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De : Estellanara  Ecrire à Estellanara
Page web : http://estellanara.deviantart.com/
Date : Vendredi 12 avril 2013 à 10:29:08
Sève rouge





Au temps des bourgeons, un petit frère à plumes est venu se réfugier dans mes bras. Il y a bâti son nid. Je le discerne à peine tant il est rapide mais je sens sa présence timide. Des jeunes pousses lui sont nées un moment après. Petits êtres duveteux qui pépient joyeusement. Le soleil me réchauffe. Le vent rugit et s'acharne sur mon corps robuste sans pouvoir l'ébranler. La pluie ensuite. Le jour, la nuit, le jour encore. La saison fanée est venue et les sangliers se délectent de mes fruits. Ils s'affairent à mes pieds. Ils sont moi. Je suis eux. Nous sommes un tout. Douce plénitude de cet équilibre immuable. Bientôt le temps du repos. Longues nuits froides où je somnole. Des serpentins de glace pendent à mes doigts et carillonnent dans la brise.

La sève coule à nouveau dans mes veines et la forêt est pleine de chants. Des parfums verts et ocres montent vers moi. Voici des animaux tels que je n'en avais jamais vus. Ils se couvrent des peaux d'autres bêtes et tressent leur pelage blond. Ils ont levé de grosses pierres. Ils ont creusé aussi, juste devant moi, un puits profond dans le sein de la terre. Une inquiétude vague fait frissonner ma chevelure verte; j'ignore pourquoi. Un jeune est là un instant. Il parle aux pierres dressées. Sa tenue de fibres blanches tombe jusqu'au sol et de l'or brille à son cou. La saison de la chaleur. Le jeune animal vient souvent. Je lui offre mon ombre bienfaisante. Il chante et étend ses membres vers les cieux et j’entends l’Autre Monde murmurer doucement.

Les bourrasques ont emporté mes dernières feuilles. Il est monté dans ma ramure. Il a brandi une lune de métal et a ôté tout le gui qui m'étouffait. Cet être est aimable. Mes bras lui sont ouverts. Les saisons passent. Déjà, la mousse a recouvert le cercle de pierres. L’être n'est plus seul. Ses mots emplissent la clairière. Il a montré du doigt un de ses semblables, un animal frêle et sec comme une branche morte, et les autres se sont jetés sur ce dernier pour le rouer de coups ! Je ne comprends pas. Je sens la satisfaction du jeune et je ne comprends pas. La douleur et les cris résonnent entre les troncs. La sève du supplicié coule sur l'humus. Rouge.

La chaleur, le repos, la chaleur encore... L'être a flétri. Les années ont creusé son écorce de sillons profonds. Son pelage est blanc à présent et poudré d'or. Il vient dans la clairière avec des jeunes et leur montre les étoiles. Il leur fait observer le vol des oiseaux. Bourdonnement de leurs voix rapides. Beaucoup d'êtres entre les pierres soudain. Odeur âcre de la peur et de la colère. Ils sont couverts de cuir et de métal. Ils portent des objets de fer aigu. Je suis troublé. Que se passe-t-il ? Un taureau est amené. Muscles imposants qui roulent sous la peau sombre. Mufle écumant. Il se penche sur le puissant animal. Le pouvoir souffle soudain entre mes branches. L'Autre Monde se rapproche. Éclair du métal. Mugissement d'angoisse pure. Un deuxième coup tombe. Le sang gicle, éclabousse mes racines. Le flot pourpre s'infiltre entre les feuilles sèches. Le taureau s'effondre. Doucement. Tout à coup, tout est ralenti. Je sens sa souffrance et l'incompréhension qui fait écho à la mienne. La sève rouge inonde le sol, baigne mes radicelles et monte jusqu'à moi. Se mêle à la mienne. Vacarme des êtres qui hurlent leur plaisir barbare. Grondement muet de la magie. Tristesse. Pourquoi sont-ils heureux de l’avoir tué ? La mort est nécessaire à la vie mais ne doit pas être source de joie.

L'être vient toujours s'assoir à mon pied mais il n'est plus le bienvenu. Sa présence souille le sanctuaire paisible de la forêt. Le contact de son corps contre le mien me dégoûte mais je ne puis l'empêcher. Incrédule, je songe au taureau. Même pas mangé. Jeté dans le puits pour y pourrir. Tué pour quoi ? Pour la première fois depuis trois siècles, je suis amer. Lentement, le corps du taureau rejoint la terre ; me rejoint. Viens, mon frère.

Quelques jours passent. La horde revient. Ils amènent un cheval. La peur m’enserre de ses mains froides. Il a sorti son arme de lune et les autres trépignent d'impatience et entrechoquent des objets métalliques. Non ! Ne lui fais pas de mal ! Le cheval est attaché. Il encense nerveusement. Parfum acide de la transpiration qui perle sur sa peau. Le temps s'étire ignoblement, ne m'épargnant rien de la vilenie à venir. Le cheval rue à présent et tire sur ses liens. On l'entoure. On le met à genoux. Non ! Que n'ai-je des paupières à fermer pour ne pas voir ! Que n’ai-je un regard à détourner de cette horreur ! Hennissement interminable tandis que l'être lui ouvre la gorge de sa lune tranchante. La vie s'enfuit en un fin torrent. La terre, encore une fois gorgée d'écarlate. Le cheval hoquète et s'effondre. Explosion de hurlements féroces tout autour. Ma conscience se tend vers le cheval. Douleur; douleur qui pulse. Supplice qui se prolonge sans fin. Et puis s'éteint. Le cheval est mort et tout mon être ressent sa perte. Son sang irrigue mes membres, y infuse un changement impie. La magie rugit en silence, s'enroule autour de moi. Souffle d'ambre et d'opale. Je n'y prête pas attention. Le corps du sacrifié est descendu dans le puits. Le chagrin fait ployer mes branches. Des larmes de résine roulent doucement sur ma peau. Ce cheval était si beau. Nous étions un. Je l'aimais. Il ne les menaçait pas. Sa dépouille ne nourrira pas leurs jeunes. Ils l’ont tué pour rien.

Vent et pluie. Averses brutales qui martèlent mon feuillage naissant. Les journées s’étirent inexplicablement. Où est donc le temps où les évènements passaient en un éclair, sans que je puisse les saisir ? Qu’est-il advenu de ma bienheureuse indifférence ? Comme je voudrais la retrouver ! Les regrets me vrillent l'âme. Me torturent. J'étais impuissant. Pourquoi tout cela ? Pourquoi cette... violence ? Que sont-ils ? Pourquoi font-ils ça ? Que ne puis-je m'arracher à la terre et me dresser face à eux ! Pensée incongrue. Si loin de mon essence. J’ai changé. La sève qui parcourt mes veines n’est plus tout à fait la mienne. Et l’Autre Monde est tout près à présent. Si près que je peux sentir la Brume.

La saison des fleurs est venue. Les êtres sont là de nouveau. Ils ont allumé des feux. Ils ont dansé des danses sauvages et se sont accouplés. Odeur honnie de la fumée qui s’accroche à moi. Ils ont tué. Encore. Un de leurs semblables. Un animal vénérable, aussi noueux qu’un cep de vigne, aussi noir de poil qu’ils sont blonds, la peau tachetée de pigments minéraux. Il est resté très droit tandis que l’être à la lune tranchante brandissait le poing et attisait la fureur de la meute. Il n’a pas gémi quand son sang a coulé. Ils l’ont poussé brutalement et il est tombé, lentement, si lentement, au fond du puits. Son corps est allé rejoindre les autres. L’horreur et la répulsion m’ont envahi de nouveau. Et puis la colère comme une flamme ardente. Ces animaux ne font pas partie de moi. Ils n’obéissent pas à nos lois. La rage m’envahit, mon fût tremble. Imperceptiblement, mes branches se tendent vers mon ennemi qui, les pupilles dilatées, la gueule entrouverte, se délecte de la mort. Je découvre la haine.

Le temps se dilate de plus en plus. Longues nuits lugubres et mornes journées qui n’étaient pour moi que clignotement. Insectes bourdonnants, trop prompts pour que j’en connusse autrefois l’existence. Des chants barbares résonnent dans la forêt qu’empuantit encore la fumée des brasiers. Mes racines aspirent à contrecoeur l’immonde liquide cramoisi qui gorge l’humus. Ce flot impie se répand dans chacune de mes cellules. Me corrompt. Tourment. Chaque mort, chaque cri me revient sans cesse, me hante. Affliction. Les oiseaux, les cerfs ont fui. L’harmonie si précieuse s’est rompue.

Mon ennemi est là. Comment l’étoffe qui le vêt peut-elle être si blanche ? Les autres se prosternent. Deux brutes amènent la victime. Grondement sourd de la foule, semblable à l’orage. On la pousse, on la tire, jusqu’au bord du puits. C’est une femelle à peine sortie de l’enfance, aux longues boucles blondes, aux yeux écarquillés de chouette. Une senteur de miel et de chèvrefeuille monte de son corps gracile, couvrant un instant les relents âcres des feux. Elle halète. Elle sait qu’elle va mourir. La meute vomit son fiel, impatiente de jouir du carnage. Ô Déesse, empêche-les de la tuer ! La lune d’or jette un éclat sinistre et se tend vers la gorge innocente. Non ! Cela ne se peut ! La lame s’est abattue sur le vide. La petite femelle a échappé à ses bourreaux et s’est jetée contre mon corps. Les deux brutes se rapprochent, une lueur malsaine dans le regard. Mon ennemi s’avance lui aussi, montrant les dents en un rictus carnassier. L’enfant cherche en vain une issue, une cachette. Elle se presse contre mon écorce comme si elle voulait s’y fondre. Ils la saisissent par la chevelure. Elle jette un cri strident. Laissez-la ! La sève rouge tourbillonne dans mon corps. M’envahit. La Brume exsude du sol, bleutée. Ses filaments s’entortillent autour de mes racines. Elle m’enveloppe, dépose des perles scintillantes sur mes feuilles. La sève rouge bat dans mes veines. La lune se pose sur le cou de l’enfant. L’instant se fige. La Brume recouvre toute la clairière. La magie souffle des bourrasques iridescentes. L’Autre Monde est là et la réalité bascule. La horde commence à disparaitre, comme si elle s’éloignait. Une goutte écarlate perle sur la peau de l’enfant. Un courroux aveugle balaie ma conscience. Rouge ! Je ne vois plus que ce rouge ! Dans un craquement gigantesque, mes branches se sont refermées sur la petite femelle. Ne la touche pas, monstre ! Le choc l’a jeté en arrière. Il titube et des bulles sanglantes se forment au coin de ses lèvres. Un rameau lui a percé le coeur. Il trébuche au ralenti et bascule dans le puits. Cris d’effroi qui résonnent. Chute interminable puis un bruit mou quand il heurte les charognes, au fond.

La clairière a disparu. La Brume s’est refermée sur nous, nous emportant. L’air est différent ici. Scintillant. Pur. Le silence est total. Des lucioles dansent autour de moi. L’enfant laisse échapper un profond soupir. Je déplie mes branches, souillées à jamais par la sève rouge.

Est', le sang est la vie et j'en ferai la mienne !


  
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Réponses à ce message :
3 Sur un arbre, perché, se tenait un faux mage! - Maedhros (Lun 29 avr 2013 à 20:31)
       4 Merci pour ta lecture ! - Estellanara (Mar 30 avr 2013 à 08:57)
3 Commentaire Estellanara, exercice n°100 - Narwa Roquen (Dim 21 avr 2013 à 15:37)
       4 Merci pour ta lecture ! - Estellanara (Lun 22 avr 2013 à 14:07)


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