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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 24 fevrier 2011 à 23:13:39
LITOTES,GROSEILLES ET PHARANIMEUX



Je raclais le fond de la casserole de crème, tandis que maman disposait les ramequins dans le four, pour en faire dorer le dessus. La cuisine embaumait l’ail et l’estragon, le lapin mijotait de bon coeur dans sa cocotte, c’était dimanche, cinq minutes plus tard nous allions passer à table, et j’allais me régaler...
« Bébéboule ! Viens ici tout de suite ! »
Le hurlement furieux de mon père me fit sursauter. Je me léchai les lèvres une dernière fois et je filai, contrariée et inquiète, vers la voix courroucée. Qu’est-ce que j’avais encore fait ? A peine avais-je poussé la porte entrebâillée de la bibliothèque que je compris que j’allais avoir des ennuis. Profiterole, la petite chatte noire que j’avais recueillie, prise d’une folie furieuse inexplicable, faisait le tour de la pièce en galopant sur les murs, à deux mètres de hauteur, s’accrochant de toutes ses griffes aux précieux livres bien rangés, qui sous la prise forcenée s’arrachaient de leur étagère et s’envolaient en battant des feuillets, pigeons effarouchés fuyant un prédateur sans merci...
Je n’aurais jamais imaginé qu’un chat puisse ainsi défier la pesanteur. Mais c’était un tout petit chat, elle était légère, souple et musclée, et plus d’une fois j’avais dû monter sur l’escabeau pour la décrocher d’un rideau où elle s’était perchée, deux pattes enfoncées dans le tissu et les deux autres gigotant dans le vide.
« Rattrape cette bête stupide, maintenant ! Et ensuite tu rangeras tout ! Tu connais ton alphabet ? Chaque livre à sa place, par ordre de nom d’auteur ! Mais pourquoi n’es-tu pas sage comme ton frère ? Il rentre dans trois jours, je veux qu’il puisse venir travailler ici en paix ! »
Il tourna les talons et ferma la porte à clé. Les larmes me montèrent aux yeux. Le lapin... La crème brûlée... J’avais faim ! Le sol de l’immense pièce était jonché de livres, il y avait des espaces béants sur toutes les rangées, qui s’étageaient du sol au plafond... J’en avais pour la journée... et la chatte continuait à tourner, et d’autres volumes venaient s’ajouter à tous ceux qui encombraient déjà les épais tapis...
« Profiterole, s’il te plaît... » murmurai-je d’une voix brisée.
La chatte s’immobilisa, sauta à terre et vint se frotter contre mes jambes. Je m’assis au milieu de la catastrophe, enfouis mon nez dégoulinant dans son pelage noir et luisant. Mes larmes arrosaient son poil, mais ça n’avait pas l’air de la gêner. Ronronnant comme un poêle à charbon, elle me lécha le nez, cligna tendrement des yeux et s’installa sans manière sur mon tablier pour un petit somme affectueux. Je la déposai doucement sur le sol, près de moi.
« Je t’aime beaucoup, tu sais. Mais là, tu as fait une grosse bêtise ; la sieste, ce sera pour plus tard. »
Je ramassai tous les livres, que je posai sur la grande table. Cela me prit d’autant plus de temps que Profiterole, dès le début, avait décidé de s’installer sur mes épaules, et ne manifestait aucune intention d’aller jouer ailleurs. J’aurais pu – j’aurais dû, sûrement, selon les grandes personnes – me débarrasser d’elle. Mais c’était le premier animal qu’on m’autorisait à garder près de moi, dans la maison – les chiens n’y posaient pas une patte, même quand il gelait à pierre fendre. Elle était mon amie, ma confidente, ma peluche vivante, ma consolatrice, ma câlineuse, et aussi mon despote, mon tyran, ma griffeuse... Elle voulait ronronner sur ma poitrine quand c’était l’heure de me lever, et refusait d’admettre que je puisse ne pas avoir envie de jouer à quatre heures du matin. Mais je l’avais adoptée, et comme disait papa : « Tu en es responsable. » Et puis je l’avais trouvée... sur le chemin en rentrant de l’école, avais-je raconté, petit chaton perdu miaulant désespérément dans le fossé. Pour de vrai, elle s’était nichée entre deux pierres dans les ruines du château, et si elle était transie et apeurée, elle était trop faible pour miauler. Mais le château... Je ne pouvais pas en parler. J’avais l’interdiction formelle de m’en approcher, et je me souvenais encore de la correction que j’avais reçue quand Vincent avait tout raconté à papa... Vincent, lui, toujours sage, toujours premier de la classe, le frère aîné modèle... J’avais réussi à l’y entraîner un jour mais cet imbécile avait trébuché et s’était écorché le genou... Et il avait refusé de mentir... Je ne sais pas si le château m’aurait moins attiré s’il n’avait pas été interdit. En fait, il ne restait que quelques pans de murs et quelques conduits éventrés d’anciennes cheminées, un escalier en pierres branlantes, adossé à une muraille et qui menait aux vestiges du chemin de ronde, et quelques vieilles dalles presque recouvertes d’herbes folles. Mais je m’imaginais que j’en étais la Comtesse et qu’avec mes soldats fidèles, je repoussais sans cesse les attaques sauvages de nos ennemis jurés, les Scroniaks, créatures maléfiques de la redoutable sorcière Redingote, qui avait l’apparence de mon institutrice, la triste et revêche mademoiselle Redigot...
Les Scroniaks étaient des êtres monstrueux, maigres comme des squelettes, avec une énorme tête toute bosselée et rouge, visqueuse comme de la gelée de groseille (j’ai toujours détesté la gelée de groseille). Ils montaient des animaux horribles, les Dithyrantiques, au corps de vache et à la tête de chameau, dont la gueule toujours béante était encadrée par de longues défenses, comme des éléphants. Au cri de « A l’attaque ! Procrassetinons-les ! Faisons-en du jus bile à boire ! Par Euphémisse ! » , nous chargions sur nos fiers destriers, et quoique parfois épuisés ou blessés, nous remportions toujours la victoire, et ensuite nous offrions des bouquets de litotes, ces merveilleuses fleurs blanches parfumées, à la statue de sainte Euphémisse, la patronne du château de La Pointe.
Cette chatte, pour moi, était une émanation du domaine de mes ancêtres, la complice de mes escapades interdites. Et je savais qu’elle ne me dénoncerait pas.



Je contemplai la bibliothèque. Etait-ce parce que Profiterole ronronnait sur mes épaules ? J’eus soudain le sentiment d’avoir été vengée par mon amie. Je n’avais jamais été autorisée à entrer dans cette pièce. Vincent, oui, Vincent y passait des journées entières, avec mon père debout près de lui, tendrement penché derrière son épaule, souriant de bienveillance et de fierté ; ils lisaient des livres ensemble, et chaque fois que mon frère butait sur un mot difficile, mon père se faisait une joie de le lui expliquer.
« Dehors, Bébéboule, tu n’as rien à faire ici. Va jouer ailleurs ! Tu nous déranges ! Enfin, Louise, tu ne peux pas surveiller ta fille ? »
J’avais appris à lire, moi aussi, mais jamais, jamais...
Je ricanai. Ah oui, j’allais les ranger, ces livres odieux. En espérant que ce serait ceux dont Vincent aurait besoin... Pas une fois je ne regardai le nom de l’auteur. Je bouchai les trous, systématiquement, en montant sur la grande échelle, et c’était épuisant. Redescendre, remonter... Bientôt je soufflais comme un phoque tandis que les critiques acerbes de mon père me remontaient à la gorge comme un ragoût trop aillé.
« Si tu cessais de t’empiffrer... Mais regarde-toi ! Tu es grasse comme un petit cochon !
- Allons, Victor, ne dis pas ça », tempérait ma mère. « Elle est un peu ronde, mais tu verras, elle s’affinera en grandissant... »
Et toujours ce surnom qui me collait à la peau depuis ma naissance, et dont je devais l’invention, évidemment, à ce cher grand frère parfait : « Bébéboule » ! J’allais avoir dix ans !
« C’est affectueux, ma chérie », souriait ma mère. « Et puis tu seras toujours mon gros bébé... »
J’avais bien essayé de riposter en le traitant de « squelette ». Mais personne ne m’avait suivie, et une fois de plus, tout le monde m’avait donné tort. C’était toujours pareil. Vincent était irréprochable, obéissant, poli, travailleur, il était mince (maigre serait plus juste), il voulait faire médecine comme papa et il lui succèderait en son temps. Personne n’attendait rien de moi. J’étais Bébéboule, une chose informe qui redoublait ses classes et n’aurait jamais son Certificat d’Etudes. Aucune importance, on me marierait à un gentil garçon dont je deviendrais la boniche – comme ma mère. Mais en 1937, c’était de toute façon le destin des filles, diplômées ou pas. Ma mère, elle, servait mon père par choix. C’était une fille du peuple, comme disait grand-mère Léonie. Mon père avait eu bien du mal à lui faire accepter qu’une femme du village vienne l’aider pour le ménage, deux fois par semaine. Elle semblait prendre du plaisir à laver, épousseter, repasser, repriser, préparer les repas et coudre à la machine. Et surtout, elle trouvait absurde de donner des ordres à une autre femme.
« J’ai deux bras et deux jambes », répétait-elle à mon père quand il lui expliquait qu’avoir une domestique était une chose normale pour une femme de médecin.
« Je sais tenir une maison, je n’ai besoin de personne pour ça. Est-ce que tu considères que c’est honteux de travailler de ses mains ? »
Mon père se taisait, et la conversation s’arrêtait là.
Je ne savais rien faire. Quand je commençais à aider maman, elle souriait et me disait :
« Laisse, va jouer. J’irai plus vite toute seule. »
C’était vexant.
Profiterole ne m’avait jamais dit que j’étais grosse ou que j’étais bête. Quand je dirigeais mes armées dans le château, elle était à mes côtés et son regard m’encourageait. Bien sûr, ce n’était qu’un jeu.
Je n’avais vraiment pas envie de grandir.


J’avais fini de ranger. Et cela augmentait ma colère. Dans la vitrine, près de la fenêtre, il y avait la collection de pierres de mon père, dont il parlait toujours avec les yeux brillants. Tandis que j’armais ma jambe droite pour y décocher un coup de pied fracasseur, je pensais que j’allais y récolter une bonne gifle et sûrement quelques centaines de lignes, et folle de rage, je hurlai :
« Je ne suis pas sage ! Je n’étais pas sage, et je ne serai pas sage ! »
Mais avant que le coup ne fût porté, un raclement sinistre de fer rouillé retentit dans mon dos, suivi d’un grincement plus douloureux encore que celui d’une craie neuve sur un tableau noir. Je me retournai. Près de la cheminée, un pan de mur avait coulissé, découvrant une porte secrète. Ca, c’était vraiment une bonne surprise. Je n’avais absolument pas compris comment j’avais pu l’ouvrir, mais j’étais sûre que cette voie menait aux ruines. Notre maison avait été construite sur les décombres de la métairie, lorsque tout avait été détruit par je ne sais plus quelle guerre – ou la Révolution ? Je revoyais mon père racontant tout cela par le menu à son cher rejeton ; je faisais semblant de jouer avec quatre cubes de l’autre côté de la porte entrouverte. Je n’avais retenu ni les noms ni les dates – je ne devais pas avoir plus de cinq ans -, mais j’avais appris que nos ancêtres étaient les seigneurs du château et se nommaient de La Pointe. Après la Révolution ils avaient dû se cacher et ils avaient troqué leur noble patronyme contre un vulgaire Lapointe. De toute façon, je ne voyais pas la différence. Je trouvais l’Histoire sans intérêt – de même que la géographie, le français ou le calcul. Il n’y avait que les leçons de chose qui réussissaient à m’intéresser un peu, parce que ça parlait des plantes, des nuages, des animaux, de toutes les choses qui m’entouraient au quotidien et qui remplissaient ma vie.
Passer la journée dehors à jouer dans le château, c’était une perspective autrement plus alléchante que de se morfondre dans cette maudite bibliothèque. Ma colère tomba d’un coup. J’allumai la lampe à pétrole posée sur la table et toute joyeuse je m’engouffrai dans le tunnel sombre, la chatte toujours sur mes épaules.


Je ne sais pas combien de temps je marchai. Le sol était recouvert d’un sable fin, d’une blancheur étonnante. Les murs de pierre grise avaient dû être taillés dans la roche de nombreux siècles auparavant... Qui sait, j’étais peut-être la première depuis le Moyen Age à emprunter cette issue secrète, et cela m’excitait terriblement. Enfin une lourde porte en bois se dressa devant nous. Je tournai la grosse clé rouillée dans la serrure, et sûre que les ruines seraient désertes, je poussai le battant d’un coup sec. Un éclair insoutenable me frappa de plein fouet. Aveuglée, choquée, assommée, je me sentis tomber...


J’étais dans une grande cour pavée inondée de soleil. Autour de moi se dressait un château gigantesque, murailles épaisses, créneaux intacts, donjon fièrement dressé sur le ciel clair. Je n’en croyais pas mes yeux. Est-ce que je m’étais endormie sans m’en rendre compte, sur les tapis de la bibliothèque ? C’était un rêve ? Ah ! Un énorme félin noir ! ... là, juste devant moi... J’eus un sursaut de frayeur, mais l’animal cligna des yeux avec une sorte de ... tendresse et... c’était une des mimiques habituelles de ...
« Profiterole ? C’est toi ? Tu as été transformée en panthère ?
- Bien sûr que non ! », répliqua-t-elle tout naturellement. « Je suis un Pharanimeux. Regarde ! »
Ses yeux s’agrandirent comme des assiettes et projetèrent une lumière jaune vert intense et aveuglante, comme la Berliet de papa. Elle ricana en ajoutant :
« Mais il n’y a pas que moi qui ai changé ! »
Mon chemisier bleu ciel ridicule dont les boutonnières étaient tendues à l’extrême et ma vieille jupe grise râpée avaient disparu. A la place, je portais une ample chemise blanche aux larges manches resserrées aux poignets, et un... pantalon ! Enfin, une sorte de culotte très moulante, noire, comme au Moyen Age, et de hautes bottes en cuir... jolies ! Comme je me penchais pour les admirer, un poids à mon flanc gauche attira mon attention : mon large ceinturon portait un fourreau sombre qui renfermait... une épée ! Diable ! Je la tirai avec précaution. Le fil en était aiguisé comme un rasoir, et tout en haut, juste sous la garde, la lame portait une inscription gravée : « A d L P » . Albertine de La Pointe ? Ca ne pouvait pas être vrai. Mais dans un rêve, pourquoi pas.
Je me levai. La cour était déserte, c’était rassurant. Je m’approchai d’un bâtiment bas ; ce devait être un atelier, il y avait un grand établi avec toutes sortes d’outils, comme chez le père Capdenac, le menuisier du village. Dans un coin, j’avisai un miroir ovale sur pied (ma mère appelait ça une psyché. Le bois du cadre venait d’être poncé, sans doute quelqu’un s’apprêtait-t-il à le peindre. J’étouffai un cri de surprise lorsque je vis mon image. J’étais grande, svelte, élancée. Mes cheveux, mi-longs et bouclés, tombaient librement sur mes épaules, mes tresses avaient sans doute dû se défaire toutes seules, c’était un peu étrange... mais surtout...je n’avais pas le même visage ! C’était moi, j’étais sûre que c’était moi, je reconnaissais mes yeux ! Mais j’avais le nez plus long, plus fin, les pommettes plus saillantes, et en lieu et place de mes bonnes joues rebondies de Bébéboule, un visage de ... garçon ? Adolescent, volontaire, le menton pointu, les lèvres minces... Et ce corps musclé, ces larges épaules, ces cuisses noueuses et ... c’était quoi cette bosse ? Incrédule, je dégrafai le ceinturon et baissai l’espèce de pantalon. Et là...
Ma mère nous lavait ensemble, Vincent et moi, quand nous étions petits. Je savais donc que les garçons avaient... ces choses-là, dont il ne fallait pas parler et que les filles n’auraient jamais. Et moi ! Sans aucun doute, j’étais un garçon. Le vertige me prit, et je me laissai tomber sur un tabouret.
Profiterole s’était glissée dans l’atelier, souple et silencieuse.
« Etonnant, hein ? Mais tu es beaucoup mieux comme ça ! »
Je ne savais pas quoi répondre. Il est vrai que petite fille, j’avais jalousé Vincent pour ça aussi. Mais à la longue, je m’étais habituée à mon corps, et ces... appendices... incongrus... Qu’est-ce que j’allais en faire ? Je n’étais pas un garçon, je...
Il me sembla entendre crier au dehors. Il n’y avait toujours personne aux alentours. Mon regard fut attiré par un escalier de pierre... adossé au rempart... le chemin de ronde ! Dans les ruines, je n’avais jamais pu le gravir jusqu’au sommet, les dernières marches s’étaient effondrées. Je traversai la cour à grandes enjambées (que c’était agréable de se mouvoir dans ce corps !), et je grimpai au pas de course, sans ressentir le moindre essoufflement. Et pourtant je m’appuyai au créneau le plus proche, tant la beauté du site était sidérante. A ma droite, les remparts s’avançaient en angle aigu, telle la fière proue d’un navire, épousant la forme de la falaise blanche qui dominait, dans un à-pic vertigineux, toute la verte vallée au fond de laquelle serpentait la rivière, collier de pierres précieuses lascivement abandonné dans son écrin soyeux... Je m’avançai jusqu’à l’extrême pointe. La Pointe ! Les paroles de mon père me revinrent en mémoire.
« Le château doit son nom à l’architecture particulière d’une de ses murailles, qui suit l’avancée de la falaise... »
Une brise légère jouait dans mes cheveux. Je respirai à pleins poumons, ivre de bonheur et d’un étrange sentiment de puissance. J’étais au milieu du ciel, les pieds bien campés sur la pierre solide. Le dénivelé en dessous de moi était impressionnant, mais je n’avais pas peur. Pour la première fois de ma vie, j’étais à ma place, j’étais chez moi !
« Monsieur le Comte ! »
Quelqu’un criait dans la cour. Je cherchai désespérément des yeux un endroit où me cacher.
« C’est toi », m’informa Profiterole qui était une fois de plus à mon côté. « Comte Albert de La Pointe. Tu vas devoir assurer, ma grande. »
La tête droite et la poitrine gonflée, je rejoignis l’homme qui tenait par la bride un immense cheval noir.
« Vite, monsieur le Comte, les Scroniaks attaquent ! Ils ont déjà passé le bois de la Dalgue, et ils avancent dans la plaine du Gardijou ! »
Derrière lui apparut une troupe d’une vingtaine de soldats, casqués et en armure. Trois serviteurs arrivaient du donjon, portant un tas de ferraille qui m’était sûrement destiné. Mais pour une fois que j’avais un corps agréable, j’avais l’intention d’en profiter. Une voix que je ne connaissais pas sortit de ma bouche :
« A l’attaque ! Faisons-en du jus bile à boire ! »
Et les soldats se mirent à scander :
« Jus–bile-à-boire ! Par Euphémisse ! »
Mon nouveau corps sauta en selle comme si j’avais fait cela toute ma vie, et je m’élançai sur le pont-levis abaissé à la tête de ma petite armée, Profiterole galopant devant nous. Et pourtant j’étais moi. Mais je n’avais pas peur. Je n’avais jamais monté un cheval mais j’avais toujours su. J’avais le devoir de protéger ma terre et mes gens de ces immondes Scroniaks, menés par l’horrible sorcière Redingote. Ca, je l’avais vraiment fait des milliers de fois et j’avais toujours remporté la victoire. Sauf que je me battais avec un bâton contre des ennemis invisibles...


Ils étaient au moins cinquante, maigres et hideux, le visage dégoulinant de gelée de groseille, montés sur leurs Dithyrantiques lancés au grand galop. Il se dégageait d’eux une odeur fétide de choux pourri et ils poussaient des glapissements stridents à vous glacer le sang. Je dégainai mon épée et je chargeai au cri de « Pour la Pointe ! Transe en dents !
- Procrassetinons ! », répondirent mes hommes.
Mon épée fit le reste. Je n’avais qu’à la tenir fermement, elle virevoltait dans les airs, tranchait les têtes, embrochait les poitrines, taillait, feintait et estoquait. Je ne ressentais aucune fatigue, j’étais le Comte Albert, vaillant héritier d’un riche domaine, j’étais aimé, respecté et craint, que Redingote aille se rhabiller...


Les soldats m’acclamèrent quand le dernier ennemi succomba sous nos coups. Profiterole me fit un clin d’oeil joyeux, le museau encore tout dégoulinant de sang. Elle s’était battue comme une diablesse ! Nous rentrâmes au pas, tous fatigués mais indemnes, dans la tiédeur du soleil couchant, guidés par une vive lumière jaune qui déroulait devant nous un couloir scintillant. Devant le château, juste avant les douves, les villageois s’étaient réunis pour nous accueillir. Ils nous lancèrent de pleines brassées de litotes en hurlant :
« Vive La Pointe ! Vive le Comte Albert ! Louée soit Euphémisse ! Os trace isthme ! Terre à épis ! Hymne au ptère ! Synopsis ! »
Leur enthousiasme me remplit de joie, et je levai le bras pour les saluer ; je passai le pont-levis sous un tonnerre d’applaudissements. Quand je mis pied à terre, confiant mon cheval à deux palefreniers empressés, Thibault de Marzagnac, le Capitaine des soldats, mit sa main sur mon épaule.
« Albert, quand votre père rentrera des croisades, il sera fier de vous. »
Je lui souris, et la voix qui sortait de ma bouche lui répondit :
« C’est de chacun des hommes de La Pointe que mon père sera fier, Capitaine. »
Profiterole me fit signe de la suivre dans l’ombre d’un rempart.
« Il faut rentrer, maintenant.
- Où ?
- Attends, tu crois que c’est un rêve ? Ton père ne va pas tarder à ouvrir la porte de la bibliothèque, nous devons y être !
- Oui mais... »
Mon entrejambe me grattait terriblement. La longue chevauchée avait dû irriter... ces choses-là, et de plus j’avais un intense besoin de me soulager. Sauf qu’avec « ça »... J’essayai de me souvenir de Vincent, quand il arrosait les rosiers, derrière la maison. Il mettait sa main comme ça, et... Ah ! Quelle drôle de chose ! Rester debout, déjà, c’était bien pratique. Et puis, ce tuyau... La sensation était plus longue, plus précise. Le jet pouvait se diriger, c’était amusant ! Et ça avait l’air plus solide que tous mes petits replis qui avaient saigné plus d’une fois parce que je m’étais grattée trop fort...
« Alors, tu viens ? »
Profiterole me mena jusqu’à la porte, que j’aurais été bien en peine de retrouver sans elle. Je l’ouvris un peu à regret et le même éclair blanc me jeta à terre. La lampe allumée était toujours là. Je soupirai tristement en constatant que j’avais réintégré ma jupe grise et la graisse qui malmenait mon chemisier bleu. Je traînai la jambe en suivant la chatte qui trottinait dans le tunnel. Dès que nous entrâmes dans la bibliothèque, le panneau se referma de lui-même. J’eus le temps de souffler la lampe en entendant la clé tourner dans la serrure, et au moment où mon père franchissait le seuil, le sourcil toujours froncé, je réalisai que mes chaussettes et mes chaussures étaient blanches de sable... Qu’importe ? De toute façon il ne me regardait jamais. Pour une fois, je ne rentrai pas la tête dans les épaules. Je restai bien droite, le regard fier, silencieuse mais encore imprégnée de cette vaillance héroïque qui m’avait été accordée de l’autre côté du passage.
A ma grande surprise, mon père se troubla. Il avança vers moi d’un pas hésitant, tendit la main vers mes cheveux et en retira un pétale de litote qu’il contempla, médusé, pendant de longues secondes.
« Eh bien mais... Je ... Assieds-toi, Albertine, nous... avons des choses à nous dire. »
Je m’assis près de lui, devant la grande table, me demandant à quel sermon j’allais encore avoir droit.
« Est-ce que... Thibault... le Capitaine... Il va bien ? »
J’écarquillai les yeux.
« Je sais d’où tu viens. J’y suis allé aussi, quand j’avais ton âge. J’ai combattu les Scroniaks, menés par leur Sorcier infâme, le noir Grimace...
- Non ! », m’écriai-je, « c’est une sorcière ! Elle s’appelle Redingote !
- Bien sûr ! »
Mon père éclata de rire.
« Mademoiselle Redigot, hein ? Mon frère et moi, nous étions terrifiés par notre jardinier, le père Grimaud. Grimaud, Grimace... Le Sorcier change en fonction du Comte.
- Ton frère ? Oncle Adrien ?
- Oui, nous étions inséparables, alors nous sommes passés ensemble. Dans chaque génération de La Pointe, au moins un enfant trouve le chemin du château. Mais... je te dois des excuses, je n’aurais jamais imaginé... Il faut dire que jusqu’à maintenant, aucune fille n’avait pu... Je suis désolé... J’ai laissé Vincent seul ici pendant des heures et des heures, et il n’a jamais levé le nez de ses livres... J’aurais dû m’en douter quand je l’ai vu se régaler de gelée de groseille... Et il n’a jamais joué avec un animal... Or le Pharanimeux est indispensable.
- Et alors... tu...
- J’avais apprivoisé un merle. De l’autre côté, il est devenu un aigle royal ! Et Adrien jouait avec un petit lézard, qui se transformait en dragon ! Et avant nous, ton grand-père Valentin...
- Papa, j’ai un problème... Là-bas, je suis... »
Je me sentis rougir violemment, avant d’avouer à voix basse :
« Je suis... un garçon ! »
Mon père me sourit, et posa une main rassurante sur la mienne.
« Ca peut arriver ! Mon frère, Adrien, devenait la Comtesse Adrienne ! Une fille magnifique !
- Tonton Adrien ? »
Je n’en croyais pas mes oreilles. Tonton Adrien, avec sa carrure d’armoire, ses mains comme des battoirs, sa grosse voix de basse et sa barbe drue...
Un fou rire me prit, et bientôt nous riions tous les deux, secoués de spasmes incoercibles, qui nous tordaient le ventre et nous faisaient pleurer...
« Eh bien », s’étonna ma mère en entrant, « on dirait que vous vous amusez bien, tous les deux. »
La main de mon père pressa la mienne d’un geste impératif, et il me glissa à l’oreille :
« Pas un mot. C’est un secret. Nous en reparlerons. »





(à suivre)
Narwa Roquen, même pas en retard...


  
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Réponses à ce message :
3 Maintenant que j'ai participé je peux commenter ^^ - Netra (Jeu 31 mar 2011 à 17:53)
       4 Commentardif Narwa, WA - Elemmirë (Ven 1 avr 2011 à 07:56)
3 Wa 89 - Commentaire Narwa - Onirian (Ven 18 mar 2011 à 14:03)
       4 Si j'avais le temps... - Narwa Roquen (Ven 18 mar 2011 à 14:31)
              5 Tempus Fugit - Onirian (Lun 21 mar 2011 à 12:16)
                   6 A ce tarif là... - Narwa Roquen (Lun 21 mar 2011 à 14:39)
                       7 Moquette - Onirian (Lun 21 mar 2011 à 15:53)
                          8 Gros malin... - Narwa Roquen (Mar 22 mar 2011 à 14:25)
3 Le phare à minots! - Maedhros (Mar 1 mar 2011 à 16:11)
3 Lapin chasseur - Maeglin (Dim 27 fev 2011 à 10:29)


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