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De : Maedhros Date : Samedi 29 aout 2009 à 14:22:02 | ||
En retard. J'ai en tête une histoire assez longue. Je livre au titre de cet exercice ses deux premiers épisodes. J'ai volontairement choisi de ne pas préciser le point où l'issue différente d'un évènement a entrainé la divergence temporelle. --------------- FRERE JACQUES Young girl dies! The note he left was signed old brother Jack, It seems she’s murdered Selling England by the pound” Derrière la vitre de l’Eurostar, la douceur de la campagne anglaise sous la pluie ne parvient pas à calmer le mal de crâne qui me pourrit la vie depuis Paris. Les cachets n’y ont rien fait. C’est ma vieille blessure qui se rappelle à mon bon souvenir. Il n’y a que l’alcool ou les drogues qui finissent par avoir raison de la douleur. Je dois cela aux séquelles d’un shrapnel de l’obus tiré à plus de trente kilomètres de distance. En 89. Vingt ans déjà. La paix était précaire à l’époque, entre les Louisianais et les Californiens. Cette partie du monde était devenue un véritable volcan. Sous le regard goguenard des Etats-Unis, les Louisianais et les Californiens avaient bien failli recourir à leurs derniers jouets de destruction massive. Les trappes des silos déjà ouvertes, les militaires attendaient l’ordre ultime au matin du jour où le monde avait suspendu sa respiration. Quelques heures à peine après ce qui ne devait n’être qu’une banale escarmouche frontalière à l’ouest de Fort Beauharnais. En 89, je me trouvais dans la capitale régionale du Nord-Ouest de la Louisiane, jeune chirurgien affecté à l’hôpital Montcalm. Le énième hôpital Montcalm de Louisiane. J’y suivais un cursus militaire pour payer la fin de mes études. Pour moi qui avait débarqué de ma Dordogne natale, les berges verdoyantes du lac Pépin semblaient sortir tout droit des carnets de route de Jacques Kerouac. En fait, les obus n’auraient pas dû faire la moindre victime. Comme un rite incontournable entre les deux nations, quelques salves inoffensives étaient tirées à intervalles réguliers de part et d’autre de la frontière, visant généralement d’immenses marais inhabités. Malheureusement ce jour-là, le diable s’invita à la partie et les rouages pourtant si parfaitement huilés, se sont grippés l’espace d’un instant. Cela a suffi. « Un fantôme dans la machine », titrèrent plus tard les journaux pour décrire cette véritable tragédie. Une pluie de plomb et de fer s’abattit sur un quartier résidentiel de Fort Beauharnais. On dénombra une trentaine de victimes et une bonne centaine de blessés, plus ou moins graves. Je figurais parmi ces derniers. J’ai survécu mais j’ai dit adieu à ma vocation de chirurgien. Toutefois ceci est une autre histoire. Il vaut mieux laisser dormir le passé, je le sais par expérience : il n’aime pas être réveillé. La voix dans le haut-parleur met fin à ma rêverie. Le train se prépare à entrer en gare. Hastings Station comme ils disent de ce côté-ci de la Manche. Hastings, une ville célèbre deux fois au cours de l’histoire! Juste avant que le train ne soit avalé par l’immense gare, j’aperçois à travers les superstructures métalliques du pont, une Tamise aux eaux boueuses que domine le Grand Oeil. Terminus, tout le monde descend. Même moi. Les voyageurs s’éveillent de leur étrange langueur et se bousculent pour se diriger vers les portes qui ont coulissé en silence. Je les laisse descendre, j’ai le temps. De l’autre côté de la vitre, sur le quai, fusil automatique en bandoulière, patrouille lentement une escouade de militaires en tenue de camouflage. Des Ecossais. Je reconnais le cerf qui orne leur insigne régimentaire agrafé sur leur treillis. Ils appartiennent au légendaire régiment des Gordon Highlanders. Des spécialistes de la guérilla en milieu urbain, craints et respectés. La capitale anglaise essaie de faire comme s’ils n’étaient pas réellement là. Une façon de vivre qui dure depuis plus de deux siècles. Je viens à Londres pour répondre à l’appel pressant d’un ami que j’avais oublié. Alfred. Il m’avait envoyé un véritable appel à l’aide, confronté à un mystère qu’il ne parvenait pas à résoudre. Les dernières lignes de sa missive m’avaient intrigué. Le ton désespéré avait fini par emporter ma décision. Si la carrière de chirurgien m’avait été fermée à cause du tremblement intempestif et incontrôlable de ma main droite, j’avais bifurqué vers d’autres études. Plus avant-gardistes, elles m’ont emmené très loin sur les sentiers les plus obscurs de l’âme humaine. Sa rive noire et interdite. La faute en revenait à ce policier de Louisiane avec lequel j’ai partagé pendant quelques semaines la même chambre à l’hôpital. Il voulait présenter un concours d’admission d’une nouvelle école américaine. Il avait entassé à cet effet plusieurs gros ouvrages sur la commode. Mais il n’a pas eu le temps. Il est mort des suites d’une septicémie foudroyante. J’ai gardé les bouquins. J’ai eu le temps de les potasser et j’ai réussi le concours d’entrée peu après être sorti de l’hôpital. J’avais pensé quitter la France pour quatre ans, je suis resté cinq fois plus longtemps aux Etats-Unis. Le jour suivant, j’ai pris un Concorde à Washington et j’ai atterri hier soir à Paris. Le Concorde ne se pose pas encore à Heathrow même si son nom renvoie à l’amitié proclamée entre la puissance impériale et son ancienne colonie. Je ne doute pas qu’il ne s’agisse que d’une question de temps. Le traité de New-York a été ratifié voici déjà soixante deux ans. Je viens à Londres parce qu’il y a quelque chose qui y vit et que j’ai reconnu. Un mal particulier hante les rues quand la nuit est tombée. Une ombre qui tue. Les signes sont évidents à mes yeux. Ne suis-je pas un expert en la matière ? Alfred a eu raison. Par hasard. Nous n’avons jamais été réellement amis, il était anglais. Mais son histoire m’a sorti d’une torpeur néfaste. Alors je suis venu. Les écoles francophones de lutte contre le crime sont encore trop conventionnelles pour accepter ma façon d’opérer. Finalement, c’est une autre forme de chirurgie, beaucoup plus radicale, destinée à éradiquer une partie nécrosée de la société. En cet art, je suis vraiment le meilleur chirurgien. and all the cemeteries in London... I see God come in my garden, but I don’t know what he said, For my heart it wasn’t open.... Not open... Le soleil est encore haut dans le ciel. Je ne veux pas sortir quand la lumière est forte. Trop de monde. Trop de bruit. J’ai tellement peur de me perdre sur Emperor Street, là où les mannequins de cire m’observent dans les vitrines. Ils me rappellent trop d’autres corps immobiles et pâles sous la lune. J’ai tellement peur de sentir sur ma tête l’ombre de la colonne Villeneuve dressée au centre de Trafalgar Square. Alors j’attends. De ma fenêtre, le ciel n’est qu’un vague ruban bleu, sale et sans danger. De ma fenêtre à guillotine, je vois les talons des passants sur le trottoir mouillé derrière la grille qui longe l’immeuble. Il est trop tôt. Je vais attendre la nuit pour me glisser là où Dieu m’appelle, là où il versera Sa force en moi. Il existe un lieu près de l’eau où j’entends réellement Dieu. J’obéis à sa voix comme la brebis obéit à son pasteur. Je serai son humble et indéfectible instrument. Beaucoup ont oublié. Beaucoup L’ont oublié. Pas moi. Je récite les psaumes consacrés et je sais que je suis dans le vrai et le juste. Qu’importe ce qu’ils écrivent sur moi dans les journaux. Qu’importe ce qu’ils disent sur moi à la télé. Le jour viendra où mon oeuvre sera révélée au monde et tous reconnaîtront alors la force de mon message. Les corps que je laisse derrière moi ne sont que des balises qu’ils doivent déchiffrer. En ce bas monde, rien n’est gratuit. Rien n’est facile. Je laisse des indices et des signes. Ils n’ont qu’à lire. Mais ils ont désappris à lire correctement. Alors je suis comme un maître attentionné. Je dicte les mots lentement, infatigablement. Rien n’est facile et ils ont du mal à suivre la leçon. S’ils se montrent inconstants, je suis bien obligé de me montrer sévère. Sévère et juste. Il n’y a pas meilleure pédagogie que la répétition. Alors je répète la leçon chaque fois que la lune brille d’une certaine façon. Une leçon particulière. Ils apprendront à me lire, coûte que coûte. A suivre ma leçon car je sais qu’ils sont de bons élèves. Je crois fort en eux, en leur capacité à trouver le chemin de la rédemption dans les ténèbres où ils errent sans le savoir. Car le monde est livré au chaos. Chaque matin apporte son lot de catastrophes. Et ils se repaissent de ça, comme des charognards sur un cadavre. Je suis né pour qu’ils se souviennent. Dieu a soulagé ma peine pour m’investir de cette mission. Car dans la tête, j’entends constamment une vieille comptine française apprise sur les bancs de la petite école. Je hais ces mots qui taraudent mon cerveau du matin au soir. Si je ferme les yeux, je revois les visages des enfants de mon âge qui se moquaient de moi, dans la cour de l’école, à l’heure de la récréation. Ils se tiennent tous par la main et ils tournent autour de moi. Je suis prisonnier au centre de la ronde. Je ne peux faire aucun pas dans aucune direction. Malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à tous les envisager. Les visages se brouillent quand les larmes envahissent mes yeux et se mettent à couler sur mes joues. Cela ne les arrête jamais. Ils n’ont aucune pitié. Les enfants n’ont aucune pitié. Ils continuent de chanter. De plus en plus fort. A emballer la ronde. De plus en plus vite. Leurs visages deviennent grimaçants quand ils chantent à tue-tête en me fixant intensément de leurs petits yeux méchants : Brother John? Brother John? Morning bells are ringing, Morning bells are ringing. Ding, dang, dong. Ding, dang, dong. Ils m’ont traité d’idiot et d’imbécile. Les docteurs aussi. Ils ont dit à mère que j’étais attardé, qu’il fallait qu’elle se fasse une raison, qu’il n’y avait pas grand-chose à faire. Mais comment leur faire comprendre que je ne pouvais me concentrer avec cette comptine qui tournait et tournait dans ma tête, emportant tout le reste ? Ma mère baissait la tête et me coulait un regard où je pouvais lire son immense détresse... sa misérable honte. A cause de moi. Heureusement j’ai rencontré Dieu là-bas, presque par hasard. Il faisait nuit et le pavé luisait faiblement sous la pâle clarté des étoiles. J’ai entendu Dieu. D’abord, je n’ai pas compris. Sa voix provenait des ténèbres amassées sous un porche profond. Je me suis approché. La voix de Dieu a retenti à nouveau. Plus près. Je ne comprenais toujours pas vraiment mais je sentais qu’Il s’adressait à moi. La comptine dans ma tête semblait reculer, comme effrayée par Son verbe. Quand la voix s’est élevée pour la dernière fois, je savais ce qu'Il attendait de moi. Dieu m’avait choisi entre tous. J’ai obéi à son Ordre. Qui d'autre que Dieu aurait pu comprendre que je n’étais pas Frère Jean? Ce nom qu'ils m'ont donné n'est pas le mien. Je suis à présent Frère Jacques et cela fait toute la différence. Depuis cette nuit, chaque fois que je me soumets à Sa volonté, la comptine dans ma tête s’évanouit. Je suis si bien quand le silence se fait, je ressens une telle plénitude! Car tel est son Pouvoir. Quand tout est fini, quand vient l'aurore, ils trouvent ce que je laisse bien en évidence. La marque de Frère Jacques. A suivre... Ce message a été lu 6775 fois | ||
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3 Exercice 65 : Maedhros => Commentaire - Estellanara (Mer 18 nov 2009 à 14:37) 3 Commentaire Maedhros, exercice n°65 - Narwa Roquen (Lun 14 sep 2009 à 19:38) |