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De : Maedhros Date : Lundi 23 janvier 2012 à 19:42:51 | ||
Ouf... à vos risques et périls! Mais à vaincre sans péril... quoique! ---------- LES SANS-CIEL Vaugelas ouvrit les yeux. Cela faisait combien de temps ? Il se leva presque sans vaciller. Il avait quel âge aujourd’hui ? Il ne se fia pas au visage mal rasé qu’il voyait dans le miroir. Il recracha dans la cuvette des toilettes une bonne partie de l’alcool ingurgité la vieille dans un bar de la zone portuaire. De fines rivières rouge pâle. Ce n’était pas du sang, juste de la vodka cerise frelatée. Il vomit et vomit encore, jusqu’à s’en faire mal à la gorge. Quel jour était-il ? Mardi, mercredi ou jeudi ? Il n’en était plus sûr. Il avait besoin de sa dose matinale. Euh matin ? Plutôt midi à l’aspect poisseux de la lumière. Où avait-il rangé cette maudite bouteille? Il la retrouva sous l’évier, coincée entre la soude et la margarine. Il y avait quelque chose dans son lit. Il ne souvenait pas non plus. Une femme? Un mec? Un entre-deux? Pas le moindre souvenir. Il aperçut une mèche de cheveux ternes sur le drap pas très propre et un bout de sein qui dépassait par là. Il tira le drap pour découvrir une fille nue qui ne lui disait rien du tout. “ Holà, il est temps de déguerpir soeurette ! ” Il fila un coup de latte dans le sommier. Latte. Sommier. Il nota le jeu de mots. Ses neurones rétablissaient le contact. Il en avait besoin dans son métier. La fille se déplia difficilement. Elle était assez jeune et pas vilaine pour une fois. Elle lui fit une sorte de rictus grincheux, du genre qu’on a après une bonne gueule de bois ou quand on a été trompé sur la marchandise. Sans rien dire, elle récupéra ses affaires et disparut dans la salle d’eau. Heu, derrière le paravent qui cachait le petit bloc sanitaire. En attendant, il se versa une bonne rasade de la liqueur ambrée titrant quarante degrés, qu’il but d’un trait. Ca lui réchauffa le ventre et c’était bon. Il voulut du café mais la machine était en panne. Il s’arrêterait chez l’américain du coin avant d’aller au bureau. Bon, il chercha son caleçon. Il fallait sauver les apparences. La fille reparut, habillée à la va-vite. Elle agita vaguement une main tout en se précipitant vers la porte. Bon vent. Une minette de minuit. Il n’y avait qu’à jeter quatre pièces d’argent sur les quais et à faire son choix. Il se gratta l’épaule. La torpeur s’évacuait lentement. Il refaisait surface. C’était toujours comme ça après une trop longue série. Il avait besoin d’une phase de décompression qui lui permettait de remettre ses compteurs à zéro. Il appelait ça son reset biologique. Dans sa profession, les émotions étaient mises à rude épreuve. Les sentiments aussi. En fait, beaucoup de ce qui était censé se trouver entre la raison et le coeur. Mais c’était son métier. Ce foutu métier dans lequel il excellait. Où il était le meilleur, capable de suivre les indices les plus infimes qui conduisaient à la vérité. Rien n’échappait très longtemps à sa sagacité, à son sens de l’observation et à ses facultés de déduction. Oui. Il était le meilleur. Et cela le rongeait de plus en plus. Alors, quand cela devenait insupportable, il avait besoin de prendre le large, s’éloigner du port et gagner la haute mer. Là, loin de la côte, il s’enfonçait sous la surface comme un de ces animaux marins disparus, pour fuir la lumière et tout le reste. Il sondait de plus en plus profond. Comme pour atteindre le point où il serait plus simple de rester au fond que de remonter. Plus il faisait noir dans sa tête et plus il était soulagé. L’alcool n’était qu’un moyen de locomotion bon marché. Un billet soldé pour le voyage dans les abysses. Son corps tout entier portait les stigmates de ce qu’il endurait, un corps abimé, émacié jusqu’à la maigreur, aux veines apparentes et à la peau blafarde. Dans son visage extraordinaire, ses yeux étaient enfoncés dans les orbites et ses cheveux, coupés n’importe comment, encadraient un front puissant. Sa bouche, pourtant bien dessinée, restait figée dans la grimace de celui qui était revenu de tout. Ses mains possédaient des doigts étonnamment longs et fins, presque transparents. Des mains d’artiste ou d’intellectuel. Mais ce qui fascinait au plus haut point tous ceux qui le rencontraient, c’était le feu qui hantait en permanence ses prunelles. Un feu mobile et pénétrant qui pouvait transpercer les apparences en quelques secondes. Un feu qui brûlait les voiles du mensonge. Un feu ténébreux qui marquait l’âme aussi sûrement qu’un fer rouge. Ses yeux faisaient sa réputation. Ils étaient sa malédiction. Vaugelas se prépara. Ce fut rapide. Il revêtit un costume élimé payé par les contribuables fauchés. Un costume gris et impersonnel, démodé comme tout ce que portaient les fonctionnaires. La coupe gouvernementale n’avait pas changé depuis des lustres. Il en avait quatre dans son petit placard, aussi fatigués les uns que les autres. Il se mira dans la glace avant de sortir. L’image que lui renvoya le miroir le fit frissonner. Il déplia sa paire de lunettes et les plaça sur son nez. Les verres fumés masquèrent les cernes sous les yeux. Il respira un grand coup et ouvrit la porte. Quand Vaugelas déboucha dans la rue, un soleil sale jouait à cache-cache avec des nuages laiteux. Il sentit les regards converger vers lui. Le trottoir était bondé à cette heure mais il fendit la foule sans effort, comme un brise-glace ouvre la banquise. Il acheta un gobelet de café à l’échoppe ambulante installée sur le trottoir au coin de la rue. Il salua dans sa langue natale le vétéran de guerre américain estropié, assis derrière le minuscule comptoir. Il gagna ensuite l’hyper-centre en sautant sur le marchepied d’un hippotram qui démarrait de la station. Il apercevait les croupes dansantes des lourds chevaux de l’équipage. Un petit garçon lui jeta un regard éteint. Près de lui, sa mère tirait nerveusement sur une cigarette bon marché. Son bureau était là-bas près du sommet d’une des dernières grandes tours dont les ascenseurs fonctionnaient plus ou moins. L’excitation grandissait en lui. Celle du Gardien. Celle des sentinelles qui montaient inlassablement la garde aux frontières du pays pour préserver son patrimoine sacré. L’excitation et la faim. Il avait été trop longtemps sevré. L’hippotram s’engagea sur le pont enjambant le lit bétonné d’un fleuve asséché. Celui-ci avait disparu depuis bien longtemps mais le pont avait résisté même si une partie de son tablier s’était affaissée, formant une profonde dépression qui ressemblait à un trou de mortier sur un champ de bataille. Des panneaux de signalisation délimitaient la zone accidentée devenue non carrossable. Le faible trafic ne justifiait pas le coût des réparations. Il restait suffisamment de place pour les hippotrams et les piétons qui l’empruntaient pour rejoindre le quartier des ministères. Il sauta du marchepied avant d’atteindre l’arrêt suivant. Au-dessus de lui, une immense arche s’élançait vers les nuages. La lumière miroitait sur les surfaces encore vitrées. Par endroits, le fier bâtiment était rongé par une lèpre noirâtre, là où les dalles de verre de cinq centimètres d’épaisseur s’étaient descellées pour aller se fracasser au sol. L’Ancilie se mourait. C’était un vieux et noble pays qui agonisait lentement, asphyxié par les restrictions imposées par l’embargo. Mais même à-demi étranglé, le vieux pays refusait de capituler, de se soumettre. Les étoiles ne lui dicteraient pas sa conduite. Il restait debout, luttant pied à pied avec les outremondiens. Tant que le ciel ne lui tomberait pas sur la tête. C’était un petit bout de terre encerclé et têtu, drapé dans l’ombre d’une splendeur disparue. Ses frontières avaient rapetissé comme peau de chagrin au fil des siècles pour ne plus englober que l’île qui constituait son coeur historique. Douze mille kilomètres carrés où vivaient moins de quatre millions d’habitants, protégés par une ceinture de remparts élevés, percée de quelques portes fortement surveillées. Une part importante des maigres ressources de l’Ancilie était consacrée à l’entretien des murailles et de ses défenses. Mais aucune barrière n’était tout à fait hermétique. Aucune mesure de sécurité ne pouvait être totalement efficace. C’était alors qu’intervenaient les Gardiens. Pourtant, les redoutables étrangers venus des profondeurs de l’espace ne brandissaient aucune arme et n’étaient animés d’aucune intention malicieuse. Mais ils tentaient de pénétrer clandestinement en Ancilie pour en saper les fondements et altérer la pureté de son héritage millénaire. A quelques centaines de kilomètres, un gigantesque spatioport avait été érigé, comme des dizaines d’autres à la surface de la vieille planète, pour desservir les mondes lointains. De l’autre coté des routes stellaires, il y avait des planètes jeunes et luxuriantes qui offraient une infinité d’opportunités aux migrants aspirant à un nouveau départ. Ces redoutables ennemis avaient les traits de la voisine de pallier ou ceux du rémouleur qui hélait les badauds au petit matin. Ils se fondaient sans bruit parmi les citoyens, imitant à la perfection leurs comportements. Ils n’avaient qu’un seul but. Trouver un trésor, la seule légende de la Terre qui fascinait encore les enfants des étoiles, bronzés, sportifs et à la santé insolente. La seule légende qui attirait les chercheurs de trésors et les aventuriers comme le pôle nord, l’aiguille aimantée. La dernière merveille de la Terre, cachée au coeur du pays fermé. Elle reposait dans une crypte secrète où régnait le silence du passé. Les Gardiens veillaient sans relâche pour traquer et débusquer les maraudeurs des étoiles qui se déguisaient en citoyens anonymes pour mener en toute discrétion leurs investigations pourtant interdites par la Grande Charte de Mare Insularum. Vaugelas gravit les degrés menant au parvis monumental soutenant les deux piliers de l’Arche. De plus près, l’impression majestueuse qui se dégageait de l’hypercube vertigineux s’étiolait lamentablement. On pouvait distinguer les nombreux endroits où les parements de marbre avaient disparu après s’être descellés des parois. Vaugelas soupira. Le temps ne s’écoulait que dans un sens. Il s’engouffra dans le hall et se dirigea vers les ascenseurs. Les gardes en faction l’avaient reconnu et ne l’importunèrent pas. Les Gardiens jouissaient d’un prestige inédit au sein de la communauté. Ils ne portaient aucun uniforme ostentatoire et n’arboraient aucun insigne tapageur mais ils imposaient le respect par leur seule présence. Devant l’un des quatre ascenseurs, un technicien de maintenance appliquait une petite pancarte qui disait “ Hors Service ”. L’homme se crut obligé d’anticiper la question de Vaugelas : “ Une des cartes mères du contrôleur a grillé. Il faut commander la pièce à l’extérieur. Comptez trois à quatre semaines d’indisponibilité. Bonne journée !” Il partit à grands pas vers un autre équipement à bout de souffle. L’autarcie avait un prix et il était chaque jour plus élevé que la veille. Les étoiles leur faisaient chèrement payer le refus de s’asseoir au grand banquet de l’expansion. Mais l’Ancilie n’abdiquait pas. La Terre se dépeuplait ? Bon vent et bon débarras. Ses ressources étaient épuisées ? Un petit chez soi vaut mieux qu’un grand chez les autres. Il n’y avait pas d’armées stationnées aux abords du petit pays et une aucune potion magique ne conférait à ses habitants une force irrésistible. Non, personne ne viendrait démanteler ses remparts dérisoires pour annexer ce petit bout de terre au grand empire de l’homme dans les étoiles. Non. Celui-ci se contentait d’attendre et de vendre à prix d’or les pièces détachées réclamées par ces irréductibles gaulois. Les transactions prenaient du temps forcément, les avocats se mêlant des moindres détails, mais elles étaient finalement acceptées. Les négociateurs observaient la plus grande politesse même si les contrats étaient invariablement rédigés en anglais, à l’instar des modes opératoires. Heureusement, les courtiers comme les diplomates, étaient passés maîtres dans l’art de dissimuler les sentiments. L’ascenseur mena Vaugelas au vingt-huitième étage. Le couloir était chichement éclairé par des lumiglobes qui emprisonnaient au sein d’un gaz rare, une créature oléo-minérale, tous deux d’origine extra-terrestre. Une réaction chimique singulière produisait une lumière blafarde. Ne nécessitant aucun entretien et totalement inoffensif, la longévité du dispositif dépassait largement vingt ans, le temps que mettait la malheureuse créature à se dissoudre complètement dans le gaz. Vaugelas toqua à la porte de Vallart qui dirigeait la quatrième division de Gardiens Anciliens. C’était un Enarque remarquable, au tableau de chasse impressionnant. Il avait dirigé la fameuse opération Louvre qui avait mis à jour une entreprise clandestine montée par les services secrets d’une planète impériale. Pour étouffer l’affaire, qui aurait éclaboussé des personnages trop en vue à la Cour, l’Empire avait consenti à effacer une bonne partie de la dette contractée par l’Ancilie auprès de la Banque Centrale de Véga. Grâce à ce succès retentissant, Vallart avait été promu Enarque de classe ordinaire malgré son relatif jeune âge. Vallart travaillait sur sa console. Le temps avait blanchi ses tempes et nourri son embonpoint. C’était là son seul défaut. Il avait un solide coup de fourchette. Il appréciait les plats en sauce, surtout la blanquette et le boeuf bourguignon, et la bonne charcuterie. Il choisissait sur les étals les meilleurs produits des fermes de l’ouest. Mais il ne fallait pas s’y tromper. Son esprit était toujours aussi vif et acéré et il imposait le respect aux Gardiens de l’escouade par la limpidité de son raisonnement et la rigueur de ses analyses. Ses notes de synthèses ou ses rapports étaient des modèles du genre, ordonnés et fluides et quand vous les lisiez, vous entendiez la musique des sphères. Il y avait en lui quelque chose du grand Talleyrand, l’avait complimenté un jour un sous-ministre du Patrimoine Culturel. Cela l’avait fait rougir de plaisir ! Quand Vaugelas apparut, Vallart leva la tête et sourit : “ Holà ! Que les olympiens ne soient pas importuns car il se pourrait bien qu'on vît de quelle sorte tu les chasses et comment, pour leur fermer la porte, un ténébreux s'y prend avec les radieux s’ils viennent ici l’ennuyer! ” C’était un jeu entre eux. Entre pairs qui se reconnaissaient d’égale valeur. Les radieux ou les olympiens étaient tous ceux qui habitaient au-dessus des nuages, les impériaux et par extension, les outremondiens. Les ténébreux étaient par opposition, ceux qui restaient dans l’ombre des nuages, les Terriens et par réduction, les Anciliens! “ Du travail pour moi ? ” demanda Vaugelas, refusant l’échange. “Oui, un spécimen assez curieux. Arnaud n’a pu émettre d’avis définitif sur ce cas ! ” “ Arnaud... tu parles bien de celui que je connais?” Vaugelas était étonné. Arnaud était un Gardien expérimenté. “ Oui, je parle bien de lui ! ” répondit Vallard. “ Qui était le superviseur de permanence? reprit Vaugelas. “ Etienne, qui d’autre? Etienne bien sûr ! ” “ Et Etienne n’a pas pu trancher? ” “ Non. Le spécimen est toujours ici, dans l’annexe mais le temps nous est compté. Sa garde à vue prend fin bientôt. Après, il faudra le relâcher, tu connais la procédure ! ” “ Combien de temps me reste-t-il exactement? ” Vallart consulta sa console : “ Une heure et huit minutes à partir de... maintenant ! ” “ Bon, je reprends le dossier. Transfère-le moi sur une unité disponible ! ” “ La sept ” dit Vallart Vaugelas pénétra dans la salle d’entretien n° 7. Le mobilier était spartiate. Une table était scellée au sol au milieu de la petite pièce. Deux chaises de part et d’autre, étaient également vissées au sol. Les murs étaient d’une couleur neutre et terne, indéfinissable. Une fenêtre, munie de barreaux, laissait filtrer la lumière grisâtre de cette fin de journée. Vaugelas prit place dos à la fenêtre et face à la porte. Il appuya sur un contacteur dissimulé dans l’épaisseur du plateau. Une console s’illumina sur le plastique. La page qu’elle affichait n’était visible que par lui. Il y avait une photo, une courte bio et quelques lignes résumant les précédents entretiens. Il n’attendit pas longtemps. La porte s’ouvrit et, encadrée par deux gardes, une femme pénétra dans la petite pièce. Ils la firent asseoir et se retirèrent. Ils étaient seuls à présent. Elle est jeune et assez grande. Sportive et séduisante. Vaugelas lui donne environ cinquante ans à plus ou moins cinq ans. Elle a les yeux d’un vert profond , très lumineux. Vaugelas ne prête vraiment attention qu’aux yeux. Tout le reste est secondaire. Aux yeux et au timbre de la voix. Elle a des yeux félins, subtils et attentifs. Une pointe d’excitation le fait frissonner. Il sait déjà qui elle est. Il lui faut à présent le démontrer. Aucun juge ne validerait une procédure uniquement sur son intuition. Un éclair fulgure au coeur du regard émeraude. Il lit dans ses yeux qu’elle sait. Le duel peut commencer. “ Bonjour. Vous a-t-on expliqué la raison de votre présence devant moi ? débute sobrement Vaugelas. “ Vous me suspectez de n’être pas celle que je prétends être ? ” répond la jeune femme en se penchant vers lui, une ironie feutrée irisant ses prunelles. “ Pas moi ! Vous avez éveillé l’attention de nos systèmes autonomes de surveillance. Cela arrive tous les jours vous savez ! Neuf fois sur dix, il s’agit d’une fausse alerte mais vous comprenez, nous ne devons rien laisser au hasard. Alors nous convoquons la personne et nous nous entretenons avec elle pour déterminer si elle est bien ce qu’elle prétend être ! ” Vaugelas savoure cette répétition volontaire. Il faut observer une logique particulière. Les choses se mettent ensuite naturellement en place. Le chasseur et la proie. Il ne faut pas qu’il oublie qui est le chasseur. “ Je vais vous poser une série de questions auxquelles vous allez me répondre. De la qualité de nos échanges dépendra le sort qui vous sera réservé. Je suis un Gardien, je préserve les Sans-ciel. Tout ce que nous allons dire sera dûment enregistré pour être versé aux minutes de la décision judiciaire qui sera rendue à votre encontre. ” “ Je suis une citoyenne tout à fait ordinaire. Je suis née... ” “ Tout est dans le fichier. Vous vous appelez Lara... Lara Grange, née il y a cinquante deux ans à Saint-Martin-des-Champs. Vos parents sont décédés voici quinze ans. Oui, tout est là. Votre parcours scolaire et universitaire. Vos relevés de notes, tout ! Vous exercez une profession libérale. Cela ne va pas fort si j’en juge par votre classement fiscal! ” Vaugelas soupire et éteint la console : “Oui, toutes ces informations sont parfaitement correctes! Pourtant vous êtes là avec moi. Il n’y a qu’une seule façon de ressortir libre de cet endroit. Vous allez devoir me convaincre ! ” “ Bien sûr, les fameuses questions. Qui ne les connaît pas ? ” “ Elles participent de la survie de notre communauté. Notre culture doit être protégée envers et contre tous. Elle est notre seule vraie richesse et nul, aussi puissant soit-il, ne pourra nous en dépouiller. Aucun citoyen né et éduqué en Ancilie ne peut échouer à ce test. Aucun. Il n’y a pas de questionnaire type, pas de questionnaire intangible qu’il suffirait d’apprendre. Toutes les questions que je vais vous poser découleront de ma conception de la Culture Ancilienne. Impossible de les prévoir. C’est uniquement votre appartenance à cette Culture commune qui vous fournira naturellement les réponses appropriées. Je ne doute pas de votre réussite ! ” “ Bien. Vous m’avez rassurée. Est-ce que... est-ce que le test a commencé? ” demanda Lara d’une voix ténue. “ Ce n’est pas un test. Tout au début, il y eut effectivement une sorte de questionnaire. On l’avait appelé le questionnaire Bouvard, du nom de celui qui l’avait inspiré. Mais il était par trop imparfait, par trop prévisible malgré sa grande hétérogénéité. Il s’essouffla et il fut retiré avant d’être totalement dépassé. Puis deux brillants esprits ont développé un concept basé sur la matière même qui fonde notre culture, qui maille notre patrimoine. C’est en leur honneur qu’on parle, et encore de façon impropre, de l’entretien Lagarde et Michard. ” Vaugelas s’interrompt un court instant, soutenant sans faiblir le regard de la jeune femme assise en face de lui. Puis il reprend, sur le même ton : “ Et cela a évidemment commencé ! ” L’expression qui se peint sur le visage de Lara est indéchiffrable, même pour les sens aiguisés de Vaugelas. Pourtant, il se sent merveilleusement bien, les automatismes affluant sans difficulté. Ce n’est qu’une question de temps. Il a à peu près trois quarts d’heure à sa disposition. Bien plus qu’il n’en faut. “ L’homme que vous aimez vous a quitté. Il est parti de l’autre côté du pont des étoiles. Il a choisi de recommencer sa vie au-delà des nuages. Vous rentrez seule. Que ressentez-vous ? ” “ Passent les jours et passent les semaines ni temps passé ni les amours reviennent ”. La réponse a été immédiate. Lara n’esquisse aucun geste. Rien ne trahit sa concentration. Son ton est monocorde et plat, évacuant même toute idée de ponctuation. L’absence de ponctuation était un des traits caractéristiques des surréalistes. La réponse est satisfaisante bien sûr, même s’il n’existe pas de réponse unique. Tout est une question d’appréciation en fonction d’un système de référence partagé, un subtil mélange d’acquis et d’inné. “ Bien. Il y a deux personnes qui sollicitent votre aide. L’une appartient à votre communauté. L’autre non. Vous ne pouvez satisfaire que l’une d’entre elles. Dans quel état d’esprit forgez-vous le raisonnement qui aboutira à votre décision ? ” Une ligne de minuscules caractères se met à défiler en pied de page sur la console. Des caractères sibyllins pour tout autre que Vaugelas. Un “ mot ” est surligné discrètement. Sans quitter Lara du regard, il tapote une courte séquence cryptée avec un doigt agile. Un petit symbole angulaire commence à clignoter juste à coté du compteur symptomatique à deux positions qui s’incrémente en mélangeant lettres et chiffres. Vaugelas ne quitte pas Lara des yeux. Celle-ci inspire brièvement et répond, presque de façon détachée : “ Montaigne. J’ai toujours eu un faible pour Montaigne. Les Essais bien sûr. Je crois qu’il ne faut pas être effrayé par la différence et ne pas favoriser à tout prix la ressemblance. C’est vraiment une erreur que de juger autrui par rapport à soi-même. ” Elle daigne esquisser l’ombre d’un sourire, sûre de sa réponse et peut-être en tire-t-elle une certaine fierté. Elle ne lui échappera pas. Une délicieuse sensation descend le long de sa colonne vertébrale. Cela se met en place progressivement. C’est comme une partie de pêche imaginaire. Cela fait des lustres que les poissons sans yeux et blafards sont élevés dans des cuves remplies d’une solution aqueuse enrichie, mais il a développé une sorte de familiarité avec ce sport au fil de ses lectures. Il ne faut pas se précipiter, laisser filer la ligne, évaluer la danse du bouchon et suivre la traînée qu’il dessine à la surface de l’eau. Tout se passe dans la tête. Vaugelas passe une main dans ses cheveux : “ Vous faites un voyage de l’autre côté de l’eau noire de l’espace. Vous débarquez dans une ville étrange, assemblage de formes architecturales basiques, géométriques et élancées dont le jaillissement rectiligne hérisse le ciel. Mille yeux qui ne se ferment jamais, brillant de jour comme de nuit, épient vos mouvements. Décrivez vos sentiments ! ” Lara ne répond pas immédiatement. La difficulté est intense. Chaque mot que Vaugelas prononce libère une émotion cognitive. Celle-ci est intimement liée à la trame de l’apprentissage linguistique et littéraire intensif suivi par chaque citoyen dès son plus jeune âge. Il n’existe aucun moyen de le falsifier, ni humainement, ni artificiellement. Les mots qui forment la question correspondent à une combinaison ouvrant, dans l’esprit de celui qui la reçoit, une sorte de coffre-fort intellectuel. A l’intérieur, aucune réponse universelle, aucune définition ou référence. Juste des associations de pensées que chacun exprime à sa façon, unique et personnelle. La réponse correspond à son tour à une combinaison dans la mémoire symbolique du Gardien. Si elle résonne en harmonie avec la question posée, elle est validée. Fondamentalement, toutes les réponses, aussi différentes soient-elles, ressortissent du même patrimoine commun. Sans exception. C’est ainsi que fonctionne l’épreuve. Il semble à Vaugelas qu’une ombre imperceptible ternit l’éclat lumineux des yeux de Lara pendant une toute petite fraction de seconde. Mais sa voix reste assurée quand elle lui répond : “ J’ai l’impression que des géants orgueilleux ont voulu ériger cette ville pour défier le ciel. Tout y est vain et démesuré. Cette ville n’est pas une femme amoureuse, c’est une femme frigide qui glace d’effroi ses amants ! Elle revendique hautainement son aspect phallique et castrateur ! Ce n’est pas une ville pour moi !” La vitesse de défilement de la ligne cabalistique sur la console s’accélère. Vaugelas tapote à nouveau la zone tactile, modifiant l’agencement de certains symboles et déplaçant de petits pavés informatifs. Si seulement elle pouvait se rendre compte. Tout est factice. La console est une version basique programmée pour obéir à la fantaisie des Gardiens. Son unique utilité est de détourner une infime partie de la concentration des éventuels fraudeurs. Cette infinitésimale partie qui fera toute la différence à la fin. La réponse fournie par Lara est acceptable. Vaugelas n’en laisse rien paraître mais il applaudit intérieurement la prouesse de son adversaire. La question était une embûche de première catégorie et Lara l’a surmontée, presque sans manifester de signe d’inconfort. Céline n’est pourtant pas un auteur facile à assimiler, surtout pour des outremondiens. Cependant elle a commis une irréparable erreur. La réponse est acceptable certes mais elle est incongrue dans la bouche d’une femme. Il consulte le chronomètre. Un quart d’heure lui aura suffit. Trois petites questions et in cauda venenum. Il repousse sa chaise en arrière, essayant de masquer sa satisfaction. Elle se borne à entortiller une mèche de cheveux autour de ses doigts. Elle a compris aussitôt. “ Salaud de Bled-Runner! ” murmure-t-elle entre ses dents. Bled-Runner, c’est ainsi que les outremondiens surnomment les Gardiens. “ Il ne pouvait pas en être autrement ! ” lui répond-il en haussant les épaules. “ J’ai merdé sur Céline n’est-ce pas ? ” demande-t-elle avec un sourire crispé. Il acquiesce en silence. Elle se penche vers lui. Aucun danger. Des systèmes de surveillance sophistiqués sont dissimulés dans les moulures en plâtre du plafond. De minuscules armes sont pointées sur elle. Elle ne pourra pas l’atteindre avant d’être fauchée par un tir oblitérant. Elle ne fait d’ailleurs aucun geste menaçant qui risquerait de provoquer la décharge mortelle. “ Dis-moi avant qu’ils m’envoient vers le camp de rétention, ils existent réellement ? ” Ce camp est l’endroit où sont refoulés les outremondiens qui tentent de s’infiltrer clandestinement en Ancilie. Une forte rançon est réclamée au Palais Impérial. Les riches familles des clandestins peuvent se substituer aux agents impériaux. Mais cela n’arrive que rarement et l’Empire ne verse jamais de rançon. En l’absence de paiement, les clandestins font l’objet d’un recyclage définitif qui contribue à la richesse des lisiers déversés dans les champs des exploitations agricoles de l’ouest du territoire. “ Qui existent réellement ? ” demande Vaugelas qui sait pertinemment de quoi il s’agit ! “ Réponds-moi, les Immortels , ils existent vraiment ? ” Ce message a été lu 7117 fois | ||
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3 Sous le pont Mirabeau coule la Seine - z653z (Sam 12 mai 2012 à 00:43) 3 Commentaire Maedhros, exercice n°101 - Narwa Roquen (Dim 29 jan 2012 à 21:53) |