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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Lundi 27 avril 2009 à 22:21:37
Le côté gauche






Le gars m’avait regardée comme si je lui avais dit que je rentrais d’un voyage sur Mars, avec un mélange d’incrédulité et de mépris.
« Je vous assure, docteur... Ca fait déjà plus d’une semaine...
- Bien sûr... Mais vous avez des douleurs, de la fièvre ? Vous vomissez ?
- Non, je vais bien. Mais je sens moins mon côté gauche. Je m’en suis aperçue au cours de yoga, vous savez, on se concentre tantôt sur le côté droit, tantôt sur le côté gauche, on fait des visualisations... Et le côté gauche, j’arrivais pas à le sentir... »
Je crus discerner chez lui comme une once de soulagement.
« Alors, j’en ai parlé au prof, et il m’a dit de me concentrer davantage, d’envoyer de la lumière à gauche, de mettre de la chaleur, de la lumière blanche... mais ça n’a pas marché.
- Hem... Bon, je vais vous examiner. »
Il devait avoir la quarantaine, cet âge où on croit que c’est arrivé, qu’on n’a plus rien à apprendre et rien à prouver, et que le monde doit se plier à notre désir, parce que nous, on sait. Il aurait pu être mon fils, sauf que mon fils est toujours respectueux de mon avis – mes filles aussi, d’ailleurs. Il ne s’était pas lavé les mains, sans doute était-il persuadé d’être institutionnellement au dessus de tout soupçon, et que même les microbes le savaient. Après tout, il portait une blouse blanche.
Il me tapota les réflexes, sans conviction, et me demanda si, les yeux fermés, je sentais qu’il me piquait. Je sentais.
Il me sourit comme un chat devant un moineau.
« Voilà. Tout va bien. Vous n’avez rien. »
Mais moi je sentais quand même moins bien mon côté gauche.


La semaine suivante, je suis allée voir un autre médecin. Pour changer, c’était une femme. Elle devait avoir trente ans, et son cabinet était dans sa maison d’habitation. Son téléphone n’arrêtait pas de sonner.
« Oui... Non... Attends un peu, tu veux... »
« Madame Mercadier... Oui, je sais... Je passerai ce soir... Dès que je peux... »
« Oui, bien sûr... Je me dépêche, mon chéri... »
« Monsieur Legrand... Ce soir ? Oui, bien entendu... A ce soir... »
« Ecoute, papa va rentrer dans dix minutes... »
Elle avait les yeux cernés et l’air de porter le monde sur ses épaules. Les cheveux déjà striés de gris, relevés à la va-vite par un serre-tête comme on en portait dans les années 60, et habillée comme une bonne soeur, chemisier blanc et jupe plissée bleu marine. Elle n’avait jamais dû aller chez les soeurs, sinon elle y serait devenue allergique, à cette foutue jupe... A moins qu’elle n’ait été tellement intoxiquée qu’elle ne pouvait plus concevoir de s’habiller autrement pour être décente... Comme si ça intéressait le Bon Dieu la manière dont les femmes s’habillent...
Elle m’a examinée soigneusement, la tension, le pouls, le coeur, les réflexes, l’aiguille pour piquer, et marcher les yeux fermés, et suivre son doigt du regard, et faire les marionnettes, et savoir si elle touchait l’index ou le majeur, si elle mettait mon pouce vers le bas ou vers le haut... J’ai eu bon partout mais ça n’a pas eu l’air de lui faire plaisir.
« Ecoutez... votre examen est normal. Je ne sais pas ce que vous avez. Je vais vous envoyer voir un spécialiste. »
Débordée, mais honnête.
Sauf que je sens de moins en moins mon côté gauche. Je dois faire très attention quand je me déplace, sinon je me cogne sans arrêt dans les meubles et les chambranles de porte, comme si tous mes repères corporels avaient changé.


Ah, le neurologue ! Il a lu attentivement la lettre de la généraliste, a hoché la tête, ne m’a pas examinée, a prescrit des radios, une prise de sang, un scanner, et encore d’autres examens, pour voir comment circule l’électricité dans ma tête, mes nerfs et mes muscles. Je savais pas que j’avais plein de circuits, comme ça, une vraie centrale électrique ! L’idée m’a bien amusée, sauf quand il m’a tendu sa note d’honoraires, franchement exorbitante. Sans doute pour me prouver qu’il était compétent.
Alors que mon côté gauche, quand je me déshabille, est devenu presque transparent...



Tous les examens sont normaux. Le scanner du cerveau, les globules et les enzymes, l’électro pour la tête et l’électro pour les muscles.
Je tends les deux mains devant lui.
« Est-ce que vous voyez mes deux mains de la même manière, docteur ? Parce que moi, la gauche, je ne la vois plus ! »
Il ne répond pas et me tend une lettre pour un confrère psychiatre. Il m’explique que parfois le cerveau nous joue des tours comme ça quand on a des soucis, et qu’il faut en parler à quelqu’un dont c’est le métier d’aider les gens à surmonter leurs épreuves.
Je n’ai pas cinq ans et je sais ce qu’est un psychiatre. Personnellement, ils me font moins peur que les CRS.
Très content de lui, il empoche un deuxième chèque pharaonique, avec la satisfaction du travail bien fait. J’ai toujours envié les gens qui ont une haute estime d’eux-mêmes et pas la moindre propension à se remettre en question.



Je ne verrai pas le psy avant la fin du mois, et ça m’arrange car ma retraite a fondu comme neige au soleil – ou comme mon côté gauche, désormais totalement invisible. Dans le miroir il remplit encore mes habits mais mon gros problème c’est pour me chausser quand je suis pieds nus. Je passe un temps infini chaque jour à trouver comment mettre ma pantoufle gauche pour qu’elle me suive quand je marche. Souvent je renonce et je reste pieds nus, mais sur le lino ça fait froid. Pour les chaussettes c’est encore plus difficile, quand j’y arrive je reste deux ou trois jours sans les enlever... Bon, ça prouve que même s’il me boude sérieusement, mon côté gauche existe encore.


Je ne vais plus au yoga. Je ne saurais pas comment dire ça au prof et je suis dans l’impossibilité absolue de méditer avec un côté en moins. En faisant un gros effort d’adaptation j’arrive maintenant à éviter les meubles, c’est déjà ça. Ce qui m’étonne le plus c’est que personne ne remarque que je n’ai plus de main gauche dépassant de la manche de mon manteau, mais les gens ne voient que ce qui les arrange, et comme je vis seule, je n’ai personne de proche qui me regarderait vraiment. Une autre chose est également surprenante : c’est que cette main gauche, que je ne vois ni ne sens plus, continue malgré tout à remplir son office ; elle tient la savonnette, la fourchette, les habits, sans se tromper. C’est un fantôme, mais un fantôme intelligent et serviable.


« Avez-vous eu un stress important dans les derniers mois ? Un déménagement, la perte d’un parent, d’un ami... ou d’un animal... un changement de situation, une rencontre désagréable... ou agréable au contraire... »
Je réfléchis. L’employé du gaz... Non, ça ne m’a pas troublée... J’ai gagné vingt euros au Loto, le facteur a été remplacé par une factrice...
« Non, pas de stress.
- Est-ce que vous consommez des médicaments, de l’alcool ? »
Je secoue la tête.
« Vous dormez bien ?
- Comme un caillou.
- Un caillou... Qu’est-ce que ce mot évoque pour vous ? Un conflit, une statue, une pierre tombale... »
Un caillou, c’est un caillou. Le genre de chose qui reste là où on le met. Ce type a une imagination délirante, mais moi je suis plutôt les pieds sur terre, j’ai commencé à travailler à seize ans, pas trop le temps de s’inventer des histoires.
Il m’a libérée après une heure entière. J’ai retrouvé le souvenir d’une grosse dispute avec ma copine Claudine, dans la cour de l’école, la mort du chat de ma grand-mère, ma fierté à ma première paie, ma joie d’épouser Edouard... Mais si le psy avait l’air content, moi ça ne me donne pas l’impression d’avancer. Il m’a donné rendez-vous pour la semaine prochaine, avec la consigne de noter mes rêves.
« Le côté gauche représente le passé », m’a-t-il expliqué. « Il y a un évènement de votre passé que vous voulez absolument effacer parce que ce souvenir serait trop douloureux, et votre corps a trouvé ce moyen pour vous aider. »
C’est séduisant. Mais je ne vois pas comment je peux vouloir effacer quelque chose dont justement je ne me souviens pas...


Ca commence à empiéter sur mon visage et ça déborde gentiment sur le côté droit. J’ai appelé mon amie Odette, qui habite à deux cents kilomètres, et je lui ai proposé de passer l’après-midi avec elle. Elle a accepté avec plaisir.
Elle m’a offert le thé, avec une délicieuse tarte aux pommes. Nous avons évoqué le bon vieux temps, quand nous étions débordées par le travail et les enfants, quand on se demandait si nos maris nous aimaient toujours et qu’il nous manquait toujours cinquante francs pour finir le mois...
Elle souffre beaucoup de ses rhumatismes, elle a des médicaments pour le coeur, la tension, les varices, l’arthrose...
« Tu as de la chance, toi, tu trottes comme un lapin... »
J’ai failli lui dire « un demi lapin », mais elle n’avait rien remarqué. Peut-être aussi que sa vue baisse. Ou alors elle est tellement préoccupée par son propre corps qu’elle ne peut plus regarder celui des autres.


J’ai raconté au psy ma vie avec Edouard. Il était ouvrier à l’usine, il faisait les trois huit, et avec les heures sup ça donnait un bon salaire. Moi j’étais coiffeuse dans un petit salon du centre ville, ma mère qui habitait tout près gardait les gosses, on travaillait beaucoup mais on y arrivait. On n’a jamais pris de crédit ! Sauf pour acheter la maison, bien sûr. C’était pas la fête tous les jours, avec Edouard, on peut pas dire qu’il avait le sens de l’humour et il fallait que ça file doux. Mais je savais que là où il était j’avais ma place près de lui, et qu’il n’aurait laissé personne me manquer de respect. Ca fait cinq ans, maintenant. Un matin, il ne s’est pas levé. Il n’a pas souffert. Ca a été dur au début. Puis j’ai vendu la maison, elle était trop grande et j’avais trop de souvenirs. J’ai pris un petit appartement au rez de chaussée, et j’ai donné le reste de l’argent aux enfants.
Le psy m’a écoutée sans rien dire. Son imagination était en panne ?
« A la semaine prochaine. Ne vous inquiétez pas. Vous y arriverez. »
Est-ce qu’il sait à quoi, au moins ?


Je ne distingue plus mon visage dans le miroir. Je me lave dans le vide, je me coiffe dans le vide, c’est assez inquiétant. Enfin en tout cas je pense que je me lave et que je me coiffe. Je vois encore le bord droit de mon corps, mon bras et ma jambe. C’est peu. A part ça, je vais bien.
J’ai appelé mon fils, mais il était en séminaire à Washington, et ma belle-fille n’a jamais été du genre causant. Véronique, mon aînée, c’est même pas la peine, elle est toujours en voyage. Depuis son divorce, elle court après d’invisibles lièvres aux quatre coins de la planète. Ca l’occupe. Comme ça elle ne pense pas qu’elle n’a pas d’enfant et qu’il sera bientôt trop tard. C’est sa vie. Mais moi je me demande ce que j’ai raté pour qu’elle ne pense qu’à sa carrière et pas à sa vie de femme.
Alors j’ai appelé Stéphanie, qui élève ses trois enfants. C’est vrai que c’est loin, Paris, mais ça fait plus d’un an que je ne les ai pas vus.
« Oui mais tu sais... C’est petit, chez toi, et en ce moment, on pourrait pas s’offrir l’hôtel... Arthur, viens parler à mamie... »
J’entends la voix lointaine du gamin (bientôt dix ans).
« Oh la barbe, dis-lui que je ne suis pas là ! »
« Ah... Désolée, je crois qu’il est chez les voisins...
- Mais je pourrais peut-être passer vous voir...
- Oui, oui, bien sûr... Mais en ce moment on fait des travaux dans la maison de Normandie, on y est tous les week-ends, il faut s’occuper du chantier, tu comprends... Et en semaine, tu sais ce que c’est, Patrick travaille beaucoup, il est en plein plan social, c’est pas facile, les ouvriers menacent de faire grève et les syndicats ne veulent rien entendre... Et puis les enfants ont leurs activités... Et puis cet été on part en Norvège, on a absolument besoin de faire le break... C’est pas commode... Mais bon, de toute façon tu vas bien, hein, on a tout le temps... »
Je me suis retrouvée toute bête, mon téléphone à la main. Pourtant elle nous a toujours vus, son père et moi, militer pour le Parti, et au premier rang dans toutes les manif... Elle a épousé un patron, elle a inscrit ses enfants dans le privé, tennis, golf et va savoir quoi d’autre... Ils s’occupent du chantier ! Ils font travailler des gars au black le dimanche, oui ! Je le connais, le Patrick, il s’arracherait une dent plutôt que de planter un clou... Ah, mon pauvre Edouard, heureusement que tu n’es plus là pour voir ça...


Cette fois, ça y est. Je me suis levée ce matin, et je crois bien avoir enfilé ma robe de chambre, machinalement. Mais quand je me suis regardée dans le miroir de la salle de bains, il n’y avait rien. Rien. Ni moi, ni ma chemise de nuit, ni ma robe de chambre. J’ai eu très peur. Je me suis palpée de partout, mais je n’ai rien senti. Ni la sensation du bras qui bouge, ni celle de la main qui touche, ni celle du corps touché. Du vide. Je suis du vide. Et ça contamine même les habits ! J’ai essayé de téléphoner, mais ma main – ou l’idée qui me reste de ma main – a traversé le téléphone. J’ai appuyé sur les touches mais elles n’ont pas bougé. J’ai voulu ouvrir la porte, impossible. J’ai appuyé mon front contre elle, et je suis passée de l’autre côté. Impressionnant. Je suis un passe muraille. Enfin, je dis « je » par habitude, mais je ne sais pas si c’est encore adapté. Ma forme ? Mon fantôme ? Mon esprit ?
Je suis sortie dans la rue. Avec un peu de chance, si c’est juste mon cerveau qui délire, les gens vont s’arrêter, me dire « Enfin, madame, on ne sort pas en robe de chambre ! » J’ai marché dans la rue. Un jeune en skate board m’a traversée... Ca fait une drôle d’impression, comme une vague qui vous renverse et vous fait rouler, sauf que là c’est plutôt comme un courant d’air froid qui vous tourneboule... Personne ne m’a vue, personne ne m’a parlé. Je suis rentrée chez moi.
Il faut que je réfléchisse.
J’ai peur mais je ne sens pas mon coeur cogner dans ma poitrine. Pourtant j’ai souvent eu peur dans ma vie, et plus d’une fois j’ai cru que mon coeur allait exploser tellement il battait fort. « Ma petite souris », c’est comme ça qu’il m’appelait, Edouard, parce que je tremblais pour un rien. Là c’est la plus grosse peur de ma vie, mais je ne ressens rien. C’est le silence dedans. J’entends les bruits de la rue, je vois les meubles autour de moi, mais « je » ne peut plus rien faire. « Je » n’a même plus de voix. « Je » doit être mort, enfin, ça semble logique. Sais pas où est passé mon corps, mais ça n’est pas très important. N’ai pas mal. N’ai rien compris, mais n’ai pas souffert. Aurais voulu revoir mes enfants, encore une fois. Odette, elle, elle est croyante, elle dit qu’après on va au ciel et on peut encore voir les gens sur la terre. Mon prof de yoga dit que les esprits parfois peuvent revenir.
De toute façon « je » n’y peut plus rien, puisque « je » n’est plus.
Mon esprit s’assied dans mon fauteuil, il va falloir que je parte d’ici, il paraît qu’il y a un tunnel à franchir, avec de la lumière au bout, c’est ce que j’ai lu. Avant. Je ferme les yeux. Je dois bien encore avoir des yeux puisque quand je les ferme il fait tout noir. Et j’ai vraiment très peur. En fait, je me demande qui a peur, puisqu’il n’y a plus de « je ». Ca doit être une pensée périphérique, comme dit mon prof de yoga. Mais qui les insuffle ? Qui est à la périphérie ? J’ai l’impression d’être à la fois dehors et dedans, de ne plus avoir de limite, ni corporelle ni mentale. Je me dilue dans ... quelque chose. C’est un peu compliqué mais la compréhension n’est pas essentielle. Le ressenti, lui, n’est pas désagréable. C’est juste ... nouveau, déroutant. Et puis de toute façon je n’ai pas le choix. Je suis passée. Comme ils sont passés à côté de moi sans me voir. Je les aime encore, pourtant. Je les aimerai toujours.
Le psy s’est trompé. Le côté gauche, c’est pas le passé. Le côté gauche, c’est celui du coeur.
Narwa Roquen, ohé... est-ce quelqu'un me voit?


  
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Réponses à ce message :
3 Exercice 59 : Narwa => Commentaire - Estellanara (Ven 18 sep 2009 à 16:13)
3 Commentaire - Eltanïn (Sam 2 mai 2009 à 14:38)
3 Commentaire aussi - Netra (Jeu 30 avr 2009 à 23:31)
3 Vu que personne n'a encore commenté... - z653z (Jeu 30 avr 2009 à 17:12)
       4 Effectivement... - Narwa Roquen (Jeu 30 avr 2009 à 17:35)
              5 Commentaire à une Narwa bien visible :) - Elemmirë (Jeu 30 avr 2009 à 18:29)
                   6 Rhôôô le gros mot !!! - Estellanara (Ven 18 sep 2009 à 16:10)


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