes essuyaient une larme, il avait donné sa foi et tenu sa promesse, la gloire et les honneurs n’avaient point changé son coeur, quel beau mariage ce serait là... Un soir, alors que les gardes montaient le campement pour la nuit, une femme âgée, simplement vêtue, s’approcha timidement du comte. « Si je te peux te parler un instant, Seigneur... » Simon l’invita du regard. « Tu as sauvé mon petit-fils, dans les Montagnes Maudites, et je t’en serai reconnaissante jusqu’à la mort. J’ai le don de lire dans les étoiles, et je te le dis, Seigneur, seul le malheur t’attend là où tu vas. - Je te remercie de ta sollicitude, femme, mais tu t’es trompée ; je vais épouser la femme que j’aime, et rien ne peut altérer mon bonheur ! - Tu trouveras peut-être le bonheur, mais il n’est pas là où tu crois... Sois prudent, Seigneur, ne t’entête pas ! » Simon lui tendit une pièce d’or et la congédia, sans plus y penser. Jeannette avait mis sa plus belle robe pour l’accueillir, et tout le village se pressait autour d’elle pour honorer dignement le héros des Déserts. Elle arborait un sourire triomphant quand il apparut au détour du chemin avec sa riche escorte. Il arrêta son cheval à quelques aunes d’elle, et mit pied à terre. Qu’il avait changé ! Son corps s’était musclé, certes, mais ramassé, alourdi. Une profonde blessure au genou lui avait laissé une boiterie disgracieuse. Ses cheveux s’étaient ternis et clairsemés, et surtout sa joue gauche était balafrée par une grande cicatrice rougeâtre, au relief torturé, comme un torrent ensanglanté dévalant une colline nue. Jeannette réprima un frisson d’horreur quand il lui baisa la main. Mais Simon fit déballer soieries, vaisselle d’or et bijoux somptueux, et laça lui-même autour de son cou un lourd collier de rubis, aux pierres plus grosses que des noix, lui assurant que même la reine n’avait pas de parure plus précieuse. Et le mariage se prépara. Jeannette ajustait son long voile blanc avec l’aide de Margot, quand celle-ci à brûle-pourpoint lui demanda : « Pourquoi tu l’épouses ? - Mais... c’est mon fiancé ! - Tu ne peux pas me tromper, Jeannette, pas moi ! Tu ne l’aimes pas ! - Eh bien mais... » Elle lui prit les mains, et ses yeux brillaient d’excitation. « Il est noble et il est riche, Margot ! Il va m’emmener dans son domaine, où je donnerai des ordres aux domestiques ! Je n’aurai plus rien à faire, que de choisir la couleur de mes robes ! Et tu vas venir avec moi, petite soeur, et toi aussi, plus de vaches à traire, plus de linge à laver, mais des parfums, des bijoux, des toilettes... » Margot secoua la tête. « Ce n’est pas bien honnête. » Jeannette haussa les épaules. « Tu n’es qu’une enfant stupide. Tu verras : je suis sûre que cette vie-là va te plaire très vite ! » Le mariage fut célébré et aussitôt Jeannette voulut partir pour les terres du Comte, prétextant qu’elle avait hâte de prendre en main sa maisonnée. Elle insista auprès de Simon pour emmener Margot comme dame de compagnie (« Et si je me sentais seule ? Tu comprends, c’est si loin, et je n’ai jamais quitté ma famille... » ) . Puis elle le persuada qu’Antoine était l’intendant qu’il lui fallait, car il ne seyait pas à un comte de subir les tracas du quotidien, et surtout Antoine savait tout faire, et lui, il s’entendait bien aux choses de la terre. Simon se félicita d’avoir choisi une femme si attentionnée et si prévoyante. Le domaine du comte s’étendait sur deux mille hectares de terres fertiles, proches de la capitale ; le blé y poussait en abondance, et les troupeaux de vaches y paissaient grassement. Au sommet de la plus haute colline se tenait un coquet petit château, entouré de jardins ombragés, que le roi avait fait construire pour sa fille aînée, avant que celle-ci ne fût emportée par une fièvre maligne. Chaque dallage de marbre, chaque tenture, chaque cheminée était empreinte d’une grâce profondément féminine qui émerveillait le visiteur, comme s’il se fût agi du palais d’une fée. Le roi avait offert cet immense bijou à son meilleur général. Le premier soir Jeannette manqua de se trouver mal au dîner. Le long voyage l’avait épuisée et elle implora son époux de la laisser rejoindre ses appartements afin que le lendemain, fraîche et dispose, elle puisse assouvir ses moindres désirs. Un peu contrarié, il l’embrassa sur le front et lui souhaita la bonne nuit. Elle garda la chambre trois jours, dans l’obscurité la plus complète, se nourrissant à peine, en proie à une migraine d’une rare violence qu’aucune infusion, qu’aucun élixir ne parvenait à juguler. Chaque jour Simon lui fit porter une immense gerbe de fleurs coupées. Le quatrième jour enfin elle réapparut, pâle et vacillante, et Simon sentit son coeur prêt à exploser de remords et d’émotion. Il s’agenouilla devant elle, lui baisa les mains, l’assura qu’il avait autant de patience que d’amour, que jamais il ne voudrait lui causer de peine ou de souci... Elle caressa ses cheveux épars d’une main consciencieuse en l’invitant à la rejoindre le soir même. « Pas de lumière, mon coeur, même pas la moindre chandelle ? - Ah, mon Seigneur, c’est que la plus faible lueur m’éblouit encore comme un soleil de juin. Et puis je suis si laide avec ces cernes sous les yeux... - Mon tendre amour, aucune femme au monde ne t’égale en beauté ! Même ta pâleur est un charme de plus... Mais tes désirs sont pour moi des ordres souverains. Viens dans mes bras, ma bien-aimée, j’ai si longtemps attendu ce moment... » « Alors ? - Il n’a pas entendu le son de ma voix. J’ai à peine chuchoté quelques mots. Je lui ai fait boire le vin que tu avais préparé, et il dort à poings fermés. - Ah, Margot, tu m’as sauvé la vie ! - Mais ce n’est pas loyal, tout de même. Il t’aime tant, il aurait compris... - Je ne veux pas prendre le moindre risque, ni pour moi, ni pour Antoine... » Margot s’éloigna dans le long corridor glacé, en chemise et les pieds nus, avec aux lèvres le sourire des enfants endormis que leur rêve transporte... Dès le lendemain la migraine reprit de plus belle, n’autorisant à la comtesse que de brèves sorties à l’ombre des tilleuls, dans la tiédeur du crépuscule. Bien vite le comte se lança dans des parties de chasse solitaires où il épuisait ses chevaux, à galoper pendant des heures pour le plus souvent gracier le daim ou le chevreuil au dernier moment. Parfois Margot parvenait à l’accompagner, chevauchant comme un garçon, plus souvent à sa suite qu’à ses côtés. Il lui adressait rarement la parole, ne s’arrêtant même pas quand le cheval, profitant de son inexpérience de cavalière novice, la désarçonnait brutalement. Elle remontait, ne se plaignait jamais, ne manquait jamais de remercier son beau-frère pour sa compagnie. En cuisine on murmurait que le pauvre homme devait bien dépenser son énergie quelque part, puisque Madame (et on riait sous cape)... eh bien Madame ne semblait pas portée sur la chose. Et toujours alanguie, avec ça, toujours souffreteuse, se plaignant sans cesse du froid, du chaud, de la migraine, des vertiges... Mais quand quelques semaines plus tard elle lui annonça qu’elle attendait un enfant, Simon reprit espoir et exulta de joie. Il voulut organiser une fête, un banquet, un bal, inviter tous ses amis, tous ses paysans, des poètes, des musiciens... Jeannette soupira. « Hélas, mon bon ami, je suis si lasse... Plus tard, peut-être... » L’enfant ne vint pas à terme. Il mourut le soir même de sa naissance, petit être chétif pourtant déjà bien formé. Jeannette s’enferma dans un monde de larmes. Simon garda un silence obstiné pendant sept jours, passant ses journées à regarder fixement par la fenêtre. Puis il entra chez sa femme, au matin, ouvrit en grand les fenêtres et la pria de se vêtir au plus vite. « Tu as assez pleuré. Je t’en donnerai d’autres. Je veux que tu reviennes à la vie, je veux te voir rire et chanter. Le carrosse t’attend. Nous allons ensemble faire le tour du domaine. Et demain soir je donne un banquet pour les quelques amis qui me restent. Il y aura des jongleurs et des musiciens. - Tu es le seul musicien dont j’aie besoin », soupira-t-elle. Simon tendit les mains vers elle avec une expression entre la colère et le désespoir. « Ces mains-là ne sauraient plus faire vibrer une corde. Mais elles t’offrent la vie que tu voulais. » A contrecoeur, Jeannette se leva. Le soir du banquet, il orna son cou d’une double rangée de perles fines, et le baiser qu’il déposa près du fermoir ne la fit pas frémir. Il ne s’en rendit pas compte, tout heureux qu’il était de la voir debout à ses côtés. Elle se déclara trop faible pour danser, mais Margot intervint alors. « Me feras-tu danser, mon cher beau-frère ? » Il s’inclina poliment. A la table du maître, Antoine tenait compagnie à Jeannette. Elle semblait aller mieux, un peu de rose colorait ses joues, enfin. Margot était légère comme une fleur entre ses bras. Elle avait dû emprunter le parfum de Jeannette, car cette senteur-là lui était familière. Il la raccompagna dès la fin de la danse, son genou lui faisait mal. « Je n’en peux plus ! Je n’ai plus un moment tranquille ! Il est toujours là, à vouloir m’emmener par ci et par là, chez le roi et sa cour ridicule, chez ses amis, ces soldats grossiers et stupides... Et la fête du village, comme si je n’avais jamais vu de vendanges... Et il faut recevoir... Et il m’offre des fleurs, des bijoux – tiens, hier, un petit chien, une espèce de rat horrible... Et il me murmure sans cesse qu’il m’aime, qu’il m’adore, qu’il voudrait partager ma couche... Je n’en veux pas ! Il me dégoûte ! Ce corps lourdaud, déformé par ces muscles trop durs, qui suinte en permanence d’une sueur âcre comme celle d’un cheval... Et cette cicatrice en travers de la figure, comme un coup de griffe du diable... Il me fait horreur ! Margot, je t’en prie, que puis-je faire ? - Je te l’avais bien dit, que tu n’aurais pas dû l’épouser... Il t’aime, lui, comme un fou, davantage peut-être... Parle-lui. Dis-lui la vérité. Peut-être te laissera-t-il partir... - Lui ? Jamais ! Il me chassera comme une traînée, et je n’aurai plus rien, ni bijoux ni domaine... Je ne retournerai pas à Montbrun, cela est sûr. Et je ne trairai plus les vaches ! » Margot se tut un instant, puis elle murmura. « Il y a peut-être quelque chose à faire... - Dis-moi, dis vite, je suis prête à tout ! - Rosine, la cuisinière, m’a parlé d’une femme, au village, qui fabrique des philtres d’amour. - Et alors ? - Tu pourrais en boire avec Simon, ainsi tu l’aimerais, et il... - Jamais, tu m’entends, jamais ! Comment peux-tu me proposer une chose aussi affreuse ! Non ! Mais en revanche... Oui, oui, c’est cela ! Va me quérir de ce philtre ; je lui en ferai boire, et puis je donnerai le reste... tiens, à Rosine, excellente idée ! Ainsi il me laissera enfin en paix ! » Margot ne répondit pas. Simon frappa à la porte de sa femme. « Dors-tu, mon coeur ? » Pas de réponse. Il répéta sa question, plus fort. Un gémissement lui répondit. « Ouvre-moi, mon bel amour, j’ai tant besoin de toi. Laisse-moi simplement dormir dans tes bras, je ne te demande rien de plus... - Pas ce soir... Non... Demain... » Simon posa sa tête contre la porte ; des larmes brûlantes coulaient sur ses joues. En prenant appui, il baissa sans le vouloir la poignée, qui résista. Alors une digue se rompit au fond de lui, et un lac de frustration accumulée se déversa par la brèche en un fleuve de colère folle qu’aucune raison ne pouvait plus contrôler. Une flambée de violence sauvage embrasa son coeur, se nourrissant de toutes les brindilles sèches de ses souvenirs douloureux. Sa vie de ménestrel, le linge à la rivière, le chapeau dévoré par la chèvre, le heaume perdu, la guerre ; le sang la douleur la mort autour de lui et au bout de son épée, les pillages les incendies la mort, la soif la peur la fatigue la mort, sa volonté tranchante comme un fer de lance pour triompher des Barbares par la mort, pour conduire tous ces hommes de son sang et de sa race jusqu’à la mort, sa volonté tendue à l’extrême comme la corde d’un arc pour dominer son corps gracile et sa sensibilité de musicien, et la mort, la mort toujours recommencée, la mort sur le chemin et la mort comme fin en soi, la mort jusqu’à l’écoeurement, la mort jusqu’à la nausée... Pour elle... Et ses refus, cette unique nuit, ses refus encore, cet enfant mort-né, les chuchotements des domestiques, cet Antoine toujours proche d’elle, et ses refus... D’un coup de pied il enfonça la porte, et entra comme un diable enragé en levant haut son chandelier. Deux corps à demi nus se redressèrent dans le grand lit défait. Il cria. D’un cri qui n’avait rien d’humain. D’un rugissement de fauve blessé, outragé, désespéré. Il posa le chandelier, prit le tisonnier dans l’âtre et l’abattit de toutes ses forces sur la tête d’Antoine, lui fendant le crâne en deux dans une gerbe de sang rouge et de cervelle blanche. A coups de pied il jeta le corps inerte hors du lit. Le regard fixe et l’esprit dévoré par toutes les flammes de l’enfer, il se déshabilla et se jeta sur une femme en pleurs, sans prononcer une parole. Le hurlement réveilla Margot, qui dormait à l’étage au dessus. D’emblée une peur intense lui broya le coeur. Un instant sidérée, elle se vêtit de sa tenue de cavalière, qu’elle portait la veille au soir, gênée par un tremblement intense qui ralentissait tous ses gestes, incapable de retrouver ses bottes dans le noir. Elle finit par rallumer une chandelle après avoir soufflé sur les braises de la cheminée. Elle entendit le galop d’un cheval qui quittait le château comme s’il avait le diable à ses trousses, et courut à la fenêtre, mais il était trop tard, la nuit s’était refermée comme l’eau sur un caillou lancé. Elle entra dans la chambre d’Antoine, sans frapper, vit le lit désert, et la peur qui s’était calmée l’assaillit de plus belle. Elle fouilla au fond de son coffre pour y retrouver un vieux heaume rouillé, qu’elle gardait là depuis longtemps. Sur le manteau de la cheminée, une petite fiole lui posait une question muette. Elle s’en saisit, hésita un instant, puis la jeta dans le feu. « Assez de mensonges », décréta-t-elle. Elle passa sans bruit devant la chambre de Jeannette, entendit ses pleurs et ses plaintes et ne s’arrêta pas. Elle sella à la va-vite le hongre le plus docile et s’enfonça dans la nuit à son tour, portée par la conviction que c’était la seule chose à faire. Ici s’arrête l’Histoire, ici commence la légende. Certains racontent que le comte de Dunéville entra dans un monastère, et que nul ne l’en vit jamais sortir. D’autres disent qu’il serait mort, seul sous les coups d’un dragon plus puissant que tous les autres, et que, tandis que son sang abreuvait cette terre de souffrances, il avait demandé pardon à son Dieu et à sa femme. D’autres encore prétendent qu’il fut rejoint par un jeune page qui voulait devenir son écuyer, et qu’ils chevauchèrent côte à côte pendant de longs mois, traversant mainte terrible bataille contre des monstres sanguinaires ou des humains renégats. Jusqu’au jour où son compagnon, en tombant de cheval, perdit le heaume rouillé qu’il avait fait voeu de ne jamais ôter. Alors on dit que Simon s’agenouilla près de son écuyer, qu’il le prit dans ses bras et le monta sur son propre cheval, qu’il guida lui-même tellement loin qu’on ne les revit jamais, ni l’un ni l’autre. Narwa Roquen Ce message a été lu 6376 fois | ||
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3 Exercice 58 : Narwa => Commentaire - Estellanara (Mar 15 sep 2009 à 15:43) 3 La marquise dérange... - Maedhros (Lun 27 avr 2009 à 16:48) 4 Précisions (spoiler!) - Narwa Roquen (Lun 27 avr 2009 à 21:34) 5 les deux détails étaient clairs pour ma part - z653z (Mar 28 avr 2009 à 04:18) 3 je sens que ça va se voir... - z653z (Jeu 16 avr 2009 à 17:05) |