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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Samedi 9 avril 2011 à 16:19:03
JE n’est plus



Il a dit qu’il devait partir à cinq heures demain matin. Pas question que je l’aide à embarquer, il se débrouillera. De toute façon Aramis n’est pas prêt pour une 120, je le lui ai répété dix fois, mais monsieur veut aller faire le beau, eh bien qu’il y aille. Je vais quand même repasser sa veste de concours, qu’il a dû comme d’habitude laisser traîner deux heures au fond du camion avant de la remettre sur le cintre en rentrant, en espérant qu’elle se défroisse toute seule... Et le pire, c’est qu’en la trouvant impeccable demain, il pensera que c’est ce qui s’est passé...
Ah cette manie de laisser des papiers dans ses poches ! Une photo. Une photo de lui, avec Elodie, et une femme que je ne connais pas. Bêtement, je la retourne.
« Dix ans de bonheur. » C’est signé « Marinette ».
Ils sourient tous les trois. Elodie est au milieu. Son bras entoure les épaules de la femme, et devant elle, les deux mains des adultes sont entrelacées. C’est daté du 14 juillet 2010. Juillet 2000... le 18 juillet... Soudain un voile sombre brouille ma vue tandis qu’une douleur intolérable foudroie ma poitrine et mon bras gauche. Je me sens tomber, dans un fracas de table à repasser qui s’écroule sur le carrelage. J’ai mal, je n’ai jamais eu aussi mal. J’étouffe dans ma masse minable étalée sur le carreau comme une crêpe ratée. Des images défilent dans ma tête, je les suis, oublier mon corps pour ne pas souffrir... Elodie avait cinq ans. J’étais à quatre mois de grossesse, ça se passait mal, j’avais trop de contractions. Je me bourrais de pilules qui me faisaient exploser le coeur, le docteur avait dit de me reposer mais on venait juste d’embaucher Stéphane, je n’avais pas confiance, Louis était parti à Cannes pour le jumping. Le matin du 18, j’étais mal. Le ventre dur, le coeur en chamade, la tête en vertige, le souffle court, l’estomac retourné... J’ai appelé Louis sur le portable. Il m’a répondu d’un ton agacé que je m’inquiétais pour rien, qu’il rentrerait dans deux jours, que c’était trop dommage d’avoir fait la route pour ne pas concourir. Juste après midi, j’ai commencé à saigner. J’ai confié Elodie à Stéphane et je suis partie à l’hôpital. J’ai cru que j’allais mourir dans cette voiture. On n’avait pas la clim’, à l’époque, il faisait 38° à l’ombre et je grelottais et je claquais des dents et j’avais l’impression de respirer dans les flammes de l’enfer et j’avais mal au ventre et je saignais à gros bouillons sordides.
J’ai perdu le bébé. Un garçon. J’ai pleuré. J’ai appelé Louis ; après un silence, il a pris ce ton anodin pour déclarer que même s’il rentrait ça ne changerait rien, il était content que j’aille bien, je n’avais qu’à me reposer un peu et ça irait mieux.
J’ai pleuré. Vingt-quatre heures.
Puis j’ai signé ma pancarte et je suis sortie contre avis médical. J’ai repris la voiture après avoir rempli ce chèque odieux, le prix de la mort de mon fils. J’ai serré les dents et je suis allée aider Stéphane à finir les boxes. J’ai ouvert une boîte de cassoulet à midi, une boîte de 840 grammes, j’ai tout mangé et j’ai tout rendu une demi-heure après. Rageusement, j’en ai ouvert une autre, j’en ai avalé la moitié, sans même la faire chauffer. Je l’ai gardée.
Je n’ai plus accepté que Louis me touche. J’ai pris vingt kilos en un an. J’ai repris en main l’exploitation, décidant seule quand il fallait remplacer la moissonneuse, négociant seule avec la coopérative ou la banque – et j’ai aussi changé de banque. En janvier 2001, il m’a présenté des papiers à signer, il voulait acheter une Porsche, il avait besoin de ma signature pour le crédit. J’ai refusé. Je lui ai dit que c’était fini, les dépenses stupides, que j’étais chez moi, que c’était mon argent, et qu’à partir de maintenant j’étais la seule à avoir la signature sur les comptes. Il a baissé les yeux.
Et je ne savais rien ! Je le prenais pour un égoïste, je n’aurais jamais imaginé que c’était un salaud ! Je le vois, maintenant, je vois tout, je sais tout ! Peut-être que je vais mourir, et que c’est pour ça que tout est si clair... Il était avec elle, il venait de la rencontrer, il nageait en plein bonheur pendant que mon enfant mourait... Ah que j’ai bien fait de ne pas pardonner ! Je m’en suis voulue parfois de m’accrocher ainsi à ma rancune. Je guettais le moindre regard, le moindre geste, la moindre occasion de me jeter enfin dans ses bras et de tout recommencer. Il n’a jamais rien tenté. C’était ma faute, pensais-je, j’étais devenue obèse, j’étais autoritaire, revêche et acariâtre... Tu parles ! Le pauvre chéri filait le parfait amour, et je ne voyais rien ! Je me sentais coupable de mon malheur et du sien, et je serrais les dents, alors que lui... Lâche, lâche ! Dix ans ! Il aurait pu me quitter, mettre un terme honnête à ce mariage qui n’était plus qu’une mascarade... La Marinette doit être moins riche que moi. Ici monsieur a son confort, ses chevaux, et sa conne de femme pour les entraîner... Il est sur les routes au moins un week-end sur deux, avec sa dulcinée bien sûr... Je le vois, je le vois... Il la présente comme sa femme, et ceux qui me connaissent ne disent rien, la grande solidarité masculine, et puis c’est bien fait pour cette grosse vache d’Angèle, elle est teigneuse, elle est moche, le pauvre homme, il faut bien qu’il prenne un peu de plaisir...
Elodie. Elodie le sait. Elodie sourit sur la photo, elle tient Marinette par les épaules. Comme si elle l’aimait. Ma fille ! Je lui ai mené la vie dure, mais tout ce qu’elle sait, c’est moi qui le lui ai appris. Chaque fois qu’elle est tombée, c’est moi qui l’ai remise en selle, alors que son père l’encourageait à s’arrêter. C’est une bonne cavalière, aujourd’hui, et c’est grâce à moi, seulement grâce à moi... Il a osé la dresser contre moi, la rendre complice de son... de sa... Ah je n’ai plus de mots, j’étouffe, la haine me coupe le souffle, j’en crève et c’est aussi bien, si je devais vivre je le tuerais de mes mains !
Une lumière vive m’aveugle. J’ai le vertige. J’ai l’impression que je m’envole, que je suis aspirée vers le haut. C’est... étrange, déroutant. Je vois mon corps allongé sur le sol, ma main crispée sur ma poitrine. Une voix dans ma tête me susurre des mots doux.
« Viens... Une vie meilleure t’attend, de l’autre côté il n’y a que de l’amour. Oublie-les, oublie-toi, viens dans la Lumière... »
Cette voix est chaleureuse, accueillante. Je me sens bien, tout à coup, légère, joyeuse, c’est tellement facile, je n’ai qu’à me laisser glisser...
Non ! Je ne vais pas quitter la place comme ça ! Il me trompe, il me tue, il m’enlève ma fille, et je leur laisse ma ferme, mon lit, mes draps, à lui et à sa pute ? L’emmerdeuse s’en va et ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leur vie ? Ah ça non !
Je retombe douloureusement dans mon corps en souffrance. J’ai mal, mais je suis consciente. Je serre les dents. Mon père m’a appris à ne jamais renoncer, à recommencer encore et encore. Je survivrai. Je me force à réfléchir. Où est le téléphone le plus proche ? Le portable est sur la table de la cuisine. Le fixe est dans le salon. Le salon est plus loin, mais la table est plus basse. Je rampe comme une vermine sur le carrelage froid. Le 15. Je dois appeler le 15. Après je pourrai fermer les yeux. Je ne vais pas laisser ce salaud s’en tirer à si bon compte. C’est moi qui ai préparé Vestrian pour le seul CIO qu’il ait jamais gagné. Vestrian, je l’ai vu naître. C’était un petit anglo trapu, compact, insupportable. Un de ceux qui justifient l’expression « ces saletés d’anglos ». Teigneux, caractériel, cabochard, rebelle. Mais surdoué, généreux quand il l’avait décidé. Il fallait gagner son respect, et surtout sa confiance. Mon père disait « c’est un cheval qui sait lire et écrire, il faut le vouvoyer ». Il devait jeter son feu pendant deux heures avant de pouvoir commencer à travailler. Un de ces chevaux qu’on envoie à l’abattoir – ou qui vous emmène au ciel.
J’avais quatre ans quand mon père a acheté un shetland – une saleté de shetland. Il m’a dit qu’il le garderait si je le brossais, le soignais, le nourrissais, et le montais au moins une heure par jour.
Je n’étais jamais montée sur un poney.
Il l’a gardé.
Quand j’avais des questions, il y répondait.
Le jour où il m’a fait monter un cheval il m’a dit : « Tu sais monter avec tes fesses. Maintenant, il faut que tu montes avec ton coeur. »
Je n’ai aucun diplôme, mais je jure que je peux amener n’importe quel cheval à me donner le meilleur de lui-même. Bien sûr, maintenant, avec mes quatre-vingts kilos...
Je maigrirai. Je chasserai Louis. Elodie fera ce qu’elle voudra. Ah non, c’est trop doux, c’est trop facile ! Il aura gâché ma vie et il continuera à nager dans son bonheur obscène ? Je le tuerai. Je dresserai un cheval tout exprès pour qu’il le désarçonne, pour qu’il le piétine... Je l’empoisonnerai. Je saboterai sa voiture. Je...
« Tu mérites mieux que la haine. C’est le temps de l’amour... Nous t’attendons tous... Tu ne seras plus jamais seule... Fais taire ton esprit encombré de pensées envahissantes... Dans le silence, le Monde est à toi... »
Non ! Je ne veux pas mourir, je ne veux pas le laisser gagner ! J’ai atteint le téléphone. Je tire sur le fil, je le fais tomber.
Ma voix n’est qu’un murmure. Mais j’y arriverai.
« Les Ormeaux... A Saint-Vincent... Vite... »
Je roule sur le dos. Je ferme les yeux. Je suis sauvée. Ils vont venir, ils feront ce qu’il faut, je vais me reposer en les attendant. Dans trois jours je sortirai de l’hôpital, même et surtout si Louis me dit que je ferais aussi bien de rester encore un peu, d’être raisonnable... L’ordure, ça l’arrange ! Il ne verserait même pas une larme sur mon cadavre ! Il irait raconter partout que j’étais une femme merveilleuse, que sans moi les Ormeaux ne pourraient pas survivre, il vendrait tout avec la bénédiction d’Elodie et il s’installerait quelque part avec sa pute pour vivre de ses rentes. Ses rentes ! Mon travail, ma vie ! Il me tuerait une seconde fois...
La lumière revient, plus douce encore, plus séduisante.
« Te venger ne t’apportera pas le bonheur. Ils n’ont rien compris, ils sont à plaindre. Seuls les chevaux savent combien d’amour tu portes dans ton coeur. Regarde, ils sont tous là, Picoulet, ton shetland, Annabelle, ta première jument, et Vergalant, et Joséphine, et Ross, et Vestrian, et Kiki... Ils ont toujours su que penser ne servait à rien. Que l’important c’était d’être, d’être dans la paix et l’harmonie du Monde... Et toi aussi tu le sais depuis toujours, depuis ton premier galop dans la rosée du matin, depuis ton premier appuyer dans la douceur du crépuscule, depuis la première fois qu’un cheval a rendu l’âme en posant sa tête sur tes genoux... Nous sommes toujours là, dans la Lumière... Et notre amour est infini... Le bonheur des uns fait le bonheur des autres. Nous sommes Ici et Maintenant, il n’y a pas de passé, il n’y a pas de futur, la Joie et la Paix sont dans l’Instant, et l’Instant est immédiat, éternel et magnifique. »
Je suis éblouie. Je n’ai plus mal. Je survole mon corps endormi sur le sol. Le soleil dehors est radieux, mais la clarté où je baigne est plus merveilleuse encore. Louis n’aura plus à mentir. Il sera heureux tous les jours, et c’est ce que je voulais depuis toujours, le rendre heureux. Ce ne sera pas moi, ce sera une autre femme, mais ça n’a aucune importance. Peut-être il aura des remords, peut-être il aura des soucis quand Elodie commencera à fréquenter, et je voudrais lui dire que c’est tellement dérisoire...
Non ! Jamais ! Jamais ! Ce n’est pas juste ! J’ai tout fait pour lui, je lui ai tout donné, et il m’a trahie, piétinée, bafouée...
Il n’y a pas de pensées dans la Lumière. Juste un état infini de bonheur, comme une ivresse légère, où tout est simple, où on se sent empli, accompli, comblé... Pauvre Louis. Pauvre Elodie. Pauvre Marinette. Qu’est-ce qu’on va manger ce soir et il faut payer l’électricité. Le merle sur la branche ne se pose pas de questions. Le cheval dans le pré ne se préoccupe pas du lendemain. Vais m’en aller sur la pointe des pieds, jamais sentie aussi légère, débarrassée de cette masse ignoble, leurre naïf pour masquer cette sensation de manque permanent... et la solitude...
Je le tuerai d’abord !
Ne plus jamais être triste, ne plus jamais ployer sous le fardeau... Ne plus jamais serrer les dents parce qu’il faut que je, parce qu’il est urgent que, parce qu’il est indispensable ...
Le bonheur de Louis est bonheur. Le bonheur d’Elodie est bonheur. Le bonheur de Marinette est bonheur. Mes pères, mes mères, mes maîtres, libre viens à vous, libre rejoins les vertes prairies du nous absolu. Découverte merveilleuse, inespérée, si évidente... Le silence est Lumière. Et la joie...
Vivez, vivez... JE n’est plus. Pensées douces vers vous. Unité.
Narwa Roquen,qui attaque les commentaires


  
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Réponses à ce message :
3 80 kilos... - z653z (Ven 20 mai 2011 à 13:18)
3 Photo pour l'arrivée. - Maedhros (Sam 16 avr 2011 à 17:38)
       4 Tortuosités féminines... - Narwa Roquen (Dim 17 avr 2011 à 16:42)


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