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 Répondre à : WA, exercice n° 80, participation 
De : Narwa Roquen  Ecrire à <a class=sign href=\'../faeriens/?ID=25\'>Narwa Roquen</a>
Date : Vendredi 16 juillet 2010 à 22:39:06
COLERES




En rentrant j’ai trouvé le message de ma mère sur le répondeur et ça m’a mise hors de moi.
« A propos », commençait-elle de but en blanc, « ta grand-mère est morte la semaine dernière, on l’a enterrée mardi, de toute façon tu ne serais pas venue. Ton frère et ta soeur étaient là, c’était suffisant. Avec mes frères on va vendre l’appartement, il y a tout un fatras dont on doit se débarrasser, elle gardait n’importe quoi... Si tu veux un souvenir, c’est le moment. Je sais que tu travailles... Tu n’as qu’à me dire ce qui te ferait plaisir. Mais je ne te promets rien, tu connais tes oncles, ils sont très regardants... »
Je tremble de colère. Mon frère et ma soeur. Le chercheur à lunettes et la mijaurée artiste peintre. Et moi, moi qui suis la seule à l’avoir connue, à l’avoir aimée, comme d’habitude, elle me laisse sur le carreau, je peux crever la gueule ouverte... J’ai toujours été la seule à oser lui dire non. Et je le revendique ! Et si c’était à refaire, je le referais, quel qu’en soit le prix ! Mais qu’elle crève, bon Dieu, qu’elle crève et qu’elle me foute la paix !
Je sens des larmes brûlantes me monter aux yeux, mais ce sont des larmes d’adolescente, celles-là, je ne les verserai pas. J’ai trente ans, je suis adulte, et je l’emmerde. Je lui en veux simplement d’arriver encore à me mettre en colère. Nonna est morte et elle ne me l’a pas dit ! Qu’est-ce qu’elle en sait, d’abord, si je ne serais pas venue ? Bien sûr que je serais venue ! Mais elle a voulu garder le contrôle de mes faits et gestes, comme d’habitude ! Oh c’est petit, c’est mesquin, c’est laid !


Je vais me calmer. Je ne vais pas la laisser me pourrir la vie une fois de plus. Je vais méditer.
Trente minutes plus tard, je dois bien reconnaître que ça n’a servi à rien. Impossible de chasser la haine intense qui embrase mon coeur et mon corps. Mon professeur de yoga sourirait de ce sourire débile et oriental et me dirait « si tu peux mourir avec ça, tu peux vivre avec ça ». Ce qui est totalement absurde et me donne envie de lui coller des baffes...
Très bien. Je ressors un vieux paquet de cigarettes d’un tiroir. C’est une situation exceptionnelle, et mon cerveau privé de nicotine depuis six mois saute sur l’occasion inespérée. J’avais commencé comme ça, à quinze ans, parce que ça ne lui plaisait pas. Marché de dupe, malheureusement, où l’agresseur se transforme rapidement en victime dépendante. Mais ça m’a peut-être permis de ne pas sombrer dans la dépression, et surtout de ne pas passer à l’acte. Depuis que j’ai quinze ans, chaque fois qu’elle m’agace – qu’elle me frustre, qu’elle me méprise, qu’elle me torture ! -, je rêve de la tuer. Sans le moindre sentiment de honte, je me vois, en toute conscience, en train de larder son corps décharné – elle est fière de sa maigreur, elle se trouve belle !- d’innombrables coups de couteau, et qu’enfin je lis dans ses yeux de la peur, et plus encore, ce qu’elle ne m’a jamais témoigné, du respect.
Mais ça ne marche pas. J’ai la tête qui tourne mais je n’ai pas décoléré. Ma grand-mère est – non, était, il faut que je m’y fasse - une femme merveilleuse. Gironde, compréhensive, tolérante, pleine d’humour et de bonté... Quand sa fille me maltraitait, elle savait toujours trouver les mots pour me consoler, et en même temps elle me disait :
« C’est ta mère. Quoiqu’elle fasse, tu lui dois le respect ».
Un jour, malgré tout, elle avait convoqué mon père, ce grand absent, pour lui enjoindre de tenir un peu sa femme. Elle seule avait trouvé injuste qu’elle s’acharne sur moi. C’était la seule femme qui m’ait réconciliée avec l’espèce féminine, parce qu’entre mon vampire de mère et mon hypocrite de soeur...
En désespoir de cause, je me verse une grande rasade de pur malt. Et tant pis si demain j’ai mal à la tête.
Je soupire. Délicieux lâcher prise de l’alcool fort, je souris. Mais qu’est-ce que j’en ai à faire de la Baronne et de ses conneries ! Je m’en suis sortie, j’ai un métier, je n’ai besoin de personne et sûrement pas de son approbation. Son affection, j’en ai fait mon deuil. Je suis infirmière et tous les jours les patients me remercient de ma gentillesse et de mon humanité. Parce que moi, je suis un être humain. Je sais atténuer leurs souffrances et les réconforter. Je connais la compassion. Je suis quelqu’un de bien. Je ne passe pas mon temps à choisir de belles toilettes dans des boutiques hors de prix. Je préfère donner aux Restos du Coeur. Et moi, j’ai des gens qui m’apprécient, et pas pour les pourboires que je leur laisse.
Une douce torpeur me fait dériver sur un océan de tendresse. Comme quand la Nonna me caressait les cheveux pour m’endormir. Je suis au dessus de la colère, tout ça c’est du passé, une bonne nuit de sommeil, je dois me lever à cinq heures et demie...

Le temps de réorganiser mon planning, j’ai pris le train gare de Lyon le lendemain soir. Bien sûr je n’ai pas fermé l’oeil. J’avais des crampes aux mâchoires à force de serrer les dents. Changement à Turin, direction la côte. En mars, il n’y a pas encore de touristes, le train était vide. A Turin j’ai acheté La Settimana Enigmistica, un recueil de mots croisés et d’énigmes en tous genres, dont ma grand-mère raffolait. Je m’y suis attelée tout le long du voyage. Mon italien se perd au fil des ans, faute de pratique, mais j’ai réussi quand même à finir une grille et à décoder un rébus.
Puis j’ai marché jusqu’à la maison en bord de mer. J’ai sonné. Mon oncle Giorgio est venu m’ouvrir. Il a semblé un peu étonné.
« Ta mère est par là. »
La mère en question n’a pas haussé un sourcil.
« Je suis occupée avec ce tiroir. Plein de papiers à trier. Fais le tour en attendant. »
Les poings serrés, j’ai fait le tour. Tous les tableaux qui recouvraient les murs avaient disparu, laissant leurs auréoles fantomatiques sur le crépi des murs. Celui avec le cheval, celui avec le jeu d’échecs... Et la Divine Comédie n’était plus dans la bibliothèque. Elle n’aurait pas voulu ça. Elle est vraiment morte, impuissante, incapable d’intervenir dans ce pillage organisé. Il y a sûrement un testament. Mais je n’ai pas les moyens de payer un avocat, et Nonna froncerait les sourcils, elle me dirait « Tu lui dois le respect, ce n’est pas très important... »
« Ca va, tu as trouvé quelque chose ? »
Devant mon regard circulaire la guêpe qui n’est pas folle ajoute :
« J’ai gardé un tableau pour ta soeur, c’est normal, c’est une artiste. Et des livres pour ton frère, c’est un intellectuel. De toute façon ça ne t’intéressait pas... »
D’une certaine manière j’admire cette certitude de ne jamais pouvoir se tromper. Je suis tellement soufflée, une fois de plus, par cette prise de position arbitraire et indiscutable, que j’ai du mal à articuler un son. Et puis je ne dois pas exploser, pas ici, pas dans cette maison. La garce le sait et c’est pour ça qu’elle persévère à se comporter de la même manière que depuis trente ans, toujours persuadée de son impunité. Mon frère et ma soeur ont réussi à pactiser, parce que je drainais les foudres sur ma tête. Avec entêtement. Et fierté.
Je grince :
« Merci de me prendre pour la reine des connes, ça fait toujours plaisir.
- Oh, voyons, Agnès, tu es une manuelle, tu ne peux pas le nier. Si seulement tu n’avais pas ce sale caractère... Pas étonnant que tu ne sois pas mariée... Mais tu as trouvé ta voie, c’est merveilleux, tu fais un métier admirable, au service des autres. »
Sa pommade me fait frémir de dégoût. Le service des autres, dans sa bouche, c’est comme si j’étais bonniche (c’est un terme à elle). J’ai l’impression d’avoir devant moi un serpent venimeux, dressé de toute sa hauteur, prêt à frapper son coup mortel. Mais j’ai trop de colère pour avoir peur.
« Je t’ai emballé des assiettes. Tu sais, le service vert... »
C’est un service en plastique vert pâle, Nonna le gardait pour les enfants, ça pouvait tomber sans se casser. J’ai mangé dedans des centaines de fois, avec mes cousins, pendant que mes parents partaient en vacances avec les deux petits, les pauvres, qui étaient trop jeunes pour les quitter... Moi, on pouvait me laisser, j’étais grande... Ce que j’ai pu souffrir d’être toujours grande... même à un âge où les autres, eux, étaient toujours petits... Je la regarde d’un air interrogateur. Elle flaire la révolte.
« Mais bien sûr, si tu veux autre chose... »
Je parcours le tinello, ce couloir-dégagement qui longe la grande entrée sur laquelle débouchent toutes les pièces nobles, et relie la cuisine à la salle de bains. Sur le plateau du grand vaisselier, il y a la vieille balance en bois et marbre, avec ses poids de 5 à 200 grammes. Je n’ai jamais vu la Nonna s’en servir, mais elle respire l’authentique.
« Tu peux la prendre », murmure ma mère qui a reniflé le moyen de s’en sortir à bon compte. « Et tiens, tant qu’à faire », ajoute-t-elle dans un sursaut de générosité qui ne lui coûte rien, « prends aussi la râpe à parmesan... »


Elle a réussi son coup. Je suis partie sans faire d’esclandre et sans emporter le moindre objet de valeur. Ma grand-mère adorait les bijoux, j’aurais pu avoir un souvenir plus proche, quelque chose que j’aurais porté sur moi... Je vois d’ici ma mère saliver comme un carlin en ouvrant le grand coffret noir, et s’en mettre plein les poches pour les soustraire au regard de ses belles-soeurs... Je n’allais pas me battre, loup parmi les loups, pour arracher un morceau de la précieuse dépouille. Mais tout cela ne fait que relancer ma colère qui s’était assoupie un instant en revoyant ces lieux où j’avais passé de bons moments. Avant de regagner la gare avec mon sac en plastique, je fais un détour par le cimetière. J’erre un peu, et puis je trouve. Je m’assieds au bord de la tombe, et les larmes viennent. Je peux enfin dire à quelqu’un que je l’aime, sans me mettre en danger.


Je repars au boulot dès mon retour, sans défaire mes bagages. Ce n’est que le week-end suivant que ce plastique au milieu du salon commence à me déranger. Je case dans le placard les assiettes probablement inutiles – je voudrais bien avoir des enfants, mais je n’ai pas de géniteur acceptable en vue -, puis je brique la balance la larme à l’oeil et je l’installe fièrement sur mon petit bahut.
Enfin je sors la râpe à parmesan ; c’est un parallélépipède tronqué en bois clair verni, de trente centimètres de haut. Il y a un tiroir en bas, une manivelle pour faire tourner la râpe qui occupe la majeure partie du corps, et une haute poignée de quinze centimètres pour soulever le battant postérieur et glisser le fromage sur une avancée en plan incliné. Le couvercle oblique et rabattable sert uniquement à nettoyer la râpe. Sur l’avant, deux L en métal, maintenus par des vis, permettent d’accrocher l’appareil au rebord d’une table, pour qu’il ne bouge pas pendant le râpage. Sur le bois, une petite plaque métallique en donne l’origine : « Caudano – Torino – Piazza Carlo Felice 10 »
Caudano. Ca m’évoque de vagues souvenirs. Un grand magasin chic. Ca doit faire quinze ans que je n’ai plus mis les pieds à Turin. Et pas envie d’y retourner. Je me souviens d’une ville bruyante, aux rues strictement parallèles ou perpendiculaires, avec de grandes arcades sur les avenues, et plein de magasins. Mais sans elle, pourquoi faire ? Quand ils sont partis à la retraite, avec mon grand-père, ils se sont retirés au bord de la mer, dans l’appartement des vacances. L’air était meilleur, et ça tordait le coeur de mon grand-père de voir ce que ses fils avaient fait de son commerce. Mais ça, je ne l’ai su que plus tard.



L’objet n’a pas été utilisé depuis longtemps, il sent le moisi. Ca ne m’étonne pas. Nonna adorait le progrès, elle achetait toujours les derniers gadgets électriques – centrifugeuse, friteuse, hachoir à viandes, percolateur -, ce n’était pas une grande cuisinière, mais elle s’amusait beaucoup à utiliser toutes ces fantaisies... surtout, je crois, parce qu’elle connaissait la valeur de l’argent, qu’elle savait qu’elle aurait pu s’en passer, et que par conséquence c’était vraiment du luxe. Les gens qui ont manqué dans leur jeunesse gardent toujours une certaine réticence vis-à-vis du superflu. Mais des instruments pour faire la cuisine, c’était utile, donc elle pouvait en profiter sans avoir mauvaise conscience...
Je nettoie chaque partie scrupuleusement à la brosse à ongles et au torchon humide. Dans le tiroir, il y a un morceau de papier jauni, plié en quatre, sans doute la facture ; de la fine poussière s’est incrustée dans les coins, il faut que je la déloge de la pointe d’un couteau. Tiens, ce soir, je vais faire cuire des pâtes, il me reste un paquet de spaghettoni et un pot de sauce tomate. Avec un peu d’ail... Je sors du frigo un moignon de grana padano qui est encore consommable, et en souriant je l’introduis dans la logette. Je tourne la manivelle en pensant très fort à cette femme si douce...
Et je recule, effrayée. Il y a eu comme un bruit de tonnerre, et je me trouve nez à nez avec une créature d’allure presque humaine, vêtue d’une armure de métal et de cuir comme les anciens Romains, coiffée d’un casque d’époque et brandissant une épée qui n’a pas l’air factice.
« A tes ordres, maîtresse », déclare l’apparition. « Montre-moi tes ennemis, et je t’en délivrerai, parole de Maximus. »
Je cligne des yeux, je me pince. Il est toujours là. Je m’assieds. Il reste immobile devant moi, le regard flamboyant et l’épée au clair. Ca me rappelle la lampe d’Aladin, mais normalement, c’est un conte pour enfants...
« Vous êtes qui ? »
Pas très intelligent, mais c’est tout ce qui me vient.
« Maximus Legitimus, général de l’Armée Romaine. Tu m’as libéré, je suis à tes ordres. Je tuerai tous tes ennemis.
- Ah...
- Je suis invincible, et mon épée s’honore d’avoir été mainte et mainte fois trempée dans le sang ! »
Brièvement, je récapitule : c’est dimanche soir, je n’ai pas touché à une goutte d’alcool depuis dix jours, j’ai bien fumé quelques cigarettes mais normalement ce n’est que du tabac...
« Ecoutez... Je crois qu’il y a un malentendu...
- Cette râpe à parmesan est bien à toi ?
- Oui...
- C’est ma demeure. Minerve se venge, depuis que je suis mort, en m’enfermant à son gré dans des objets divers, parce que je l’ai maudite lors de la défaite contre...
- D’accord, d’accord... Excusez-moi... Les pâtes sont cuites... Vous permettez ? »
J’égoutte les spaghettoni en essayant de ne pas trembler. J’en ai mis beaucoup trop, comme d’habitude.
« On partage ? »
Il hoche la tête, mais son regard ressemble à celui d’un chien errant qui a trouvé un os. Légionnaire romain ou pas, il s’empiffre de mes pâtes al dente et la sauce tomate dégouline de ses lèvres. Je ne peux m’empêcher de penser que ce type a dû connaître dans sa vie plus de sang que de sauce tomate. Poliment, j’essaie d’engager la conversation.
« Vous avez déjà mangé des pâtes ?
- Ouich... »
Il parle la bouche pleine, mais il a l’air de se régaler...
« Ma précédente maîtresse, ta grand-mère, m’en a fait deux ou trois fois. Et ton arrière grand-mère aussi, une fois... C’était il y a longtemps... Des femmes très gentilles, surtout ta grand-mère. Mais depuis vingt ans, qu’est-ce que je me suis ennuyé au fond de ce placard... Une éternité d’ennui, à souhaiter en vain mourir pour de bon... C’est vraiment délicieux... mais... tu n’aurais pas un peu de vin ? »
J’ai toujours une bouteille de Lambrusco au frais pour les soirs de déprime, où je me fais un festin de pâtes en sachant que le lendemain j’aurai pris un kilo mais que ça vaut mieux que les antidépresseurs.
Le vin rouge pétille dans les verres. Nonna adorait ça. Mon convive fait claquer sa langue.
« C’est sucré ! Nos vins, à Rome, étaient plus épais... Mais c’est frais, c’est léger... »
Je remplis son verre. Qu’est-ce que je vais faire de lui ? Je n’ai pas le coeur de le remettre dans la râpe. Enfin, pas tout de suite.
« Tu as des ennuis, maîtresse ?
- Euh... non, pas vraiment.
- Pourtant je sens beaucoup de colère dans ton coeur.
- Oui mais bon... Vous savez ce que c’est... Des histoires de famille...
- Je suis là pour tuer tous ceux qui te font du mal. Parle, et j’exécute. »
J’ai du mal à avaler la bouchée suivante. Ca a l’air tellement simple pour lui... Je prends une gorgée de vin. Nonna avait choisi de ranger le monstre au fond du placard. Je ne peux quand même pas tuer sa fille... encore que...
« Vous savez, dans notre monde... on ne tue plus les gens comme ça...
- C’est pas toi qui tues, c’est moi. Où est le problème ? »
Sa logique est implacable. Je me sens tout à coup terriblement fatiguée, c’est le problème avec le Lambrusco, c’est frais, on ne le sent pas passer... Bêtement, pour me donner un argument définitif, je m’exclame :
« De toute façon je suis sûre que ni mon arrière grand–mère ni ma grand-mère n’ont eu recours à tes services !
- Ca, je n’ai pas le droit d’en parler. »
Son air embarrassé est comme un aveu. J’ai l’impression d’étouffer. J’ai mal au ventre. J’ai dû manger trop d’ail. Mon arrière grand-mère, je ne l’ai pas connue, elle est morte jeune, elle a eu un accident. Mais ma grand-mère, comment pourrais-je imaginer... Je ne peux pas ! Je ne vais pas renoncer à mes certitudes, à mes souvenirs les plus précieux, pour un être... venu de nulle part, une créature maléfique et assassine, qui me raconte n’importe quoi pour me pousser au crime, c’est sûr, c’est ça... Un petit papier sur la table se précipite sous mes yeux. C’est la facture, évidemment, mais si la râpe appartenait à l’origine à mon arrière grand-mère, il y a peu de chances... Mais ça se peut... C’est sûrement...
Ma main tremblante se dirige lentement vers ce papier absurde. Je le déplie, il y a plusieurs feuilles manuscrites, ah, c’est son journal intime, sympa, ou une liste de courses, ou...
Je lis couramment l’italien. C’est l’écriture de ma grand-mère, petite, fine, précise, aux lignes parfaitement horizontales et régulièrement espacées, avec la même marge des deux côtés ; ce n’est pas une écriture de démente, bien au contraire. Rien à voir avec les pattes de mouche anarchiques et désordonnées de ma mère. C’est écrit à l’encre violette, à peine délavée par le temps. Je pourrais le lire demain... ou jamais... Le journal intime de ma grand-mère, après tout, c’est intime, ça ne me regarde...
Que celui qui trouvera cette confession ne me juge pas trop sévèrement, et qu’en échange de mon secret, il prie pour mon âme coupable afin que Christ ressuscité m’épargne les flammes de l’Enfer. Je me repens, je me repens ! Mais comment aurais-je pu avouer tout ceci, même à un prêtre ?
Quand ma mère est morte, renversée par le tramway, tout le monde a cru à un accident. Mon frère depuis longtemps était parti en Amérique, et mon père était mort à la guerre. C’est moi qui ai hérité des meubles. Dans le placard de la cuisine, j’ai trouvé la râpe à parmesan, et dans le tiroir, là où je vais cacher ce témoignage, elle avait écrit la vérité. Elle s’est jetée sous le tram parce qu’elle avait trop de remords. Cette râpe qu’elle avait achetée chez Caudano... La première fois qu’elle a voulu s’en servir, un fantôme lui est apparu. Il lui a proposé de tuer ses ennemis. Mon frère Enzo fréquentait alors une fille qu’elle n’appréciait pas, elle était superficielle et vénale, ma mère avait fait son enquête, elle avait déjà eu plusieurs amants. Elle allait gâcher la vie de son fils, mais lui, bien sûr, ne voulait rien entendre. Ce n’est pas facile d’élever un garçon quand il n’y a plus de père à la maison. Alors... On a retrouvé le cadavre de la fille poignardé dans un quartier mal famé. Puis mon frère est parti en Amérique, il s’est marié, il a eu des enfants...
J’aurais dû tirer la leçon de cette épouvantable histoire. Mais quand Franco m’a trompée... La colère m’a pris, j’ai tourné la manivelle... Et puis il y a eu cet enfant, le deuxième, juste un an après Giorgio, mon aîné... Il était malformé, tout mou, il aurait été malheureux toute sa vie... Et chaque fois que Franco le regardait, je sentais qu’il m’en voulait... Sa mort fut une délivrance... Et puis... L’affaire marchait bien, on commençait à sortir la tête de l’eau, même avec trois enfants... Et ce Calabrais, ce Manchello, s’est installé en face de chez nous. Il vendait ses tissus à perte, je ne sais pas, ou alors il les volait... Mais il était moins cher que nous, et les clients s’en allaient un par un... Alors qu’on était honnêtes, on vendait le meilleur drap de Turin... Franco n’arrivait plus à dormir, on avait des dettes, il pensait à vendre le commerce et repartir sur les routes pour le compte d’un autre... Je ne pouvais pas laisser faire ça... Ca n’aurait pas été juste, après toute une vie de labeur... Mon mari avait commencé à travailler à treize ans... Et moi je pouvais l’aider... Je l’ai fait.
Je n’ai pas de regret. Si, Annabella j’aurais pu l’épargner. Mais si j’avais perdu Franco...
Toi qui me lis, ne suis pas mes traces ! Ce... fantôme, ce légionnaire... Il vous présente les choses... C’est si tentant, il se charge de tout, il est habile, la police ne se doute jamais de rien... Mais ce sont des meurtres ! Oh je devrais détruire cet objet, mais il me fait tellement peur ! Si ce démon arrive à s’en échapper, s’il venait me hanter... Je ne veux plus jamais voir cette râpe. Je vais la cacher au fond du vaisselier, et peut-être que l’esprit s’en ira un jour... »



Je reste assommée, le papier à la main. Elle ! Elle que je n’ai jamais vue en colère ! Elle qui était la bonté même ! Elle qui... Je me lève, je vais vomir dans les toilettes. Si je pouvais me débarrasser de lui aussi facilement ! Je pourrais. Je n’ai qu’à le remettre dans la râpe, ranger l’objet au fond d’un placard, et on n’entendra plus parler de lui jusqu’à ma mort.
Ca ne me satisfait pas. J’ai une fâcheuse tendance à me croire toujours plus maligne que les autres. Ou bien c’est encore mon complexe d’Atlas, je me sens obligée de porter le monde sur mes épaules... Mon indésirable invité revient à la charge.
« Je te propose seulement de t’aider... Et puis ça me dégourdirait les jambes.
- Assez ! On ne tue pas les gens par plaisir !
- Ah bon ? », ricane-t-il. « Mais c’est mon métier ! J’ai été élevé pour ça, entraîné pour ça, payé pour ça, honoré et félicité pour ça ! Minerve est la déesse de la guerre : comment pourrait-elle jamais mettre fin à mon châtiment si je cesse de guerroyer ?
- Si je me souviens bien, c’est aussi la déesse de la sagesse, de l’intelligence... et de la broderie... »
J’éclate d’un rire nerveux, qui tourne rapidement au fou rire incoercible. J’imagine les grosses mains noueuses du soldat en train de tirer l’aiguille pour broder des fleurs pastel sur une immense nappe blanche... Mais le sens de l’humour n’est pas la qualité première de mon hôte et mon hilarité impromptue le déconcerte et l’agace. Son sourcil se fronce, ses lèvres se pincent, sa colère est palpable comme une vibration de tremblement de terre. Je vis au quotidien au milieu d’émotions fortes, cela m’a rendue plus sensible. Je capte sa colère prête à exploser, et un signal de danger s’allume dans ma tête. Je reprends instantanément mon sérieux.
« Calmez-vous. Je ne riais pas de vous. J’ai les nerfs à fleur de peau, c’est tout. Sachez que... j’apprécie énormément votre offre. Mais... je suis persuadée que céder à la colère n’élève pas l’âme humaine. Les Dieux de Rome... ont donné parfois le mauvais exemple. Mais ... l’humanité a progressé depuis. Enfin... je l’espère. Pour ma part... »
Je soupire. Il est une heure du matin, le réveil sonnera à cinq heures et demie, quoi qu’il arrive. Je suis dans ma cuisine, en train d’essayer de persuader un ectoplasme guerrier que la guerre est une absurdité. Je dois vieillir, j’ai de plus en plus de mal à renoncer à mes convictions profondes.
« Pour ma part je ne souhaite la mort de personne. Oui, il y a des gens qui me font du mal, dans mon travail et dans ma famille. Il y en a dont j’ai souhaité la mort, c’est vrai. Mais ce ne sont que des pensées... comme quand on s’imagine riche, ou quand après une petite victoire on se croit tout-puissant, alors qu’on a seulement eu de la chance... Je n’ai pas de travail pour vous. Je compatis à votre triste sort, mais je souhaite que vous ne proposiez plus vos services à personne en ce monde. Je voudrais qu’Athéna... pardon, Minerve, vous prenne en pitié et vous autorise à quitter cet objet pour rejoindre le Territoire des Morts auprès de votre famille et de vos amis. C’est vraiment ce que je souhaite. »
Je suis sûre de ne pas me tromper, une petite larme fait briller son oeil gauche.
« Vous croyez... que ce serait possible ? »
J’aimerais lui dire oui, claquer dans mes doigts et aller me coucher. L’horloge murale égrène les secondes, et chacune raccourcit mon espérance de sommeil. Si j’étais férue de mythologie, je saurais sûrement comment implorer la Déesse à la chouette. Mais mes souvenirs de lycée sont noyés dans un brouillard épais, je vivais dans un état de rage permanente, je faisais le ménage, la cuisine et la vaisselle, ma mère me disait « si tu n’est pas contente la porte est là » et les deux autres ne débarrassaient même pas leur assiette...
L’oeil de Maximus s’allume. Il perçoit toutes mes pensées. Je ne le laisserai pas triompher. Le passé en nous est à tuer. Je le sais, mais je l’ai toujours refusé. C’est injuste. J’ai lu « Le rire», de Kundera. Et j’ai balancé le bouquin à travers la pièce, pour la même raison. Et alors ? Qu’est-ce que ça change, aujourd’hui, que j’en garde de la rancune ou non ? Est-ce que ça répare quelque chose ? Il n’y a pas de réparation possible. C’est injuste mais c’est comme ça. Tout ce que je peux faire, c’est protéger les générations à venir, même sans qu’elles le sachent. C’est la seule revanche possible. Le pardon. Mon adolescente rebelle hurle de dépit. Je la trahis, moi en qui elle mettait toute son espérance. Mais c’est une enfant. Chacun de nous doit avancer sur le chemin, ou mourir en route.
Et maintenant ?
J’allume une bougie, je coupe une tranche de pain, je verse un peu d’huile et le fond du Lambrusco sur la table. Le Romain m’observe, incrédule et médusé. Je me bats pour mes enfants et les enfants de mes enfants, qui ne sont à cette heure qu’un vague espoir. Mais sans espoir...
« Je t’appelle, Minerve, sage déesse de l’intelligence, issue de la tête de ton père Jupiter. Je t’appelle pour que tu fasses preuve de la plus grande des vertus divines, la clémence, envers cette créature qui eut pour nom Maximus Legitimus. Au travers des siècles il a eu le temps de se repentir de l’insulte qu’il t’a faite, et je te supplie de lui permettre d’accéder enfin au Royaume des Morts. L’humanité a besoin de paix pour prospérer. Et si un pauvre humain comme moi est capable de pardonner, alors je ne doute pas qu’une divinité aussi brillante que toi puisse en faire autant. »


Le silence est accablant, et le tic tac de l’horloge devient carrément sinistre, comme si la mort était en suspens dans la pièce à chaque seconde frappée. Bon, ça n’a pas marché, je n’ai pas de plan B et je ne sais plus quoi faire. J’ouvre en grand la fenêtre de la cuisine, l’air frais de la nuit m’aidera à lutter contre l’immense lassitude qui m’envahit. Je n’ai pas eu le temps de me rasseoir que dans un bruissement d’ailes une splendide chouette blanche est venue se poser sur le rebord. Ses yeux immenses me transpercent à m’en faire frémir, et son cri autoritaire me pétrifie. Je me tourne vers Maximus, et je le vois, un sourire d’extase sur les lèvres, devenir de plus en plus lumineux... C’est comme un éclair aveuglant, et je ferme les yeux...
L’horloge continue à battre la mesure, mais la pièce est vide. Plus de légionnaire, plus de chouette... Le froid de la nuit ne m’a jamais paru aussi pur. En frissonnant, j’aspire une grande goulée de paix et je ferme la fenêtre. J’ai les jambes qui tremblent, la tête en marmelade... J’ai encore une chose à faire. A la flamme de la bougie, je brûle la lettre de ma grand-mère. Puisse-t-elle reposer en paix. Et que les Dieux de l’Olympe et les autres me fichent la paix, je vais me coucher.


Dure journée. La mère Reignier (Ah ! Reignier ! Pourquoi pas libellule ?) , ma surveillante, qui m’allume parce que la semaine dernière j’ai changé mon planning sans l’avertir, et que c’est inadmissiiiible, et que c’est insupportaaaable... Elle donnerait des envies de meurtre à un saint. Mais sa colère glisse sur mes plumes de canard et je souris.
« Vous avez tout à fait raison. Mais je viens de perdre ma grand-mère et cela m’a beaucoup affectée. Au point que j’en ai totalement oublié de vous prévenir. J’avais un lien très fort avec ma grand-mère. C’est toute mon enfance qui est partie, d’un coup... »
Je n’ai pas de mal à avoir les larmes aux yeux. Déconcertée, elle bredouille :
« Bon, bon, ce n’est pas grave... Ma pauvre petite... toutes mes condoléances... si vous avez trop de peine, vous pouvez prendre quelques jours... »
En sortant de l’ascenseur pour aller au self, je me demande encore si je l’ai manipulée ou si j’ai été sincère, et je n’en sais rien. Distraite, je heurte de plein fouet le chef de clinique de Cardio, Almerias le Magnifique, le bel hidalgo aux yeux de braise dont toutes les femmes sont folles... Et souriant de ma maladresse, il interrompt mes excuses :
« Agnès ! Tu travailles trop, tu as petite mine ! Ca te dit d’aller prendre un verre demain soir ? J’ai découvert un bistrot où on joue du jazz, et ils servent des tapas... »
Alors j’ai rendez-vous avec lui. Je peine à le croire. Je me suis affalée dans mon canapé, en rentrant, et j’ai seulement envie d’avoir la force de me traîner jusqu’à mon lit, quand le téléphone sonne.
La voix redoutée, impérieuse et revêche, attaque d’emblée, comme à son habitude. Avant même d’avoir entendu la fin de sa phrase, il faut que je me sente coupable, puisque de toute façon j’ai commis le crime majeur : essayer d’exister sans elle.
« Tu aurais pu me dire que tu étais bien rentrée, c’était la moindre des politesses. Je suis extrêmement fatiguée, j’ai 6 de tension, mon médecin est très inquiet... »
Elle n’a jamais besoin qu’on lui réponde. Déblatérer pendant trente minutes sans reprendre son souffle lui suffit. Elle déverse son fiel inépuisable sur mon père indifférent, sur mes oncles mollassons, sur ma grand-mère désordonnée, sur le syndic de la co-propriété, sur le notaire italien, sur les impôts, sur le gouvernement, sur le temps qu’il fait, sur mes cousins, sur son médecin qui veut la bourrer de pilules qui lui donnent envie de vomir...
« Mais évidemment, tu n’es qu’infirmière, tu n’y connais rien. Si tu avais fait des études... »
Elle aboie, encore et encore. Comme ces chiens errants qui crèvent de trouille et ne se laissent pas approcher parce qu’ils n’ont plus confiance. Sa détresse m’apparaît pour la première fois. Elle s’est enfermée toute seule dans son rôle de mégère non apprivoisée et elle est incapable d’en sortir. Sa vie n’est qu’un combat de chaque instant où elle hurle sa colère pour qu’à défaut de l’aimer, on ne l’oublie pas... Combien de larmes, combien de moments de solitude et de dévalorisation pour en arriver là... Sa merveilleuse mère était un assassin, et sa grand-mère aussi... Mais seulement des femmes qui essayaient de protéger ceux qu’elles aimaient, ou de garder intact le peu de bonheur que la vie leur avait offert... Et elle, si elle avait été confrontée à Maximus, qu’aurait-elle fait ? Aurait-elle tué mon père, par dépit, une éventuelle rivale, par jalousie, ou même moi, l’enfant non désirée – et fille, de surcroît, une malédiction ! Aurait-elle survécu à ses crimes ? Ma grand-mère était une femme forte. Ma mère brasse beaucoup d’air, pour que personne ne soupçonne jamais son immense fragilité. Mais il est trop tard. Elle n’acceptera jamais que rien ne puisse être réparé, et elle ne pardonnera pas. Je n’y peux pas grand-chose. Mais...
« Je suis désolée de ne pas être l’enfant que tu souhaitais. Mais heureusement tu as François, et Arielle... »
Un silence. Arriver à la faire taire est déjà un exploit.
C’est d’une voix brisée qu’elle répond :
« Pourquoi tu dis ça... Je n’ai jamais voulu te faire de mal...
- Je le sais, maman, je le sais... »


C’est une trêve, mais à la première occasion elle se comportera exactement comme avant. Me voilà condamnée à l’aimer sans jamais le lui dire. Mais ce n’est pas essentiel. Je suis en paix.
Demain soir je sors avec le plus bel homme du monde. C’est flatteur. C’est peut-être seulement un séducteur invétéré, ou peut-être pas. Ce dont je suis sûre, à présent, c’est que je n’ai plus peur d’avoir des enfants. Et je sais ce que je veux leur apprendre. A ne jamais se laisser emporter par la colère. Et à pardonner.
Narwa Roquen,presque pas en retard...

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