| ||
De : Maeglin Page web : http://Maeglin Date : Mercredi 19 septembre 2012 à 09:42:40 | ||
L'heur ou l'ondine Où l'on retrouve le Margrave dans un de ces fameux voyages qui ne mènent à rien Les premières giclées de sang répandirent une odeur cuivrée dans la souille. Adossé contre le mur en chaux, Le Margrave ne pouvait départir ses yeux de la seille de bois qui se remplissait de liquide grenat par saccades de moins en moins régulières. Un seau de ferme. C'était là, selon les expériences des mages, le contenant idoine pour recueillir le fluide vital d'un être humain jusqu'à sa dernière goutte, peu importe que celui-ci fût tire-laine, seigneur ou prélat. Jamais à l'abri d'un bon mot, Le Margrave se prit à penser que ces histoires de sang neuf finissaient tôt ou tard en eau de boudin et que, quelle que fût l'énergie que les êtres déployaient pour se prémunir d'une vie morne et sans relief, ils remettaient à une forme de postérité charcutière que les plus pompeux appelaient « histoire » l'utilité et la saveur réelle de leurs existences. A quelques détails près, cet étrange rituel lui évoquait les longues saignées que lui administrait Anselme afin de le soulager de ses crises d'apathie. Il avait conclu depuis quelques étés un accord avec le moine supérieur qui lui permettait de bénéficier des soins prodigués par la communauté religieuse en échange de menus services tels que la chasse et la protection armée. De part l'isolement de la fraternité, il apportait également des nouvelles de l'extérieur et était chargé lors de son départ de plusieurs courses ou messages à destination des édiles locaux. Agenouillé sur le thorax du verrat, le jeune porcher fit dégorger du corps quelques onces supplémentaires de raisiné écarlate en faisant tournoyer une patte dans un salut absurde signant la fin du premier acte. Tant pour freiner la métaphore funeste qu'accélérer sa digestion, le Margrave entreprit de rejoindre la salle capitulaire en traversant le quartier des convers. La petite communauté croulait sous un amoncellement de vivres qui contrastait avec le dénuement architectural et la vocation spirituelle du lieu. Il fallait certes toquer chaque heure durant une décade à l'entrée du domaine pour y être reçu puis méditer en silence durant treize lunes la règle monastique afin de revêtir la bure, mais on se débarrassait alors de l'encombrante charge de sa destinée. Dans leur infinie bienveillance, les divinités avaient su prodiguer en abondance du labeur pour les plus idiots afin que les anachorètes puissent rendre pleinement grâce aux divinités éthérées sans se soucier de leurs besoins matériels. En sa qualité de commensal, le Margrave passait outre cette hypocrisie que sa présence entretenait. Mis à part les soins corporels dont il bénéficiait, il ressentait le besoin de la sévérité silencieuse de la lumière sur le calcaire brut, de reposer ses cals en ablutions quotidiennes à la fontaine du cloître dont le clapotis discret n'était couvert que par les polyphonies des moines qui rythmaient chaque heure de la journée et de la nuit. Ces longues résonances harmoniques, ce rappel continu et nécessaire que pouvait exister une forme de cohérence apaisait chez lui le douloureux sentiment qu'où qu'il fût, il n'était que de passage. L'ermite Anselme l'accueillit froidement dans le chapitre, désignant à son attention les rochers polis de la partie non construite de la salle. De la douzaine de moines lettrés qui composait la communauté cénobite, seuls deux frères attendaient une audience avec le Haut-Chanoine. C'était le seul moment, hormis les chants et des prières, où la parole était tolérée dans l'aile consacrée à la vie spirituelle. Lorsqu'il en eût terminé avec les confessions de ses coreligionnaires, Anselme le fit pénétrer dans un laboratoire où flottait une lourde odeur d'encens. Le Margrave se dévêtit et s'allongea sur la petite table en pierre tandis que le moine réactivait le petit brasero et apprêtait ses carafons. Leur rituel voulait que la conversation ne débutât qu'après les premières succions, une fois les premières sangsues au travail. « - Voilà bientôt une lune que je vous soigne, mon ami. Comment vous sentez-vous ? - Je ne sais pas à qui de vous ou de ces bestioles je dois rendre grâce, frère Anselme, mais ces séjours me font le plus grand bien. - J'ai pourtant peur de n'avoir aucun remède contre votre plus grand mal... » Une morsure soudaine tirailla le dos du Margrave. Il répondit dans un soupir. « L'absence de foi... mon ami... est à la fois une tare et une bénédiction. Une forme un peu spéciale... de cadeau des Dieux. - Seigneur Margrave, laissez donc la théologie à ceux qui se sentent concernés, s'amusa Anselme en permutant quelques bocaux. Ces sangsues vous tireront peut-être quelques humeurs biliaires, mais votre salut ne se trouve pas dans ces murs bâtis pour les âmes simples. Avez-vous songé à la rumeur que je vous ai reportée la dernière fois ? - Quelques rôdeurs retrouvés morts en pleine forêt... Non que je rechigne à vous rendre service, frère Anselme, mais votre histoire de bête sanguinolente aux étranges vertus bienfaitrices relève plus de la fable paysanne que de la quête ésotérique ! - Notre communauté, insista le chanoine, est persuadée que le pacte conclu avec les entités ancestrales qui peuplaient les collines alentour il y plus d'un siècle par San Remeggio, notre bienheureux fondateur, confère à notre fratrie des facultés médicinales uniques... au prix de quelques victimes que les créatures prélèveraient pour leurs rituels obscurs. Je ne suis pas dupe, mon ami, je sais mieux que quiconque que mes pouvoirs de guérison résident essentiellement dans la bouche de ces petites sangsues et une pharmacopée vieillissante... mais qui mieux que vous, Margrave, pour vous jouer des imbroglios entre les mythes et les réalités ? Il ne se passe pas une lune sans que les villageois ne reportent une disparation ou un cadavre de voyageur retrouvé lors d'une cueillette. On raconte ici ou là que les protecteurs divins désertent notre région, et que les rituels d'un autre temps prennent le dessus sur nos prières... Le chanoine retira une à une les sangsues du dos du Margrave et lui appliqua un linge chaud imbibé d'une teinture jaune et odorante qui le soulagea immédiatement des dernières démangeaisons. Une forme d'embarras silencieux avait fait suite à la demande tacite d'Anselme, à laquelle Le Margrave n'avait pas daigné répondre. En cela comme en toutes choses, il réservait ses décisions. Attendait patiemment l'évidence ou le hasard qui, en familiers lunatiques, ne manquaient jamais une occasion de fuir lorsqu'il les invoquait de manière trop pressantes. Aussi, lorsque son pied heurta quelques jours plus tard une besace maculée de sang à quelques pieds de l'endroit qu'il avait choisi pour placer ses collets, il eut un léger sourire et se tourna vers le monastère qu'on distinguait en contrebas pour adresser une réponse muette au frère Anselme. « Je crois, mon ami, que je suis sur une piste. » Le corps n'était pas bien loin. Contorsionné, livide, ne dégageant qu'une faible odeur de putréfaction. Les plaies béantes se concentraient vers l'aine et les aisselles, et le cou était déchiré de part en part, faisant pendre la tête dans un angle improbable. La scène recelait à la fois trop d'élaboration et de brutalité pour être le fait d'une bête sauvage ou d'un homme. Avec une légère pesanteur dans la poitrine, le Margrave sut d'instinct qu'il fallait chercher ailleurs. Le sac ne lui rendit que quatre grives parfaitement faisandées et une poignée de piécettes, ainsi qu'un vieux couteau de braconnier dont il se débarrassa sans regret. Il retrouva par acquis de conscience les traces du rôdeur près de l'arbousier où avaient disparu ses pièges, mais ne put déceler d'autres indices. Le soleil montait du Levant, réveillant les odeurs de garrigue. Le Margrave prit une ample respiration, puis se détourna résolument de la lumière naissante pour débuter sa marche. Du monastère, un jeune convers qui regardait vers la colline jura qu'une grande silhouette brune s'était évaporée dans l'aurore. Il poussait vers l'Ouest. S'il avait dû expliquer à un compagnon de voyage où il se rendait, le Margrave aurait répondu qu'il ne connaissait pas le chemin, mais qu'il savait la direction. « Continue jusqu'où n'existent plus de cartes, et marche encore un peu ». Chaque fois qu'il remplissait sa gourde aux maigres résurgences d'eau qui perlaient entre deux plateaux arides, le Margrave se tournait de nouveau vers le monastère désormais invisible. Par réflexe d'abord, puis peu à peu comme un besoin de ne pas se couper du monde. Le deuxième jour, il lui avait semblé encore entendre une mule. Le râle s'était perdu dans le vent sec qui depuis accompagnait sa route. Il fallut encore marcher, jusqu'à ce qu'une journée ressemblât suffisamment à une autre et que le temps ne fût plus un problème. Elle était assise sur le rocher à quelques pas de lui et peignait ses longs cheveux clairs lorsqu'il se réveilla. « Sais-tu que tu es le premier à boire aussi près de la source ? » Le Margrave peinait à ouvrir complètement les yeux. Il reconnaissait pourtant le petit vallon parsemé de cistes dans lequel il s'était assoupi, au milieu des aiguilles de pin près d'une grande roche. « Tu ne sais pas non plus que je t'ai appelé Naanu pour cette raison, et parce que mes soeurs ne t'en connaissent pas d'autres. Ce n'est pas très poli de cacher son nom ! Je m'appelle Belodh, mais tu vas probablement m'appeler Ondine, car c'est plus ou moins ce que je suis. Et maintenant que tu es debout – Le Margrave se levait péniblement, rassemblant ses esprits – je voudrais que tu me suives. » Hagard, le voyageur rassembla ses affaires et à peine eût-il remisé celles-ci dans son sac qu'une main fraîche saisit la sienne pour l'entraîner. « Je déteste rester immobile ! » Vêtue d'un tulle gris bleu, l'ondine sautillait sans peine là où Le Margrave trébuchait péniblement. Rapidement essoufflé par le rythme que lui imposait la créature et passablement agacé par ce réveil un peu trop actif à son goût, il abandonna la main de Belodh qui, en lui adressant un large sourire, se mit à virevolter autour de lui. « - Pour répondre à ta question, Belodh – il avait choisi à dessein le véritable nom de la créature – je me doutais bien qu'arriverait un moment où je serai confronté à quelque étrangeté. C'est... comment l'expliquer aimablement, un trait redondant de mon personnage que de m'infliger régulièrement des rencontres saugrenues avec des êtres dont la plupart de mes contemporains ignorent jusqu'à l'existence. Il m'est arrivé de vexer des démons pour des questions protocolaires, de serrer la paluche à des quidams vieux de plusieurs millénaires et même, une fois, de jouer une partie de dés contre la Chance elle-même. Que je ne sois pas surpris outre mesure par les bavardages matinaux d'une nymphette à moitié nue qui débarque au milieu de rien est envisageable, qu'elle m'affuble d'un nom bizarre pourrait même passer, mais pour la balade mystérieuse en sa compagnie il va tout de même falloir, dussé-je paraître inconvenant, être beaucoup plus clair. - Comme de l'eau de roche ? » Elle éclata de rire. Et au fond de lui, Le Margrave s'en voulait de ne l'avoir pas vue venir. « Tu me plais, Naanu, quand je te prends au dépourvu. Les autres, Anselme et toute la clique de ton espèce, ils n'osent même plus le faire. Et parce que tu n'as pas peur de nous, ils ont peur de toi maintenant. Sais-tu que tu es le premier à boire aussi près de la source ? » Le Margrave tentait d'accrocher ses yeux bleus foncés qui prenaient la lumière. « Ah oui, tu me désires aussi. Je suis faite pour ça, tu sais, nous avons chacun un rôle bien défini, il faut que tu te dépêches, je t'emmène à la source. » Ils suivaient, à contre-courant, les minces filets d'eau qui fendaient les collines. Et parce qu'il n'avait d'autre choix que de se laisser porter par l'ondine, le Margrave fut léger de ses babils, des caresses vers sa nuque qui cuisait au soleil et de des lèvres humides de Belodh qui s'interposaient lorsqu'il désirait boire. Ce que dura ce temps, le Margrave ne s'en souvint que bien plus tard. Il se savait juste être quelque part, entre un monastère à la frange des terres connues des hommes et un monde improbable, qui reculait sans cesse et l'appelait pourtant. Il savait aussi que les routes n'existaient que vers quelque chose, quelle que fût la longueur et le prix du voyage. Cette destination, dans nos géographies intimes, marquait indifféremment le début et la fin de la route. Les stridulations des insectes annonçaient le repos d'une autre journée chaude. Elle sentait le fenouil et les genévriers, peut-être un peu le thym. La main de l'ondine s'était lovée dans la sienne lorsqu'ils avaient franchi les pins. Il crut d'abord à un reflet du soleil couchant dans la petite mare bordée de lauriers rose. Le lac était de sang. « Il fallait que tu saches. », lâcha Belodh de sa plus petite voix. Réprimant un haut-le-coeur, le Margrave s'agenouilla lourdement devant la mare écarlate. L'ondine se mit face à lui puis recula lentement, jusqu'à ce que ses chevilles nues fussent immergées. « Le moine aussi, il savait. San Remeggio, je crois, mais je l'ai aussi appelé Naanu. Il n'a pas bu à la source. Il voulait la magie pour guérir les blessures et moi, Naanu, j'ai besoin du sang pour donner la magie. J'ai protégé la source, je ne lui ai pas fait boire le sang neuf. » Le tulle flottait autour de ses cuisses tandis qu'elle reculait encore, sans cesser de regarder Le Margrave de ses yeux bleus mouillés de larmes. « Mais toi tu peux boire, Naanu, parce que tu ne peux pas guérir. Il faudra que tu me tues ou que tu me pénètres, mais il y aura encore du sang. Il y en a toujours au début et tu meurs, Naanu, tu meurs car tu n'en auras jamais assez. Ce que tu cherches quand tu viens vers nous, c'est toujours le sang. D'un père que tu assassines, d'une mère que tu violes, d'une blessure que tu t'infliges.» L'onde rouge jetait des vaguelettes sur sa poitrine pâle et ses longs cheveux clairs s'imbibaient de grenat. Elle sembla se figer. « Tu es à contre-courant, Naanu, ne t'attends qu'à souffrir et n'avancer que par à-coups. Il n'y a rien à trouver d'autre par ici que des vérités mouvantes qui n'abreuvent jamais. L'histoire que tu veux écrire, d'autres l'ont déjà écrite pour toi, là-bas au monastère, parce qu'ils sont dans le fil de l'eau quand tu t'épuises à remonter sa source. Viens goûter au sang neuf, Naanu, viens vérifier par toi-même qu'il ne guérira rien. » Le Margrave s'était dévêtu. Tout son corps se tendait vers Belodh, un désir fou lui intimait de briser ses entrailles, de boire à pleine bouche le sang qui s'ajoutait au sang, de s'y noyer encore et de n'en plus sortir. « -Tu auras encore envie de moi demain. Comment vas-tu t'y prendre ? - Je te chercherai, toi et tes soeurs. - Nous nous cacherons plus loin encore. » Un frisson lui parcourut l'échine lorsqu'il reprit connaissance. Trempé, il rampa vers ses vêtements froissés sur la berge et entreprit de s'essuyer avec sa chemise. Dans la fine brume du matin, le silence des animaux laissait le clapotis de la source envahir tout l'espace. A travers la limpidité parfaite de l'onde, le Margrave contempla un long moment les oxydes et les hématites rouges qui recouvraient les roches de la mare. Les premières lueurs de l'aube l'eurent bientôt séché complètement. Il emplit sa gourde d'eau pure, l'engloutit tout à fait, puis la remplit de nouveau. Une petite voix claire lui chantait qu'il était le premier à boire aussi près de la source. Quelques années plus tard, le Margrave tomba par hasard sur une copie des chroniques d'Anselme, Haut-Chanoine de la Fraternité. Elles racontaient comment, après que les disparitions et les meurtres eurent considérablement diminué durant l'été de son passage, une petite expédition de convers à la recherche d'un chasseur disparu avaient découvert à plusieurs jours de marche la source ferrugineuse qui alimente le monastère et le rend si propice aux guérisons miraculeuses. La source fut baptisée San Remeggio, en mémoire du fondateur de la bienheureuse communauté, et il est précisé à l'attention des sceptiques et des mécréants que lorsque l'été se fait particulièrement accablant, l'eau de la fontaine du cloître prend durant plusieurs jours une étrange teinte brunâtre qui disparaît aux premiers froids. Ce soir-là, à l'auberge, le Margrave se fit servir une assiette de charcuterie, ainsi qu'une belle part de boudin poché. Ce message a été lu 6972 fois | ||
Réponses à ce message : |
3 Au nom de la prose. - Maedhros (Sam 29 sep 2012 à 16:15) 3 Commentaire Maeglin, exercice n°109 - Narwa Roquen (Jeu 27 sep 2012 à 23:56) |