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De : Narwa Roquen Date : Lundi 23 mai 2011 à 22:31:52 | ||
On ne sait jamais de quoi demain sera fait, pour intelligent qu’on soit. On va, pressé par la contingence de choses que l’on croit essentielles. Et le hasard, qu’il soit Chance ou Malédiction, se charge de brouiller les cartes. Prenez Augustin Dulac, par exemple. Il peste contre le sort en redescendant l’escalier de ciment qui mène à la Mairie de Sorgueville, ce 2 août 2069, parce que les employées ont refusé de lui ouvrir. C’est un Monsieur, c’est un Ascète, et il doit tenir demain une conférence pour promouvoir son dernier e-book « Atteindre la sérénité ». Il peste parce qu’il est venu chercher les clés de la salle des fêtes, et qu’elles sont chez un obscur agent de service, un dénommé Poupou, à quelques kilomètres delà. Il est cinq heures du soir, c’est vendredi, et le ciel s’obscurcit de minute en minute. Déjà un grondement lointain a troublé le conférencier, qui vit dans l’Immense Capitale sous une bulle géante où le climat est toujours contrôlé. Les orages, la neige, c’est le lot des contrées hostiles et sauvages, là où vivent des bouseux incultes qui ne méritent pas l’honneur qu’il leur fait de venir les initier à la Sérénité. Mais il doit vendre. Son éditeur a bien insisté. Qu’est-ce que cette femme rondouillarde et lunettée lui a dit, déjà ? A gauche après la nationale ? A droite ? Les premières gouttes s’écrasent sur le cockpit, aussitôt balayées par l’essuie-glace automatique. Pour le prix, ils auraient pu en mettre sur les côtés, on n’y voit rien... Il descend la vitre. Elle a dit « une maison aux volets verts ». Dulac jette un regard circulaire et ricane. Stupide créature ! Ils sont bleus, les volets ! C’est une maison, ça ? Plus jamais, plus jamais ! Il se jure que c’est la dernière fois qu’il s’aventure dans les provinces lointaines, cette paysannerie rétive sur laquelle glisse le Progrès comme l’eau sous le balai de l’essuie-glace... Plutôt aller discourir devant les Colonies Lunaires, même s’il souffre terriblement du mal de l’espace... Il frappe à l’espèce de panneau déglingué qui ressemble à une porte. La pluie redouble de violence. Un homme âgé, en bleu de travail, vient lui ouvrir. « Monsieur... Poupou ? » Un coup de tonnerre tonitruant couvre la réponse du vieillard. En se retournant machinalement vers son véhicule, il réalise que des trombes d’eau s’abattent en un rideau opaque sur son aéroglisseur synchrotonique à énergie solaire, ce petit bijou flambant neuf qui lui a coûté le prix de deux week-ends sur Mars ! Et il a laissé la vitre ouverte ! « Je reviens ! » La carte ne répond pas à ses pressions frénétiques. Une histoire de champ magnétique, sûrement, il regrette maintenant de ne pas avoir lu plus attentivement les 427 pages de la notice. Il essaie de forcer les portières, de tirer sur la vitre pour la remonter. Le verrouillage est total, et la pluie s’engouffre par paquets sur le siège en daim bleu et le tableau de bord en acacia massif. Il tente de descendre la vitre, de passer le bras pour insérer la carte, ça pourrait tout débloquer... Peine perdue. La vitre reste coincée à mi-course. En désespoir de cause il ôte sa veste, la déploie à cheval sur le toit pour protéger un peu le poste de pilotage. Mais une rafale de vent la jette à terre. Il est trempé, l’eau lui dégouline sur le front et dans le dos, et ses bottines sur mesure deviennent plus lourdes à chacun de ses trépignements. « Rentrez ! », lui crie le vieux. « C’est la Saint Julien ! Ca va durer au moins deux heures ! » Il court se mettre à l’abri. « C’est comme ça, ici », reprend le vieil homme en s’agenouillant à grand peine pour allumer la cheminée. « A la saint Julien, au moins deux heures dure le grain ! Vous êtes tout mouillé ! Je vais vous chercher de quoi vous changer. » Augustin Dulac contemple d’un oeil inquiet la terrible flambée qui s’embrase dans l’âtre. A sa connaissance, seules les peuplades primitives usent encore de ce moyen de chauffage. La pièce est mal éclairée ; son regard scrute les murs blancs et nus, le sol dallé de rouge sombre, deux fauteuils à moitié éventrés près du feu, et devine à l’arrière-plan une table sans doute en bois avec quatre chaises autour. L’homme est-il un Ascète ? Ce n’est pas possible. Un Ascète vit pieds nus, au ras du sol, sur d’épais tapis et de nobles coussins brodés de mandalas. Un Ascète ne porte pas ces horribles bottes en caoutchouc qui crissent sur le sol à chaque pas – comment prendre la posture du lotus avec ces chaussants grossiers ? Vêtu d’une chemise en flanelle à gros carreaux et d’un pantalon de toile abondamment reprisé, chaussé d’étranges pantoufles à la propreté douteuse et trois fois trop grandes pour lui, Augustin Dulac, terré dans un fauteuil, goûte avec réticence le vin de noix qui lui a été offert – qui sait quelles cochonneries infâmes il peut y avoir dedans ! Mais quand il regarde par la fenêtre, il n’a aucune envie de se retrouver dehors. C’est une vraie tempête comme il en a vu dans les films, vent violent, pluie battante, tonnerre qui fait trembler les murs, lumière crue d’éclairs incessants, arbres qui gémissent, sifflements sous la porte et fracas de branches heurtant le toit. « Je... Je suis Augustin Dulac ; je suis venu chercher les clefs », soupire Dulac dans un sursaut d’espoir en l’avenir. - « Ah », fait son hôte en se levant difficilement du fauteuil en vis-à-vis, « la Mélane déborde. On ferait mieux de monter à l’étage. » Augustin Dulac sursaute en suivant le regard tranquille du vieillard. Un flot de boue noirâtre s’infiltre sous la porte, avançant inexorablement vers le centre de la pièce, marée sordide et envahissante que rien ne pourra arrêter. Parasites, bactéries, toxines, peut-être même sangsues, serpents, scorpions... Tous les phantasmes terrifiants de ses livres d’écolier ressurgissent en grimaçant dans sa mémoire troublée. Il refuse de mourir dans ce trou perdu, pas ici, pas maintenant... Il suit le vieil homme sur l’échelle de meunier dont le haut se perd dans l’obscurité. Frissonnant d’impatience, il se retient pour ne pas bousculer le maître des lieux qui gravit péniblement les marches une à une. Il fait noir là-haut et Augustin Dulac a un haut le corps quand une chose étrange et vivante lui passe entre les jambes en miaulant de rage... « Attendez, j’allume... Il n’y a pas l’électricité, ici, c’est le grenier... Mes enfants y couchaient, avant... De toute façon quand il y a un orage, ça coupe. Je suis en train de bricoler un groupe électrogène, mais c’est pas fini, je voudrais utiliser l’énergie de la Mélane, mais elle est irrégulière... » Une allumette flamboie et deux lampes s’éclairent sur la table – lampe à huile ? à pétrole ? Augustin Dulac frémit d’horreur : un animal – un chat ? c’est un chat, non ? – est perché sur l’armoire, un autre sur le bras d’un fauteuil, un troisième sur un tas de cartons... « Je vous présente mes chattes : Pépette, Farine, Guenille... et Moka... Où es-tu, Moka ? Viens là, ma belle...Je m’en suis douté dès ce matin. Quand elles s’installent en haut, c’est qu’on va être inondé. Remarquez, depuis le temps, j’ai l’habitude. Asseyez-vous, asseyez-vous... Je vais nous préparer à dîner, qu’est-ce que vous en pensez ? » Augustin Dulac évite de penser. Il entame une respiration carrée ( inspir quatre temps, rétention quatre temps, expir quatre temps, rétention quatre temps) pour surmonter l’angoisse qu’il sent monter en lui aussi sûrement que l’eau au rez de chaussée. Les quatre créatures qui le braquent impudemment de leurs yeux jaunes ou verts le mettent mal à l’aise. Est-ce qu’ils n’ont pas dit aux infos que cette engeance avait disparu de la surface de la terre ? Qu’on les avait exterminés, ces monstres allergisants et cruels qui arrachaient les yeux des humains et étouffaient les nourrissons dans leurs berceaux ? Un Esprit Supérieur ne se laisse jamais troubler bien longtemps. Augustin Dulac est parvenu à la Sérénité, il est le Maître de sa vie, les émotions du commun des mortels n’ont aucune prise sur lui. Il mène une vie exemplaire, ne se nourrit que de riz et de compléments alimentaires, il vit été comme hiver dans une atmosphère purifiée, ionisée, aseptisée, à la température constante de 22°. Il ne commet aucun excès, ne cède à aucune addiction, médite six heures par jour et écrit tous les après-midi. Son esprit est sain, son corps est sain, il ne fait jamais de cauchemar. Il ne rêve jamais. Son loft en plein centre de la Capitale est meublé avec austérité, et même avec un certain dépouillement. Le futon est certifié AP (Authentique et Pur). Il ne possède qu’une seule armoire où sont rangés les costumes juste sortis du pressing. Il est livré trois fois par jour par un food-maker labellisé AP. C’est un peu plus cher, mais la pureté est à ce prix. Visualiser un très grand arc en ciel, ouvrir le chakra supérieur, celui de l’immatériel, du Pur Esprit. Par précaution, tout de même, visualiser les dorje protecteurs en une sphère compacte autour de lui. Arrière, Esprits du Mal, je suis et resterai dans la pureté, je suis dans l’Esprit Absolu et l’Esprit Absolu est en moi... On frappe au carreau. Des petits coups secs, répétés, insistants. « Ah, te voilà, mon Kao ! » Le vieux ouvre la petite fenêtre, et dans un tourbillon de feuilles mouillées un monstre noir bat des ailes avant de se poser sur la table, à moins d’un mètre d’Augustin Dulac, qui instinctivement lève le bras pour protéger son visage. « Ne craignez rien ! C’est Kao, il est parfaitement apprivoisé ! - C’est un... C’est... - Un corbeau, oui ! Ils sont tellement intelligents ! Oh... pardon, si vous pouviez vous déplacer un peu... » L’homme va chercher une pile de petites bassines en plastique et les pose au sol, à des endroits qu’il choisit en regardant vers le haut. Il s’est à peine relevé que d’énormes gouttes d’eau s’écrasent dedans, avec des « ploc » sinistres. « Il y a des gouttières, la maison est vieille. Il faudrait que j’aille changer quelques tuiles... mais il a beaucoup plu en juillet, ça glissait... Et je n’ai plus vingt ans... - Vous avez quel âge ? », demande Dulac pour être poli. - Je suis de 94. - 94 ? », répète machinalement l’invité involontaire. 94, ça lui dit quelque chose. Il lui semble bien que son grand-père était né cette année-là. Est ou était, il ne sait pas. Lui et son père sont (étaient ?) fâchés. Il n’a pas de souvenir précis à part le rictus méprisant de son père quand il disait : « un pauvre type, c’est tout. » - « Oui », continue le vieux, « vous savez, l’année où Mandela a été élu président ! Bon, c’est aussi l’année où Kasparov s’est fait battre par un ordinateur, mais ça, c’est moins bien... » Augustin Dulac regarde l’homme d’un air stupide, et l’autre reprend patiemment : « Oui, c’était il y a longtemps, et on ne vous apprend plus l’Histoire, hein ? A quoi bon, puisque tout est stocké sur le net... Nous, on nous farcissait la tête. Vous, on vous apprend juste à communiquer... Oh, ça vous rend sûrement plus intelligents, je dis pas... » Dulac se rengorge. Dehors la nuit est tombée, mais la tempête ne faiblit pas. Il ne va pas passer la nuit là ! Il faut qu’il trouve un taxi... Fébrilement, il cherche son téléphone dans la poche de sa veste mouillée. « Y a pas trop de réseau, ici » murmure le vieux qui a sorti des aliments – probablement – d’une toute petite armoire réfrigérée et s’affaire, en lui tournant le dos, sur un plan de travail posé contre le mur. « C’est un satellitaire », répond Dulac machinalement. C’est une évidence, mais ici, il a l’impression d’avoir voyagé à l’envers dans le temps. Il pianote tant et plus, essaie tous les serveurs, mais la réponse est invariable : « pas de connexion ». « Vous aimez l’ail ? » Dulac hausse les épaules. C’est une plante médicinale, sans doute, indispensable dans cet environnement pollué. Va pour l’ail. La poêle à frire grésille sur une flamme bleue. « Mais... sans électricité ? - Ici on trouve encore des bouteilles de gaz, pour les vieux comme moi. Pour la monter à l’étage c’est toute une histoire, ça pèse un âne mort... » Dulac a l’impression d’être en terre étrangère et de ne pas parler la langue. « Et voilà ! Omelette aux escargots, salade de pissenlits, et en dessert les dernières figues du jardin. Avant, on les cueillait en septembre, même octobre, en automne...Mais les saisons se sont décalées... - L’automne, c’est le 21 août, non ? - Maintenant ! », s’esclaffe le cuisinier. « Mais de mon temps... et de tous les temps, d’ailleurs, c’était le 21 septembre ! Non, non, je radote pas... Bon, c’est pas grave, allez... Mangez tant que c’est chaud ! » Dulac goûte prudemment un morceau de cette étrange substance qui emplit l’assiette ébréchée posée devant lui. C’est étrange. La texture est un mélange de ferme, de moelleux et de croquant. Le goût est... épicé, parfumé, innovant. Son estomac gargouille. Il a faim. Il risque peut-être sa vie, mais c’est une aventure que son karma lui propose, et les dorje qu’il a installés en pensée autour de lui sauront le protéger. Ce que le vieil homme appelle figues, ce sont des choses molles, recouvertes d’une pellicule sombre qu’il faut enlever. Le contenu est rouge, sucré, fondant, parsemé de petits grains... et la saveur est extraordinaire ! « Ah ! Vous voyez bien ! On peut vivre bien même en province... Pas de la même manière que dans la Capitale, pour sûr, mais quand on a réchappé de la Grande Guerre... On sait apprécier ce qu’on a... - La Grande Guerre ? - Ben si, quand même ! Non ? Même ça, on ne vous en a pas parlé ? » Le vieux secoue la tête d’un air désolé. « Ca s’est fini en 20, vous êtes né en quoi ? 39 ? 40 ? » Augustin Dulac boit à petites gorgées son verre de vin. On lui a toujours présenté ce breuvage comme la source de tous les maux, comme un poison perfide et redoutable. Mais ce soir, dans la quiétude temporaire de ce grenier, au coeur de l’orage violent qui maltraite le monde de l’autre côté des murs, il se sent fort. « Racontez-moi. » L’homme lui reverse une rasade. « Ca a commencé en 18. Quand j’ai quitté l’école, en 12, il n’y avait pas de travail. Alors je me suis engagé dans l’armée, et comme j’étais malin, je suis devenu pilote. Forcément, en cas de guerre, on est les premiers à y aller, et puis on peut pas dire non. - Mais c’était quoi, cette guerre ? - A nous on nous a dit que les Chintoks voulaient nous envahir – déjà qu’on n’avait plus de travail à cause d’eux... Mais après on a su qu’on leur avait raconté la même chose... C’était toujours comme ça, les politiques nous faisaient marcher sur la tête, tout ce qu’ils voulaient c’était s’en mettre plein les poches, sur notre dos de préférence. C’était avant que les Xirtziens arrivent... Bref, on volait sur des engins à quinze millions pièce, de vrais bijoux...J’avais serré la main du Président avant de décoller, j’étais capitaine, j’étais jeune, et je me suis bien fait avoir, comme tout le monde... En fait, c’était des conneries. On était grassement payé pour dézinguer des mecs qui étaient payés aussi pour nous descendre. On aurait tous fait des économies si on s’était juste assis pour discuter. Avec la différence on aurait pu sauver l’Afrique. Mais les Chintoks et nous on avait ça en commun, l’Afrique on en avait rien à battre ! Oh oh... » Augustin Dulac a juste rentré la tête dans les épaules quand un fracas épouvantable a fait trembler le toit. Il est en pleine Sérénité, le vin est une boisson magique dont les politiques ont voulu priver l’humanité pour retarder leur accession à l’Eveil... Tout ça c’est la faute des Chintoks... Il ne comprend pas pourquoi le vieux a tout à coup l’air inquiet. « Ca, c’est le frêne. La poutre tiendra pas. Restez là. » L’homme va fouiller dans le fond du grenier et revient en traînant à grand bruit une longue tige de métal qui se termine par une plaque carrée. Les chats sont partis se cacher, c’est déjà ça. Le corbeau, imperturbable, picore les miettes dans l’assiette de son maître. « Pourriez m’aider ? C’est lourd !», halète celui-ci en commençant à verticaliser l’étrange objet. « Là... On le cale sous la poutre... Tenez bon, là, bien droit... Je le bloque... Ca y est. Toujours avoir un étai sous la main, c’est la première règle de la sagesse. » Il se met à rire, tandis que ses paroles font écho dans la mémoire embrumée d’Augustin Dulac, Ascète. « La première règle de la sagesse... Mais non, ce n’est pas ça... La Première Règle... Je la connais, bien sûr, je les connais toutes, je... » Un autre choc violent sur le toit vient interrompre ses pensées confuses, tandis que le vieillard reprend : « Juste à temps, hein ! Eh bien, je ne manquerai pas de bois pour l’hiver. Faites pas cette tête, on devrait s’en sortir... Vous êtes pas d’ici, pas vrai ? Vous faites quoi dans la vie ? - Euh... », hésite le conférencier qui ne s’attendait pas à être questionné. « J’habite la Capitale. Je suis Ascète. - C’est quoi, ça ? - Nous... nous sommes une ... un... Nous méditons et nous enseignons la Voie de la Sérénité. - Ah... Et on vous paie, pour ça ? - Naturellement ! La Sérénité a un prix ! - Ah bon... Donc vous appauvrissez les gens. - Mais non, pourquoi ? - Forcément ! Si vous vous enrichissez, vous appauvrissez les autres, c’est mathématique. Soit vous créez un besoin, et vous avez un nouveau marché, et vous appauvrissez vos clients, soit vous détournez le marché d’un concurrent sur un besoin existant, et vous appauvrissez le concurrent. Aucune société ne peut fonctionner autrement, à moins de vivre sur le troc. Non ? - Mais je... Je suis un Ascète, je vis dans le Dépouillement... » L’éclat de rire du vieux a quelque chose de ravageur. Il semble à Augustin Dulac qu’une étincelle fugace s’est allumée dans ses yeux, mais il est distrait par le retour des quatre chats qui sont venus s’asseoir sur le bout de la table, à sa droite, côte à côte, et qui le fixent de leurs yeux impénétrables. « C’est la vie », soupire l’homme en remplissant les verres. « Même les Xirtziens auront du mal à changer ça... Vous avez déjà vu mourir un homme ? » L’Ascète avale une grande gorgée de vin. « Non... Mais la mort n’est qu’un passage, et quand on est préparé... - Je parle pas de voir un homme mort. Ca choque toujours, c’est répugnant, mais on n’y peut rien. Non, je parle du gars qui est dans tes bras et qui s’en va... » Augustin Dulac a toujours été le premier dans sa classe de dialectique. Il a eu 100/100 à l’examen final. Mais il est extrêmement fatigué. Et il reste sec. « Au début, la Guerre, c’était marrant », continue le vieil homme d’une voix profonde. « On larguait, on criait de joie quand on avait fait mouche. Fallait échapper aux missiles et aux chasseurs, mais c’était comme un jeu vidéo grandeur nature... Comme la fête foraine, tu mets dans le mille et tu gagnes un nounours... Et puis un jour ils m’ont canardé, je me suis éjecté. Mon pote Manu s’est posé en catastrophe pour me récupérer, et c’est lui qui s’est fait tuer. Il me regardait en souriant, il me disait : « T’as toujours eu une veine de cocu, mon salaud ! - Manu, attends, je te ramène, dans une heure t’es à l’hosto, tu vas te faire toutes les infirmières... » Son sourire s’est crispé dans la douleur. Il voulait faire le brave mais ses yeux crevaient de trouille. Et puis il s’est arrêté. Arrêté de tout. De parler, de sourire, de respirer. Ce moment-là, tu y crois pas. Ca n’a pas de sens. Une seconde avant, une seconde après, et la différence c’est que ton copain s’est arrêté de vieillir. J’ai hurlé. J’ai pleuré. J’ai dégueulé. Autour ça sifflait de partout, et j’en avais rien à foutre. J’ai réussi à ramener son corps. Le Commandant a dit que c’était bien pour sa veuve. J’ai pensé qu’il me prenait pour un con. » Augustin Dulac a l’impression d’entendre le bruit d’une fusillade. Dans les yeux du vieux il voit des avions qui décollent, des militaires qui hissent un drapeau, une femme qui pleure avec un enfant dans ses bras. Il a sûrement développé son empathie, ça lui servira pour décrocher son Troisième Degré... La bouche pâteuse, il marmonne : « Il n’y aura plus jamais de guerre. Les Xirtziens l’ont promis. - Ouais. Ils sont venus pour ça, pour sauver l’humanité. Mais tu vois, mon gars, je suis pas sûr qu’ils aient encore tout compris. Et je suis pas sûr que ce soit une bonne chose... Tiens, regarde, le jour se lève... Qu’est-ce qu’il fait froid ! », ajoute l’homme en se frottant les bras. Sans réfléchir, Augustin Dulac ôte la grosse chemise en flanelle et en recouvre les épaules du vieux. Au même moment, les quatre chats se couchent et ferment les yeux. Le corbeau s’envole vers un coin sombre. « Je suis sûr que ton engin va démarrer, maintenant. L’eau a dû se retirer. Tu devrais essayer. » Comme dans un rêve, l’Ascète prend ses vêtements secs sous son bras et descend l’escalier. Le rez de chaussée n’est plus qu’humide. Dehors, il fait grand jour. Le glisseur clignote à l’appel de la carte. La portière s’ouvre. Le moteur démarre. Il va droit devant lui, se demandant comment il va se repérer pour aller... où, déjà ? Il se retrouve devant la salle des fêtes, sans avoir compris comment. Un homme encore jeune, le visage poupin et presque chauve, lui fait de grands signes. « Monsieur Dulac ! Je suis Poupou, l’agent de la Mairie ! J’ai vos clefs ! Désolé pour hier soir, je... - Vous êtes qui ? » Le ciel est clair et le soleil brille, mais c’est dans la tête de Dulac que l’orage se déchaîne. Il arrache les clefs de la main de l’homme et fait rugir le moteur. Demi-tour, la nationale, à droite, et... Devant lui s’étend une vaste prairie, avec en son centre un grand frêne, droit et solitaire. Demi tour, il prend l’autre route, et trouve une maison aux volets verts. Il s’arrêt devant la grille peinte en noir. Sur la boîte aux lettres, il lit le nom de l’occupant « Rémi Poulenc. » Les mains tremblantes, il éteint le moteur. Devant lui, sur la route, il voit un chat noir qui marche paisiblement, la queue dressée. L’animal s’arrête, se retourne, puis disparaît dans un fourré. Augustin Dulac va annuler sa conférence. Ca, il en est sûr. Narwa Roquen,dans les cerises Ce message a été lu 7380 fois | ||
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3 Pour une fois... - Narwa Roquen (Mer 25 mai 2011 à 22:51) 4 inculture littéraire - z653z (Jeu 26 mai 2011 à 11:39) 5 Quelle chance! - Narwa Roquen (Jeu 26 mai 2011 à 15:34) 6 Je me lève et je confirme ! - Estellanara (Lun 30 mai 2011 à 17:28) 3 La direction de l'A7 - Maedhros (Mer 25 mai 2011 à 21:13) 3 Et le GPS ? - z653z (Mar 24 mai 2011 à 13:55) |