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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Jeudi 24 fevrier 2011 à 19:20:56
L'occasion était trop belle pour ne pas choisir ce titre!

SWING LOW, SWEET CHARIOT



Je glisse le jeton dans la fente et je libère le caddie. Je me dirige vers l'entrée de l'hypermarché où s'engouffre la procession continue des fidèles du samedi. Je peste silencieusement contre le mauvais coup que m'a joué le sort. J'avais planifié idéalement mon après-midi. D'abord le match de rugby, celui qui s'annonce déterminant pour le grand chelem espéré dans le prolongement de l'année dernière et la perspective de la coupe du monde à venir. Le Coq tricolore va-t-il triompher de la Rose anglaise et de ses quinze épines? C'était la promesse d'un choc à l'ancienne dans l'antre des démons blancs!

Et puis je vois son joli visage se pencher vers moi. Et sa voix me susurrer tendrement à l'oreille qu'elle est désolée mais que son bureau l'a appelée. Elle doit vraiment y aller pour préparer la réunion de lundi matin avec le plus gros client de sa boîte. Son patron compte sur elle pour conserver le budget que lui a confié le géant européen de l'industrie alimentaire. Je l'ai serrée dans mes bras et j'ai respiré son parfum, ce parfum qui n'appartient qu'à elle lorsque nous venons juste de faire l'amour. Que pouvais-je dire? Elle m'a vaincu dès la première seconde. Elle m'a désarmé de son sourire fragile et rieur à la fois, ce sourire qui me fait oublier mes bonnes résolutions. Que pouvais-je lui dire? C''est elle qui ramène le fric à la maison puisque que je fais toujours partie des statistiques de pôle Emploi, vous savez la ligne où sont dénombrés les demandeurs d'emplois de catégorie A.

Avant qu'elle ne prononce les mots fatidiques je savais ce qui m'attendait. Cette faculté spontanée de lire l'avenir très proche, de comprendre en une fraction de seconde que, parmi toutes les possibilités, c'est celle qui va vous emmerder le plus qui va advenir.

« Tu veux bien t'occuper des courses cet après-midi? »

Remarquez l'emploi subtil du verbe «vouloir» en lieu et place du verbe «pouvoir» voire, pire encore, du verbe «devoir»! Elle est redoutable dans sa façon de bouger les pièces de son jeu. Bien sûr que je veux bien. Je ne suis qu'un homme, finalement assez vulnérable quand la chair a été satisfaite. Ma volonté semble suivre fidèlement la courbe et la fermeté de ma virilité. Et à quel moment celle-ci est-elle dans son état le plus flapi? Echec et mat.

Elle n'avait pas terminé sa phrase que mes belles perspectives s'écroulaient à mes pieds. Et j'étais heureux, heureux de la serrer entre mes bras et respirer le suave de sa nuque. Qu'importe cet après-midi! Il est encore bien loin. Tant que j'ai ses cheveux sur mon visage et son corps collé tout contre le mien. Oui, l'après-midi était bien loin et j'ai lâchement monnayé ma reddition instantanée dès que j'ai senti que ma virilité se réaffirmait. N'ai-je pas déjà avoué que j'étais un homme?

Mais à l'instant où j'ai posé un pied hors du lit, la matinée s'est précipitée à toute allure à la rencontre du déjeuner. C'est l'inconvénient des matinées quand elles prennent du poids. Je me suis retrouvé à table avec la télévision qui déversait, entre la salade et le poulet, les images de peuples en lutte pour leur liberté. Le repas a vite été expédié. La porte a claqué. Elle était partie jusqu'au soir. J'ai consulté la pendule. A peine deux heures de l'après-midi. J'ai paressé sur le canapé avant de me décider. J'ai enfin happé les clés de la bagnole et, en soupirant, j'ai pris le chemin de la zone commerciale.

Je crois bien que toute la ville m'avait attendu pour suivre mon exemple. J'étais parti tout seul de la résidence mais par un prompt renfort nous nous vîmes trois mille en arrivant au Géant. Pare-chocs contre pare-chocs, ce fut déjà laborieux pour trouver une putain de place sur le parking déjà bondé. Quand j'ai réussi à faire peur à un couple de retraités pour leur piquer sous leur nez la seule place libre à des kilomètres, j'ai exulté comme si ma vie en dépendait. Je n'ai éprouvé aucun remords quand la vielle dame très digne recroquevillée aux côtés de son chauffeur de mari, m'a jeté un regard noir du fond de son siège. J'ai remarqué que ses cheveux étaient d'un blanc très lumineux où se reflétait un faible éclat bleuté. Elle a dû protester car j'ai vu ses lèvres bouger mais je n'ai pas compris, comme dans un film sans parole. Pour toute réponse, j'ai fait sauter le jeton de caddie dans la paume de ma main en lui retournant mon sourire le plus sardonique. Le disque de métal arracha une larme de lumière scintillante pendant que la vieille dame continuait de débiter des mots inaudibles. Je lui ai tourné le dos et je suis allé récupérer un chariot. C'est là que j'ai aperçu une dernière fois la grosse DS noire tourner au bout de l'allée. La vieille regardait toujours dans ma direction. Je n'y prêtai plus attention.

J'ai franchi les portes du centre commercial comme une âme damnée franchit celles, plus terribles, de l'Enfer. Je pénétrai dans un enfer consumériste et celui-ci m'ouvrait les bras :

«Regarde, me disait le Diable vêtu en prêcheur de pacotille et juché sur une estrade de bois. Regarde car plus tu regardes et moins tu te gardes. Vois toutes ces richesses que dégueule ma corne d'abondance. Elles sont inépuisables et elles ont été faites juste pour toi! Viens! Donne-moi quelques petites gouttes de ton sang fiduciaire en échange de mes merveilleuses marchandises! Quel plus beau contrat puis-je t'offrir que cette note que crache la caisse enregistreuse?»

L'animateur de la semaine commerciale s'est interrompu un court instant, suspendant sa harangue volubile entre deux respirations. A la place de son visage, une flaque de lumière m'a aveuglé et j'ai brièvement fermé les yeux. J'ai eu soudain le sentiment oppressant que le temps s'étirait en longueur. J'avais du mal à passer d'un instant à l'autre. Un effort qui s'imprimait sur chacune de mes cellules. Les autres clients semblaient se mouvoir avec un retard infinitésimal mais que je ressentais douloureusement. J'avais l'impression d'être en décalage avec ce qui m'entourait; comme incapable de me synchroniser avec l'espace-temps commun. Je mis ce curieux symptôme sur le compte de mon énervement latent. C'était la première fois depuis longtemps.

Le caddie devint une bouée de sauvetage à roulettes à laquelle je me raccrochai tant bien mal. Grâce à lui, je m'approchai de l'entrée où près des tourniquets, veillait un grand cerbère au mufle patibulaire. Il me toisa froidement et esquissa un geste en ma direction. Mais ses yeux se perdirent dans le vague quand il pencha la tête pour écouter son oreillette. Il s'éloigna à grandes enjambées de d'autre côté, vers le kiosque à journaux. Le décalage s'accentua et je dus résister à la tentation de plus en plus grande de faire comme le vigile. Prendre mes jambes à mon cou. Partir loin d'ici et retrouver l'air libre. M'enfuir pour mettre le plus de distance entre moi et ce lieu où je suffoquais. J'étais redevenu un petit garçon et j'avais de nouveau cinq ans. Le petit garçon qui s'était perdu dans les allées d'un grand magasin pareil à celui-ci. Ce bambin effrayé qui pleurait ses parents perdus. Ce pénible moment avait marqué la naissance d'une phobie que j'ai domestiquée du mieux que j'ai pu. Une phobie dont je n'ai jamais parlé à personne. Pas même à ma mère.

En grandissant, j'ai appris à maîtriser la panique qui me gagne à chaque fois que je pénètre dans ces immenses hangars à bestiaux. Elle n'a pas entièrement disparu bien sûr mais la dompter se résume généralement à quelques exercices de respiration. C'est d'autant plus facile que j'ai depuis évité d'être tout seul dans ce genre d'endroit. Jusqu'à aujourd'hui.

Je m'en veux de n'avoir pas eu la présence d'esprit de lui opposer un motif crédible, inventé de toute pièce pour l'occasion. Cela faisait des années que je n'ai pas remis les pieds dans un hypermarché. C'est un art difficile et exigeant de déjouer les pièges et les circonstances. Cela demande une vigilance de tous les instants. Et me voilà ramené trente ans en arrière. Je laisse les tourniquets derrière moi et je suis emporté par le courant des clients qui s'éparpillent à travers les rayons. Je vais à pas lents. Au fond de la poche, ma main est crispée sur la liste qu'a griffonnée Ariane sur le bord de la table. La liste que je lui ai demandé de me dresser.
«Ne dis pas que tu ignores à ce point ce que nous achetons chaque semaine depuis sept ans!» m'avait-elle dit en se marrant!
«Je prends quelle marque de lait?» avais-je rétorqué piteusement!
«N'importe laquelle pourvu que ce soit du demi-écrémé! » m'avait-elle répondu en levant les yeux au ciel.
«C'est quoi là?» Je n'avais pas réussi à déchiffrer ses pattes de mouches.
«De la lessive pour le lave-linge!»
«Qu'est-ce qu'on prend d'habitude?»
«Gros nigaud! Prends celle que tu veux mais attention! pas de poudre rien que des tablettes! La prochaine fois, je fais les courses et quand on rentre, tu prends des photos de chaque produit acheté pour que je te fasse un album souvenir! »
«C'est malin!» J'ai haussé les épaules mais l'idée était intéressante.
«Et si je commandais par internet? Il y a maintenant des sites mis en ligne par les hypermarchés. Je clique et ils livrent!». Une alternative séduisante que je pouvais défendre.
«Il aurait fallu prévoir ça plus tôt. Maintenant ils ne livreront pas d'ici ce soir! Bon voilà, regarde, c'est pas le bout du monde. Une trentaine de produits. Si tu ne traînes pas, en une demi-heure c'est plié!...une petite heure au plus!» m'avait-elle consolé en voyant ma mine déconfite.

J'avais bien imaginé un moment d'éviter l'hypermarché et me rabattre vers les commerces du centre ville. Je me suis bien vite rendu compte que ce n'était pas la bonne solution. La galère aurait été plus grande en cette période de soldes. Et puis, il manque toujours un article et rebelote. J'étais acculé, ne pouvant plus reculer.

La lumière tombait verticalement, baignant uniformément les rayons. Avez-vous remarqué qu'il n'y a aucune ombre dans cet éclairage? J'ai failli dépasser le rayon des articles scolaires. J'ai bifurqué sèchement en manoeuvrant habilement le caddie. Personne. Chouette. J'ai commencé à rechercher les feuilles mentionnées sur la liste. La rentrée scolaire était déjà loin et avec elle, l'abondance qui la caractérise. Ariane voulait des feuilles d'un modèle bien particulier. J'ai passé deux fois en revue les linéaires à droite et à gauche avant de dénicher le paquet de feuilles spécifiées.

C'est à ce moment que j'ai remarqué que la musique sirupeuse s'était arrêtée. Tant mieux même s'il m'a semblé que l'absence de cet élément auditif altérait quelque peu la dimension festive de l'acte d'achat, y introduisant une note de tristesse diffuse.

L'éclairage lui-même pâtissait de cet état de fait, devenant imperceptiblement plus gris. Plus terne. Je me suis livré à une rapide introspection. Nulle trace de panique imminente. Juste cette sensation indéfinissable de décalage persistant. Mais elle ne s'était pas aggravée. Je maîtrisais. Un bon point. Aurais-je finalement vaincu mon démon? Ma phobie? Le temps avait-il fait son oeuvre cicatrisante? On le dirait bien! Si c'est ça, ce jour est un grand jour pour moi et il faut que je pense à acheter une bonne bouteille pour en rire avec Ariane ce soir.

Personne ne s'était engagé dans mon rayon. J'ai fait patiner le caddie et j'ai démarré en trombe pour rejoindre l'allée principale. Si un surveillant m'observait sur son écran, nul doute qu'il a dû penser que j'étais attardé.

Quand j'ai débouché dans l'allée principale, je me suis brutalement arrêté et mon coeur a fait un salto arrière dans la cage thoracique. Là où trois minutes auparavant des dizaines de chalands poussaient leurs chariots, pressés et bigarrés, il n'y avait plus personne à présent. Le désert. Les têtes de gondoles s'étiraient de part et d'autre bien plus loin que dans mon souvenir. Je pouvais à peine apercevoir l'entrée du magasin qui se noyait dans une sorte de brume floue. J'ai pensé fugacement que j'avais dû pénétré à mon insu dans la quatrième dimension.

«Ohé, il y a quelqu'un?»

J'avais voulu crier mais la tentative, à mes oreilles, a résonné comme un vague croassement, l'appel d'un crapaud en rut au clair de lune. Tout avait disparu certes mais pas mon pénible sens de l'humour. C'était déjà ça!

Évidemment je n'ai obtenu aucune réponse. J'ai continué d'avancer sur quelques mètres en cramponnant mon caddie au fond duquel les feuilles bleues me rappelaient une certaine forme de rationalité. Hormis la disparition de tout être humain et les proportions ahurissantes des perspectives, tout le reste demeurait sans changement. J'ai saisi une tablette de chocolat que j'ai déballée. Le chocolat était bien là et sous ma langue sa saveur était bien la même, toujours aussi appétissante.

Je finissais la barre chocolatée quand j'ai senti une présence, lourde et inquiétante. Quelque chose se dirigeait vers moi de l'autre extrémité de l'allée. Une forme sombre et déterminée. C'était comme un voile noir qui enveloppait toute chose dans sa progression, piégeant en son sein la lumière. L'obscurité grandissait à sa suite. Cela approchait en lourdes volutes, indéfinissables et impénétrables. Aucun bruit n'accompagnait sa course et cela se progressait de façon aussi inéluctable que le futur. Les rayons se mirent à grandir de chaque côté, s'élevant à des altitudes gigantesques, supportant des multitudes d'articles identiques, montagnes aux parois verticales et chatoyantes. Je me suis senti d'un coup tout petit, misérablement vulnérable. La panique menaçait de submerger mon esprit. Je tins bon. Les vannes de ma mémoire tinrent bon. J'avais toujours trente quatre ans. Le caddie que je tenais devant moi était d'une taille tout à fait normale.

«Tu ne devrais pas rester là!»

Une douce et timide voix me tira de ma stupeur. Une voix enfantine. Une voix de petite fille. J'ai baissé mes regards. Elle était là. Une jolie poupée d'environ quatre ans. Elle tenait dans ses bras un nounours élimé qui n'avait plus qu'un oeil, un simple bouton de verre noir.
«Que dis-tu?»
«Tu ne devrais pas rester là. Il arrive tu sais. Et il n'est pas gentil. Oh non, pas gentil du tout!» Elle tira sur ma patte de pantalon.
«Je ne vois personne arriver!» Le côté surréaliste de la conversation ne m'échappait pas mais une vague impression me poussait à accréditer temporairement ces évènements extraordinaires.
«Il vient toujours par là! Elle tendit sa petite menotte potelée vers le nuage obscur qui affluait vers nous. Tu vois pas!?»
«Il est méchant comment?»
«Il faut partir. Il faut se cacher! Vite maintenant!» Je lus une profonde anxiété dans sa voix. Les larmes scintillaient au bord de ses yeux.
«Conduis-moi!» dis-je en lâchant le caddie. «Montre-moi une cachette!»

Elle me fit son plus beau sourire et elle partit rapidement de l'autre côté. Elle murmura quelque chose à sa peluche en agitant sous son museau un petit doigt comme si elle lui faisait la leçon. Je n'avais aucun mal à suivre ses petites enjambées. Elle se retourna et hoqueta de surprise :

«Non, il ne faut pas lâcher le caddie. Surtout pas!»

Sans réfléchir j'ai couru vers le chariot. Devant moi, la nuée de ténèbres grossissait et en son au sein il m'a semblé discerner un reflet bleuté. En fait, je ne saurais dire précisément quoi mais mes cheveux se dressèrent sur ma tête tandis qu'un froid polaire m'environna brutalement. Ma respiration se mit à former de petits nuages de condensation. J'ai agrippé le caddie et j'ai battu précipitamment en retraite vers la petite fille qui m'attendait, l'air de plus en plus inquiet.

«Vite, vite, il commence à faire froid! Il vient, vite il vient!»

Elle repartit aussi rapidement qu'elle le pouvait. Je me sentais stupide sur ses talons tout en poussant le chariot dont une roulettes faussée chantait comme une crécelle métallique enrouée. La petite s'enfonça dans une allée perpendiculaire que je n'avais pas remarquée. Un rayon de vaisselle et d'ustensiles de cuisine. Des linéaires surchargés d'assiettes et de marmites, de poêles et de casseroles, de verres et de couverts qui escaladaient les immenses parois du canyon qu'était devenu le rayon. C'était un monde différent où j'étais piégé bien malgré moi par quelque maléfice.

«Vite, il a des amis par ici, des amis qui coupent et qui déchirent. Et d'autres qui tapent fort! Ils vont se réveiller quand ils vont entendre sa voix! Il ne faut pas attendre leur réveil!»

Elle ne semblait pas se fatiguer de mouliner sans relâche ses petites jambes. Les gigantesques dimensions de ces lieux échappaient à tout entendement et notre fuite me fit penser à la course de rats dans un labyrinthe. Un labyrinthe. Bien sûr! C'était exactement ça. Une course entre des parois aveugles et une lumière verticale. Je n'avais pas d'aile pour m'échapper. Pour échapper à celui qui vient. Le Minotaure. Et Ariane ne m'avait donné aucune bobine magique où s'enroulait un de ses longs cheveux soyeux.

Je crois bien que j'ai souri : je connaissais un peu le mythe et je ne me sentais pas l'âme d'un Thésée pour affronter glorieusement la créature mi-homme ni-taureau.

Derrière nous s'éleva un grondement sourd, comme le bruit terrible que fait la mer quand elle déferle furieusement contre les brisants. Un roulement terrifiant qui broie tout sur son passage. Des cliquetis métalliques et des tintements de porcelaine et de verre lui répondirent.

«Ils se réveillent. Plus vite, plus vite, on est presque arrivé au bout. Vite... vite...»

La petite fille volait littéralement au-dessus des dalles froides et blanches. Je courais de plus en plus vite et malgré ma taille, je me maintenais difficilement à sa hauteur. Un sifflement aigu vrombit près de mes oreilles et un couteau alla se ficher en vrillant dans le plastique d'une grosse cuvette bleue. Sa lame dentelée était passée à quelques centimètres de ma tête. Les couverts grinçaient sinistrement. Ils nous promettaient une joyeuse farandole quand leur maître leur insufflerait assez d'énergie pour qu'ils jaillissent hors de leurs présentoirs comme des flèches d'argent. En contrepoint désaccordé chantait la roulette du chariot.

C'est avec un immense soulagement que nous sortîmes du rayon de la vaisselle de table. La petite fille ne ralentit pourtant pas. Elle continua de trotter à vive allure en remontant une autre radiale qui s'étendait à perte de vue. Nous dépassions des têtes de gondoles où trônaient mille objets ordinaires que l'on trouve habituellement dans toutes les grandes surfaces. Des poussettes-landaus, des vélos, des mannequins, des promotions. Au-dessus de nos têtes flottaient comme les étendards aux tours des châteaux, les pancartes de carton où sur fond jaune, les annonces publicitaires remplaçaient les armoiries par de grosses lettres rouges.

Une pensée traversa mon esprit. Tout ceci était bien trop grotesque. Trop loufoque. Impensable. Je devais dormir ou alors m'être évanoui à la suite d'un traumatisme. J'avais pourtant beau fouiller ma mémoire, aucun détail ne clochait dans la succession des évènements que j'avais vécus. Pas le plus petit détail insolite. Pas le plus léger interstice rompant la linéarité de cette aventure.

Tout à mes pensées j'ai failli rater l'allée où s'était engouffrée la petite fille. Une longue avenue bordée de murailles tapissées de livres. Des romans, des bandes dessinées, des albums à colorier, des livres de cuisine et des livres de voyages. Une atmosphère paisible succéda à la tension de ces dernières minutes. La petite fille s'arrêta un peu plus loin et après avoir repris sa respiration, elle me sourit en déclarant :
«C'est un rayon où vivent certains de nos amis. Regarde, ils sont tous là et j'y viens chaque fois que je peux.»
«Et il ne nous trouveras pas ici?»
«Non, c'est une de nos cachettes. Il ne nous sent pas et où il ne nous voit pas. Il y en d'autres mais elles sont trop loin. Il nous aurait rattrapé avant.»
«Comment t'appelles-tu?»
«Marie!»
«Il y a d'autres personnes qui vivent ici avec toi!»
«Que des enfants. Je ne les connais pas tous tellement il y en a!»
«Mais d'où viens-tu? Comment t'es-tu retrouvée dans cet endroit?»
«J'ai perdu mes parents!» Elle roula de gros yeux tout ronds.
«Comment ça Marie? Comment tu as perdu tes parents? Ils ne t'ont pas cherchée?»
«Non et moi aussi je les cherche. Nous sommes tous à leur recherche. Mais il nous observe et quand les enfants y font pas attention, il les attrape et on les revoit plus!» Marie frissonna en me disant ça.
«Mais qui est-il?»
«C'est le Croque-mitaine bien sûr!»
«Le Croque-mitaine?»
«Ben oui! C'est comme ça que disait ma maman quand j'étais pas sage. Le Croque-mitaine va venir te chercher qu'elle me disait. Il fallait que je l'appelle pas quand j'étais dans le lit et qu'il faisait noir. Elle disait maman que s'il m'entendait, il sortirait de dessous le lit pour me mettre dans un grand sac et m'emporter avec lui dans l'île des enfants pas sages. Alors quand je me suis perdue dans le grand magasin, c'était ma faute. J'ai lâché la main de ma maman parce qu'elle voulait pas m'acheter nounours!»
«Ce nounours-là?»
«Oui. Et moi je le voulais. Et puis j'avais le droit hein j'avais été sage dans la voiture! Alors j'ai lâché la main de maman tout doucement pendant qu'elle parlait avec la vendeuse. J'ai couru pour prendre nounours mais quand je me suis retournée j'étais perdue. J'ai pleuré, beaucoup pleuré et tout d'un coup tout le monde, il était parti. J'étais toute seule. Heureusement que Petit Louis m'a trouvé!»
«Petit-Louis? Un autre enfant?»
«Oui, un plus grand. Un garçon. Il m'a dit tout bas qu'il fallait pas crier. Et il m'a amenée là où il habite avec ses copains. Il y a Jojo, il est marrant Jojo, avec ses taches de rousseur, et puis il y a Dédé et son épée en bois et son manteau de chevalier, et Tom, le gros Tom qui a toujours des bonbons dans ses poches. Et Lulu, ma copine, qui a le même nounours que moi et Caro et Fanny et les jumeaux. Oui, Petit-Louis est le chef car il a toujours de bonnes idées. Alors c'est pour ça qu'il est chef! Tu veux voir Petit-Louis?»
«Bien sûr. Tu sais où il est?»
«Oui. Mais c'est trop dangereux maintenant. Il faut attendre!»

Marie toujours serrant son nounours, alla piocher une bande dessinée dans le rayonnage. Elle l'ouvrit sur ses genoux après s'être assise en tailleur. Je reconnus l'adaptation livresque d'un célèbre dessin animé de Walt Disney. Peter Pan bien entendu. Wendy ses frères. Marie se plongea dans les aventures des enfants perdus en fonçant les sourcils. Elle suivait le texte avec son doigt et ses lèvres modulaient les mots qu'elle déchiffrait au fur et à mesure.

Mon pouls se calma peu à peu. Je décidai de m'accorder également un instant de répit pour mettre de l'ordre dans mes idées. Ce qui m'entourait était bien réel et je pouvais saisir ce volume des aventures de Tintin, l'examiner sous toutes les coutures, déchiffrer les petits caractères de la mention relative à la publication légale, vérifier le code-barre et les chiffres sous les traits noirs verticaux sans que cela n'éveille en moi la moindre suspicion. La texture du papier, le bruit des pages quand je les tournais, tout était absolument normal. Seule l'extraordinaire hauteur du rayonnage défiait cette impression de normalité. A vue de nez, il culminait à plusieurs dizaines de mètres. La hauteur d'un petit immeuble de six à sept étages. Facilement. Les couvertures des bandes dessinées devenaient indiscernables rapidement.

J'ai fait une découverte surprenante. Je tombai sur la couverture d'une bande dessinée mythique dont l'édition était épuisée depuis bien longtemps. J'entends dans mon monde. D'une main hésitante, j'ai extirpé cette bande dessinée qui m'avait été offerte pour mon dixième anniversaire. Une aventure de super-héros américains, introuvable de nos jours. Les vignettes m'ont raméné en arrière quand je partageais, allongé sur mon lit, la tristesse du Surfer d'Argent, les doutes existentiels d'Iron-Man et les inextricables problèmes domestiques de Spiderman. Le dessin de l'époque était bien loin des représentations cinématographiques actuelles. J'ai cherché la date du dépôt légal. Juillet 1977 l'année de ma naissance. J'ai farfouillé dans les piles et mon intuition se confirma. Ce rayon contenait sans doute la plus grande collection de BD jamais réunie au même endroit. J'ai alors étendu mes investigations. Il en fut de même avec les livres de poche, tous en parfait état mais provenant d'époques différentes. Incroyable. J'ai même retrouvé deux éditions du même ouvrage dans la même collection, imprimées à plus de vingt d'ans d'intervalle.

Soudain, un vent froid se leva autour de nous, faisant voler les pages du livre de Marie. Celle-ci le referma brutalement. Pour dominer le mugissement furieux, elle me cria tout en se redressant :

«Il nous a retrouvé. Il vient. Il vient. Il faut m'aider Papa!!! »

Elle m'avait appelé Papa sous le coup de l'émotion. Elle me tendit les bras. Sans réfléchir, je l'empoignai et la déposai dans le caddie. Le vent tourbillonnait violemment, faisant claquer l'étoffe de ma veste et de mes pantalons. Marie s'était assise au fond du caddie, s'agrippant aux parois, ses yeux reflétant une inquiétude palpable. A l'autre bout du rayon, en grosses volutes bouillonnantes, surgit la sombre brume dont les tentacules noirâtres s'étiraient vers nous. Au plus profond de ce bouchon de ténèbres qui s'élevait au-dessus du faîte des gondoles, des lignes mouvantes formaient l'esquisse changeante d'un visage qui apparaissait et disparaissait sans cesse. Même si je ne pus le contempler suffisamment longtemps pour le décrire plus précisément, l'impression que je ressentis me glaça le coeur. Des traits maléfiques et menaçants, cruels et impitoyables. Tout mon être hurlait de terreur, une terreur primale, enfantine, irrésistible. Je devais fuir à tout prix.

«Cramponne-toi Marie!»

Je donnai une forte poussée au caddie et sur sa lancée, je commençai à courir à grandes enjambées. Je pouvais sentir dans mon dos la progression du monstre. Le Minotaure était à mes trousses. Inconsciemment, je me représentais un géant au mufle taurin encadré d'énormes cornes, longues et effilées, la bave dégouttant de ses babines. J'accélérai encore ma course. J'atteins l'extrémité du rayon.

«Je prends de quel côté Marie?»

Marie ne répondit pas. Elle écarquillait les yeux en fixant un point derrière moi. Sa bouche formait un «O» silencieux et son visage était aussi pâle qu'un linge. Un nuage sombre envahissait peu à peu ses prunelles dilatées.

«Marie, Marie!!»

Mais elle restait prostrée, tremblante comme un petit oisillon hypnotisé par le serpent qui ondule vers lui. Je choisis la gauche, remontant sans m'en rendre compte le chemin emprunté tout à l'heure le long de la large radiale. Mon coeur cognait dans ma poitrine, mes poumons étaient en feu. J'avais l'impression de détaler comme une souris de laboratoire dans son labyrinthe de carton. Je n'avais nul besoin de me retourner pour vérifier qu'il nous pourchassait toujours. Marie était tétanisée et elle avait mis sa petite main devant sa bouche. J'ai bifurqué au hasard à gauche une nouvelle fois. C'était le rayon des plantes vertes et de ce genre d'articles : sacs de semences, arrosoirs, tuyaux et... bêches, râteaux, binettes... Des objets coupants, tranchants, piquants... Quand Marie me mit en garde, ce ne fut pas une surprise.

«Vite, vite, ils vont se réveiller! Ils sont méchants. Ils lui obéissent. Vite Papa, vite!»

A la volée, je m'armai d'un manche à balai. Au même moment, je surpris les sécateurs frémir devant moi sur leurs socles, leurs mâchoires claquant de sinistre façon. L'un d'eux s'éleva doucement, sa lame et sa contre-lame baillant dangereusement. Il se tourna lentement et vola furieusement vers moi. Comme un joueur de base-ball je le cueillis en plein vol d'un magistral revers à une main. Coup de chance. Le sécateur déséquilibré alla s'écraser contre une brouette de métal. Sous le choc, il se démantibula et retomba inerte au fond de la cuve. Heureusement, je parvins au bout de l'allée avant que tous les autres ne soient totalement réveillés.

Le spectacle qui s'offrit à moi faillit me paralyser de stupeur. Un mur vertigineux s'étirant à droit et à gauche apparemment à l'infini, était tapissé d'écrans de télévision de toutes les tailles, en noir et blanc ou en couleurs. Il y avait des centaines, des milliers d'écrans et peut-être plus encore rassemblés là, formant une muraille ininterrompue d'images animées. Car chaque écran diffusait une image. Une seule. Un visage d'enfant. Un visage différent dans chaque écran. Il y avait des garçons et filles et aucun ne devait avoir plus six ou sept ans. Il y en avait qui riaient, d'autres qui pleuraient, d'autres qui criaient et d'autres qui restaient impassibles. L'un d'eux me jeta dans un abîme de perxplexité.

«Vite Papa, il nous suit toujours!»

L'avertissement de Marie me tira brutalement de ma rêverie. Je m'aperçus avec effroi que j'avais ralenti exagérément. Un coup d'oeil dans l'allée que je venais de quitter me suffit à comprendre le danger que nous courions. La houle ténébreuse l'envahissait rapidement, formant la grossière silhouette d'une créature humanoïde aux multiples membres, escortée par une nuée de bêches têtues, de râteaux obstinés et de fourches menaçantes. Sur tous les écrans, les visages se mirent à crie à l'unisson, leurs yeux écarquillés de frayeur.

Je pris mes jambes à mon cou, la roulette du caddie hululant de plus belle. Mais imperceptiblement la chose sans nom, le Minotaure ou le Croque-Mitaine comme l'avait baptisé Marie, gagnait du terrain.

Il y avait quelque chose tout au bout de cette course infernale. Des lumières scintillantes et multicolores. A ma gauche, les écrans défilaient comme un immense kaléidoscope. De temps à autres un écran était strié de parasites grisâtres, n'affichant aucun visage.


Je serrai les dents en continuant de galoper au même rythme. Devant moi se rapprochait la guirlande de lumières. Dans mon dos, je pouvais presque physiquement sentir la présence de l'être innommable. Il avait réduit encore l'écart qui nous séparait. J'étais à bout de forces, à bout de souffle, à bout de nerfs! Un voile rouge s'abaissait sur mon champ de vision.

Dans mon esprit privé d'oxygène, une seule chose comptait encore. Maintenir la cadence, plier alternativement les genoux, remonter les jambes et encore recommencer. Encore et encore. Ma vie et mon âme en dépendaient, j'en étais convaincu. Il me fallait rejoindre les lumières tout là-bas. Elles étaient la promesse du salut. Elles devaient indiquer un havre de paix, une enclave de sécurité. Marie, au fond du chariot, gémissait doucement. Elle avait fermé les yeux et récitait, me sembla-t-il, une prière. Cela me donna un coup de fouet supplémentaire et je regagnai un peu de terrain sur mon terrifiant poursuivant.

Les lumières étaient en fait des diodes de toutes les couleurs qui formaient le mot «ACCUEIL». Elles se rapprochaient insensiblement maintenant. J'étais réduit à l'état d'automate. Mes muscles obéissaient à un instinct plus puissant que ma volonté. J'avais mal de partout. Mes bras étaient tétanisés à force de serrer la barre du caddie. Encore un effort. Un dernier effort. Je savais pertinemment que si je m'arrêtais, le Minotaure fondrait irrémédiablement sur moi. Sur nous. Et je pressentais que le sort qu'il nous réserverait alors était pire que la mort, pire que les plus cruels tourments de l'Enfer.

Cette perspective me stimula suffisamment pour que je trouve les ultimes ressources qui me permirent de plonger dans le halo lumineux, hors de portée des griffes ténébreuses qui ne happèrent que le vide.

Une lumière chaude et dense nous enveloppa aussitôt et je m'y sentis comme absorbé. Les détails autour de moi se diluèrent peu à peu. Les contours de Marie s'estompèrent également mais avant qu'elle ne disparaisse complètement, je vis naître sur son visage en coeur une joie indicible, un ravissement sans pareil, comme une libération qu'elle n'espérait plus... J'avais compris.

«Monsieur? Monsieur?»

Je me retrouvai devant le comptoir de l'accueil du Géant où une hôtesse tentait d'attirer mon attention, l'air un peu inquiet. Tout était redevenu comme avant.

«Monsieur, vous sentez-vous bien? Voulez-vous vous asseoir quelques instants?»
«Merci, mademoiselle, vous êtes très aimable mais cela va aller maintenant!»
«Vous nous avez fait un peu peur. Vous êtes arrivé et vous vous êtes immobilisé devant nous sans rien dire, comme absent! J'ai failli appeler la sécurité vous savez? Vous êtes sûr que tout va bien?»
«Oui, ne vous tracassez plus! Cela m'arrive de tant en temps mais c'est sans danger comme vous pouvez le voir!»

Je lui décochai mon plus beau sourire et je m'éloignai tranquillement. Je consultai ma montre. Mon absence hors de ce monde avait été très brève. Au fond du caddie, il y avait toujours le paquet de feuilles bleues.

Mais il n'était plus seul. Un vieux nounours me regardait d'un regard borgne et sa fourrure était passablement éliminée. Je m'en saisis pour l'examiner sous toutes ses coutures. C'était bien celui de Marie.

Finalement je compris quel était le rôle qui m'était dévolu dans cette histoire. Je souris en reposant la peluche. Il y avait tant d'enfants qui attendaient là-bas. Tant d'enfants qui espéraient. Tant d'enfants à libérer. Et même si la perspective d'affronter à nouveau le Minotaure ne m'enchantait guère, je devrai y retourner.

Ne serait-ce que pour retrouver l'enfant dont j'avais vu brièvement le visage sur le mur des écrans de télévisions. Un petit garçon qui avait cinq ans. Un petit garçon qui avait peur tout seul. Un petit garçon perdu dont les traits m'étaient intimement familiers.

Je fis le serment de revenir.

M


  
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3 Commentaire Maedhros, exercice n°89 - Narwa Roquen (Mar 1 mar 2011 à 23:40)
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3 L'achat gagnant - Maeglin (Dim 27 fev 2011 à 10:18)


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