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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Vendredi 26 novembre 2010 à 23:09:12
A la réflexion je me dis que ce texte pourrait choquer les âmes sensibles; je le déconseille également aux jeunes lecteurs.


Note: après lecture du commentaire de z653z, je me suis dit que je n'avais pas été très claire, et j'ai donc modifié le coup de téléphone.


BONBON



« Entre les deux, mon coeur balance
Je ne sais pas laquelle aimer des deux
C’est à Julie la préférence
Et à Bonbon les cent coups de bâton !
- Je m’appelle Elodie !
- Bonbon, Bonbon, les cent coups de bâton ! »


Trois d’un coup. Je suis très fière de moi. Peut-être me faudra-t-il disparaître précipitamment, changer d’identité... Je n’ai encore jamais été amenée à le faire. Mais l’occasion était trop belle. Je suis délicieusement émue. J’ai réussi à faire taire cette petite peste de Léa, qui a eu l’impudence de me dire, la semaine dernière :
« Maîtresse, tu es belle comme une Barbie ! »
Ses grands yeux innocents pleins d’étoiles... Une Barbie ! Quelle abomination ! Ce simulacre de poupée, avec ces choses-là, ces choses, ces... seins...
J’ai aussi attrapé sa grande amie Emma, petite nymphette blonde aux souliers vernis, toujours à faire des mines devant le miroir de la salle polyvalente... Et j’ai eu Laetitia en prime, quel bonheur ! Avec son chignon haut, à cinq ans, parce que mademoiselle prend des cours de danse classique... Petites garces stupides, en mon pouvoir désormais, en mon pouvoir !


« Ma petite chérie d’amour ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu es toute sale, ton joli gilet rose... Et ce vilain bleu sur ta joue... Et tes mignonnes petites ballerines, pleines de terre... Tu as filé ton collant rose... Ma pauvre petite chérie... Je t’avais dit de ne pas jouer avec les petites filles... C’est méchant, les petites filles... Viens là, ma petite poupée d’amour, maman va t’acheter une jolie petite robe rose, et une jolie petite robe blanche, et une jolie petite robe bleue... »


Quelle horreur ! Je me suis cassée un ongle. Au moins deux mois avant que je sois à nouveau présentable. Et le vernis qui s’écaille sur le petit doigt... Vite, une retouche. Où est mon « rose indien » ? Sauvée, le voilà. Mais avant...
Ah, ça fait du bien. La joue de Léa s’orne de quatre longues griffures parfaitement parallèles, où le sang commence à perler. Magnifique. Elle n’a pas bougé. Elle est assise devant la table, les mains sur les genoux, le regard dans le vide, sage comme une image. Mon pouvoir m’enivre.



Ah, si je l’avais découvert plus tôt ! Mais quand j’ai été placée en famille d’accueil, j’étais tellement jeune... et tellement triste.... J’ai vécu trois mois dans un mutisme absolu, résignée, désespérée, jusqu’à ce soir-là où je m’étais relevée pour aller boire et où j’ai entendu le couple qui discutait dans la salle à manger.
« Pauvre gosse, hein, quand même ! Douze gamines, tu te rends compte ! Comment elle a pu élever sa fille et en assassiner douze ! Chizo quelque chose, il a dit le psy. Folle à lier, oui ! Des gaffettes entre trois et cinq ans, enlevées, torturées, et à qui elle a tordu le cou comme à des lapins... Faudrait la peine de mort pour ces gens-là. Paraît qu’elle s’est pendue à l’hosto. Moi, j’aurais été l’infirmière, je l’aurais fait de mes mains. Remarque, c’est peut-être bien ce qui s’est passé. Sinon on finit toujours par les laisser sortir. Alors un coup de médicaments et crac, ni vu ni connu, tu l’accroches au radiateur et tout le monde est tranquille. La gosse, je vais pas la garder. Ces machins-là c’est toujours héréditaire. Elle est pas claire, je te dis. Elle cause pas, elle te regarde pas en face. Trois mois qu’elle est là, pas un mot, pas un sourire. Demain je vais voir l’assistante, qu’ils se démerdent, elle me fout les jetons ! Ouais, pour toi c’est facile, t’es jamais là. Mais quand je suis seule avec elle... Et Kevin, tu y as pensé ? Merde, il a trois ans ! Je vais pas risquer la vie du petit pour une frappadingue aussi givrée qu’un troupeau de belettes... »
Elle descendait l’escalier avec Kevin dans les bras. Il chouinait qu’il ne voulait pas aller à l’école. Je suis montée en courant, je l’ai bousculée. Et puis je suis allée voir la voisine. J’ai beaucoup pleuré en racontant l’accident, qu’est-ce que j’aurais pu faire, elle avait trébuché. Je n’ai jamais aussi bien dormi que cette nuit-là, j’étais contente.



« Alors mes petites chéries, on se réveille ? Vous avez fait une jolie sieste !
- J’ai froid, maîtresse !
- J’ai soif...
- J’ai mal à la joue... », ajoute Léa dont les yeux papillotent encore.
- « Allons, allons, mes petits enfants, regardez le beau joujou que Maîtresse Elodie vous a apporté ! »
Je pose le poupon sur la table et j’entrouvre la couverture rose qui l’enveloppe.
« Mais c’est un vrai !
- Il est à qui ce bébé ?
- Il s’appelle comment ? »
Le nourrisson s’agite et commence à pleurer. Ca m’agace, ces cris stupides, il est là pour jouer le bébé, pas pour me casser les oreilles ! Je le Regarde, mais il a les yeux fermés, rien à faire. Je le bâillonne de la main, il s’agite de plus belle, on dirait un petit lapin. Comment faisait maman avec les lapins, déjà ? Ah oui, crac. Ca y est, le gosse s’est calmé.
« Alors, mes toutes belles, qu’est-ce qu’on va faire de ce bébé ? Du pâté, du confit ? Un petit rôti au feu de bois, ça vous tente ? Je te garde une cuisse, Emma ? Ca a l’air bien dodu, ça...
- Mais, maîtresse, on ne mange pas les bébés...
- Mais si, regarde, je vais t’apprendre. Une grande marmite, quelque herbes... Ah flûte, il est trop long, il faut le découper. Maîtresse Elodie a tout prévu ! »
Quatre coups de hachoir à la racine des membres, et ça tient. Je me suis poussée juste à temps pour éviter les éclaboussures. Faire la cuisine sans tablier, aussi, ce n’est pas très malin. Je touille avec ma grande cuillère en bois, et je chante en souriant aux petites filles :
« Je fais de la purée pour mes petits cochons. Pour un, pour deux, pour trois... »
Laetitia a un haut le coeur et elle vomit sur la table. C’est dégoûtant !
« Méchante fille ! »




Alice, elle était méchante. J’étais au Foyer depuis deux ans, j’avais huit ans. Elle en avait cinq. Depuis quinze jours elle nous rebattait les oreilles avec son adoption à Elle, et les parents ceci, et la piscine cela, et le chien aux longs poils, et la chambre avec le lit à baldaquin...
Au dîner, elle me prit à partie.
« Je pars demain. Mes parents viennent me chercher. Toi, ça t’arrivera jamais, tu es trop laide, tu es trop vieille ! »
Je n’ai rien dit.
J’avais découvert le Regard. Ca ne marchait pas encore chaque fois, mais sur Karine, une éducatrice, c’était un régal. Elle sortait de la DDASS, elle était faible, elle buvait en cachette. Je l’ai obligée à entrer dans la chambre d’Alice, quand tout le monde dormait. Elle l’a étranglée. J’ai bien dormi. Le lendemain, il y avait des policiers partout, et Karine hurlait qu’elle ne se souvenait pas... Il faut punir les méchantes petites filles.


J’ai étranglé Laetitia. On ne pouvait pas jouer avec elle, elle était trop sale. J’ai fait taire les autres.


J’ai appris à moduler le Regard. Je peux mettre quelqu’un dans un état d’hébétude, silencieux et immobile. Mais je peux aussi le faire bouger selon ma volonté, comme une marionnette. J’ai toujours adoré les marionnettes. Maman m’emmenait souvent les voir, au jardin municipal, et je riais, je riais...



« Allez mes petites chéries... Dansez, chantez... »
« ... C’est à Elodie, la préférence
Et à Léa, les cent coups de bâton... »
J’ai mis le tisonnier dans la main d’Emma, et elle frappe, elle frappe...
« C’est bien, ma chérie, là... Ne va pas la tuer tout de suite, on n’a pas fini de jouer... »



Au début, je ne savais pas trop comment m’y prendre. J’étais tellement timide... J’étais très sage, au Foyer, je travaillais bien à l’école, j’ai eu une bourse, j’ai fait des études. Professeur des Ecoles ! Le monde m’appartenait. Mon premier poste, c’était à Nevers. Grande section de maternelle. Ma première paie ! Quand j’y pense, j’en ai encore les larmes aux yeux. Finis les pulls gris ou marron, les gilets informes, les tennis troués... J’ai acheté un pull rose en mohair, avec le gilet assorti. J’adore le mohair. Ces longs poils soyeux... J’en porte tous les jours, maintenant, j’ai l’impression d’être une fille-chat, c’est tellement doux, tellement féminin... A l’époque j’étais encore obligée de porter des jeans, c’est très laid, une vraie fille ne devrait jamais mettre ça. Mais les jupes roses, c’était trop cher, et il aurait fallu des collants noirs, et de jolis escarpins... Au moins en haut, j’étais moi. Le bas est venu plus tard. Ces escarpins que je porte aujourd’hui, 230 euros... Deux véritables bijoux de grâce et de finesse, la si jolie cambrure de la semelle, l’élégance majestueuse de ce talon long et fin comme une dague royale... Maman serait fière de moi. Je ne néglige aucun détail. Même en hiver, les ongles de mes pieds sont aussi nacrés que ceux de mes mains. C’est une question de dignité. Et c’est beaucoup plus important que de vivre dans une jolie maison. Ma caravane me suffit. Personne ne sait où j’habite, et je me fais muter chaque année, c’est plus pratique.
Ah, Nevers. Je n’avais pas osé y mettre la main. Ce n’était pas très courageux, mais j’étais si jeune...
Elle s’appelait Natacha, elle avait quatre ans. Insolente, garçon manqué, toujours en pantalon et baskets, elle ne jouait qu’avec les garçons, une insulte grossière à la féminité ! J’emmenais ma classe à la piscine le mardi après-midi. C’était facile. Il m’a suffi de la Regarder. Elle s’est noyée. Bien sûr, j’ai crié, suffisamment tard pour que l’on ne puisse plus la ranimer. J’étais tellement bouleversée, tout le monde a bien compris que je devais être prioritaire pour la mutation l’année suivante. Caen, pourquoi pas ? Une ville affreuse, sans passé, sans pittoresque, mais je ne sors jamais. J’allais acheter mes vêtements à Paris, c’était commode. Au bout d’un mois j’ai demandé à être mutée à la prochaine rentrée. J’avais trois certificats médicaux attestant que l’humidité me donnait de l’asthme. Tellement simple... Les médecins sont souvent un peu empathes, ils laissent leur porte grande ouverte, aucune défense... Le dernier jour de classe – ah, j’avais rongé mon frein jusque là, c’était long ! – j’avais convaincu mes collègues de laisser les élèves jouer dans la cour jusqu’à l’heure de la sortie. Quand la cloche a sonné, j’ai fait venir Charlotte dans le local technique. Une brunette ridicule, toujours à geindre et pleurnicher, qui était dans la classe de madame Sicard, grosse dondon bêtifiante et « teeeellement gentille » ! J’ai quelques notions pratiques d’électricité. Charlotte a dansé pour moi une gigue très originale, au bout de mes fils, délicieux pantin témoin de ma puissance infinie. Ca n’a pas duré très longtemps mais c’était très drôle. J’en riais encore sur l’autoroute, quel accident stupide, la curiosité est un vilain défaut, madame Sicard vous aurez un blâme, vous auriez dû surveiller vos élèves, j’étais la seule à savoir que Charlotte avait vraiment le rythme dans la peau...


J’ai faim. Il est presque dix heures du soir et j’ai très peu mangé à midi, j’étais trop excitée. Tant que les filles sont sages, je fouille dans les placards. Purée instantanée. Oui, mais ça va être fade. Une idée géniale. J’attrape un long couteau, et la planche à découper. Le coeur et le foie, hachés menu, ça va relever le goût. J’ai trouvé un fond de bouteille d’huile, mais l’odeur est bizarre, je ne veux pas tout gâcher. Il doit bien y avoir un peu de graisse sur les cuisses, ça n’a pas trop de muscles à cet âge-là. Il suffit de la faire fondre... C’est moins goûteux que la graisse de canard, mais avec un peu de sel et de poivre... Oh, et voilà un sachet d’herbes de Provence, c’est parfait ! Hmm, ça commence à sentir bon ! Improviser un repas sur le pouce dans une maison inconnue, avec les moyens du bord, ce n’est pas à la portée de tout le monde ! Tu es quelqu’un d’exceptionnel, ma chérie ! Je sais, je sais, j’ai un véritable talent pour innover...
Je réveille les filles.
« A table, mes petites chéries, c’est prêt. De la bonne purée avec un petit ragoût, nous allons nous régaler ! »
Elles ont toutes les deux les yeux écarquillés, et il faut le dire, un peu brumeux.
« Où est Laetitia ? », demande Emma qui semble plus alerte que son amie.
« Elle était fatiguée, je l’ai mise au lit. »
En quelque sorte.


On a frappé à la porte. Je n’ai pas rêvé ! Mon coeur fait un double saut périlleux dans ma poitrine. Vite, je Regarde les filles.
« Madame Marchand! Madame Marchand! C’est Yves ! Vous êtes rentrée ? »
Je rajuste mes vêtements, je prépare mon plus beau sourire. Au pire, je le Regarderai.
« Oh, désolé, mademoiselle, j’ai vu de la lumière... J’ai cru que Madame Marchand était rentrée... »
Triple saut périlleux. Un gendarme en uniforme.
« Non, non, elle est toujours en maison de repos. Vous savez, à son âge... Elle me prête sa maison pendant quelque temps, j’ai eu des soucis... domestiques, et c’est une amie de ma mère...
- Bonbon ? »
Je sursaute malgré moi, j’ai peur, j’ai horreur d’avoir peur, je me suis jurée de ne plus jamais avoir peur ! Je le Regarde de toute ma hargne, de toute ma colère, de toute ma rage... Et il me sourit.
« Mais oui, c’est bien toi ! Tu ne te souviens pas ? Yves Boutonnet, on était en classe ensemble, au CP, à Castanet... Tu étais souvent habillée en rose, tirée à quatre épingles, c’est pour ça qu’on te surnommait « Bonbon »... Elodie, c’est ça ? »
Pourquoi le Regard ne fonctionne pas ? Je suis troublée, mais c’est l’émotion de revoir un vieux camarade.
« Ouiii ! Yves ! Quel hasard merveilleux ! Comment vas-tu ? Ca fait si longtemps... Je suis sûre que je ne t’aurais pas reconnu...
- Oh toi, tu n’as pas changé ! Moi je suis presque chauve, et j’ai pris de la brioche, mais toi... On dirait encore une petite fille, tu as le même sourire, la même voix... Tu as cinq minutes, je peux entrer ? Ca me fait tellement plaisir de te revoir ! »


Douze, je n’en suis qu’à douze, et encore, je n’en ai pas fini avec les deux filles. La treizième, je l’adopterai. Il me faut une petite fille pour passer le flambeau, une petite fille rien qu’à moi, délicieusement parfaite, à habiller, à laver, à coiffer... Je mettrai du vernis rose sur ses mignons petits ongles, je tresserai ses jolis cheveux blonds et je mettrai des rubans roses au bout de ses nattes. Je lui achèterai les plus belles robes, rose, blanc, bleu, et même vert pâle, vert amande, vert eau... ou turquoise, oui, turquoise c’est plus joli pour le teint... et des petites bottes fourrées, comme celles que je désirais tant et que maman n’a pas eu le temps de m’offrir...
Il y en aura d’autres, ensuite, bien entendu, mais la treizième je la garderai pour moi, rien que pour moi, je lui apprendrai tout, elle n’aura même pas besoin d’aller à l’école, je l’appellerai Elodie, c’est le plus joli des prénoms, maman l’avait choisi pour moi, maman m’aimait plus que tout au monde...Personne ne m’empêchera d’avoir ma petite fille à moi, la treizième, la mienne, je l’ai bien mérité...


Je le précède dans la pièce, les filles sont bien sages.
« Ce sont mes petites nièces. Oh, vous ne vous êtes pas servies, mes chéries, vous n’avez pas faim ? Vous êtes tellement fatiguées, après une journée au grand air... Assieds-toi, Yves, je couche les filles et je reviens. »
Je les emmène dans la pièce d’à côté. J’aurais aimé fignoler un peu, ça me gâche mon plaisir mais je n’ai plus le temps, tant pis, je ferai mieux la prochaine fois, crac et crac, et de douze.
« Bonne nuit, mes chéries, dormez bien. Faites de beaux rêves. »
Au moins, elles ne m’embêteront plus.
« Alors raconte, qu’est-ce que tu deviens ? »
Je le vois lorgner sur le plat.
« Tu as faim ?
- Ben... en fait je rentrais chez moi, après le service...
- Pas de souci ! Trois minutes au micro-ondes... »



Manifestement, il se régale. Il fait des mines et des petits bruits de bouche, et il a interrompu le récit stupide de sa vie depuis le CP. C’est vrai que c’est bon. D’une texture exquise, fondante, délicate, d’un goût subtil et inédit.
« C’est quoi comme viande ?
- Des abats de veau. De très jeune veau. »
Je suis allée chercher une bouteille de vin à la cave, les garçons boivent toujours du vin. J’ai pris au hasard, je n’ai jamais avalé une goutte. J’ai dû bien choisir, il a l’air d’apprécier.
« Alors », continue-t-il quand il a fini son assiette, après un regard triste sur le plat vide, « je me suis engagé dans la gendarmerie. Mais en même temps je continue à dresser des chevaux, des entiers surtout, des chevaux difficiles... Il paraît que j’ai un truc. Ils sont souvent plus effrayés qu’agressifs, les pauvres, et j’arrive à les rassurer. »
Je l’écoute à peine, en me demandant pourquoi le Regard ne le touche pas.
« J’ai eu de la chance, jusqu’à maintenant je n’ai jamais connu d’échec. J’ai eu des collègues qui me traitaient de fou... Je n’ai jamais reculé devant un cheval. C’est curieux, non ? Je n’ai pas peur. Je sais qu’ils sont dangereux. Mais je n’ai pas peur. J’ai peut-être bien un don, après tout. C’est plutôt sympa, même si ça ne sert pas à grand-chose. »
Est-ce que je peux lui répondre « Ca te sert ce soir à rester en vie ? »
Probablement pas.
D’autant que rien n’est moins sûr. Si je le laisse repartir, impossible de m’éclipser en laissant tout en l’état. Ca veut dire faire un grand ménage, cacher les corps, aller voir la mère Marchand pour la Regarder (elle n’a jamais entendu parler de moi, ni de ma mère), et continuer à enseigner ici jusqu’à la fin de l’année. Et si j’ai commis la moindre petite bévue...
C’est risqué, et surtout c’est épuisant. Même avec des gants, mes ongles ne vont pas résister... Je n’aime pas tuer des adultes, ça ne me procure aucun plaisir. Je ne le fais que s’ils se mettent en travers de mon chemin. L’idée seule me fatigue déjà, mais je m’évite la corvée de nettoyage, et ça, c’est un argument de poids.


Son téléphone sonne.
« Oui, mon Ca...nard des Iles! C'est ça... Tout à fait... Pas vraiment... Non, tout va bien... pour moi... Ecoute ma... chérie, là il est tard, on dîne ensemble demain ? Je suis passé voir madame Marchand, tu sais, cette vieille dame qui... Mais si, je t’en ai parlé... La ferme Bordeneuve, en haut de la côte de Pompertuzat... Oui... Je t’embrasse... Oui... A demain... »
Il me sourit.
« Désolé... C’était ma copine. Je l’aime beaucoup, mais elle est terriblement jalouse, c’est pénible... Et toi, alors, raconte !»
Je n’ai aucune envie de raconter ma vie. Il faut que je parte, je le sais, je le sens. De toute façon, on ne peut pas jouer avec les garçons, ils sont trop différents, ils n’aiment pas les mêmes choses que nous. Et j’ai ma treizième qui m’attend, quelque part, toute blonde, toute belle...
Je me lève pour débarrasser, en faisant semblant de commencer un récit.
« Eh bien donc, je suis instit... »
Le long couteau est resté près de l’évier. Je pose bruyamment les assiettes, il me faut trois secondes, empoigner, pivoter, égorger...
Il s’est retourné en même temps que moi, de face je ne peux que viser le coeur, mais il esquive, j’érafle à peine son épaule et en même temps il y a un grand bruit comme un feu d’artifice et une douleur dans ma poitrine et je ne tiens plus debout. J’arrive encore à regarder mon gilet rose, horriblement troué et sali par une grande tache rouge, j’ai pourtant fait attention... en cuisinant... Ce n’est pas ma faute...
Maman me dit :
« Je te l’avais bien dit, il ne faut pas jouer avec les garçons... Ils sont trop différents... »
Il y a du bruit dehors, des lumières... Encore des invités... Je n’aime pas les... invités... J’ai sommeil... J’ai mal... Un bruit de couvercle de marmite... et le garçon qui vomit dans l’évier... C’est toujours sale, les garçons... Je rangerai tout demain, promis... Et je laverai... ce gilet... rose...
Narwa Roquen,en retard, en retard, je suis en retard...
Narwa Roquen, entre deux foies et trois confits ( de canard!)
Narwa Roquen,travailler à ma table étroite, travailler...
Narwa Roquen,travailler à ma table étroite, travailler...


  
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Réponses à ce message :
z653z  Ecrire à z653z

2010-11-29 18:16:20 

 A la réflexion...Détails
Hum, pas besoin de réfléchir pour mettre un gros bandeau. A mon avis, il choquera.

"je me suis cassé" -- cassée
"gaffettes" -- j'ai un peu de mal à le lire dans ce genre de texte.
"sans pittoresque" et "empathe" -- je vois ce que tu veux dire mais ça me gène.

"Douze, je n’en suis qu’à douze, et encore, je n’en ai pas fini avec les deux filles"
"J’aurais aimé fignoler un peu, ça me gâche mon plaisir mais je n’ai plus le temps, tant pis, je ferai mieux la prochaine fois, crac et crac, et de douze."
Elle n'est pas douée en maths l'instit'.

C'est bizarre que les filles ne mangent pas... et les griffures à la joue de Léa qui s'est pris des coups de tisonnier. Un peu trop de détails louches que le gendarme a du remarquer.

"ça te sert ce soir à rester en vie" annonce la fin.

Sinon, il y a un peu trop de sang à mon goût. Je relirai à tête reposée.

Ce message a été lu 7578 fois
Maeglin  Ecrire à Maeglin

2010-12-02 06:26:40 

 Jésus peur, dès que Jésus crieDétails
Ben tiens, ça m'a un tantinet collé les miquettes. Pas tant dépiauter des gamines ou une nana correctement vrillée de la tronche que de faire la tambouille avec des ingrédients chelous.
On ne touche pas aux mères et aux foies de veau, règle absolue de la littérature.

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2010-12-04 18:50:35 

 Parce que les fleurs c'est périssable…Détails
J’aime bien la grande cohérence de ce récit qui dépeint la trajectoire d’un monstre décimant les classes maternelles. Douze victimes. Telle mère telle fille, si tant est qu’il y ait bien un lien de filiation entre les deux. Même si tu laisses à penser qu’il a un facteur d’hérédité entre elles, cette notion de filiation élective m’aurait plu. Une folie duodécimale plane sur ce drame. La malédiction du chiffre 13 a encore frappé.

Cela me rappelle une autre comptine pour les tous petits, une comptine italienne qui fait :

Mie mama mata mata
la m'ha mis dentar in t'la pignata.
Mia surela bela bela
l'ha m'ha mis in t'la ziztela.
Mie popà luin luon
al m'ha magnà tutt'in tun con.

L’agencement des éléments de l’histoire est rigoureux, mélange de présent et de passé, illustrant la confusion mentale du monstre qui n’a jamais cessé de jouer avec ses poupées qu’elle enveloppe du Regard. Cela les attendrit, enfin moins bien visiblement que quelques coups de maillet. Les détails limite gore sont habilement abordés. Le plat de l’ogresse est un clin d’oeil réjouissant au brave Hannibal avec une touche d’interdit supplémentaire.

La fin est amenée un peu rapidement avec ce pandore qui se révèle être un camarade de cour d’école, S il avait été un limier lancé sur ses traces il aurait, j’imagine, cherché à sauver les 2 fillettes. Par contre, son aptitude à résister au Regard est bien trouvée, l’art du dompteur qui apprivoise... La scène finale est réaliste, abaissant le rideau sur cette histoire de poupées de sang et d’horreur.

M

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2010-12-05 12:48:53 

 Ma maman folle folleDétails
La comptine en français...

Ma mère, folle, folle
M'a écrasé dans la casserole.
Ma soeur, belle, belle,
M'a posé dans la corbeille.
Mon papa en catimini
M'a mangé d'une seule bouchée.



M

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Elemmirë  Ecrire à Elemmirë

2010-12-12 12:50:17 

 Délicieusement gore!Détails
C'est jamais aussi horrible que quand ça baigne dans la guimauve, j'adore!
Le texte fait appel à une réalité difficile à avaler qui est la cruauté des enfants, tout aussi mignonnes qu'elles soient. Et cette instit' a de bonnes raisons d'être "une frappadingue aussi givrée qu’un troupeau de belettes" (expression culte, je la ressortirai!!), on sait bien qu'on a plus de mal à distancier les monstres quand on sait qu'ils ont souffert...
Tout ça la rend délicieusement effrayante. Je n'avais pas lu la première version mais celle-ci est très claire avec le coup de fil du capitaine. La fin est quand-même morale, et une fois n'est pas coutume, chez Roquen, les chevaux sauvent le monde ;)

Très beau travail!!!

Elemm', vous reprendrez bien un peu de ragoût?

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