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 WA, exercice 86, Participation Maeglin (this is not a fake) Voir la page du message Afficher le message parent
De : Maeglin  Ecrire à Maeglin
Page web : http://Maeglin
Date : Dimanche 16 janvier 2011 à 14:35:18
Rune Away


On ne le croisait qu'à la lisière des royaumes, un peu rôdeur et un peu sorcier, souriant quelques fois comme pour faire oublier l'inquiétante étrangeté de sa présence. Plus tard, on se mit d'accord pour l'appeler Le Margrave. Mais peu le connurent, et aucun de son nom véritable.
Et de fait, on ne sut jamais dire s'il était aux avant-postes de la civilisation ou à l'arrière-garde de quelque chose d'indicible et de mystérieux que les hommes tentaient d'escamoter par leurs conquêtes. Lui s'en inquiétait peu. Il ne fuyait rien d'autre que lui-même, vagabondant sur des sentiers improbables qui se refermaient d'eux-mêmes et oubliaient sa trace. On racontait qu'il lui était impossible de se perdre. Il savait surtout n'avoir aucun véritable but vers lequel marcher.

Le relais abritait ce soir une poignée de montures fatiguées et l'essentiel de la population de cette région reculée de l'Empire à laquelle aucun seigneur n'avait encore donné de nom. Aux odeurs des chevaux mouillés se mêlaient les relents du suif et de la tourbe noire qui peinait à réchauffer l'âtre auprès duquel la plupart des habitants venaient se sécher à la nuit tombée.

Soulevant la peau de boeuf qui marquait l'entrée du gîte, Le Margrave pénétra dans la pièce sous le regard méfiant des hôtes. Indifférent, il posa sur le foin une lourde besace d'où dépassaient deux lièvres morts et se défit de son manteau de cuir qu'il suspendit à une poutre.

- Quelque chose de chaud pour un voyageur ? lança-t-il d'une voix grave à travers une barbe courte, mais dense.

Un grand échalas finit par boitiller vers lui avec un bol de soupe épaisse et lui indiqua du menton une table éloignée de la grappe d'individus qui reprenait leurs murmures à la lumière du feu.

Qu'il ne lui parle pas fut un soulagement : il les connaissait tous sans avoir besoin de leur adresser la parole. Des bannis, des trafiquants, des illuminés... tous cherchaient dans cette vie en marge quelque chose qui n'existait pas, quelque chose entre la rédemption et la fortune. Le Margrave avait vécu chacune de leurs vies, goûté l'inachevé de leurs quêtes. Mais il ne cherchait plus lui-même. Il l'avait trouvé. Ici. Avachi sur un banc derrière l'ombre d'une poutre, les yeux vides et les mains serrées sur quatre vieux dès d'ivoire. Le Margrave avala d'un trait le brouet tiède et se dirigea vers sa table.

- D'humeur pour une partie ? demanda Le Margrave en s'installant en face de l'homme.
- Seulement si vous me battez, répondit celui-ci sans lui accorder un regard.
- D'habitude, je ne joue pas pour perdre !
- Sacrée veine que vous avez là... Je m'appelle Lucas, précisa-t-il en retournant le bol du Margrave sur ses dés et en poussant le jeu vers lui, et je suis l'homme le plus chanceux du monde.

Les trois premières manches lui donnèrent raison. Double Fehu, Wyrd, et encore double Fehu. Quiconque eut mieux connu Le Margrave aurait senti chez lui une pointe de frustration amusée. Il fit craquer sa nuque avant de lancer les dés et nul ne s'aperçut que le foyer perdit en intensité à ce même moment.

- Double Wyrd, Maître Lucas, il va falloir sortir le grand jeu !

L'homme jeta un regard intrigué vers lui pour la première fois de la partie. Il annonça trois jets.

Fehu, la fortune
Naudiz, le tourment
Othala, l'enceinte sacrée

Il lança les dés trois fois, et trois fois Le Margrave fit appel aux anciennes traditions pour savoir si elles lui accordaient de l'aide. Elles ne répondirent jamais.

- Cela devrait suffire à contrer votre double Wyrd, conclut Lucas avec un sourire sans forfanterie. Voulez-vous de la manche du pauvre ?

La partie était perdue, mais la manche du pauvre permettait en quelque sorte de sauver l'honneur. Le Margrave accepta et tendit les dès à Lucas. Simple Wyrd.

En deux coups francs, sans relance, n'importe quel double. Surtout ne pas s'embrigader dans une série complexe. La magie, Le Margrave le savait désormais, ne fonctionnerait pas ; mais ce truc avec les doigts qu'il avait appris dans les tripots pouvait donner le change s'il n'était pas trop rouillé par les ans.

- Double Elhaz! Vous me surprenez l'ami ! Je dois bien un verre au gagnant de la manche du pauvre.

Lucas héla bruyamment le patron et lui ordonna d'amener un pichet de frênette. Il affichait à présent un air enjoué, comme rajeuni par cette petite défaite.

-Vous restez le vainqueur, Maître Lucas. Le Margrave attendit que le dadais eût apporté leurs boissons et s'en fût retourné vers les rires gras de ses hôtes pour capter l'attention de son partenaire de jeu. Mais j'ai tout de même une faveur à vous demander et cela n'a rien à voir avec votre secret, précisa Le Margrave à l'homme qui s'était soudain rembruni. Je souhaite simplement connaître un bout de votre histoire.

Il lui conta d'abord l'incendie de la Citadelle, les flammes qui avaient pris sa famille et l'avait jeté à la rue en pleine nuit lorsqu'il n'était qu'un jeune milicien. Il s'était enfui, s'enfonçant peu à peu dans les bas-fonds des cités franches, à la recherche d'une mort rapide qui ne venait jamais. Il buvait, insultait, provoquait, mais la lame des brigands ne trouvait pas sa cible, l'écorchant sans gravité, glissant sur sa tunique. Il jouait pour oublier son sort, en fit quelques années une drogue, devint bientôt une attraction qu'on venait défier aux cartes, aux dés ou parfois en duel. Il avait été soldat bien sûr, mais aucun soldat de troupe ne voit un Maître Danseur de Guerre revanchard s'embrocher maladroitement sur son sabre en chargeant vers lui.

On ne voulut plus jouer. On ne voulut plus le défier. Les sorciers lui tournaient autour, à la fois curieux et craintifs, et lui ne savait pas l'ombre d'une rune. Il devint un paria. Il eut beau se cacher, vivre en voleur ou en mendiant, arrivait toujours le moment où il tombait sur un sac d'or ou une relique précieuse, où une puissante courtisane se prenait d'amour pour lui. Il attisait les haines, ravivait des jalousies anciennes, subissait les vindictes du bas peuple et le courroux des puissants. Il avait fini par fuir vers des terres hostiles et inconnues, fatigué de cette lutte inégale contre un ennemi qu'il ne connaissait pas.

- La Chance, l'ami, elle me poursuit depuis trop longtemps. Ce n'est pas elle qui compte, c'est la partie que l'on joue et l'existence... l'existence, l'ami, c'est un sacré jeu de dupes. Tu peux enchaîner les quintes, la dernière main est pour elle. Vous avez triché, n'est-ce pas ? Pour la manche du pauvre ? Oh, je ne vous en veux pas, et je vous remercie encore... un instant, j'ai senti l'odeur oubliée de l'incertitude, le frisson vacillant qui vous tient en vie.

Le Margrave avait écouté Lucas avec un intérêt tranquille, fumant une longue pipe qu'il rallumait à intervalles réguliers. Après quelques moments de silence, il la remisa dans une de ses poches d'où il jeta quelques pièces de cuivre sur la table en se levant, puis fit signe à Lucas de le suivre.

Les lunes suivantes, la chasse fut meilleure. Lucas et Le Margrave conversaient peu, mais une certaine forme de sympathie s'était installée entre les deux hommes. Ils bivouaquaient à même les plaines désolées, s'offrant quelques parties de cartes où l'absence d'enjeu faisait de Lucas un adversaire tout à fait honnête, Le Margrave n'ayant plus à tricher pour remporter de-ci de-là une main qui leur arrachait quelques éclats de rire. Lucas semblait apaisé. Il n'avait demandé au Margrave ni son nom si leur destination : quelque certitude en lui à laquelle Le Margrave n'était pas étranger lui murmurait que ceci n'était pas important.

- D'une certaine manière, Maître Lucas, vous avez également triché, lui lança un soir Le Margrave lorsqu'ils eurent fini leur repas. Il n'y avait ni colère ni reproche dans sa voix, mais l'homme écarquilla les yeux de surprise. Le Margrave reprit paisiblement :

Je pense à cette partie de dés, lorsque nous nous sommes rencontrés... Vous ne m'avez pas tout dit sur leur nature et depuis, il me semble que nous n'avons plus jamais joué au Wyrd. Comment avez-vous obtenu ces dés, Maître Lucas ?
- C'est la femme qui m'a découvert, après l'incendie. Je me souviens avoir repris connaissance à même le sol, des étoiles qui brillaient et cette immense colonne de fumée qui s'échappait de la Citadelle. Une femme jouait avec ces dés et attendait que je me réveille. Elle me les a tendus, puis elle est repartie vers les flammes sans que j'aie eu le temps de la remercier.
- Vous ne savez rien des runes et je vous sais de bonne foi, Maître Lucas, mais ce jeu auquel nous avons joué, le Wyrd ou l'Örlog, n'est pas qu'un simple passe-temps pour les piliers de taverne. Le futhark compte vingt-quatre runes, reliées chacune à ce que nous pourrions appeler la toile fragile du destin. Oh, pas le destin linéaire que les devins souhaitent nous vendre pour quelques pièces, Maître Lucas, je parle de millions de possibles, de l'inextricable enchevêtrement des causes et des conséquences qui un jour, fait ce que nous sommes et que nous appelons la vie. Regardez autour de vous, Lucas, regardez les étoiles.

Le ciel était dégagé par la brise fraîche de la nuit. Les constellations résonnaient d'une intensité inhabituelle, donnant au paysage une clarté vibrante. Lucas fit un tour sur lui-même puis se plaça face à une colline d'où paraissait émerger un astre bleu pâle.

- C'est elle, n'est-ce pas ? Lucas semblait parler pour lui-même, comme pour apprivoiser l'évidence.
- Nous sommes dans un endroit particulier maître Lucas, un endroit où il n'est plus question de magie, où la clameur des civilisations n'a pas pour l'instant embrumé la simplicité des étoiles. Ici elles ne sont ni bonnes, ni mauvaises. Personne ne s'est encore préoccupé de leur donner un sens, de les interpréter pour ce qu'elles ne sont pas. Je pourrais le dire autrement, Maître Lucas: ici, le jeu n'est pas faussé. Et j'ajouterais, en me tournant vers celle qui vous attend en haut de cette colline, qu'il vous reste une manche à jouer contre la seule personne qui vous a tenu en échec depuis l'incendie de la citadelle.
- Vous ne m'avez pas expliqué ce qu'avaient mes dés. Sont-ils maudits ?
- Je ne saurais répondre à cette question, mon ami. Certaines volontés sont pénibles à appréhender. Pourquoi vous, pourquoi à ce moment, dans quel but ? Il manque une rune à votre jeu, Maître Lucas, voilà ce que je peux vous dire. On l'appelle Pertho, et sa signification est inconnue, tellement mystérieuse que les sorciers ont fini par l'appeler « la rune de la chance ». Vous la trouverez sur vos dés, bien sûr, vous la connaissez comme un simple signe, mais vous rappelez vous l'avoir jamais tirée lors d'une partie ?

Lucas s'agenouilla et sortit nerveusement les dés de sa poche. Les runes d'or captaient les lueurs des braises et l'homme les fit rouler plusieurs fois, convulsivement.

- C'est une combinaison faible, Pertho, je n'ai jamais eu besoin d'elle pour gagner ! Mais je peux le faire, l'ami, je peux le faire...

Il hurlait presque, dévoré par une fureur ancienne, se remémorant à chaque jet une partie différente, ses combinaisons, ses adversaires, sa victoire inéluctable. Le Margrave s'était assis sur un rocher et avait allumé sa pipe, laissant l'homme à son agitation.

- Je l'ai fait ! L'ami ! Je l'ai fait ! Double Pertho ! exulta Lucas. Qu'est-ce que vous dîtes de ça ?

Le Margrave retira la pipe de sa bouche et sourit au joueur. Il était profondément heureux pour lui.

- Comme je vous l'ai dit, Lucas, ici le jeu n'est plus faussé. Mais il vous reste une partie à terminer, une partie que vous avez commencée un soir, à la Citadelle, après l'incendie.

Le visage de Lucas exprimait une forme de joie enfantine, et son regard frondeur se tendait désormais vers la colline que dominait l'étoile. Le Margrave eut un pincement au coeur et sut que son rôle dans cette histoire s'arrêtait là : Lucas avait retrouvé l'envie de jouer. L'homme reprit ses dés et entrepris l'ascension de la côte où l'appelait Pertho. Lorsqu'il eut disparu dans les ombres, Le Margrave attisa une dernière fois le feu puis s'endormit la tête pleine du scintillement des étoiles, peut-être cherchant parmi le Wyrd celle où était cachée son coeur.

Au matin, Lucas n'était pas revenu. Le Margrave défit le campement et arpenta le sentier qui menait vers la crête. Il y trouva un lac perdu parmi les frênes et s'y reposa un petit moment. Un écureuil roux attira son attention, il le suivit du regard jusqu'à une tache blanche qui semblait flotter à un branchage. La chemise de Lucas paraissait avoir été pendue près de la berge, comme si quelqu'un était parti se baigner en prenant soin de son habit. Le Margrave scruta les alentours et s'accroupit pour examiner les quatre dés d'ivoire qui en étaient tombés.

Double Wyrd. Pas mal, se dit Le Margrave en ramassant les cubes.

Mais l'Örlog est un jeu complexe, pensa-t-il en regardant encore une fois le lac. Il ne pourrait jamais véritablement savoir si Lucas avait gagné ou perdu cette dernière manche.

Le Margrave sentit un léger picotement dans l'échine, comme lorsqu'on est prêt d'abattre une quinte. Dans l'étrange partie qu'il jouait contre ses propres certitudes, il avait repris la main.


  
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Réponses à ce message :
4 Voici un texte... - Adival (Mer 26 jan 2011 à 23:12)
4 Commentaire Maeglin, exercice n°86 - Narwa Roquen (Sam 22 jan 2011 à 22:45)


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