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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Vendredi 10 juin 2011 à 16:38:43
Avertissement: âmes sensibles, Bisounours et autres jeunes lecteurs, ce texte pourrait vous choquer.


DIS-MOI QUE TU M'AIMES


Yet each man kills the thing he loves
By all let this be heard
... The coward does it with a kiss,
The brave man with a sword!

Oscar Wilde



Les douze photos sur la moquette, en demi-cercle autour de moi. Plus celle de ma mère sur la première page de cet album rouge, trouvé au fond du placard, dans la chambre de papa.
Le temps s’est arrêté là. Au Foyer de l’Enfance, ils tournent autour de moi, ils me disent des mots que je n’entends pas. Ils veulent que je mange, ils veulent que je dorme. Je me tais. Je vomis. Je ne pleure pas. Il y a douze photos dans ma tête, plus celle de ma mère.


Il me restait deux jours pour trouver un cadeau pour la fête des Pères. Il rentrerait vendredi soir. Mercredi 21 mai. Treize ans que ma mère s’est tuée en voiture. J’avais un an.
Mes marguerites sur sa tombe, arrachées au champ voisin. Les deux douzaines de roses rouges de papa, qu’il avait fait livrer comme chaque année. Mai et novembre, il partait une semaine pour le travail. C’était bien. Surtout depuis l’an dernier. Je pouvais enfin rester seule, sans cette horrible madame Mangin, vieille bigote revêche puant le parfum tourné.
Et je pouvais aller chez Flore autant que je voulais. Mon père disait « ces gens de couleur, au rez de chaussée ». Il y avait les melons et les chinois. Les seuls qui avaient une couleur, c’étaient les Blacks.
Mama Winnie, la mère de Flore, portait un boubou, jaune et vert ou jaune et rouge, par tous les temps. Elle nous gavait de gâteaux à la patate douce. La télé beuglait au salon et la radio hurlait dans la cuisine. Parfois je croisais le père, qui travaillait sur les chantiers avec Zéphyrain, le fils aîné, grand, fort, sublime. Il y avait Erica, dix-sept ans, qui dansait toute la journée avec son piercing dans le nez et ses écouteurs dans les oreilles. Et les jumeaux, qui à dix ans étaient presque aussi grands que moi, et dont la chambre était envahie par une colonie de chats qui entraient par la fenêtre.

Treize articles découpés dans des journaux, réunis dans un album rouge. Sur la couverture, papa avait écrit « A ma chérie ». J’ai cru qu’il me préparait une surprise, pour une fête ou un anniversaire. J’étais venue chercher de vieilles photos pour faire un pêle-mêle, j’aurais dessiné des coeurs partout, c’était pour sa fête. Il était lourd mais c’était mon papounet chéri.
Il y avait treize articles parlant de femmes assassinées. La première était ma mère. Et l’accident ? Le journaliste racontait qu’elle avait été poignardée avant d’être précipitée au fond du lac, dans sa voiture. Et puis douze autres, assassinées chez elles, chaque fois dans une région différente, mais toujours le 21 mai depuis 1999, toutes blondes et avec des yeux clairs, de plus en plus jeunes, celle de 2010 avait dix-sept ans ...
J’ai été injuste avec lui. Il m’a tout interdit, télé, ordi, portable, sorties, il m’a pourri la vie, mais c’était pour me protéger. Je lui ai menti, encore et encore, je n’ai pas compris sa peur, je n’ai pas senti sa souffrance.
Il me prenait sur ses genoux.
« Tu m’aimes, ma Lily ?
- Je t’adore, mon papounet chéri !
- Le monde est plein de dangers, il y a tant de prédateurs... Tu comprendras un jour... Ta mère était tellement parfaite... Tu lui ressembles de plus en plus... presque trop... »

La police a laissé tomber mais papa est sur la piste, il accumule les dossiers, il va le coincer, il est courageux... Je vais l’aider. Dans une enveloppe, collée à la dernière page de l’album, il y a des photos tirées au Polaroïd. Douze femmes blondes, comme ma mère. Au dos de chacune d’elles, papa a écrit leur prénom et la date de leur mort.
Elles sont toutes autour de moi.
Et je rêve d’elles toutes les nuits. Elles me sourient.


Papa range toujours le Polaroïd dans le premier tiroir de la commode.
Il n’y est plus.
Mais les séminaires « force de vente » c’est quand même un peu les vacances. Il adore visiter les musées, les vieilles rues, les églises.
Douze photos Polaroïd. Plus celle de ma mère.
Tout le monde a un Polaroïd.
J’ai crié.
Je suis restée une demi heure à grelotter entre deux vomissements devant la cuvette des toilettes. C’est le 21 mai, aujourd’hui, papa est à Strasbourg et j’aurai quinze ans l’année prochaine. Je me monte la tête, je ressemble trop à ma mère, je n’ai pas de preuve. Je vais l’appeler et lui dire que je l’aime.
C’est le 21 mai et il y a peut-être une fille qui va mourir.
Ca n’a pas de sens.
Les tempes en feu. J’ai froid, j’ai peur, j’ai mal au ventre. J’ai trop mangé de beignets chez Flore. Papa est un justicier et il y a une fille qui va mourir. J’ai quatorze ans, qu’est-ce j’y peux ?


J’ai pris le couteau à rôti dans ma poche. Le meurtrier m’attend peut-être devant la porte. Je vais aller voir les gendarmes, ils vont se moquer de moi, on va en rire ensemble, ça sera bien. Dans le hall je croise mama Winnie qui sort sa poubelle. Je ne sais pas pourquoi elle m’arrête par le bras, elle a l’air inquiète, je m’écroule contre elle... et puis le vieil Espace bleu rafistolé avec du scotch, la pluie battante, mama Winnie à l’arrière avec moi ; elle attache autour de mon cou son collier gri-gri aux trois perles bleues. Le capitaine de gendarmerie qui m’écoute balbutier en pleurant. Il ne rit pas du tout.


En sortant de l’hôtel, il avait pris un taxi. Ils l’ont arrêté chez la fille, ses parents étaient au cinéma. Elle avait seize ans. Elle les a encore. Elle est vivante.
Papa.


Il a avoué. Il est en prison. J’ai refusé de le voir.
On m’emmène chez un psy deux fois par semaine. Il parle. Je me tais depuis quinze jours. Aucun mot ne peut franchir mes lèvres. J’ai trop honte.
L’éducatrice a traité de charognard un journaliste qui insistait pour m’interviewer. Flore passe tous les jours après le Collège, une fois Zéphyrain est venu aussi ; elle dit que le gri-gri de sa mère est très puissant, qu’il va me protéger.
J’ai fait mettre mon père en prison. Je suis un monstre.
Il est fou. Peut-être que moi aussi je vais devenir folle, et un jour je me mettrai à tuer des gens. Des hommes bruns, sur la quarantaine, grands et maigres. Au hasard, le 21 mai. C’est sûrement ce qu’ils pensent, tous, quand ils me regardent.
Ou alors tout le monde se trompe, mon père est innocent.
Le Polaroïd.
Douze coïncidences.


J’ai des souvenirs qui me reviennent. Mon premier vélo. Les vacances à Biscarosse. Mon père toujours sérieux, recueilli à la messe, ponctuel matin et soir, sans loisir, sans hobby. Son refus catégorique d’un animal.
« Ta mère était assistante vétérinaire. Rien que de voir une bête, ça me tord le coeur. »
Douze femmes poignardées au coeur. Plus ma mère.



L’éducatrice m’a porté une lettre. Je suis blottie dans mon lit, je grelotte. Je ne veux même pas la toucher. C’est du poison. Je voudrais qu’il soit mort. Ou alors partir au bout du monde. Changer de nom.
« Tu sais, c’est la fille de... »
Ne plus jamais entendre ça. Trop de honte.


Est-ce qu’il aurait fini par me tuer ? Le 21 mai 2012 ? Ca me soulagerait presque d’en être sûre. Je n’aurais fait que sauver ma peau.
Je ne sais même pas si je le hais. J’ai tout le temps envie de vomir.


Un petit garçon en fauteuil roulant ouvre à la volée la porte de ma chambre. Il a une jambe dans le plâtre. Je l’entends souvent hurler dans le couloir. Il me braque avec un pistolet en plastique.
« Pan ! T’es mort ! »
Il fait rouler son fauteuil jusqu’à la table de nuit.
« Ouais, t’as du courrier, toi, le bol ! »
D’un geste prompt il me vole la lettre, s’éloigne et fait demi tour, il me nargue. Je n’ai pas bougé. Ma voix s’étrangle dans ma gorge. Il déchire l’enveloppe.
« Je sais lire ! J’ai huit ans ! Je ne suis pas mongol ! Je vais te montrer ! Ouah, c’est mal écrit...
Ma Lily chérie,
Je suis sûr que tu peux me comprendre. Tu es ma petite fille chérie, je t’ai tout donné. J’ai aimé ta mère par...pass... passio-né-ment, trop peut-être. Un jour j’ai senti qu’elle m’échappait. Elle passait trop de temps avec ce vétérinaire. Tu es grande, maintenant, tu peux comprendre. Ca serait arrivé un jour ou l’autre. Et je ne voulais pas, ça n’était pas digne d’elle, elle était parfaite, tellement belle, tellement douce...Elle m’aimait tellement...J’ai renoncé à elle, mais je l’ai gardée pure et parfaite. Elle ne m’a jamais trahi. Nous avons pu continuer à nous aimer parfaitement.
Les autres... Il fallait que je le fasse. Il fallait qu’elles restent à tout jamais jeunes, jolies et fidèles. C’est un cadeau que j’ai fait à tous ces hommes. L’amour ne peut qu’être absolu.
Je t’aime, ma Lily. Tu es tellement douce, tellement parfaite...
Papa
C’est nul ! », hurle le gamin en jetant la lettre et en disparaissant dans le couloir.


Je n’ai pas bougé. Je ne répondrai pas. L’éducatrice m’a dit que c’était mon père, malgré tout, que je devrais ceci, que je devrais cela, le psy m’a dit pareil, que ça serait bien de garder le contact. Ils sont parfaits, tous les deux.
Les gens parfaits, je supporte pas. C’est mortel.
Narwa Roquen,si je tiens l'allumé qui a pondu cette consigne...


  
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Réponses à ce message :
3 A chaque fois que je lis ce texte.. - z653z (Ven 8 jul 2011 à 13:41)
3 Le jeu des sept familles - Maedhros (Lun 13 jun 2011 à 12:52)


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