Une forme d'horreur, pas la plus impressionnante, ni la plus visuelle, mais peut-être ai-je quand même évité le hors sujet.
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Mon couloir
- Salut, comment ça va ?
Je fais un sourire de circonstance, parfaitement poli. La tête de ce type m'est vaguement familière, je l’ai déjà croisé. Mais il me parle comme s'il me connaissait depuis longtemps.
- Bien et toi ?
Bien... La réponse de base, qui n'a généralement aucune corrélation avec un réel état. Est-ce que je vais bien ? Non. Je ne crois pas. Je parle à un type qui sait qui je suis mais dont j'ignore même le nom. "Et toi ?"... Sa réponse m'indiffère, de toute manière lui aussi me dira que tout va bien. Petits Pangloss modernes que nous sommes. Encore quelques banalités, il s'éloigne, enfin.
Je n'arrive pas à situer l'origine de mon malaise. J'ai parfois l'impression qu'il a toujours été là, même quand j'étais môme. Trop grand pour mon âge, mal coordonné, je ne pouvais pas faire trois pas sans tomber. Aujourd'hui encore, parfois, une épaule tape le chambranle d'une porte quand je crois pouvoir passer sans problème. Est-ce que ça va ?
Je marche dans un couloir. Cet endroit au moins, je connais. Je bosse ici depuis longtemps, des années. Aujourd'hui, comme souvent, je me demande pourquoi. Qu'est-ce que je fiche ici le cul sur ma chaise pendant des heures, à écrire des programmes futiles dont je n'ai jamais vraiment compris l’utilité ? Le monde est-il meilleur après une de mes journées ? Plus heureux ? Plus riche au moins ?
Est-ce le monde qui se décale ? Moi qui doute ? Et ce type, en fait je le connaissais ou pas ?
Machinalement, je marche dans mon couloir, porte à gauche, porte à droite, porte à gauche, mon bureau. Enfin bureau... La pièce est grande, un peu biscornue, mais on est cinq, et j'ai le plus petit écran, le pc le moins puissant. Je ne sais pas ce qu'ils font, les autres. Ils programment, eux aussi. Parfois, je leur parle, je rigole, on échange quelques vannes, des histoires convenues, pour se passer le temps.
- Bonjour tout le monde !
Un signe, un sourire, j'ai rempli mon contrat, je suis un collègue sympa, je dis bonjour quand j'arrive. Ils sont tous là, je suis le dernier, comme d'habitude. Je m'installe, me connecte, mon pc se réveille plus vite que moi. Je retrouve mes fenêtres, disposées comme hier soir, comme si c'est le fait de rentrer chez moi qui est une parenthèse et pas ce travail inutile. Je bosse, je vais manger, je bosse, je vais dormir, je bosse. Mes yeux se posent sur les dernières lignes de code, écrites hier. Je n'y comprends rien. Je les relis, lentement, toujours rien. Je reconnais les symboles, les mots clefs, tout me semble familier, mais là, dans ce contexte... Ça ne veut juste rien dire. J'hésite. Fatigué hier soir ou fatigué ce matin ? Sans doute les deux.
J'aimerai aimer le café, potion magique pour se réveiller. Ce n'est pas un cauchemar, je n'ai pas vraiment peur. C'est juste... ce sentiment d'étrangeté qui enfle, révélant d'autant ce vide immense dans ma poitrine. A quoi je sers ? Inutile de rester là, je vais prendre l'air, et puis j'ai faim. Un coup d'oeil sur l'horloge, midi moins cinq. Merde. Est-ce que je suis arrivé avec quatre heures de retard ou est-ce que le temps s’est enfuit en oubliant de me prévenir ? Midi. Les minutes filent presque comme des secondes.
- On va manger, tu nous rejoins ?
- Oui oui.
Le sourire, la bonne réponse. Qui m'a parlé déjà ? Il n'y a plus personne. Midi trente. Je vais rentrer chez moi. Je ne suis de toute manière pas en état de faire quoique ce soit, j'inventerai une excuse, j'irai chez le médecin, quelque chose... n’importe quoi.
Je suis dans le parking. J'ai des clefs dans la main. Je ne les reconnais pas. Ou peut-être que si ? Elles rentrent dans la portière de cette voiture. De ma voiture ? Je crois. Elle est grise. Comme toutes les autres voitures d'ailleurs. Je me demande si c'est bien prudent de conduire. Je me touche le front, pas de fièvre. Je m'installe. Au moment de mettre le contact, un vertige m’envahis, il est dix-huit heure. La bonne nouvelle, c'est que je n'aurai pas besoin d'aller voir un médecin pour qu'il me donne un mot d'excuse, comme en primaire. La mauvaise, c'est qu'il faudrait sans doute que j'y aille quand même.
Je suis dans le couloir, je marche. Je m'arrête. Mes clefs... elles sont dans ma poche. Je devrais avoir peur, je le sais, mais... tout est engourdi, y compris ma capacité à m'effrayer, à m'étonner. A peine quelques instants plus tôt, je tentais de rentrer chez moi. Pourtant je suis ici, et je marche dans mon couloir, porte à gauche, porte à droite, porte à gauche, mon bureau.
- Bonjour tout le monde !
Le sourire. La main. Je m'installe. Sur mon pc, les lignes de code ne sont plus les mêmes. Et je ne les comprends pas plus qu'hier. Qu'hier ? Il est dix heures du matin. Je me débats faiblement, j'aimerai aimer le café, pour m'aider. Quel jour sommes-nous ? Le cinq. A la bonne heure, cela ne veut rien dire. Le cinq du mois, ce pourrait être Noël que je n'en saurais pas plus. Est-ce que je perds la mémoire ? Ou juste la tête ? Je me sens pâteux, vaguement nauséeux. Et j'ai un peu peur, je crois. Alors je m'accroche à cette peur là, pour réfléchir, encore un peu. Juste un peu.
- On va manger, tu nous rejoins ?
- Oui oui.
Les automatismes ont la vie dure, ils nous sauveront tous. Je cherchais quelque chose, je crois. J'ai oublié. Ah oui, c'est ça, que fait-on quand on croit devenir amnésique ? On écrit, pour se souvenir. J'ouvre le dossier contenant mes documents personnels, je vois un nouveau fichier, "Nouveau Document texte.txt", je l'ouvre. J'aimerai dire : "je l'ouvre fébrilement", mais ce n'est pas le cas, je dois me concentrer, même pour cette tâche si simple. Juste enchaîner quelques clics, il n'y a qu'une phrase, quelques mots indéchiffrables.
Il est dix-sept heure, j'ai peur une dernière fois, pour que les lettres se remettent en place. Elles sont fragiles, faibles, tremblantes, et pourtant, avec la précision d'un métronome, ces mots, mes mots me condamnent sans rémission.
"Je crois que je m'efface."
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Onirian, qui parfois prend sa place dans le trafic.
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