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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Samedi 19 novembre 2011 à 16:11:35
Le chant de Calypso


Et la bande son...

Je connaissais la couleur des cartes. Celle des coeurs brisés et des carreaux cassés. J’étais un comédien conspué. Un colporteur de cigarettes de contrebande. Un coupable condamné par contumace. Oui, je connaissais la couleur des cartes.

Dans le cabaret, j’ai allongé sur le comptoir de grosses coupures. J’ai commandé des cannettes de cognac, de calva et de champagne pour boire jusqu’à l’ivresse. Et quand les brumes cotonneuses de l’alcool m’eurent suffisamment mis dans le coltard, elle me souriait comme avant. Quand elle me charriait. Quand elle me charmait. Quand elle me câlinait. Combien de fois depuis ai-je cru qu’elle comprendrait ? J’ai perdu le compte.

A la table de poker, j’ai complété le cercle des joueurs, alignant devant moi mes derniers crédits. J’ai perdu. Aucune conséquence. J’ai encore perdu. Sans colère. A la dernière main, j’ai crié :

“ Tapis! ”.

Plus rien à cirer. Ce soir, il fallait bien que tout cela cesse. D’une façon ou d’une autre. J’ai misé ma chemise et mon chapeau, ma chaîne en or et mes cothurnes de cuir, ma ceinture en croco et ma chevalière.

J’ai claqué la carte au centre du tapis. Le valet de carreau quand je voulais la dame de coeur. L’autre joueur a contré. Carré de cinq. Il a ramassé le pot et a attendu le reste. Je n’ai pas pu couvrir. Dans la courette, ils m’ont cogné. Ils m’ont cassé le nez et deux ou trois côtes à grands coups de cannes plombées et de chaussures ferrées. Ils m’ont craché dessus. J’ai couru dans les coursives pour semer les crocs de leurs chiens monstrueux.

Comme une évidence, je suis entré dans la petite chapelle. Des chandelles étaient censées se consumer sur leurs candélabres. Le chapelain a tourné ses regards vers moi, sa lecture du chapitre contrariée. Sa capuche camouflait ses traits cireux. Il n’a pas recueilli ma confession. Il ne connaîtra jamais mes regrets et mes remords. Il y avait aussi ce coupable sur sa croix. Lui aurait pu me comprendre. A cause de la couronne d’épines qui ceignait son crâne et des clous qui le crucifiaient. Je ne suis pourtant pas catholique. Ni chrétien. Pas même croyant.

J’ai consenti à lui jeter : “ Je vais à la crypte ! ”
Cela n’appelait aucune discussion.

La crypte, plutôt une cave, était creusée dans la carlingue du cargo, sorte de renflement sous la coque intérieure. J’ai longé un corridor conduisant au sous-sol. La petite salle était basse et voûtée, ornée de colonnes corinthiennes. Des flaques de cire artificielle formaient d’artistiques motifs. Dans la clarté glauque des cristaux de veille, une collection impressionnante de cercueils de corail reposait sur d’étroits catafalques. L’un d’eux contenait son corps.

J’étais un chevalier. Son chevalier. Un calicot de coton à son chiffre contre mon coeur. Un putain de chevalier de contrefaçon, armé d’un cimeterre en carton. Pour elle, je chapardais à la cambuse. Pour elle, je chipais des confiseries. Pour elle, je cueillais des coquelicots dans les champs hydroponiques qui parsemaient la carène. Pour elle, je combattais les chimères et toutes les créatures du Chaos. En récompense, elle me coinçait sans crier gare au coin d’un couloir et m’attirait dans une cabine clandestine qu’elle seule connaissait. Elle avait les cheveux coupés courts et les yeux cyans qui lui conféraient une curieuse allure d’androgyne. Ses courbes et ses lèvres capiteuses créaient une magie sensuelle qui me faisait chavirer à chaque fois.

Tout ça, c’était le passé. Avant la contagion céruléenne. La Mort Bleue qui a fauché le convoi au beau milieu des cieux, décimant les citoyens, vivants ou endormis dans leur sommeil catatonique. Elle a cassé les codes cellulaires, provoquant convulsions et comas, carcinomes et crises cardiaques, confondant les meilleurs chercheurs du Chapelet, l’essaim en croisière vers la constellation du Cocher. Sa cible est un système solaire proche de l’étoile Capella. Il comportait trois planètes déclarées ouvertes à la colonisation par le consortium du commerce, de la construction et de la coopération planétaire. Une course de plus de cinquante ans pour la flottille composée de caravelles aux lourds bulbes concentriques où s’entassaient les compartiments de stase cryogénique dans lesquels dorment les futurs colons et de cargos pachydermiques aux cales pleines de containers et d’engins de génie civil. L’un d’eux, l’Arche, aux flancs alourdis par d’innombrables cuves cylindriques, convoyait une précieuse cargaison. Là étaient conservées, congelées dans un bain d’azote liquide, les cellules souches de toutes les espèces, animales ou végétales, qui seront clonées pour peupler les mondes terraformés. Une poignée de corvettes et deux croiseurs militaires complétaient le convoi et formaient son escorte.

Le calicivirus mutant se déclarait d’abord par une petite cloque au creux du cou, une sorte de calice virant à une vilaine couleur bleu clair. Abcès et excroissances se multipliaient, couvrant rapidement tout le corps. Les cheveux cédaient la place à des calvities calleuses. Les chairs corrompues s’amollissaient, béant en larges crevasses cutanées. Beaucoup furent contaminés. Ils agonisèrent plusieurs cycles sur les couches des compartiments de confinement avant de clamser dans un ultime crachat de caillots hémorragiques. Leurs cadavres congestionnés furent catapultés par les sabords dans le cosmos aux changements de quart. Tous sauf elle. Car je l’ai cachée dans un cercueil tout au fond de la cave. Les crypto-catholiques considèrent qu’il faut une sépulture chrétienne et consacrée pour leurs chers défunts. Leur Cardinal a l’oreille complaisante du Commandant en chef. Aussi nul ne les contredit impunément. Pas même le Consul et ses Custodiens chargés de combattre le crime et de châtier les comportements déviants.

Au fond de la crypte, elle attendait. Elle m’attendait comme autrefois. Je le savais. Elle me l’avait confié pendant le premier quart nocturne qui avait suivi sa mort. Elle m’était apparue douce comme la caresse d’une ombre céruléenne.

Depuis, le long des coursives, elle chuchotait à mon oreille, collée tout contre moi. J’avais ressenti bientôt l’impression de cheminer au sein d’un cortège de soupirs. C’était comme un flot continuel de clameurs contenues. Au début, j’avais cru que c’était ma conscience qui me culpabilisait. Puis j’ai compris que c’était elle, elle qui convoitait quelque chose. Qui nourrissait un ultime dessein. Je commençais à perdre la raison! Jusqu’à ce que je pénètre dans la pénombre climatisée du centre culturel.

De dimensions modestes, il était situé sous le château arrière du cargo. Dès que j’avais franchi le seuil, les voix de cauchemar avaient été chassées comme des feuilles mortes dans un cyclone. Le vacarme sous mon crâne cessa d’un coup. Mon chagrin s’apaisa. Je recouvrai mon calme et quelque courage. J’en cherchai la cause. Je compris rapidement. La Musique.

Je devins un habitué compulsif de ces lieux. Yeux clos, je me laissais bercer par les oeuvres les plus connues des compositeurs les plus célèbres. Certes les musiciens n’étaient que des cyborgs et les conques musicales devant eux ne ressemblaient à aucun instrument. Cependant, j’accourais à chaque concert.

Je préférais de loin les concertos et les cantates classiques aux cacophonies modernes. Et les cordes aux cuivres. J’appréciais les chants grégoriens de la chorale crépusculaire dont les choeurs majestueux me faisaient frissonner. Mais ce qui me captivait au plus haut degré était le charme ambigu d’un castrat humain. Sa voix de contralto établissait une mystérieuse et troublante communion avec ce que je gardais captif en moi. Il avait les cheveux très courts et les yeux ni vraiment bleus ni vraiment verts. Je continuais à entendre son chant bien après la fin de sa prestation et il repoussait les voix dans ma tête.

J’ai découvert aussi le Cirque. Il était dressé dans une cale aux proportions de caverne monumentale, à côté d’une cohorte de caravanes où campaient forains et comédiens. Sous la toile, les chuchotements d’outre-tombe se taisaient également. Je m’émerveillais devant les acrobaties des trapézistes casse-cous aux costumes chamarrés, voltigeant sous les cintres du chapiteau. Loin au-dessous, sur la piste circulaire, les contorsionnistes et les cracheurs de feu se livraient une compétition acharnée. Les équilibristes dansaient sur leurs cordes et les jongleurs s'échangeaient couteaux et cerceaux. Je tremblais d’une crainte enfantine quand le dompteur, dans la cage aux barreaux d’acier, faisait claquer son fouet sonique pour tenir en respect les fauves cybernétiques. Mais mon numéro favori était sans conteste celui des clowns aux visages crayeux. Heurtant d’invisibles obstacles à cause de leurs chaussures beaucoup trop grandes pour eux, ils culbutaient comiquement cul par-dessus tête. Mais il se dégageait de leurs pitreries et de leurs cabotinages une rare poésie, universelle et rédemptrice. Et mon coeur se pinçait quand je devinais l’amour infini du Pierrot, couvant des yeux la jolie écuyère qui se cambrait en arrière sur la croupe du cheval caparaçonné.

Mais les commandements de ma nymphe devinrent plus pressants et les moments d’accalmie se firent moins nombreux. Jusqu’à ce soir où j’ai capitulé sans condition.

J’étais Pierrot et elle était ma Colombine. Pierrot aimait Colombine. Alors j’ai repoussé le couvercle du cercueil. Elle gisait là et elle me parut aussi belle que dans mon souvenir, le temps l’avait à peine effleurée.

« Nous allons faire un dernier jeu de cache-cache ma chérie ! »

Délicatement, je l’ai prise dans mes bras et je l'ai libérée de sa chrysalide. Elle était aussi légère qu’une gerbe de chrysanthèmes. Elle me faisait confiance désormais, sûre de sa victoire. Le murmure s’est converti en un chant lent et obsédant. En me cachant, en empruntant des couloirs de service et des canalisations interdites, j’ai regagné ma cabine. Là, je l’ai couchée dans un caisson anti-grav pour plus de commodité. Je me suis dirigé vers la soute abritant les ponts d’envol. J’ai commuté certains circuits et j’ai configuré ma carte d’accès. Les sentinelles en faction, gros coléoptères dans leurs combinaisons complètes de combat, ont avalé sans commentaire le baratin que je leur ai servi avec conviction. J’ai ouvert le sas ventral de la chaloupe et, à l’aide d’un chariot élévateur, j’ai hissé le caisson dans l’appareil.

J’ai composé la séquence de décollage et la chaloupe a jailli du cargo par une écoutille cyclopéenne. Dehors, les étoiles complices clignotaient sur le coussin velouté de l’espace. J’ai pris le contrôle de l’appareil et les commandes sont devenues fermes dans mes mains. Je n’ai pas tenu compte des conseils de Colombus, le résordinateur de classe C qui veillait sur le convoi. J’ai coupé le signal en abaissant un interrupteur, court-circuitant les communications avec le cargo. Une corvette a bien corrigé sa trajectoire pour m'intercepter mais je me suis mis à couvert dans un champ d’astéroïdes. Une chaloupe ne vaut pas la perte d’une corvette. Alors les chasseurs ont lâché leur gibier. Nous étions enfin seuls. Le convoi s’éloignait rapidement, sa vitesse de croisière approchant celle de la lumière.

Mais cela n’était pas suffisant. Il y avait encore trop de matière entre nous. J’ai éteint les moteurs. J’ai quitté mon siège, et flottant dans la carlingue, j’ai revêtu le scaphandre spatial. J’ai ouvert le caisson et, embrassés l'un contre l'autre, nous sommes sortis dans l’espace. Toi, tu m’encourageais constamment, saturant ma conscience de ton irrépressible désir. Nous avons dérivé un moment, arrimés au cordon de sécurité qui nous reliait à la chaloupe éloignée de plusieurs centaines de mètres. Mais tu n’étais pas encore convaincue. J’ai enfin compris ta dernière prière et je vais aussitôt l'exaucer.

Oui, rien ne nous séparera plus avant que toutes les étoiles ne se consument comme les cendres de cierges épuisés. Regarde! J'ôte de ma ceinture le crochet de la ligne de vie et lentement, je relève complètement la visière de mon casque pour laisser pénétrer le vide et le froid absolus. Tu es enfin... contente.


M


  
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Réponses à ce message :
3 du début jusqu'à la fin - z653z (Mer 16 mai 2012 à 00:16)
3 Commentaire Maedhros WA n°99 - Elemmirë (Ven 25 nov 2011 à 12:55)
3 Commentaire Maedhros, exercice n°99 - Narwa Roquen (Dim 20 nov 2011 à 23:12)


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