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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Jeudi 6 octobre 2011 à 22:11:53
Syvio Kérouac est le Conducteur du Clan des Vagabonds des Limbes. Il a le visage carré d'un marin des routes, les yeux gris d'un loup des steppes sous une frange poivre et sel, les épaules carrées et des mains larges et puissantes, aux veines apparentes et pourtant étonnamment douces et sensuelles. Il scrute le ciel car il a senti plus qu’il n’a vu, une ombre ailée fuyant entre les nuages vers le nord, très loin au-dessus de leurs têtes. Une ombre démesurée qui a réveillé en lui un étrange pressentiment. Les Cantonniers voyagent toute leur vie à la surface de la Terre et ne redoutent qu’une seule chose : que le Ciel leur tombe sur la tête. Bien sûr, ce n’est qu’une vieille superstition qui ne fait plus peur à personne. Mais en ce jour béni entre tous où est célébré le Carrefour des Cantonniers, Sylvio blêmit tandis qu’une sueur froide glisse le long de sa colonne vertébrale. Comme tous les Timoniers, Sylvio est très sensible aux plus infimes variations de la sphère éthérée.

« Hé, tu rejoins la fête ? »

Sullen, son épouse, le tire de sa torpeur en lui piquant un baiser sur sa joue. C’est vrai que la fête est belle et elle bat son plein. Ce n’est pas tous les jours que deux Clans se croisent au cours de leur périple. Les probabilités sont minces. Cela ne se produit que deux fois, peut-être trois, durant toute une vie. Chaque Conducteur possède son Astrolabe, infiniment précieux et incroyablement ancien. Le nomogramme gravé en son centre a été conçu à partir du code génétique infalsifiable du Conducteur. De celui de sa famille serait sans doute plus juste. Grâce à ce merveilleux instrument, Sylvio relève les coordonnées et calcule infailliblement sa Route. Nul autre que lui ne peut s’en servir. Son Astrolabe détermine le tracé qui correspond au message enregistré dans son hélice ADN, un tracé qui obéit à de mystérieuses balises allumées dans le ciel et que seul Sylvio peut distinguer.

La rencontre est connue plusieurs mois à l’avance. Les Clans communiquent entre eux régulièrement, directement grâce à leurs télépatéticiennes si la distance ou les obstacles le permettent, ou bien à l’occasion de leur passage à proximité des cités auprès desquelles ils se ravitaillent. Là, le Palais des Registres abrite le « Rekisteri », la main-courante des Cantonniers où sont reportées toutes les informations communiquées par les Nomades. Ces derniers en profitent pour y consigner, à l’instar des capitaines des routes maritimes, les nombreux évènements survenus depuis leur dernière halte citadine. Ils laissent également, à l’intention des autres Clans, des messages ou des avertissements qu’ils rendent incompréhensibles pour quiconque ne disposant pas du chiffre Cantonnier.

Une fois l’an, chaque Cité Libre rassemble en un seul recueil, toutes les mains-courantes déposées par les Cantonniers l’ayant visitée et l’expédie aux services administratifs centraux de l’Arcane Céleste. Tous les recueils de l’année y sont analysés par des spécialistes et des érudits. Une fois les redondances expurgées, l’ordre chronologique rétabli et les passages cryptés reportés in extenso, un unique volume est alors constitué et millésimé en lettres d’or. Un jeu de fontes spécifiques a été créé pour imprimer sur les vélins célestes, les étranges signes cabalistiques utilisés par le code Cantonnier.

Quatre ans sont nécessaires aux travaux de mise en forme. Ensuite, l’ouvrage est précieusement conservé au fond d’une aile secrète et souterraine de la Grande Bibliothèque Céleste. Certains assurent que la lecture de l’un des douze cent quarante volumes qui composent la Collection Route Noire, dénommée ainsi en raison du bitume noir enrobant la tranche de couverture, est la distraction préférée de l’Arcane Céleste. Quelques biographes osent mesurer la vie des Arcanes Célestes non pas en années, puisqu’au bout du compte leur nombre demeure intangible, mais à celui de volumes de la Grande Collection qu’ils ont pu lire durant leur trop brève existence.

On murmure également parmi les cercles ésotériques hétérodoxes, frôlant en cela l’hérésie, que reposent parmi ces milliers de lignes, des clés secrètes qui ouvrent des portes oubliées accédant à des routes depuis longtemps désertées. Mais il est dit encore plus confidentiellement, qu’ouvrir certaines de ces portes inconsidérément provoquerait des catastrophes inimaginables, que le ciel s’embraserait d’un seul coup et que des créatures monstrueuses et avides, venues de profondeurs insondables, s’engouffreraient pour dévaster le monde.

« Viens Sylvio, tu manques à tes invités ! Les Salesmen s’étonnent que ton fauteuil soit vide en ces heures propices. Viens boire du vin et écouter le ménestrel. Il a une voix chaude et vibrante qui fait honneur à notre Carrefour. Ses chansons parlent des montagnes où nous n’iront jamais, que nous voyons toujours posées sur l’horizon lointain. Des montagnes aux cimes enneigées et aux pentes boisées où habitent faunes et dryades. Viens mon Sylvio ! »

Sullen est une femme à la peau laiteuse et aux cheveux rouges. Elle est parvenue à cet âge où l’équilibre entre sensualité et sérénité est quasi miraculeux. Elle possède cette grâce souple et effrontée qui n’appartient qu’aux télépatéticiennes. Le Conducteur épouse toujours une télépatéticienne, c’est dans l’ordre des choses. Car Sullen possède le Don. Dans les bras de ses amants de circonstance, au plus fort du désir et de la passion, son corps entre en résonance avec l’Ether. C’est une vibration sensuelle particulière qui éveille une partie atavique de son cerveau reptilien. Elle peut alors établir une communication ténue et purement émotionnelle, avec d’autres consoeurs également emportées par le tourbillon des désirs. On appelle cette communion extraordinaire, la Toile des Sens. Là s’échangent des informations entre les Clans en perpétuel mouvement.

Quand elle quitte le lit où gît son amant d’un soir, elle a conservé l’écho persistant de conversations fantômes. Des traces émotionnelles qui se transforment en mots et ces mots deviennent des phrases. Avant que la dernière étoile ne s’éteigne, elle se couche, épuisée, auprès de son époux. Il y a une chose qu’elle aime par-dessus tout. Qu’elle n’échangerait pour rien au monde. C’est cet instant magique où, toujours endormi, Sylvio l’entoure tendrement de ses bras puissants pour partager avec elle le bonheur simple et essentiel, des derniers instants d’une nuit qui se dissipe lentement.

Sylvio enlace Sullen et ensemble, ils reviennent tranquillement vers l’Etrier du Carrefour. Il s’agit de simples planches posées sur des tréteaux, formant une très longue table en fer à cheval, nappée de couleurs multicolores. Les principaux membres des deux Clans se sont répartis équitablement de part et d’autre des places centrales où sont déjà assis Ennio et Lazerine, respectivement Conducteur et Télépatéticienne du clan des Salesmen. Devant eux, de l’autre côté de l’Etrier, la plaine qui s’étend à leurs pieds, offre un spectacle magnifique.

Deux chemins de fer convergent l’un vers l’autre selon un angle assez ouvert. Les caravanes sont immobiles à une petite distance de la Jonction, savant assemblage d’épaisses lattes de bois supportant l’aiguillage proprement dit. Les Tubalcains des deux clans ont travaillé sans compter leur temps, l’airain et le fer pour forger les pièces mobiles de ferronnerie. Celles-ci sont utilisées dans le lourd mécanisme qui sépare les voies au-delà de la Jonction d’où elles divergent à nouveau. Aujourd’hui, tout est prêt. Chacun des spectateurs grave ces instants précieux dans sa mémoire car bientôt, il ne restera plus rien de cet ouvrage exceptionnel.

Seul compte le présent et le futur pour les Cantonniers. Le passé n’existe pas. Ils le détruisent méthodiquement derrière eux, effaçant toute trace de leur passage. Pourquoi s’embarrasser d’un inutile fardeau ou édifier des monuments que peupleront les fantômes? La vie d’un homme, considèrent-ils, est un chemin étroit qu’il emprunte de sa naissance à sa mort. Il a beau essayer de s’y soustraire, tous ces efforts seront vains à la fin. Chaque enjambée l’éloigne de son départ et le rapproche de son but. Alors, l’homme véritable regarde devant lui et jamais ne se retourne. Les Cantonniers disent que les hommes, comme le temps, ne reviennent jamais sur leurs pas.

Sylvio s’assied à la droite d’Ennio. Il pose délicatement son Astrobale devant lui, à côté de celui de son voisin. Il salue d’un hochement de tête le Seigneur Colorado, assis à côté de Sullen, qui regagne avec quelques compagnons, les Royaumes Lointains. Il gagne les Havres de Cobh, le grand port de l’Ouest où les vaisseaux élancés et majestueux, aux voiles bleues frappées du Dauphin Blanc, appareillent vers les terres interdites. Le brillant équipage a fait halte en découvrant le Carrefour et il a été invité à se joindre à la fête des deux clans.

Colorado est un homme d’une grande et forte stature, dépassant de plus d’une tête le plus grand des Cantonniers. C’est une des caractéristiques des ressortissants des Royaumes de l’Ouest. Ils sont de haute taille et longilignes, comme étirés vers le haut de façon presque anormale. Selon la légende, ils doivent leur morphologie à l’attraction de la Lune dont ils seraient les enfants. Colorado a les traits fins et délicats. Au-dessous d’un front noble, ses yeux graves et pénétrants, couleur de fumée, brillent d’un éclat d’or singulier, ombre majestueuse d’une ancienne puissance. Il est sobrement vêtu d’une tunique de lin immaculée, sous une cuirasse de mailles tressées, aussi légère que les plumes ventrales d’un faucon, aussi résistante qu’une armure de plates forgée dans l’acier le plus dur.

Ses compagnons de voyage sont à son image, puissants guerriers aux gestes élégants. Une femme les accompagne aussi, à la beauté distante et surnaturelle. Elle est resplendissante, telle une gemme flamboyante, attirant magnétiquement les regards. Elle converse en ce moment avec Lazerine, la Télépatéticienne des Salesmen. Entendre les enfants des Royaumes de l’Ouest est un enchantement pour l’oreille. En fait, ils chantent plus qu’ils ne parlent. Ils chantent d’une voix douce et musicale, envoûtant subtilement ceux qui les écoutent. Oui, les enfants des Royaumes de l’Ouest fascinent et subjuguent autant par la munificence de leurs vêtures et la puissance de leurs armes que par cette aura profonde et vibrante qui émane de leur personne et qui rivalise avec la lumière du soleil.

Sylvio a vu leur arrivée comme un bon présage, couronnant la cérémonie qui se déroule. Il sait que pareille occasion ne se renouvellera pas de sitôt. Peut-être jamais. Alors il soupire de contentement en saisissant une coupe de vin de paille;, breuvage acheté à prix d’or chez un négociant de la ville voisine. Plusieurs tonneaux ont été mis en perce pour noyer carafes et flacons à volonté. La boisson ambrée et moussue des îles hyperboréales coule aussi à flot. Sylvio se penche vers son voisin :

« Seigneur Colorado, parlez-moi des Royaumes Lointains!! Parlez-vous de ces terres légendaires qui nous sont interdites ! Et pardonnez-moi si ma voix écorche vos oreilles, les Cantonniers sont un peuple rude, pour ne pas dire rustique ! »

Aussitôt, comme si tous avaient entendu Sylvio qui pourtant n’a pas élevé la voix, les conversations s’éteignent progressivement et tous les regards convergent vers le Seigneur Colorado. Celui-ci prend le temps de s’essuyer les lèvres ourlées avec une serviette de coton tout en fixant Sylvio.

« Bien volontiers, Messire Conducteur! »

Sa voix est suave et déliée, aux intonations riches et subtiles. N’appelle-t-on pas les enfants des Royaumes de l’Ouest, les Rossignols Humains ?

M


  
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