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 WA, exercice n° 122 Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 27 juin 2013 à 21:42:55
2013, l'année de la patience... Et ce sera la patience qui sera au centre de cet exercice; amour, vengeance, éducation, apprentissage, stratégie, ce ne sont pas les occasions qui manqueront à vos héros pour faire preuve de cette qualité qui , dit-on, n'est pas l'apanage de la jeunesse, mais se marie aisément à tous les genres.
Et pour compléter le challenge, je vous propose de vous concentrer sur la ponctuation. Je souhaite voir apparaître dans votre texte, au moins une fois, un point-virgule, des parenthèses, des tirets, un point d'exclamation, un point d'interrogation, des guillemets, des points de suspension... Ca ne devrait pas être trop difficile.
C'est l'été, au moins sur le calendrier, et vous allez sûrement faire un break, loin de la WA, des points-virgules et de la concordance des temps. Et vous aurez bien raison! Aussi nous retrouverons-nous le jeudi 5 septembre, pour que chacun ait le temps de participer, avant ou après ses vacances. Emportez avec vous de bons livres, n'hésitez pas à nous faire profiter de vos coups de coeur littéraires, et si l'envie vous prenait de participer à d'anciens exercices, ne vous en privez pas! Je serai à portée d'ordi tout l'été...
Reposez-vous bien, et rendez-vous à la rentrée pour de nouveaux défis!
Narwa Roquen,


  
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Réponses à ce message :
Maedhros  Ecrire à Maedhros

2013-09-02 22:33:49 

 WA - Participation exercice n°122 - part IDétails
Bon, ce fut une histoire avec sa propre histoire. J'espère que vous aurez la patience d'aller jusqu'au bout!

Bon, je crois que j'ai atteint la capacité maximale de l'espace alloué au texte...Je divise en 2.

Pour commencer, la bande-son


LA PROFONDEUR DE CHAMP

Prologue


Je suis arrivé ce matin, même si, quand tu liras ces lignes, le temps aura coulé. Mais, en cette belle matinée, l'atmosphère est si transparente qu'elle a chassé au loin mes sombres pensées. Jamais je n'ai ressenti une telle sérénité. L'émotion m'a submergé quand le chalet est apparu au détour du chemin, accroché à la montagne. En contrebas, la vallée était noyée dans l'ombre, un spectacle inoubliable. C'est ici que tout a commencé, voici bien des années. C’est ici que tout finit.

Aujourd'hui, je sais pourquoi je suis revenu. La décision s'est imposée à moi sous le soleil écrasant de la Macédoine. Je me rappelle le bleu radiant du ciel, le blanc apaisant des maisons qui repoussait la fournaise. Et le rouge. Ce rouge qui ensanglantait le paysage de carte postale. Le rouge. Trop de rouge. Je n'ai jamais aimé le rouge. Il avance toujours. Il envahit, se répand, sature. Il me dégoûte. J'ai vu trop de sang. Alors, il a bien fallu que je me rende à l'évidence. J'avais atteint le bout du chemin, mon terminus au terme d'un très long voyage intérieur.

Alors, pour toi, toi que je ne connais pas, je vais écrire mon histoire. J'écrirai sans m'interrompre. Je vais coucher dans ce cahier d'écolier, la chaîne des évènements qui m'a guidé jusqu'ici. Mon Odyssée personnelle en quelque sorte. Quand tu auras terminé, ne cherche pas le mot "FIN". Il n’y en aura pas. Tu comprendras plus tard. Mon enfant, toi que je n'ai pas connu, ces lignes renferment une clé mais la trouver ne sera pas chose aisée. Personnellement, j'ai mis plus de trente ans pour y parvenir, après bien des détours inutiles et des impasses stériles, alors ne renonce pas. N’aies pas peur de regarder au plus profond de toi. Voilà, je l'ai écrit et je ne peux plus revenir en arrière. La profondeur. Là réside le mystère. Garde précieusement à l'esprit que je t'aime et que jamais je n'ai cessé de t'aimer. Je n'ai pas réussi à tenir la promesse que j’avais faite à la femme qui est ta mère. Je le regrette tous les jours depuis que je l’ai quittée mais c'était inévitable. Ce n'est pas sa faute, il faut que tu le saches. C'est la mienne. Uniquement la mienne. Elle m'aimait de tout son être, et elle fut le plus beau cadeau que ce vieux monde m'a jamais offert. Hélas, je ne suis pas Ulysse et aucune de mes îles ne s'appelait Ithaque. Le palais est resté vide et froid. Celle qui m'attendait pour me présenter mon fils, l'a fait en vain.

Ma mémoire a libéré des flots de souvenirs si précis et si vivants que j'ai l'impression de les revivre à chaque instant. Je me souviens de chaque détail, de chaque parole et de chaque sentiment avec une acuité étonnante. Parfaitement nets. Aucun flou. Suis-je donc au seuil de la mort, s’il est vrai qu'on y voit toute sa vie défiler devant soi? Mais je ne vais pas mourir, mon fils. Pas de cette façon. Les mots viennent sans effort, ils se pressent sous ma plume. Il me faut presque les retenir.

Alors, lis avec attention, mon fils. Que les mots éveillent en toi ce qui a grandi en moi et qui, à présent, scelle mon destin.

I


J'avais seize ans. L'âge où les adolescents sont tiraillés par des forces contradictoires qu'ils ne comprennent pas toujours. J'étais égaré. Je ne foutais plus rien au lycée et mes professeurs se désespéraient de moi. Laissé à mes démons, j'avais fugué à plusieurs reprises. La dernière fois, le juge avait sévèrement tancé ma mère en l’avertissant des conséquences si je récidivais une fois de plus.

C'est ainsi que je descendis d'un TGV à Bourg Saint Maurice. C'était déjà l'automne. Les Alpes en cette saison arborent une livrée rutilante où les fauves et les rouges flamboient parmi les feuillages persistants. Mais à l'époque, j'avais une capuche baissée sur le front et un énorme casque hifi vissé sur mes oreilles déversait une musique criarde aux basses tonitruantes. Et surtout, j'avais la haine de me retrouver sur ce quai gris et désert, avec ma mère, au beau milieu de nulle part. J'étais oppressé par un horizon trop haut et trop grand pour moi. Confusément, tout était trop vaste, trop pur, trop calme. J'avais l'impression de venir perdre mon temps. M’enterrer. Paris était loin. Mes amis aussi. Heureusement, il y avait mon fidèle Iphone. .

Le front appuyé contre la vitre du taxi qui nous emmenait vers notre destination finale, je lorgnais vers les montagnes. Je crois bien qu'en cet instant, je les détestais. Non, je détestais tout l'univers. J’étais insensible à la beauté de cette nature.

Nous traversâmes plusieurs villages où les chalets remplacèrent peu à peu les maisons austères de pierre grise, aux toits recouverts d’ardoises. La route s'élevait régulièrement. Bercé par les paysages immobiles, je n'entendais presque plus le rap rageur ânonné par un chanteur excédé. Je somnolais à moitié dans un silence ouaté et je perdis la notion du temps. Le soleil ne bougeait pas dans le ciel.

Puis, le taxi s'engagea sur une route plus étroite qui gravissait le flanc de la montagne, lacet après lacet. Le chauffeur dut ralentir. Les panneaux indicateurs avaient disparu. Le fond de la vallée encaissée était à une distance vertigineuse tandis que nous nous rapprochions des nuages.

Nous roulions depuis un assez long moment quand un col se dessina au-dessus de nous. J’en distinguai l'arrondi qui annonçait la ligne de partage des eaux. Mais avant de l'atteindre, le taxi quitta la petite route pour bifurquer dans un étroit chemin de terre battue à peine carrossable, qui s'enfonçait dans une forêt de conifères. Une lumière mordorée glissait entre les arbres, étendant ses voiles impalpables où dansaient mille reflets entre lesquels nous nous faufilions. Ma mère paraissait tendue à côté de moi, une expression indéchiffrable sur le visage. Cette expression la rendait presque enfantine. Sa joue rosissait et ses mains semblaient lutter l'une contre l'autre. Sa respiration était rapide, comme si elle manquait d’air.

Je ne connaissais pas ce grand-père. Mon père avait disparu quand j’étais encore au berceau. Il était officier à bord d’un navire au long cours de la marine marchande. Il avait basculé par-dessus bord au beau milieu de l’océan. Je n’avais pas réussi à ressentir le moindre sentiment filial à l’égard de ce père absent. Bien sûr, il m’avait manqué, comme les pères manquent à leurs enfants, j’imagine. Pour apprendre à faire du vélo, pour jouer au train électrique, ce genre de besoins qui naissent quand on parle avec les copains, dans les petites classes. Je m’étais réfugié derrière une barrière intérieure qui me protégea de ces instants chagrins. J’ai dû trop bien faire car petit à petit, la place de ce père se dilua et je me retrouvai face à face avec ma mère.

Elle ne me parla jamais vraiment de lui. Dans l’album de famille étaient consciencieusement rangées des photographies mutilées à grands coups de ciseaux. On y voyait ma mère, souriante, heureuse et un fantôme blanc à ses côtés. Quelques fois, une main était visible sur son épaule, comme celle de la famille Adams. Aucune trace non plus dans les répertoires de l’ordinateur où elle stockait les images numériques.

Ce grand-père paternel n’était jamais venu nous rendre visite. Ma mère ne s’en était cependant pas plainte une seule fois. Elle n’avait manifesté, à aucun moment, une quelconque volonté de changer cet état de fait. Je recevais régulièrement des cadeaux pour les occasions consacrées : anniversaires, Noël ou étrennes. J’ai su indirectement qu’il subvenait discrètement aux charges du foyer mais ma mère ne fit aucun commentaire à ce sujet.

Aujourd’hui, on me traînait à lui sur injonction judiciaire. Je partais donc au bagne situé non de l’autre côté de l’océan mais au coeur des Alpes. C’était tout aussi loin à mes yeux. Je n'avais rien demandé mais je n'avais pas eu le choix. On m’imposait ce séjour quasi pénitentiaire chez un vieil ours qui ne s’était jamais donné la peine de s’enquérir de son petit-fils. Aussi je rongeais mon frein en silence, bien décidé à ne pas me laisser faire, quoi qu'il puisse m’en coûter.

Puis le chemin émergea de la forêt, et la lumière nous enveloppa si brutalement que je dus fermer les yeux une seconde. Quand je les rouvris, le ciel, d'un bleu profond et minéral, était si près que j'aurais pu le toucher en tendant simplement le bras. Les montagnes nous entouraient de toutes parts; leurs sommets scintillaient comme autant de miroirs polis.

Un chalet de bois au ton chaud était posé sur la prairie verdoyante. Pour moi, un chalet était alors le summum de la ringardise. La maison de péquenots à l'accent traînant. Celui-ci en était l’archétype. Construit en lourds madriers de bois clair, il avait le toit évidemment en saillie, orné d'un pignon décoratif. Des poutres apparentes soutenaient le toit en pente où des bardeaux ne retenaient que le vide en cette saison. Les fenêtres étaient assez grandes, encadrées par leurs volets caractéristiques. Au premier étage, un balcon propret supportait plusieurs jardinières d'où débordaient des flots de fleurs multicolores. Je m'attendais à voir sortir Bilbo avec sa pipe au coin des lèvres et ses pantalons à bretelles. Il n'aurait pas détoné dans ce décor bucolique. Je faillis le dire à ma mère mais elle aurait soupiré en haussant les épaules.

Quand le taxi s'immobilisa, un homme jaillit du chalet. Ce fut la première image de celui qui changea à jamais le cours de ma vie. Il était grand, très grand. Presqu'aussi grand que moi! Il ne correspondait pas à l'image que je me faisais de lui. Il avait une carrure athlétique et un pas élastique. Un sportif en plus! Il s'avança rapidement vers nous, s'arrêtant à deux pas :

"Tu vas bien, Michel?" se contenta-t-il de lancer au chauffeur.

"Le mieux du monde, Edmond!" répondit celui-ci.

"Veuillez vous occuper des bagages et attendez-moi, voulez-vous? dit ma mère au taxi. Je repars tout de suite!"

Nous sommes restés tous les trois un instant sans rien dire, sans esquisser le moindre geste. Ce temps suspendu me permit de découvrir un peu plus l'homme avec lequel je me préparais à passer près d'une année entière de mon existence, loin de tout ce qui, à mes yeux, constituait la civilisation.

Il avait un visage très lumineux. Ce n'est sans doute pas ce que je pensai alors mais c’est ainsi qu’il est gravé dans mon souvenir; un visage ouvert et rieur, où le temps avait laissé une empreinte discrète. De fines pattes d'oie lui griffaient le coin des yeux et des rides marquaient légèrement son front puissant. Pourtant, il ne me parut pas aussi âgé qu’un grand-père aurait dû l’être. Ses yeux, surtout, étaient assez déroutants; deux puits de lumière pâle d'où émanait une grande sagesse. Je me souviens qu'après cet examen, je m’étais forgé cependant une conviction bien différente. Il ne m’attraperait pas avec une poignée de sel et quelques paroles frappées au coin du bon sens. Ne t'ai-je pas dit que j'étais alors un adolescent rebelle dans toute sa splendeur ? Un adolescent qui se préparait pour un combat de boxe intergénérationnel.

"Bonjour Stella!" commença-t-il de la plus mauvaise des façons.

Car Stella n'a jamais été le prénom de ma mère. Elle s’appelait Juliette. Elle m'avait expliqué que ses parents l'avaient baptisée ainsi en hommage à une chanteuse célèbre de Saint-Germain des Prés. Pourquoi Stella?

Alors que je m’attendais à ce qu’elle réponde avec ce ton cinglant, qui claquait comme un fouet, qu’elle utilisait quand je dépassais les bornes, elle se contenta de tressaillir. Et ce fut tout. Stella. Etoile.

"Bonjour Edmond, répondit-elle, merci d'avoir accepté de..."

"Ne me remercie pas! Tu as très bien fait. Tu as toujours bien agi. Mais tu ne restes pas?" dit Edmond, s’apercevant que le compte des valises n’y était pas.

"Non, j'ai des choses à régler à Paris. Des choses qui ne peuvent attendre. Le boulot, vous comprenez?"

"Bien sûr, Stella! Je comprends!"

Dans la voix d'Edmond, aucun accent de reproche ou de regret. Il prenait acte de la décision de ma mère. Puis il fit une chose qui m'étonna. Il l’étreignit tendrement et ils restèrent ainsi peut-être cinq secondes mais quand ma mère se désunit de lui, je lus dans ses yeux un chagrin insondable, comme si un passé jamais enterré la hantait encore. Elle me serra ensuite dans ses bras en me murmurant à l'oreille :

"Pense à moi et ne fais pas de bêtises, Raphaël! C'est la dernière chance qui t'est accordée. Alors ne la gaspille pas!"

Elle se détacha de moi brusquement. Elle fit un simple signe de tête à Edmond et s'engouffra dans le taxi. Quand celui-ci repartit vers les arbres, elle sortit son bras par la portière et l'agita une ou deux fois. Ce fut ainsi que ma mère me laissa seul avec un inconnu. Dans le maelstrom qui faisait rage sous mon crâne, une question éclipsa tout le reste.

Est-ce que je ressemblais à cet homme debout à côté de moi?

"Allons rentrons!"

Il empoigna sacs et valises et je le suivis jusqu'au chalet, traînant des pieds, une boule coincée au fond de la gorge. J'étais seul en terre étrangère. En territoire ennemi?

II


Je ne vais pas t'imposer l'épreuve de te décrire par le menu les mois que je vécus ici, dans les Alpes. Je ne suis pas un écrivain, encore moins un romancier. Le temps me manque, le temps me presse, j'ai hâte... tellement hâte. Une partie de moi a déjà quitté ce monde, mon enfant. Chaque minute de plus ici, me retarde là-bas. Tu comprendras toi aussi quand le moment viendra.

Les premiers jours, les premières semaines furent houleuses et riches en confrontations épiques. Je refusais de baisser ma garde. Je passai même une nuit entière à la belle étoile, buté et colérique. Mais ce ne fut rien à côté du désespoir qui m'envahit quand je m'aperçus avec effroi que le réseau ne passait pas. Un cône de silence me coupait du reste du monde. Plus de message de mes amis. Plus de lien avec la civilisation. J'étais repoussé à l'extérieur des réseaux communautaires. Les icônes ne s'ouvraient plus sur l'écran. Je maudis cet endroit déshérité. J'arpentai à grands pas les champs qui ondulaient lentement, mon Iphone de dernière génération à bout de bras. Rien à faire. Pas de réseau, ne cessait d'affirmer le génie dans la boîte. Pas de réseau, se moquait-il de moi. Pas moyen d'ouvrir une brèche dans le mur de solitude. Pas moyen d'éviter le sevrage sauf à rejoindre le plus proche village. A plusieurs heures de marche. Autant dire de l'autre côté de l'Univers.

Edmond, que je voulais pas appeler grand-père ou autre fadaise de ce style, semblait imperméable à mon humeur massacrante. Il était d'une patience qui m'exaspérait plus encore, toujours souriant, toujours prévenant, toujours aimable. A midi, il laissait mon assiette sur la nappe et le plat près du micro-onde. Le soir, il s'installait devant l'âtre. Il ouvrait un bouquin tiré d’une imposante bibliothèque. Un ouvrage scientifique généralement. J'oubliais! Il n'y avait pas non plus de télévision. Normal. Moi, pour le narguer, je me vautrais dans le canapé, le casque sur les oreilles. Heureusement, j'avais emporté toute ma discothèque dans l’Ipod. J'avais de quoi tenir une éternité et devenir plus sourd que Beethoven. Bref, nous nous jaugions prudemment. La distribution des rôles avait été rapide. J'étais l'impulsif. Il jouait le vieux sage. Ce n'était pas encore l'hiver.

Une fois par semaine, il descendait au village pour le ravitaillement. Il faisait tourner le moteur de la vieille Jeep plus que nécessaire. Il ne fallait être grand clerc pour comprendre qu'il m'attendait. Il espérait que je fisse le premier pas. Mais, me faisant violence, je résistais héroïquement à cette sirène mécanique en livrée militaire. Je restais stoïquement les mains dans les poches, debout sous le porche. Alors, au bout d'un moment, il me faisait un grand signe de la main et la Jeep s'éloignait en cahotant vers les arbres. Je restais seul. Seul, oui, mais victorieux sur le champ de bataille. Il ne m'avait pas encore apprivoisé.

Il me faut reconnaître aujourd'hui que cela m'a coûté. L'euphorie grisante dure rarement longtemps.

Toutefois, les vacances tirèrent à leur fin. La rentrée approchait. Pour moi, c'était synonyme de reprise des cours par correspondance. Comment ce grand-père indigne allait se débrouiller de tout ça? J'étais curieux de voir comment il allait s'y prendre. A Paris, les profs avaient usé de tous les stratagèmes pour m'attirer vers eux. Peine perdue. C'étaient pourtant eux les spécialistes, non? Alors je donnais peu de chances à Edmond.

Je ne vis rien venir. Son approche masquée me désorienta totalement. Elle surprit mes défenses et je compris un peu mieux la déconvenue de ces brillants généraux s'apercevant que leurs ennemis avaient tout bonnement refusé de se conformer aux plans élaborés pour eux. Ce fut imprévisible et imparable.

Un matin, je me levai, aussi revêche qu'à l'ordinaire. Invisible, Edmond vaquait quelque part dans le chalet. Je n'entendais aucun bruit. Sur la nappe cirée, près du bol et du paquet de biscottes, il y avait une photo. Un tirage papier 15x10, comme ceux qui remplissaient les albums de ma mère. Je le pris entre les mains. C'était un paysage du coin. Des montagnes formaient l'arrière-plan plongé dans le flou sur lequel se détachait une fleur qui surgissait entre les racines d’une vieille souche aux formes tourmentées. Le plus curieux, c'était qu'elle était en noir et blanc. En noir et blanc! Autant dire qu'à mes yeux, cette photo était dénuée de tout intérêt. Qui pouvait encore faire ce genre de vieillerie, sinon un Hibernatus alpin? Je la repoussai et versai le lait chaud dans le bol.

A cet instant, Edmond pénétra dans la cuisine. Il s'assit juste en face. Son regard glissa de la photo vers moi mais ses yeux demeurèrent énigmatiques. Je soutins son regard et, effrontément, je bus une longue gorgée du breuvage brûlant. Il sourit. Je savais bien pourquoi ! Un enfer embrasait mon oesophage.

"Bon, ça va mieux? "demanda-t-il d'un ton compatissant.

Je passai mon tour, incapable de prononcer une seule syllabe.

"Tu as remarqué la photo?"

Il ne me laissa pas le temps de répondre.

"Je te propose un marché. Honnête. Aujourd'hui, tu vas aller faire un tour et tu photographieras trois sujets de ton choix. Trois, pas un de plus. D'accord?"

"Tu as parlé d'un marché. Qu'est-ce que j'y gagne, moi?" rétorquai-je, sur la défensive.

Edmond me dévisagea sans rien dire. J'avais l'impression de m'être fait rouler, mais je n'arrivais pas à savoir comment!

"Eh bien, dans les limites imposées par la loi, tu décideras toi-même de la contrepartie. Cela te convient?"

"Tout ce que Je veux?" avançai-je avec prudence.

"Pour une journée et si cela n’est irréalisable ou interdit. Par exemple, t'amener à la gare de Bourg... te réserver une chambre d’hôtel... faire installer l’ADSL ou le satellite, tu vois, ce genre de choses!"

Je soupesai le pour et le contre. A l’époque je l'ignorais bien sûr, mais Edmond avait patienté, attendant le bon moment. Ma résolution se lézardait. A seize ans, on se croit un homme alors que rien n'est moins vrai. La solitude et le silence commençaient de me peser. Ou alors c'était les premiers signes que le sevrage de mon addiction avec ma tribu, avec Paris, touchait à son terme. Et puis Edmond avait fini par faire partie du décor. Il m'était devenu étonnamment familier. Quelque part, je lui savais gré de ne pas avoir brusqué les choses. Il avait agi avec prudence et ténacité, éveillant tout doucement une curiosité que je refusais encore de reconnaître. Ce matin-là fut le premier pas. Il y en eut bien d'autres.

"Tu n'as pas besoin d'un appareil photo?" reprit Edmond.

"J'ai mon Iphone. Il fait de super clichés. T'inquiète pas!"

Il fit une moue circonspecte mais ne répondit pas. D'un coup, j'avais un but. Un élan nouveau me poussait en avant. Il faisait beau et c'était prometteur. Quand je redescendis pour sortir du chalet, il me tendit un petit sac-à-dos.

"Tiens, prends ça. Je t'ai préparé un casse-croûte, trois fois rien, si jamais tu ne vois pas le temps passer. Il y a une gourde aussi."

III


Quelques minutes plus tard, bien décidé à relever le défi, je m’élançai sur le sentier qui partait derrière le chalet. Le jour n’était pas bien vieux et les ombres s’allongeaient encore sur les versants de la vallée. Le soleil matinal jouait avec les nuages qui dérivaient vers les sommets.

Il avait dit trois clichés. Je réfrénai mon envie de mitrailler à tout va. A cette époque, j’ignorais tout de la composition photographique mais j’étais certain que mon Iphone, pur joyau de dernière génération, doté des technologies les plus pointues, allait facilement compenser mes petits défauts de débutant. Trois clichés, j’étais confiant ! Mon mur sur Facebook était couvert de photos que mes amis venaient nombreux admirer. Je n’avais qu’à cadrer et les processeurs feraient des miracles. Juste cadrer. Telles étaient les pensées qui traversaient mon esprit au fur et à mesure que j’approchais de la lisière de la forêt d’altitude.

C’est à ce moment que, vois-tu, un doute passa sur mes certitudes, comme un gros nuage assombrissant la lumière d’une belle matinée d’automne. Alors que, devant moi, les cimes enneigées étincelaient sous le soleil, les alpages formaient des aplats de tendres verts et la vallée surgissait peu à peu du brouillard matinal, je ne voyais rien qui, à mes yeux, pouvait offrir le moindre intérêt. Ce n’était que de vulgaires paysages. Certes, les couleurs composaient une palette qui aurait pu faire les délices d’une publicité pour écran LCD haute définition, mais, mince, ce n’était qu’un paysage de montagne. Trois clichés.

Après avoir navigué dans les menus pour sélectionner les meilleurs réglages disponibles, je pointai la cellule de mon Iphone vers différents sujets. J’essayai de faire rentrer un maximum de choses dans l’écran.

Un bouquet de fleurs myosotis éparpillées sur un parterre de hautes fougères, un arbre tordu et penché au-dessus du vide, l’ombre menaçante d’un éperon rocheux sur un champ de neige aveuglante, les volutes de brume s’enroulant au-dessus du clocher niché au creux de la vallée. Trois clichés! Comment saurait-il que j’en avais pris beaucoup plus ? Je n’avais qu’à éliminer les moins belles à la fin de la séance. Trois clichés ! Il me sembla que j’en avais déjà une bonne dizaine qui aurait fait pâlir de jalousie Yann Arthus-Bertrand lui-même !

Je poursuivis ma marche. En me retournant vers mon point de départ, le chalet me parut minuscule. Vif comme l’éclair, un lapin jaillit juste devant moi pour plonger dans les buissons qui bordaient le chemin. A la volée, je le fusillai d’une courte rafale. En regardant le résultat, la meilleure prise dévoilait une touffe de poils blancs noyée dans le flou.

Je ne m’aperçus pas du temps qui passait, tournant sans arrêt la tête de tout côté pour ne pas rater la photo du siècle. Puis je commençai à ressentir les effets conjugués de l’échauffement de cette marche en plein soleil, de l’altitude où l’air se raréfiait, et de la fatigue qui alourdissait peu à peu mes mollets. Je m’assis sur une grosse pierre posée au bord du chemin et je tirai du sac la gourde et un sandwich. Il y avait aussi un étonnant chapeau sombre à large bord, qui possédait une calotte assez haute en feutre laine. Je sus plus tard qu’il s’agissait du fameux Jacou, le chapeau traditionnel de Savoie. Comme tu peux aisément l’imaginer, je n’étais pas encore prêt à m’affubler de ce couvre-chef très rural!

En revanche, le breuvage doux-amer que contenait la gourde me désaltéra rapidement. Très frais, il avait le goût prononcé du café auquel se mariaient des parfums d’agrumes. Orange et citron. Il laissait en bouche un soupçon d’alcool pas désagréable. Un alcool différent de ceux que je connaissais : vodka, whisky et pastis. Ce que je peux dire, c’est qu’après en avoir bu une bonne lampée, je me sentis tout revigoré. Je crois bien que l’idée de pousser jusqu’au sommet de l’Aiguille des Glaciers, qui se dressait dans le lointain, ne m’aurait pas effrayé! Le saucisson qui garnissait le sandwich avait un goût succulent et la croûte blonde et finement craquante du pain cachait une mie savoureuse et légère! Je n’en laissai pas une miette.

Rassasié, j’envisageai différemment le paysage qui m’entourait. Comme si, tu vois, ce déjeuner frugal m’avait, en quelque sorte, mis à l’unisson de la nature qui m’entourait. Ajusté à elle.

Peu de temps après la reprise de la marche, le chemin tourna autour d’un épaulement et je me retrouvai dans un paysage tout à fait étranger. Un petit torrent lymphatique se frayait un passage entre les rocailles, filait sous le sentier en empruntant une sorte de grossière canalisation, et continuait son périple de l’autre côté. La lumière jouait avec l’eau en mouvement autour des pierres qui contrariaient son écoulement. Je visai soigneusement pour en saisir tous les détails, tout en variant les angles de vue.

Je parvins peu après sur une sorte de plateau où s’étendait une forêt. Le chemin se perdait entre les troncs de pins arolles et d’épicéas, dans une semi-obscurité verdâtre. Je ne m’y connaissais pas en arbres, mais ceux-ci me parurent magnifiques. Je les pris bien sûr en photo avant de m’engager sous leur ramure. A peine avais-je fait un pas, qu’un silence de cathédrale fit taire en un instant les mille bavardages qui s’échangeaient à l’abri des regards. D’un coup, le ciel disparut derrière les branchages étroitement serrés. Seul le crissement des aiguilles se brisant sous mes semelles, cadençait ma progression. J’avais l’impression de me promener au sein d’une illusion où mes sens étaient incapables de se repérer. La lumière devint uniforme et monotone, le soleil, invisible. S’il n’y avait pas eu le sentier, je crois que j’aurais pu me perdre. Pourtant, je ne me rappelle pas avoir eu la moindre crainte. C’était une impression nouvelle et intéressante. Les fûts des arbres, droits et fiers, s’élançaient à une grande hauteur. Cette forêt semblait... entretenue par des jardiniers consciencieux. Je pris régulièrement des photos, chaque pas révélant des facettes inédites qui attiraient mes regards. Mais tout cela n’était rien en comparaison des arbres majestueux qui se dressaient au centre de la clairière.

Ils ne pouvaient être confondus avec ceux qui les entouraient. A l’époque, j’étais incapable de distinguer un épicéa d’un pin arolle. Je ne voyais que des sapins, tout juste bons à supporter boules multicolores et autres guirlandes lumineuses.

Les arbres que je contemplais étaient différents. Sur leurs troncs, imposants et d’un gris soutenu, de profondes crevasses délimitaient de larges plaques dans l’écorce épaisse. Au milieu des épicéas et des pins au feuillage persistant, leurs aiguilles flamboyaient comme si elles avaient été trempées dans un bain d’or cuivré et une lumière rousse ruisselait entre les branches. C’étaient deux mélèzes, comme je l’appris plus tard, deux chênes des montagnes.

A quelques mètres du sol, leurs ports coniques se rejoignaient, s’enchevêtraient jusqu’à ne former qu’une seule ramure. Leurs branches les plus basses s’arrondissaient en une arche naturelle qui enjambait un parterre de gentianes à la belle robe bleue. Il ne pouvait s’agir de l’oeuvre de la Nature. L’ordonnancement était trop parfait, trop harmonieux, trop symbolique ! J’avais l’impression de me tenir devant un arc de triomphe végétal, un portique laissé là par une civilisation disparue. Des Celtes? Mais j’ignorais tout de la bataille qu’il célébrait et du général qui avait triomphé.

Je pris de nombreux clichés de cet endroit extraordinaire et les mélèzes, bien sûr, y figurèrent en bonne place.

Quand je surgis de la lisière de la forêt, le jour commençait de décliner. Le soleil s’abaissait derrière la ligne de crête, à l’ouest. Dans la lumière qui faiblissait, le gris vespéral se mêlait à l’or patiné. J’étais assez content de moi et je marchai d’un bon pas pour regagner le chalet. Edmond avait dit trois clichés. J’aurais l’embarras du choix. Cela serait bien le diable si, parmi les dizaines de vues que j’avais glanées depuis le matin, il n'y en avait pas trois de classe exceptionnelle!

IV


Edmond s'assit devant l'Ipad posé sur la table. Il étudia longuement et en silence chaque image. J'étais fier de moi. Les couleurs étaient claquantes et fidèles. Aucun flou de bougé n'affligeait la définition des sujets. J'observai Edmond. Il scruta mes exploits avec une telle concentration qu'un pli se forma sur son front, sous ses mèches blanches. Il semblait rechercher quelque chose, en tout cas, c'est ainsi que je le ressentis. Il ressemblait à Horacio Caine, perplexe, sur la scène d'un crime. Il arborait ce même air, mi-figue mi-raisin. Il passait sans cesse de l'une à l'autre.

Enfin, il s’arrêta sur la dernière photo. Celle que j'avais prise dans la clairière. Le portique végétal avec ses ombres et ses taches de couleur. Il s'approcha tout près de l'écran. J'eus le malheur d'intervenir :

"Heu... tu peux agrandir l'image... je te montre..."

J'approchai une main mais il la repoussa. Il secoua la tête sans me regarder:

"Pas besoin de zoomer... en plus, cela ne ferait que grossir les pixels et on perdrait en résolution!"

"Oh, le capteur de mon Iphone fait 8 méga-pixels!"

La réponse d'Edmond fusa, me renvoyant à mes chères études :

"Ton joujou high-tech prend de belles photos, mais elles sont compressées. Du JPEG sans doute. Par définition, toute compression est destructrice. On perd de l'information. Si encore, il possédait un mode RAW, là peut-être! Mais je ne pense pas que cela existe sur ton appareil, les fichiers images prendraient trop de place. Tu vois, les métadonnées le confirment, c’est bien du JPEG !"

Edmond naviguait sans difficulté dans les menus du logiciel de retouche d’image. Je me renfrognai. Le meilleur appareil photo n’est-il pas celui qu’on a sous la main quand on en a besoin? Edmond poursuivit son examen. Cela dura bien une petite demi-heure supplémentaire. J’étais sur des charbons ardents. Soudain, Edmond se recula sur sa chaise. Il soupira longuement et puis se tourna vers moi.

"C'est pas mal! Mieux que je m'y attendais!" dit-il, d'un ton mesuré. Tu possèdes un regard. Cela se voit mais il est tellement... myope que cela en devient gênant!"

"Comment ça, myope?" répondis-je, un peu vexé par ce compliment singulier.

"Disons que tu sais trouver ton sujet, rétorqua-t-il. Il toucha l'écran. Sur celle-là, j'aime bien la façon dont tu as resserré sur cette crête, cela donne une opposition de couleurs assez dynamique. Mais que vient faire ce nuage à moitié mangé par la bordure? Et puis, tu as laissé des détails inutiles, là, là et là! Sur celle-là, je suis d'accord avec l'angle de vue et j'aime bien l'ombre qui semble planer sur les fleurs. Mais cette tache rouge avance trop et la mise au point aurait gagné à être reculée de quelques centimètres. Ces contours ne seraient pas flous! Cela aurait mieux mis en valeur ces feuilles ici et là ! Enfin, voilà la dernière et je parie que c’est ta préférée ?"

Il avait bien conjecturé. Elle montrait la mystérieuse arche au milieu de la clairière. Je l'avais sélectionnée parmi une dizaine d'autres tirées au même endroit. Je trouvais que j'avais réussi à mettre en valeur les arbres jumeaux. Un large rai de lumière oblique semblait jaillir du coin supérieur de l’image et tombait pile sur le linteau feuillu. Il y avait une symétrie dans la distribution des arbres au second plan qui m'avait paru de très bon aloi. Malgré moi, j'attendais nerveusement son verdict.

"Je connais l'endroit, ce n’est pas à côté ! Donc, tu as dû marcher un bout de temps pour l’atteindre et ça, c'est bien. La photo ne viendra jamais à toi, c'est toi qui dois aller à elle! Sinon sa véritable beauté te demeurera inaccessible ou tu n’en saisiras que le reflet infidèle ! Je suis d’accord avec toi, je pense aussi que c'est la meilleure des trois, et de loin!"

Ces paroles me remplirent de joie. Après les critiques, ces encouragements mirent un baume apaisant sur mon égo froissé. J'étais piégé sans le savoir. La préparation et l'attente sont des qualités qui viennent avec les années. Les jeunes sont impatients. Edmond suivait un plan. Aujourd'hui, je le sais. A l'époque, il avait manoeuvré sans que je ne me doute de quoi que ce soit.

"Cette photo est passionnante parce qu'elle raconte une histoire. Tu as mis dans le cadre tous les éléments qui la composent et elle est née quand tu as appuyé sur le déclencheur. Et ça, tu vois, c'est remarquable. Cette clairière, je l'ai photographiée des centaines de fois. J'en connais chaque recoin, chaque touffe d’herbe, chaque tronc, presque chaque aiguille. Et bien, je n'avais jamais lu cette histoire avant. Et le plus beau, montre-là à dix personnes! Chacune lira une histoire différente. La photographie est une langue universelle que chacun parle à sa manière. Elle raconte des histoires où chaque mot est une émotion, un sentiment, un souvenir! C'est ça, la magie de la photographie. Tu es un conteur né, Raphaël!"

Je bus ses paroles avec délice. Edmond n'avait pas son pareil pour faire partager sa passion. Il me flattait sans doute, c’est l'homme d'aujourd'hui qui parle ainsi. Mais pour un gamin de seize ans en pleine galère comme je l'étais alors, elles ouvraient une merveilleuse route pavée d'or dans la grisaille de l'existence. Je crus ce qu'il me dit en cet fin d'après-midi d'automne finissant.

Mais, rien n'est gratuit, n'est-ce pas? Edmond m'en administra la preuve sans tarder:

"Pourtant, cette histoire que je perçois dans cette image, elle est maladroite, bâtie de guingois, avec des mots utilisés à mauvais escient. Elle est malheureuse. C'est frustrant de sentir son potentiel et de se heurter à ses imperfections. Tu vois, là, cette ligne n'est pas verticale et tout semble déséquilibré. C'est pourtant une ligne de force, une sorte de colonne vertébrale. Et puis là, tu centres beaucoup trop les deux arbres, il fallait choisir. Plus à gauche, cela aurait ouvert cette perspective alors qu’elle se referme au contraire brutalement. Elle paraît coincée! Et toute cette zone, n’est-elle pas un peu vide ? Pourquoi? Je ne comprends pas. Le vide peut naturellement faire partie d'une photographie mais il doit être signifiant. Là, on dirait que tu t'en es débarrassé, ne sachant pas quoi en faire! Du coup, c’est un vide inutile, une zone bâclée. Dommage, car les couleurs et la lumière sont particulièrement bonnes. Enfin, regarde, là!"

Edmond désigna du doigt un endroit un peu sombre, près d'un fourré sous les arbres. Je ne vis pas d’abord pas grand chose. Alors Edmond secoua la tête, en faisant une moue réprobatrice. Puis il mit le pouce et l'index sur l'écran et les écarta pour agrandir l'image.

"Et là?" demanda-t-il.

Je voyais une ombre ramassée sous le taillis, une forme indistincte. Cela pouvait être n'importe quoi. Edmond augmenta le facteur d'agrandissement. La définition de l'image se dégrada sensiblement. Les pixels devenaient visibles, formant de gros pâtés plus ou moins flous. Mais je réussis à distinguer, à deviner plutôt, le museau effilé d'un petit animal, déformé par les aberrations chromatiques. Deux points brillaient au-dessus. Ses yeux. Il y avait une bête tapie dans l'ombre qui m'observait pendant que je prenais la photo! Edmond sourit :

"Tu n'avais rien remarqué, n'est-ce pas? Ca, c'est un défaut majeur. Tu dois maîtriser ton sujet. Rien ne doit échapper à ta vigilance. Dans le cadre, seuls les éléments que tu as voulus, doivent être présents. Un élément étranger apporte confusion et désordre. Il peut réduire à néant tous tes efforts. Certaines photos ne peuvent être refaites facilement. Il n'y aura plus jamais la même lumière, les mêmes couleurs, les mêmes émotions. Tout ça, à cause d'un instant d'inattention. Le photographe accompli est intransigeant avec lui-même. Il donne à voir aux autres uniquement ce que lui veut qu’ils regardent!"

J'étais à la fois content et insatisfait. Edmond se leva pour préparer le repas du soir. Après avoir contemplé une dernière fois mes trois photos, j'éteignis l'Ipad, un goût d'inachevé dans la bouche. Les paroles d'Edmond me trottaient toujours dans la tête.

V


Le dîner fut comme d'habitude silencieux.

Pourtant, pour la première fois depuis mon arrivée, je me sentis proche d'Edmond. Cette journée avait été riche et surprenante. Quelque chose en moi en redemandait. L'adolescent taciturne muait et cela ne me déplut pas, à mon vif étonnement. Bien entendu, je ne consentis pas à faire le premier pas. Ce fut Edmond qui le fit.

"Raphaël, je te propose un autre marché?" dit-il en débarrassant la table.

"Un autre marché?"

"Oui, tu es là parce que tu y es obligé. On m'a confié le soin d'être ton tuteur pendant cette année scolaire que tu vas suivre par correspondance. Alors, je te propose un autre marché équitable. Je vais t'apprendre la photographie et toi, tu vas faire en sorte d'obtenir des notes, sinon brillantes, du moins honorables! Qu'en dis-tu?"

Bien sûr, aujourd'hui, je ne tomberais pas si facilement dans le panneau. Mais hier, je m'y engouffrai comme un détenu de Prison Break face à une porte entrebâillée sur la liberté. J'acceptai et ce fut un soulagement inattendu! A tel point, que j'en oubliai de réclamer ma récompense pour le premier marché.

Tout devint plus simple ensuite, entre nous. Je recevais les cours à la Poste du village, dans la vallée, où je déposais en retour mes devoirs.

Ce fut une période heureuse, peut-être la plus insouciante de mon existence. J'étais libre entre le ciel et la terre, perché sur la montagne. Edmond se révéla un professeur attentionné et plein de ressources. Il me fit découvrir les philosophes grecs et la poésie courtoise à la Cour d'Aquitaine. Ce n'était pas au programme mais il adorait ce genre de digressions. Il empruntait des chemins de traverse qui furent comme des trouées de lumière dans les contrées arides et désolées du programme officiel.

Mes progrès furent rapides et notables. Ma mère avait certes comploté dans mon dos mais je pense qu'Edmond avait tout manigancé depuis le début. J'ai l'impression aujourd'hui qu'elle n’avait fait que suivre une trajectoire tracée depuis longtemps par Edmond; une suite logique de conséquences.

Je travaillais tous les après-midi du lundi au samedi, m'acquittant sérieusement de mes obligations, sans jamais rechigner. Je m'asseyais à la table du salon. Affectée à cette activité, elle se retrouva vite encombrée d’un petit capharnaüm de bouquins, de cahiers et de crayons. Edmond s'installait, quant à lui, dans le petit canapé et ouvrait l’un de ses ouvrages favoris d'astrophysique.

Quand je posais une question, il me répondait sans montrer la moindre impatience, même quand je ne comprenais pas du premier coup. Il devint un véritable précepteur, dans le sens le plus noble du terme. Cela allait au-delà de la simple supervision. Il éclairait le chemin devant moi et les montagnes s'aplanissaient comme par enchantement. Grâce à lui, je progressai chaque jour un peu plus loin que le jour précédent. Il était avare de compliments, de vrais compliments, je veux dire. Je crois que le premier d’entre eux ne daigna sortir de ses lèvres qu’après les fêtes de Noël, tu vois! Et bien, plus de trente ans plus tard, les quelques mots qu'il prononça, résonnent encore dans ma mémoire.

J'ingurgitais la substantifique moelle des manuels académiques. Edmond me surprenait à tout moment par l'étendue de ses connaissances. Il possédait un savoir profond, sage et disponible. Il ne me chapitrait jamais mais s’efforçait sans cesse de trouver l’argument qui emporterait le morceau. Il n'était jamais cassant, jamais sentencieux, jamais phraseur ni dédaigneux. C'était un formidable esprit mathématique et sous sa férule – il avait une façon bien à lui d'expliquer simplement les concepts les plus ardus – je devins, non pas un champion des équations différentielles, mais un honnête disciple. Mes résultats en la matière étonnèrent ma mère et plus encore sans doute, le professeur qui corrigeait mes devoirs.

J'acceptai ce régime intensif parce que chaque matin, il m'enseignait l’art de faire des photos. Il excellait vraiment en ce domaine. Tu verras, cela n'était pas innocent.

Je me souviens que le premier jour, il me demanda si j'avais déjà eu entre les mains un véritable appareil photo et non cet ersatz (dixit Edmond) que constituait l'Iphone. Je lui répondis que je m’étais servi du bridge numérique de ma mère. Volubile, je lui vendis même l'article. C'était un bon appareil, recommandé par de nombreux experts, avec des possibilités étendues, à mi-chemin entre le reflex et le compact.. Son unique commentaire fut un long soupir.

"Oui, c'est certainement un bon appareil. La technologie fait des choses stupéfiantes. Mais as-tu essayé le mode "manuel", en débrayant tous les programmes? As-tu choisi le diaphragme et la vitesse? As-tu vérifié la profondeur de champ? As-tu ajusté la balance des couleurs? As-tu tenté une synchro sur le deuxième rideau ?"

"A quoi cela peut-il servir de connaître ces choses-là? fis-je, iconoclaste. L'appareil se débrouille bien tout seul. Son processeur se charge de choisir les bons paramètres. Moi, je mets en tout automatique et en autofocus. Je me contente de jouer du zoom et de soigner le cadrage!"

"Tu n'as pas entièrement tort! admit Edmond. Finalement, une photo, c'est rien de plus que la combinaison d'une ouverture et d'une vitesse, associée à une mise au point. Mais en laissant la machine accaparer une partie du processus, tu rognes sur tes propres prérogatives. Je sais, aujourd'hui, les photographes les plus réputés ont des boitiers entièrement numériques. Ceux-ci vont plus vite, sont plus fiables et embarquent des processeurs de plus en plus puissants. C'est certain. Mais au bout du compte, la combinaison vitesse / ouverture reste la même. Il n'y a que les cailloux qui sont réellement différents entre le monde professionnel et le monde amateur, s'agissant des reflex !"

"Les cailloux?"

"C'est un terme utilisé pour désigner les objectifs! Tu disais que le bridge maternel possède un zoom qui va du grand-angle au téléobjectif, c'est bien ça?"

"Oui. Son range (je voulais faire sérieux, très geek!) est impressionnant! Il s’étend du 24 mm, un très grand angle, jusqu'au 560 mm, un super télé ! En plus, il est doté d’un stabilisateur optique et d’une motorisation ultra-rapide! Sans parler du zoom numérique qui pousse jusqu'à 1000 mm!"

Edmond écouta sans broncher. Il posa simplement la question qui tue:

"Et tu peux me dire à quel diaphragme il ouvre aux deux extrémités de la plage d'utilisation, ton zoom de la mort?"

Je restai coi. En bon geek, je maîtrisais mon environnement technologique, mais jusqu'à un certain point. Au-delà, je perdais pied. Là, l'eau me montait déjà jusqu'au menton. Un pas de plus et je buvais la tasse.

"Heu.. !" fut ma piètre réponse.

"Bah, ce n'est pas grave. Je voulais te faire comprendre que tu as des certitudes. Elles sont distillées par notre monde moderne très branché. Loin de moi l’idée de décrier le progrès ou de nier ses résultats. En moyenne, la photo est devenue accessible pour le plus grand nombre et les experts y retrouvent encore leurs petits. Mais si tu l'acceptes, je vais t'ouvrir une autre perspective. Une autre façon de voir à travers la lentille; te faire ressentir d'autres émotions. Car j'entrevois en toi des promesses qui ne demandent qu'à éclore. Viens, le premier cours débutera demain matin mais avant, je vais te confier l'appareil qui fut le mien, il y a bien des années!"

Il tira une clé de sa poche et déverrouilla la porte que je prenais pour celle du placard à balais aménagé sous l’escalier. Une autre volée de marches descendait au sous-sol. A la suite d’Edmond, je débouchai dans une grande salle envahie d’armoires, de plans de travail et de divers matériels. Une porte se profilait dans le fond de la pièce. Sur des étagères, je reconnus de nombreux boîtiers d’appareils photo, des tournevis et des petites brosses, une table lumineuse, des pincettes, des pipettes, des cuvettes empilées, des rames de papier et beaucoup d'autres choses sur lesquelles je ne pus mettre de nom. En revanche, la pièce était d’une propreté irréprochable.

Je restai bouché bée devant les photographies qui tapissaient les murs. Il y en avait tellement qu'elles en recouvraient le moindre centimètre carré. Elles étaient de toutes les formes et de toutes les tailles. Certaines étaient en couleurs mais la majorité était en noir et blanc.

Edmond se dirigea vers l’une des étagères où il prit un petit boîtier aux lignes anachroniques et assez basiques, en métal gainé de matière plastique noire, à l’aspect grainé. Trois molettes encadraient une sorte de tourelle centrale qui surmontait un objectif saillant. Une sérigraphie obsolète m’apprit qu’il s’agissait d’un Canon AE1. Edmond me tendit l’appareil avec une délicatesse presque déplacée, comme s’il me confiait une relique sacrée. Je fus étonné. Il ne pesait presque rien et pourtant il dégageait une impression de grande solidité, sans doute due à la rigidité et à la matière du boîtier. Mes doigts tombaient naturellement sur ses formes. J’éprouvai un vrai plaisir tactile à le manipuler et une envie naissante de l’utiliser.

«J'ai acheté cet appareil en soixante dix-sept. J’en ai eu bien d’autres depuis, plus chers, plus prestigieux, plus professionnels, mais celui-ci restera toujours à part. C’est pourquoi, je pense que c’est le meilleur choix pour un apprentissage!»

J’examinai l’objectif. Il était également de marque Canon, un 50 mm. Deux bagues le sertissaient, l’une revêtue de petits picots, l’autre portant une série de caractères.

«C’est un appareil photo argentique. Une légende dans le monde de la photographie. Pas d’image numérique. Pas de carte mémoire. Il bouffe de la pellicule photo. Pas d’autofocus. Il faudra que tu fasses toi-même la mise au point. Pas de programmes prédéfinis. Tu devras réfléchir au meilleur réglage. L’AE1 est un boîtier à exposition automatique, avec priorité à la vitesse. C’est avec lui que tu devras apprendre et comprendre ! »

Loin de me déconcerter, cette introduction aiguisa ma curiosité et décupla mon impatience. J’avais hâte de me servir de ce bel objet.

Durant quelques jours, à raison de trois à quatre heures tous les soirs, Edmond me décrivit en détail le fonctionnement et l’utilisation du Canon. Je sus bientôt, les yeux fermés, changer l’objectif et insérer un film argentique. Il me montra comment sélectionner la sensibilité, armer l’appareil, déterminer la bonne vitesse d’obturation en fonction de la luminosité du sujet. Il m’expliqua les informations du viseur, la couronne à microprismes, le télémètre à coïncidence et l’aiguille du posemètre. Enfin, après avoir glosé sur les effets de l’ouverture, il m'expliqua les principes de la profondeur de champ.

En photographie, la profondeur de champ est la zone où l'image est nette. Elle dépend de l'ouverture du diaphragme et de la distance entre l'appareil et le sujet. Elle est utilisée, en règle générale, pour détacher le sujet du fond, plongé dans le flou. Le regard se porte alors naturellement sur la partie nette de la photographie, parce qu’elle sera compréhensible sans effort. La profondeur de champ, me révéla Edmond, est une notion cruciale, trop souvent bâclée. Elle doit être évaluée très précisément en fonction du désir du photographe. Il m'avertit :

«La profondeur de champ est une notion qui surpasse toutes les autres. Retiens bien ça, Raphaël. Elle rejette dans l’ombre l’accessoire et focalise l’attention sur l'essentiel!»

Nous passâmes ensuite aux exercices pratiques. Il ouvrit un grande armoire où s'alignait, rangé par marque et sensibilité, un stock impressionnant de pellicules vierges. Edmond me tendit une cartouche de film noir et blanc. Je m’empressai d’ouvrir le dos du Canon pour y loger le film. Edmond répondit à une question muette :

«Tu gardes le 50 mm. Il est ultra lumineux et sa focale est très proche de celle de l’oeil humain. Pas de zoom, c’est bon pour les fainéants et frimeurs. Pour moi, trois cailloux doivent se trouver dans le fourre-tout : un grand-angle, plutôt un 24 mm, un standard, le 50 mm et un 90 mm pour les portraits. Tout ça, avec des ouvertures suffisantes. Après, tu peux compléter avec un petit télé, un 135 ou un 200 mm, surtout si tu fais du reportage, mais uniquement les plus lumineux!»

Durant encore près de deux bonnes semaines, nous partîmes à la pique du jour pour des safaris photos. Edmond m'expliquait sans jamais se fatiguer, me transmettait avec passion son savoir et ses techniques. Il m'apprit la composition et la lumière. Il m'apprit à dompter les réglages pour qu'ils deviennent presque des réflexes et me laissent me concentrer sur le sujet principal. L'image. Il m'apprit à respecter les couleurs. Le rouge avance et le vert recule, le savais-tu? Il m'apprit à maîtriser le noir et blanc et cette partie-là du cours fut une quête à part entière.

Nous marchions dans une nature qui se révélait à mes yeux chaque jour plus belle et plus riche, plus mystérieuse et plus envoûtante. Edmond me fit découvrir des spots photos spectaculaires, d'abord évidents comme la petite cascade cachée au creux d'une étroite entaille de la montagne ou la lumière rasante et frileuse sur un bosquet de fleurs d'altitude. Puis, petit à petit, il m'ouvrit les yeux sur d'autres merveilles, intimes et secrètes. Des instants volés après une longue attente, la main transie sur le boîtier. Edmond ne cessait de me parler, alliant la technique et la magie du spontané.

Bien évidemment, il ne fut pas question de faire développer toutes les bobines utilisées dans un laboratoire. Derrière la porte que j'avais remarquée dans la pièce du sous-sol, Edmond possédait un petit labo personnel qui n'avait rien à envier à ceux des professionnels. il y avait là tout le matériel nécessaire. Un imposant agrandisseur Leitz trônait parmi les cuvettes de développement, le margeur, la laveuse-sécheuse et les différentes pinces et agitateurs. Des fils couraient sous le plafond et des bonbonnes de produits chimiques envahissaient les plans de travail.

Ce fut la troisième partie de son enseignement. Il n'appelait pas ça "développer" les films mais accoucher des images, conçues ici et là, me disait-il, en me touchant le front et la poitrine. La lumière rouge conférait à ces opérations une atmosphère particulière. L'exposition n'eut bientôt plus aucun secret pour moi.

Je corrigeai quelques erreurs de prise de vue en jouant sur l'ouverture du diaphragme, le temps d'exposition ou le contraste. Je rectifiai également certains cadrages perfectibles. Je modifiai la disposition des lumières sur le tirage final grâce aux masquages. Je m'adonnai aux subtilités du révélateur pour équilibrer la dynamique de la photo, avec un chronomètre ou en ajustant la température du bain révélateur. Sous la houlette d'Edmond, je découvris l'importance du fixage et du virage, sans oublier le lavage, qui commandent la qualité du tirage final.

Edmond surveillait sans cesse mes tâtonnements et me félicitait pour mes progrès constants. Les journées passaient sans que je m'en aperçoive. Ma mère vint deux ou trois fois nous rendre visite. Elle n'en croyait pas ses yeux. Aujourd'hui, je sais qu'elle était très fière de moi, de mes résultats, de mon comportement et de cette entente de plus en plus complice, que nous entretenions, Edmond et moi. Les mois s'écoulèrent, rythmés par ces sorties journalières. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige, nous n'hésitions pas à pénétrer dans le royaume des images. Chaque saison était l'occasion pour moi d'approfondir mes connaissances, de capturer l'essence d'un moment et d'un désir, de plier la technique à la passion. Edmond devint plus que mon grand-père. Je ne lui ai jamais dit mais il a évidemment compris.

Nous nous ressemblions beaucoup. Je calquai mes gestes sur les siens et je me détachai progressivement de mes gadgets à la pomme. Vêtus de la même façon et coiffés du Jacou, les villageois nous confondaient souvent quand ils nous croisaient sur les chemins de la montagne ou dans les rues du bourg, par temps gris ou brumeux. C'est là, qu'observant plus attentivement le monde autour de moi, je surpris de furtifs signes de croix esquissés par les plus anciens, sur notre passage. Pourtant Edmond était toujours courtois et aimable, jamais une parole plus haute que l'autre. Mais sa haute taille lui donnait, quand il marchait dans les rues animées, des airs de seigneur bienveillant et altier.

Chose impensable quelques mois plus tôt, un soir, lassé après une journée particulièrement éprouvante, j'ai pris un bouquin dans la bibliothèque d'Edmond. C'était un traité d'astrophysique assez ardu mais que je ne pus lâcher avant de l'avoir fini. Cela parlait d'étoiles et de lieux lointains, des paradoxes temporels, de routes inconnues tracées dans le ciel, de lumière et de vitesse et de tant d'autres choses merveilleuses aux confins du temps et de l'espace. Edmond ne dit rien mais je lus dans ses yeux qu'il avait apprécié. Plus que ça, je crois.

C'était une sorte de reconnaissance soulagée. Il n'avait pas ménagé sa peine. Mais il n'avait jamais perdu espoir. J'étais de son sang. Et le sang ne peut mentir. Il attendait un signe. La fleur avait éclos.

Je me souviens que l'hiver nous disait lentement au revoir. La neige reculait dans les hauteurs, l'air était chargé de nouveaux parfums et la montagne dévoilait d'autres facettes de sa majesté. J'avais hâte que la nuit tombe pour attendre le point du jour suivant afin de m'élancer, avec Edmond, sur les mêmes traces mais pas dans la même réalité. Je discernais les premiers signes du changement, la façon dont les corolles se redressaient, la gaieté du ruisseau et la nouvelle vigueur des arbres. Il y avait tant d'histoires à raconter. Tant d'instants précieux à dépeindre. C'est alors que je fis, au début du printemps, les deux plus extraordinaires rencontres de mon existence.


à suivre... tout de suite

M

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2013-09-02 22:48:58 

 WA - Participation exercice n°122 - part II et FINDétails
La suite et fin...

La bande-son volume 2


VI


La première fois, j'étais parti seul, avant l'aube.

Je m'aventurai de plus en plus sans Edmond. Aujourd'hui, je dirais qu'il me lâchait la bride. A l'époque, bien sûr, j'imaginais toute autre chose. J'avais dix-sept ans. Je goûtais une liberté inespérée, loin du monde d'en bas. Je savourais la quiétude paresseuse de ces jours sur la montagne, l'ivresse de ne pas être esclave de l'horloge. Le temps s'écoule différemment derrière la lentille d'un appareil photo. Il passe à la fois extrêmement vite, obligeant à ne pas rater l'instant et à la fois, très lentement, comme quand on attend que le soleil bascule peu à peu de l'autre côté des crêtes; que la lumière décroisse insensiblement. C'est une impression difficile à décrire. Moi, le rebelle citadin, j'avais appris à aimer. J'étais prêt à aimer. Mais loin est la coupe des lèvres.

Je me postai sous le couvert d'un petit bosquet d'arbres. La veille, j'avais repéré un terrier au sommet d'une prairie parsemée d’éboulis. C'était la fin de l'hibernation et je guettais le moment où la marmotte allait déboucher à l'air libre, après six mois passés au fond de sa galerie. Je venais très tôt pour ne pas être devancé par le petit rongeur. Je voulais une lumière bien particulière et j'avais soigné mon angle de vue.

J'étais donc accroupi, engoncé dans ma grosse polaire, supportant la morsure du froid matinal et l'engourdissement de mes doigts, malgré les mitaines. Il me faut t'avouer que j'avais déjà ouvert la thermos et bu plusieurs gorgées de grolle, ce cocktail détonant à base de café et de gnôle des alpages savoyards. N'ayant pas lésiné sur l'alcool, je me sentais bien, presque aérien. J'avais relevé sur mon nez mon écharpe de laine pour éviter que les volutes de ma respiration n'alertent la marmotte.

Le ciel était d'une couleur bleu nuit, moucheté d'une clarté diffuse qui annonçait l'aube prochaine. Il fallait faire partie du décor, m'avait dit Edmond; éviter d'apparaître comme un élément étranger que la marmotte aurait tôt fait de remarquer; être immobile et relâché. Je lui avais rétorqué que j'aurais pu utiliser un déclencheur à temporisation et un trépied, histoire de l'agacer gentiment. Il poussa un long soupir, une marque de famille, mais il ne releva pas l'outrage.

Et puis, il fut là. Une forme sombre et hiératique. Une forme reconnaissable entre toutes. Une forme noble et tendue, aux oreilles dressées et tournées vers moi. Et, dans cette masse de noirceur, deux taches d'ambre pâle luisaient légèrement dans la lumière terne du petit jour. Un loup. Je ressentis une intense émotion; de la peur, oui, sans doute, mais mêlée à une excitation qui fit battre plus vite mon coeur. J'avais peur mais c'était cette peur atavique de l'homme pour la bête mythologique qui avait hanté ses cauchemars pendant de nombreux siècles. Cette peur me sembla étrangère même si elle envahissait mon sang. Il y avait également le sentiment de retrouver un très vieil ami. Un ami longtemps disparu et oublié, réapparaissant soudainement. L'absence, aussi longue qu'elle fut, n'avait altéré le lien étroit nous unissant auparavant. Je n'osai bouger, bien sûr. La bête se contenta de me fixer de son regard profond.

Ma vision s'ajustant à la faible luminosité, je pus mieux le distinguer. Il avait un pelage gris, uniforme et soyeux, des pattes robustes et déliées, un port de tête puissant. C'était un mâle alpha, un dominant, sûr de sa force et de sa supériorité. Il était... un ami? Peut-être mettras-tu tout ça sur le compte de la grolle. Peut-être, la gnôle peut jouer des tours.

Le loup ne bougeait pas. Il avait détourné la tête et fixait le terrier de la marmotte. Il attendait aussi. J'aurais voulu prendre doucement mon appareil. La photo aurait été d'une grande puissance émotionnelle. Ce fut un de ces moments de frustration que connaissent les photographes quand ils se rendent compte qu'ils laissent échapper un moment rare, une occasion qui ne se représentera pas. J'ai éprouvé cette frustration à de nombreuses reprises depuis. Mais celle-là était la première et elle est gravée dans ma mémoire. En même temps, ce loup me fit une grâce insensée en m'acceptant si près de lui. Je n'avais plus peur mais je tremblai à l'idée que nous allions être à nouveau séparés.

La lumière se fit plus haute et se répandit à travers le ciel. Le matin s'enfuyait déjà. La marmotte ne se montrerait pas, j'en eus la certitude. Le loup devint pleinement visible. Il était superbe dans sa livrée gris clair. Il bâilla, dévoilant des crocs impressionnants, puis s'étira longuement en tendant ses antérieurs. J'admirai ses lignes fluides et sa souplesse naturelle. Il était d'une taille respectable, bien plus lourd que les bergers de Savoie qui appartenaient à l'une des fermes de la vallée. D'un coup, il se redressa sur ses pattes et baissa le museau, me regardant par en-dessous. Il jappa deux fois. J'aurais parié qu'il s'adressait à moi. Bien entendu, je restai interdit, n'osant même plus respirer. Edmond m'avait dit que les loups n'attaquaient pas l'homme. Il avait marqué un silence. En règle générale, avait-il ajouté.

Le loup secoua à nouveau sa tête et jappa encore deux fois, dans une tonalité plus basse. Je sentis comme l'ombre d'un regret. Pour seule réponse, il obtint un long cri perçant qui tomba du ciel, me faisant sursauter. Une forme ailée planait loin au-dessus de nos têtes, jouant avec les courants ascendants qui circulaient entre les sommets. Le loup poussa un bref hurlement et s'éloigna lentement de moi. Avant que je ne le perde de vue, il se retourna une dernière fois. Il répéta ses jappements, presque plaintifs. Il attendit un instant puis détala, se perdant entre les rochers gris. Je ne le revis jamais plus. Mais je ne compte plus les fois où il est revenu fouler les contrées de mes rêves. N'aies crainte, je n'écris pas une énième histoire de loup-garou. Il n'y aura pas de métamorphose sous une lune pleine. Ce n'était qu'un loup et c'était plus que ça, j'en suis sûr, encore aujourd'hui. Surtout aujourd'hui. Oui, surtout aujourd'hui.

Revenu au chalet, je m'en ouvris à Edmond. Il ne dit rien, restant silencieux en regardant les flammes danser dans l'âtre qui enveloppaient son visage d'une ombre rougeoyante. Finalement, il murmura :

"Ainsi, tu l'as vu!"

C'était un constat. Il n'était pas surpris.

"C'est un loup qui vient d'Italie? Un de ceux qui mettent les bergers en colère?" demandai-je.

"Non, c'est un solitaire. Il vit ici depuis longtemps!"

"Tu as une photo de lui?"

"Il ne m'en a jamais fourni la moindre opportunité. Je l'ai aperçu à plusieurs reprises mais toujours de loin. Une fois, il m'a suivi toute une journée. Comme une sorte de jeu entre nous. Il restait à la lisière de mon champ de vision. Impossible de shooter. Il semblait deviner mes pensées. J'avais même l'impression qu'il le faisait exprès. Puis il a disparu comme un fantôme. Un instant, il était là. L'instant suivant, il n'y avait que le vide!"

'Tu parles de ce loup comme s'il s'agissait d'un animal fabuleux!" lui fis-je observer.

Edmond me dit alors, dans un souffle de voix, quelques mots que je n'oubliai jamais :

"Tu avances vite, Raphaël, sur un chemin long et difficile. Sur ce chemin, il y a des veilleurs et des messagers. Prends ce que je te dis comme une métaphore. Tu en comprendras plus tard le sens. Je ne peux tout t'expliquer aujourd'hui. Il faut que cela vienne de toi. Cette rencontre n'est pas fortuite. Rien ne l'est sur la montagne. Garde-la précieusement en toi, pas loin de ton coeur!"

Il se tut et contempla la danse du feu jusqu'à ce que celui-ci s'éteigne peu à peu sous les braises. Nous n' échangeâmes plus aucune parole. Le temps fuyait. L'année s'achevait. J'allais regagner Paris dans quelques semaines. J'allais passer le baccalauréat et je m'en foutais royalement. J'allais revoir mes potes et ceux-ci étaient devenus des silhouettes sans consistance. J'allais revenir dans ma communauté et celle-ci ne me manquait pas. Il y avait la montagne et elle, elle ne changeait pas. Elle m'avait accueilli et elle s'était offerte à moi. Je sentais que ma vie en dépendait dorénavant. Où que j'aille désormais, elle serait mon point d'ancrage, mon point d'équilibre. Et Edmond. Et Edmond? aujourd'hui, il me manque toujours.

Les mois d'avril et de mai furent magnifiques. Les couleurs éclataient à profusion. Je me surpris à me réveiller de plus en plus tôt, pour ne pas en perdre une seconde. Avec Edmond, nous rentrions en nage et heureux comme des gamins. Il s'extasiait à présent devant mes photos. Plus aucune critique de sa part, j'avais dépassé le maître. D'un commun accord, nous empiétions sans vergogne sur le temps théoriquement consacré au bachotage. J'avais atteint un niveau inattendu. Je déjouais tous les pièges qu'Edmond s'évertuait à glisser dans les exercices de maths. Nous pouvions deviser des heures entières sur Platon ou Montesquieu, en marchant vers les crêtes. Mes professeurs épistolaires s'étaient même fendus d'éloges presque suspectes. Les épreuves ne seraient qu'une formalité. Mais sur le calendrier punaisé au mur de ma chambre, je biffais les jours sans pouvoir les retenir.

Puis juin fut là. Dans quinze jours, je reprendrais le TGV vers Paris. Je quitterais la Savoie. Je repartirais loin d'Edmond. C'est durant ces derniers jours, où le bleu du ciel se confondait avec le bleu de mes sentiments, que je fis la seconde rencontre qui bouleversa toute mon existence.

Je me tenais dans la clairière où toute cette histoire a débuté. Midi était passé. La lumière baignait l'endroit d'une teinte ambiguë. J'étais allongé sous un arbre qui faisait face aux mélèzes jumeaux. Je mâchais des bouchées arrachées à un gros sandwich. J'avais tout mon temps. Edmond ne m'attendait pas. Il était parti faire une course à Bourg. Il ne rentrerait pas avant le soir. J'avais posé mon chandail et ouvert ma chemise. Il faisait bon et l'air embaumait les parfums de l'été qui approchait. L'odeur de la terre se mariait avec les senteurs des pins. Le portique singulier béait à quelques mètres de moi. J'avais imaginé qu'il pouvait être une porte des étoiles, comme dans le feuilleton américain. Une porte magique accédant à des mondes lointains. Ce n'était que rêverie de ma part.

Quelquefois, je me retrouvais dans la clairière sans vraiment l'avoir décidé. De plus en plus régulièrement, mes pas me ramenaient à elle. Elle me semblait chaque fois différente. Juste un détail insignifiant, une ombre inhabituelle sous les arbres, dans le demi-jour, un rayon brisé de lumière, une fleur aux pétales froissés, une très légère trace sur le sol, trois fois rien. Rien qui ne pouvait être expliqué raisonnablement. Pourtant, quelque chose me poussait vers ce linteau de branches tressées et ce sol tapissé d'herbes sauvages qui ressemblait si fort à une pelouse anglaise. Cette clairière me paraissait enchantée. Alors, je dégainais mon bon vieux Canon et je fixais sur la pellicule une collection d'émotions qui peuplèrent les pages de l'album où je les rangeais.

J'ai photographié cette clairière des dizaines de fois. Edmond paraissait particulièrement intéressé. Il bouillait de me révéler un secret mais il se retenait de justesse. Je pouvais sentir la tension qui l'habitait, faite d'impatience et de nervosité. Dans mon dos, quand la lumière devenait rouge, il faisait attention à tous mes gestes, à la façon dont je développais la photo. Il surveillait comment je réglais l'agrandisseur et appliquais les filtres pour le masquage. Il me prodiguait des conseils superflus si près de moi que je pouvais sentir sa respiration sur la nuque. Après, avec une forte loupe, il examinait longuement le tirage papier. Il scrutait soigneusement chaque ombre et chaque haute lumière, encore et encore. Il ne voulait toujours pas me dire pourquoi.

Donc, j'étais dans une semi-somnolence, les yeux clos, quand je sentis une présence. Je frémis, croyant que le loup était revenu. J'ouvris les yeux et elle était là. Elle cueillait des fleurs sauvages qu'elle amassait en bouquet. Elle était tellement diaphane qu'elle me parut d'abord n'être que le produit de mon imagination. Elle semblait presque transparente dans ses vêtements vaporeux. Elle était tout de blanc vêtue. Je passai en mode photographe et je me dis qu'il faudrait privilégier les hautes lumières pour renforcer le côté évanescent de la scène. La jeune femme était d'une haute taille, aussi fine et délicate qu'une liane. Je n'aurais pas été surpris de voir des ailes attachées dans son dos. Ce fut un instant magique, suspendu, hors du temps.

Son visage était d'un ovale parfait sur lequel la lumière du début d'après-midi posait un masque d'ombre qui m'empêchait de distinguer vraiment ses traits. Les voiles, légers comme l'été, qui l'habillaient, jouaient sur des transparences laissant entrevoir des formes rondes et gracieuses. Rappelle-toi, j'avais dix-sept ans. Un âge où les passions dévorantes naissent comme l'incendie sur un terrain propice. Je tombai immédiatement amoureux de cette apparition. Sur son front, scintillait une couronne de fines perles de lumière d'où cascadait une chevelure qui s'embrasait sous les rayons du soleil.

J'eus le souffle coupé devant la beauté de l'inconnue. Je me levai gauchement et elle se figea en me dévisageant. Puis elle sourit. Oui, tu lis bien. Elle me sourit en penchant doucement la tête. Elle fit un pas dans ma direction, le bouquet de fleurs niché au creux de son bras dénudé. Elle avança encore. Elle était presque aussi grande que moi. Elle avait des yeux myosotis et des lèvres pleines et ourlées. Elle ne semblait plus étonnée de me voir. Parvenue presque à ma hauteur, elle inclina un peu la tête et les perles de cristal qui ceignaient son front arrachèrent des éclats de lumière comme mille arcs-en-ciel. Elle leva la main et du bout de ses doigts, me caressa doucement la joue.

"Tu es revenu, n'est-ce pas? Tu es revenu. Il y a longtemps que je t'attends!"

Elle prononça ses mots qui filèrent droit vers mon coeur. Intuitivement, je sus que je connaissais son nom mais je fus incapable de m'en souvenir. Son regard m'interrogea longuement, cherchant une réponse qui ne vint pas. Son sourire s'effaça, laissant place à une sourde inquiétude. Elle dit encore quelque chose que je ne compris pas, submergé par les émotions qui essayaient de remonter à la surface de ma mémoire. Elle prononça un nom mais je ne reconnus pas le mien. Elle reprit la parole doucement mais les mots s'envolèrent avant que je puisse en saisir le sens. Alors, elle hocha la tête tristement. Elle s'approcha vivement et déposa sur mes lèvres un baiser aussi léger qu'un battement d'ailes de papillon. Pourtant, mes lèvres en conservent le goût encore aujourd'hui. C'était doux et soyeux, frais et parfumé, tendre et enivrant. Ce baiser scella mon destin, j'en suis sûr à présent, instillant en moi les ferments d'un amour qui transcendait l'espace et le temps.

Elle recula comme à regret, attachant ses regards aux miens. Alors la douleur naquit doucement, la douleur de l'arrachement, de la séparation. Je vis une larme perler au coin de sa paupière, aussi brillante que les gouttes de cristal sur son front. Elle recula jusqu'au portique. Là, se retournant, elle en franchit le seuil, disparaissant à mes yeux. Je fus libéré d'une étreinte invisible et je courus pour la rattraper. Je passai sous le linteau, peut-être deux secondes après elle. Mais la clairière était déserte de l'autre côté. Elle s'était évanouie comme un rêve.

Je m'effondrai en pleurs, succombant à une violente émotion. Je crus entendre un cheval hennir dans le lointain, c'était sûrement le vent qui s'était levé. La clairière avait recouvré son aspect habituel. La magie s'était dissipée. J'étais à nouveau seul. Seul? Non, pas tout à fait. Une forme souple et silencieuse se glissait entre les arbres, une ombre familière. La voix du vent s'éleva à nouveau entre les arbres et crus entendre qu'il emportait un murmure ténu et lancinant. Je crus y deviner un appel : "...viens...moi!"

Je m'en retournai tristement. Au souper, je tournai autour du pot, ne sachant pas comment aborder le sujet avec Edmond, malgré notre complicité. Puis, je saisis mon courage à deux mains et lui fis un récit complet de mon extraordinaire rencontre.

Edmond fut pris d'un vif tremblement quand je lui décrivis la mystérieuse jeune femme de la clairière. Il m'écouta sans m'interrompre, les mains serrant si fort la serviette que ses phalanges blanchirent sous l'effort. Je finis mon histoire en lui demandant s'il connaissait cette femme. La connaissait-il?

Edmond but d'un trait son verre, comme pour s'éclaircir la gorge. Il se pencha en avant et commença son histoire. Ce soir, chaque mot que nous avons échangé résonne fidèlement à mon oreille. J'ai l'impression d'écrire maintenant sous la dictée de fantômes bienveillants qui veillent au-dessus de mon épaule, des fantômes du passé. Et l'un d'eux n'est autre que moi!

VII


Nous descendîmes au sous-sol. Il ouvrit une armoire et dévoila un compartiment secret d'où il tira un volumineux album photo. Une fois de retour dans le salon, il me le tendit.

De la première page à la dernière page, toutes les photos représentaient le même endroit. La clairière. Les saisons défilaient. La pluie. La neige. La brume. Chaque photo était absolument parfaite, sans aucun défaut. Au contraire, je pouvais ressentir la plus petite émotion qu'avait voulu transmettre Edmond et m'émouvoir à l'histoire qu'elles racontaient de mille façons différentes. Elles parlaient toutes de la quête d'un absolu, d'un retour espéré mais toujours retardé, de la nostalgie de rivages étranges, de chants et de danses au pied d'une autre montagne, de cet amour qui unit les membres d'une famille dispersée mais qui n'oublie pas les siens, de douleurs anciennes que le temps n'a pas entièrement cicatrisées. Les cadrages étaient différents mais le portique attirait toujours le regard, comme un aimant attire la limaille de fer.

Chaque composition conduisait inéluctablement le regard vers lui. Il n'y avait qu'un sens possible de lecture. Le noir et blanc dépouillait à l'extrême l'esthétique de l'image, focalisant sur l'essentiel. Aucune couleur ne détournait l'attention du portique. Il était un secret et un verrou. Un gardien et un mystère. Il y avait quelque chose au-delà mais nos pauvres sens et notre piètre compréhension étaient impuissants à en traduire la réalité.

Je m'arrêtai pourtant sur la dernière photo, la plus récente. Je pris la grosse loupe ronde et me courbai au-dessus. Elle comportait de minuscules zones légèrement floutées. Ce n'était pas dû à la prise de vue ni au développement. Il y avait quelque chose qui s'y cachait mais que toute la science d'Edmond n'avait réussi à révéler. Malgré tous mes efforts, cela m'échappait constamment, demeurant juste à la périphérie, insaisissable mais pourtant pas totalement absent. J'essayai de tourner légèrement la tête pour faire glisser l'image jusqu'au bord extrême de mon champ de vision. Il me sembla que cela se précisait. Il me sembla... oui, il me sembla, peut-être..., apercevoir, comme à travers une pellicule d'eau, quelques formes hésitantes. Mais ce fut si fugace que je ne réussis, en fait, qu'à accroître ma frustration.

Un instant, je m'étais senti tout près du but! Mais, alors que le voile allait se lever, je fus brutalement ramené en arrière et il ne resta plus qu'une zone grisâtre et interdite. Amer et impuissant, je levai la tête vers Edmond.

"Oui, dit-il, tu as raison. Il y a quelque chose dans le flou de l'arrière-plan! Je suis venu sur la montagne parce que nous y venons tous, tôt ou tard. Nous y revenons pour accomplir notre destinée. Il y a un secret dans cette clairière. C'est la raison de ma présence... et de la tienne, quand le moment sera venu pour toi. Ce secret, nous devons le mériter, par nos actes, notre foi et notre persévérance!

Le portique est un passage. Il demeure fermé à ceux qui ne sont pas prêts. Je crois que les photos sont des sortes de messagers. Mon père m'a appris ce qu'il tenait de son père, comme celui-ci le tenait du sien et encore et encore... Nous transmettons les échos bredouillants d'un savoir à ceux qui nous sont le plus proche. Les échos de moins en moins compréhensibles d'un savoir ancien et dissimulé. Selon lui, nous sommes égarés dans un monde qui n'est plus le nôtre. Les nôtres ont émigré il y a très longtemps vers un pays qui s'étend de l'autre côté du portique. Ils l'ont laissé à notre intention afin que nous puissions les suivre. Mais le prix du passage est élevé car ce monde, vois-tu, nous a intimement imprégnés. Nous sommes des descendants ayant tout oublié de leur héritage. Nous devons prouver que l'ancien sang est fort dans nos veines et obtenir le pardon de celui qui est assis dans la caverne. C'est un juge rigoureux qui pèse nos âmes dans une balance d'or. Mais cela devient de plus en plus difficile, trop de siècles se sont écoulés depuis le grand départ.

Au début, j'étais dubitatif. A plusieurs reprises, j'ai failli abandonner, exaspéré de n'obtenir aucun résultat. Cela fait plus de trente ans que j'essaie de trouver la clé. J'ai passé de nombreuses années à photographier la clairière qui me fascinait, m'obnubilait, hantait mon sommeil. J'ai compris que son secret résidait dans les ombres et les lumières. Enfin, un jour, dans le bain révélateur, surgit dans la profondeur de champ un détail singulier qui ne devait pas se trouver là.

C'était l'indice qui me manquait. Je me suis obstiné. Je m'appliquai à réduire de plus en plus la profondeur de champ, jusqu'à ce que le plan de netteté soit le plus étroit possible,aussi mince qu'une feuille de papier. Il fallait que qu'il soit idéalement placé sur l'image, ni trop près, ni trop loin. Tu ne peux t'imaginer la difficulté qui fut la mienne!

J'ai persévéré, utilisant des appareils de plus en plus sophistiqués qui atteignaient des vitesses très élevées, couplés à des optiques dotées des plus grandes ouvertures. Ils m'ont permis de fouiller les ombres et les hautes lumières. J'acquis d'abord la certitude que ces zones bien particulières dissimulaient une dimension cachée. Selon certaines théories de physique quantique, il existe d'autres dimensions, de nombreuses autres dimensions. Mais elles sont tellement infimes, par rapport aux trois dimensions visibles que, pour le commun des mortels, elles sont irréelles. Au début, ces zones demeurèrent vides et stériles mais, peu à peu, elles se densifièrent, acquérant une profondeur insoupçonnée. Le secret gisait dans la profondeur, Raphaël! Mes spéculations se vérifièrent. Je redoublai d'efforts. Je voulus utiliser les technologies numériques, espérant beaucoup des boîtiers les plus récents et des logiciels de traitement d'image les plus sophistiqués. Mais ce fut un cuisant échec. Les ombres se refermèrent en blocs silencieux et les hautes couleurs défièrent toute tentative d'exploration. Sur les plus grands écrans, malgré les algorithmes que j'avais mis au point pour améliorer les techniques gaussiennes, je me heurtai au silence des pixels. Ils semblaient condamner la dimension que j'avais entrevue. J'ai tout envoyé valser et j'ai ressorti mon vieil Hasselbad à optique Zeiss. Le moyen format m'offrit des perspectives plus prometteuses. Durant des mois, je rattrapai mon retard. Et puis, là, sur la table lumineuse, ils ont chatoyé, ces reflets impalpables d'entrelacs lumineux. Ils patientent. Telle est mon intime conviction. Ils m'attendent. Juste de l'autre côté.

Il viendra le jour où je prendrai la photographie qui me révèlera l'autre réalité. Alors, je me rendrai dans la clairière et je franchirai le portique. Ce jour-là, je rentrerai chez moi!"

"Mais pourquoi cette femme m'est-elle apparue?" Qui est-elle? Le sais-tu?"

Edmond secoua la tête.

"Je ne l'ai jamais croisée et je ne pense pas qu'elle vive dans la vallée. Tu dois posséder un destin bien particulier Raphaël! De vieilles légendes païennes du coin parlent d'une Dame Blanche qui apparaît à l'occasion de temps bouleversés, famine, peste ou guerre. Elle serait l'annonciatrice de désastres et de malheurs. Mais ces histoires ont cours dans de nombreuses régions. Si tu me dis l'avoir vue, je te crois! Comment pourrais-je faire autrement après tout ce que je t'ai raconté ce soir. Mais ton espoir est vain. Je n'ai jamais vu quiconque dans ce bois et cette clairière. Encore moins cette apparition enchantée. Mais si elle s'est montrée à toi, il doit y avoir une relation spéciale entre vous qui dépasse ma compréhension. Mon seul conseil, si tu l'acceptes, est de poursuivre ta route et de ne jamais oublier!"

Bien sûr, je ne lui dis pas que j'aimais cette femme d'un amour idéalisé. A dix-sept ans, la pudeur est encore tenace, surtout en matière de sentiments intimes. Je ne la revis plus jusqu'à la fin de mon séjour dans le chalet d'Edmond.

Je revins à Paris. J'obtins mon bac avec mention et je m'inscrivis, tu l'auras deviné, dans une école de photo journalisme. Ma mère ne me posa pas la moindre question. Moi, en revanche, je la questionnai sans relâche sur mon père mais elle ne répondit jamais. Je compris qu'elle l'aimait encore et que la douleur était toujours vive en elle. Je respectai son mutisme. Je croyais Edmond. Il y a un pays de l'autre côté de l'arc-en-ciel, mon pays, et quand j'y retournerai, mon père m'y attendra. Et, bien sûr, Edmond.

Il disparut au coeur d'un hiver particulièrement rigoureux, durant lequel la neige tomba en abondance, rendant les déplacements très compliqués. Son absence fut remarquée tardivement. Quand l'alerte fut enfin donnée, les recherches lancées pour le retrouver s'avérèrent vaines. Durant plusieurs jours, les équipes de secours en haute montagne s'obstinèrent, Edmond était unanimement apprécié. Mais il fallut se rendre à l'évidence. Les recherches furent interrompues et, après le délai légal, Edmond fut déclaré officiellement disparu. Comme mon père, sur le cargo qui traversait l'équateur. Avec ma mère, nous montâmes en Savoie pour assister à la cérémonie. Elle se déroula dans la petite chapelle d'altitude qui dominait la vallée.

Dans la travée centrale, un cercueil vide était posé sur des tréteaux. Cela me fit une impression curieuse. Edmond n'était pas là. Il n'était pas couché entre les planches. Il avait trouvé la clé. Je me répétai ça inlassablement. Il était rentré chez lui après une très longue absence. Son corps n'était pas prisonnier de la montagne. Il ne gisait pas au fond d'une obscure crevasse sur le flanc du glacier. Non. Il avait rejoint son fils et ensemble, ils m'attendaient. Je réprimai un sourire quand je vis les mines graves et tristes de tous ses amis rassemblés dans la chapelle.

Quand ils vinrent m'exprimer gravement leurs condoléances, ils étaient profondément sincères. Je les connaissais tous et je compris qu'il s'agissait également d'une autre grande famille, étroitement unie, et frappée par le malheur. Les larmes me montèrent au bord des yeux. Edmond pouvait-il s'être trompé? Avait-il cru si aveuglément en son histoire surnaturelle qu'il en avait fait sa réalité? Mes certitudes vacillèrent. Cela faisait quatre ans que j'avais quitté le chalet. J'étais un autre homme. Une part de moi s'était mise à douter. La femme de la prairie? Et si tout ce que j'avais vécu n'était qu'un rêve auquel j'avais accordé une importance démesurée? Je cherchai parmi l'assistance des inconnus à la haute stature et au regard pâle, mais je n'en vis aucun. Etait-ce si étonnant?

Dans son testament, Edmond me légua tous ses biens. J'étais à l'abri du besoin. Je me retrouvai également propriétaire du chalet et de tout ce qu'il contenait. Je passai le temps nécessaire pour y faire un grand ménage. Je rapatriai à Paris les matériels de labo et les appareils photo que je remisai dans le grenier de mon pavillon de banlieue. Le chalet entra quant à lui dans une longue hibernation. Il ne risquait pas grand chose. Trop loin de tout. Trop difficile d'accès.

Moi, je fus recruté par une agence de presse très réputée. Les années défilèrent. La rencontre avec une femme. J'ai cru un moment que j'avais tiré un trait sur le passé. Ta naissance. Ma fuite. Puis, bien après, la guerre. On m'envoya sur le front. En Macédoine.

EPILOGUE


Cette période fut une longue suite de tragédies. Tu as dû suivre tout ça sur les réseaux sociaux et les agora virtuelles, gouvernementales ou libertaires. Les gesticulations martiales des deux blocs. Les surenchères politiques et les manoeuvres navales au large de Chypre. Les échecs des diplomates et l'incurie des instances religieuses. Les fanfaronnades des généraux des deux camps montrant leurs muscles et comptant leurs divisions. Et puis, le tir malheureux du missile qui mit le feu aux poudres. L'escalade, l'effet domino et les alliances qui se constituaient. Les dirigeants posant en souriant sur la photo, à Genève. Le naufrage des négociations de la dernière chance au bord du lac Léman. "Le lac brûle!" scandaient les Cassandres de tous bords mais les moutons reprenaient en choeur "Il y a de la fumée sur l'eau!" et ils bêlaient en rond.

Je ne sais pas où va le monde. Bientôt, cela ne sera plus mon affaire. J'imagine qu'il s'en sortira encore, peut-être un peu plus balafré qu'avant. Sans doute.

L'agence m'envoya en Macédoine qu'une ligne de front partageait en deux. Mes photos firent le tour de la planète. Des visages et des bombes. Je me révélai doué pour écrire des histoires tenant dans tous les formats à la mode des tablettes numériques. Edmond avait été un bon professeur. Le meilleur. En un regard, je pouvais saisir l'émotion de l'instant et la faire ressentir par tous ceux qui ouvraient leur navigateur au petit déjeuner. J'appliquai les techniques d'Edmond et elles connurent un succès retentissant.

Un jour, j'étais accroupi derrière un petit muret qui offrait une protection plus que médiocre aux tirs des snipers planqués dans les immeubles en ruines, en haut de l'avenue. Je tenais soigneusement mes boîtiers contre la poitrine. J'entendis un petit ploc tout près de ma tête et une explosion miniature fit retomber une fine pluie de plâtre, blanche et sèche, sur mon visage.

Les combats promettaient d'être intenses en cette matinée douce et transparente de la côte macédonienne. Mais qui s'intéressait encore à la venue du printemps en ces temps de violence et de chaos?

Les francs-tireurs macédoniens avaient la sinistre réputation de prendre pour cible, de temps à autre, les reporters de guerre qui tentaient de ramener des images pour les grandes agences de presse mondiales. Je n'étais pas très loin de la place Aristote, où se dressait mon hôtel, l'Electra Palace. J'y étais descendu car il était situé dans la zone démilitarisée sous contrôle des hommes de la FORPRONU dépêchés sur place. Des casques bleus. De braves et tendres soldats africains qui s'étaient fourvoyés dans une guerre qui les dépassait. Ils étaient coincés entre les forces occidentales - commandos anglais, légionnaires français, aidés par leurs supplétifs macédoniens - et les forces du bassin Levantin, composées d'Iraniens et de Syriens, appuyés par une division aéroportée russe. Autant dire que l'accalmie était précaire. Les francs-tireurs étaient indisciplinés et braillards, n'hésitant pas à outrepasser les ordres du QG européen.

Je me trouvais là parce qu'une rumeur avait circulé dans le microcosme journalistique qui se rassemblait, le soir, au bar de l'Electra, mosaïque de gars revenus de tout, prêts à vendre leur traducteur pour une info de première main. Selon la rumeur, une opération spéciale allait viser un quartier tenu par les Syriens, dans le nord de la ville. Des commandos des forces spéciales occidentales iraient frapper un ou deux objectifs secondaires pour tester les défenses du camp adverse. Info ou intox, là n'était pas la question. Depuis une petite semaine, le front était calme. Trop calme pour les reporters. Pas de sang, pas d'argent. Alors, toute info était bonne à prendre.

J'étais donc là et, en observant les immeubles qui m'entouraient, je surpris une scène complètement déplacée dans ce contexte martial. Il y avait une fille, une très jeune femme qui se baignait le visage dans une sorte de cuvette, au deuxième étage d'une petite maison, côté levantin. Je pouvais la voir plonger ses mains en coupe dans la bassine et s'asperger le visage. L'eau ruisselait sur sa peau nue, comme autant de gouttelettes scintillantes. Elle ne devait pas avoir vingt ans.

Je collai mon oeil dans le viseur. La lumière était parfaite, modelant idéalement ses lignes, sans ombre intempestive. Je réglai la profondeur de champ et l'image qui se précisa dans mon esprit avait cette simplicité et cette beauté qui distinguent les madones des simples mortelles. Cette fille était magnifique. Ses épaules étaient dénudées, courbes douces et juvéniles. Elle avait le teint légèrement cuivré des filles d'Alexandre le Grand. Quant à ses yeux! Ô dieux, ses yeux étaient d'un vert si limpide qu'il en était presque surnaturel. J'appuyai sur le déclencheur quand j'entendis une sourde dénotation. Le claquement sec d'une culasse éjectant une douille. Fébrilement, je recherchai d'où provenait le tir. Juste un instant. Quand je revins vers la fille dans la fenêtre, elle avait disparu.

Je n'eus pas le temps de vérifier sur l'écran de contrôle. L'assaut des commandos débuta au même moment, le coup de feu semblant avoir donné le signal de début des hostilités. Je courus avec des chiens et des loups peinturlurés comme des indiens sur le sentier de la guerre. Ce fut brutal et impitoyable. Des combats au corps à corps, maison après maison, rue après rue; des échauffourées soudaines, interrompues par le sifflement assourdissant des drones d'attaque. Ils surgissaient entre les immeubles pour larguer des bombes à fragmentation qui dévastait des étages entiers. Je vis des rires incontrôlés et des rictus de déments pendant que les armes automatiques entonnaient leurs chants de mort. J'entendis des ordres aboyés et des gémissements horribles poussés par des blessés invisibles. Je vis des civils effrayés qui s'égayaient dans toutes les directions pour tenter d'échapper au piège infernal de ces escarmouches fulgurantes.

Et moi, je riais comme un damné. Je riais compulsivement en shootant les clowns et les morts. Je shootai une bouche sans visage qui affleurait à la surface d’un monceau de gravats, plaie béante et sanguinolente. Cette chose, puits rouge et sans langue, était ouverte sur un cri silencieux. Je shootai deux enfants. L'un portait des bandes de munitions enroulées autour de sa frêle taille, l'autre avait une grosse miche de pain coincée sous son épaule. Je shootai le ciel qui était si beau et si bleu que j'en eus honte pour lui. Je shootai des combattants forcenés, couverts de sang et de poussière, qui avaient le regard vide et résolu des machines de combat.

Ce fut la plus horrible journée que je vécus dans cette guerre miniature. J'avais rempli à ras bord toutes mes mémoires; des centaines de clichés. Puis je me suis aperçu, en revenant vers l'hôtel, qu'il n'était pas encore midi. J'ignorais que l'Enfer pouvait être si proche!

Je me mis au travail immédiatement. Je visionnai les photos glanées le matin même. Grâce aux efforts d’Edmond, aucune n’était à jeter. Mais je choisis les plus spectaculaires et les plus parlantes. Les magazines se les arracheraient bien entendu mais ils achèteraient aussi leur contenu émotionnel. J’avais fait aussi une série de clichés en noir et blanc, plus soignés, mieux construits, plus intimes, avec mon second boîtier. J’en destinai certains à des mensuels photos au tirage plus confidentiel et les autres, les plus signifiants selon moi, je les réservai pour l’exposition que j'organiserais à mon retour en France.

Sur l’Eyepad, les photos défilaient. Du bout des doigts, je les classai selon leur destination. Je bossai des heures durant. La nuit déploya son manteau de ténèbres. Soudain, sur l’écran, apparut le visage de la jeune inconnue du matin.

J’avais, comme d’habitude, saisi le parfait instant. La lumière n'était ni trop dure ni trop douce. Elle modelait l’arrondi des pommettes et le galbe de ses lèvres entr’ouvertes. Le cadre respectait la règle des tiers et la répartition des ombres et des lumières drapait la scène d'aplats harmonieux. Aucun détail n’était superflu. La bassine de fer-blanc était écaillée juste ce qu’il fallait. Au carreau de la fenêtre ouverte, un minuscule miroir renvoyait l’image inversée d’un légionnaire posté à l'angle du trottoir, de l'autre côté de la rue. L’eau, décomposée en longues lignes de perles brillantes, éclaboussait le visage juvénile. J’avais capturé le regard émeraude, rehaussé de paillettes d'or, de cette madone orthodoxe qui semblait se river au mien. Dans ce regard, il y avait une invitation à un voyage sensuel entre le cuivre de ses bras et le lait de sa gorge; à danser jusqu'au matin sur une plage de sable blond, au son des fifres et des tambourins; à sauter par-dessus les cornes d'un taureau à la robe de nuit, pour y cueillir la fleur et la déposer aux pieds de la belle. L'esquisse d'un sourire flottait sur ses lèvres.

Elle semblait me dire : Jouons, oui jouons, aimons-nous tant que nous le pouvons!"

La photo dit tout ça et bien plus encore. Elle verse dans le coeur un élixir de jeunesse éternelle qui apaise la souffrance et repousse le malheur. Cette photo est sans doute la plus belle, la plus vivante, la plus réelle que j'ai jamais prise. Tu la trouveras parmi les autres.

Et cette perfection rendit plus atroce l'instant suivant.

C'était la même scène. J'en devinai la cause en un éclair. J'avais omis de débrayer le mode rafale et j'avais pris deux clichés quasi simultanément. Les gouttelettes d'eau n'avaient même pas eu le temps de sortir du cadre. C'était exactement le même portrait. C'était toujours ce visage aux douces lignes. Ce sourire flottant sur ses lèvres... Mais ses yeux... ô Dieux, ses yeux! Pareils et pourtant si différents. Leur éclat était... tout autre. Plus terne. Assombri. Ils me fixaient encore mais ils ne contenaient plus aucune promesse. Il n'y avait que l'absence. L'absence des choses vides. Une maison abandonnée par ses occupants. Une salle de bal après l'extinction des lampions. Un stade après le grand match. Cette absence liée au départ. Elle avait envahi ses yeux. Les deux clichés n'étaient séparés que par quelques millièmes de seconde. C'était toujours elle mais ce n'était plus vraiment elle. Quelque chose l'avait quittée. Je n'ai pas compris tout de suite ce qui s'était passé. Je pense que je ne voulais pas. Je refusai de comprendre. Mon cerveau semblait s'être déconnecté.

Cette apesanteur des sens n'a pas duré. Je remarquai l'infime différence entre les portraits jumeaux de la jeune fille. C'était un petit trou rond au milieu du front. Un rond parfait et effroyable. Et je pensai au Dormeur du Val, étendu dans son trou de verdure. J'avais photographié la Mort fauchant une Madone. J'avais figé l'instant exact où la jeune fille était passée de vie à trépas. Pas une goutte de sang ne maculait l'image. Juste l'impact de la balle. Je tombai du lit, révulsé et malade. J'ai vomi. Un fantôme hantait l'écran et son sourire hideux me disait "Jouons, jouons encore!"

J'allais effacer cette photo monstrueuse quand un détail arrêta mon geste. Dans le miroir suspendu au carreau de la vitre, le soldat avait disparu. A sa place, je reconnus la Dame Blanche. Elle me regardait droit dans les yeux. Elle était grave et solennelle, vêtue de gris, un voile noir cachant sa chevelure de feu. Elle me regardait et je crois bien que ses lèvre ont frémi et j'ai entendu... oui... je ne crois pas avoir rêvé... :

"Reviens-moi maintenant!"

Alors, j'ai fait mes bagages et je suis rentré. Cela fait deux jours. J'ai dit adieu à ma mère. Je lui ai apporté les fleurs qu'elle aimait tant. J'ai caressé le marbre et j'ai senti qu'elle me laissait partir. Elle était heureuse. Alors j'ai pris le train de nuit et je suis là. Demain, quand l'aurore poindra, je monterai à la clairière. Je sais qu'elle sera déjà là. Je sais qu'elle attend ce jour depuis longtemps. Je me rappellerai son nom et je lui prendrai la main pour passer sous le linteau de verdure. C'est ainsi que cela se passera, mon fils.

La fin de l'histoire approche. J'ai bientôt terminé. J'ai été bavard et désordonné sans doute. Mais l'histoire devait être écrite ainsi. J'ai laissé la clé du sous-sol dans le tiroir de droite. Toi que je ne connais pas, n'oublie jamais que je t'aime et que je t'attendrai, aussi longtemps qu'il le faudra. Trouve ta route et passe la porte. Il est dit qu'un jour viendra où nous serons tous réunis dans la musique.

Car la musique est une forme de lumière qui vibre et résonne.


M



M

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2013-09-08 23:24:56 

 WA, exercice n°122, participationDétails
Swassshhh...




A genoux, frotter. La jupe et les manches rebrassées, la sueur qui dégouline sur le front, le dos tiraillé et fourbu. Seau d’eau, savon noir, serpillière. Quand l’eau est trop savonneuse, faut la changer. La chaîne du puits grince. Frotter, frotter encore. Taches de graisse et taches de sang. La cuisine est immense, et c’est une immonde crapaudière, des plumes, de la sauce, de la farine... Mais le père a dit :
« Tu as quinze ans, j’en ai assez de nourrir des bouches inutiles. Tu commences demain au château. »
Je sais pourquoi. Je suis trop vieille pour lui, maintenant.
Seule à récurer le carreau. Henriette, la surveillante, ne reviendra pas avant l’Angélus. On dîne tard chez les riches. Père veillera à ce que je ne trouve rien à manger en rentrant. Mais Lucie m’aura gardé un quignon de pain et un bout de fromage. Ma petite soeur. Huit ans ! J’espère qu’elle est encore trop jeune. Je me souviens pas de l’âge que j’avais au début. Mais il y a longtemps.
« C’est toi la nouvelle ? Fais pas cette tête, je t’espionne pas ! C’est moi que tu remplaces. Je me suis mise en ménage, plus de patron ! Suis venue chercher ma paie, me suis dit vais aller voir la tête de la pauv’ gamine qui va se fader tout le sale boulot... M’appelle Nine. Et toi ?
- Patience.
- Patience ? C’est ton nom ? Ben ça ! Va t’en falloir ! Mais attends, la mère Henriette elle t’a dit que de frotter, pas vrai ? Toujours aussi teigneuse ! Viens donc voir, j’te montre. Ben, t’es pas causante, dis ! D’abord tu ôtes tes sabots. Après, un peu de savon sur la serpillière. Et puis avec tes pieds tu frottes un peu, comme si tu marchais, quoi. Et après pour rincer (sors-toi, je vais te tremper !) tu t’mets face à la porte et swassshhh ! tu lances l’eau et comme c’est en pente, ça coule ! T’as d’autres eaux dans le coin, là. Avec quatre, t’as fini. »
Je la regarde, éplapourdie.
« Allez, à toi, frotte-moi le coin près de l’âtre, j’vais t’remplir un seau. »
Je me déchausse. La serpillière est un peu froide, mais guère plus que le ruisseau que je passe tous les jours pour venir. Et je suis mieux debout qu’à quatre pattes. En plus, c’est drôle, et on peut regarder dehors. Swassshhh... ca vous balaie tout, c’est comme un gros orage, et j’adore ce bruit. Swassshhh...
« Merci !
- C’est rien, ma belle. Si on s’entraide pas entre filles, hein, c’est pas M’dame la Comtesse qui va le faire ! »




La première fois, c’était juste après le départ d ’Emilienne, qui avait trouvé une place de souillon chez un bourgeois, à quatorze ans. Sur le matin, le père était monté au grenier où je dormais avec Lucie.
« T’es une bonne fille. Bouge pas, tais-toi. »
J’avais failli crier de douleur, mais sa grosse main m’avait bâillonnée.
« Tais-toi, j’te dis. Tu vas réveiller ta soeur. »
Quand il était parti aux champs, j’avais raconté à la mère. Elle épluchait les pommes de terre pour la soupe, elle avait même pas levé le nez.
« Oh ben, t’auras moins mal la prochaine fois. Qu’esse tu veux, Emilienne est plus là. Les hommes c’est comme ça. Moi aussi avec mon père, hein, c’est la vie. Pis quand t’as déjà accouché sept fois, t’as plus trop envie. J’ai eu quatre beaux garçons, tu sais, deux avant Emilienne et deux après. Tous morts, Sainte Vierge, tous morts ! Y a guère que mes pisseuses de filles qu’ont survécu. Alors, hein, faut bien qu’elles se rendent utiles. Va donc nourrir les poules, et après tu laveras ton drap. Et dis rien à ta soeur, elle comprendrait pas. «



« Quand t’auras fini de plumer les perdreaux, va donc chez Maître Lefort chercher un pichet de sang pour la sauce. T’as pas peur du sang, au moins ?
- Non, madame. »
La vieille Henriette hoche la tête. L’a l’air contente. Comment une femme aurait peur du sang ? Il nous accompagne toute notre vie.
Vite fait, en brossant vaguement le duvet qui me colle au tablier, je file chez le boucher, ravie de me dégourdir les jambes et d’échapper à la touffeur de la cuisine.
Mais le maître-boucher n’est pas là. Il n’y a que l’apprenti, un grand jeune homme qui est aussi massif que son patron. La grande pièce aux murs blanchis à la chaux est presque repeinte en rouge, et l’odeur est forte. Ca ne me gêne pas. Le hachoir s’abat régulièrement sur la pièce de boeuf, détachant les côtes une à une. Le tablier du gars dégouline de sang ; d’un coup je revois l’exécution que mon père nous a forcées à regarder, Lucie et moi. La hache du bourreau, le coup sec, le sang qui gicle, la tête qui roule... J’ai pas aimé. Mais le visage du gars n’a pas la placidité lasse du bourreau. Il est éclairé d’une concentration fière, comme Maître Paul, le forgeron. Quand il frappe le métal pour le plier à sa volonté, il n’y a pas de violence. Juste du coeur et de la dignité.
Le gars lève le nez et m’adresse un large sourire beau comme un soleil. Je sais que je n’aurai jamais peur de lui.
« Vous désirez, mademoiselle ? »
Il se moque de moi. J’ai pas plus l’air d’une demoiselle que lui d’un troubadour.
« Attends, je vais te trouver ça. C’est pas trop dur, aux cuisines ? La mère Henriette, c’est une sacrée mégère !
- Ca va.
- Ben tu vois, moi aussi je vais avoir du ménage tantôt. Le père Lefort, il abat et il file au marché, et c’est moi qui nettoie...
- P’têt que j’peux te donner une idée...
- Vrai ? »
Je lui montre le swassshhh sur un coin de carrelage. Il éclate de rire, il est ravi, il m’embrasse sur les deux joues.
« Je m’appelle Kaëlig.
- Patience.
- C’est ton nom ?
- Ben oui. Mon père avait déjà une fille et quand il m’a vue il a dit « Patience... » . C’est pour ça.
- N’empêche, c’est un joli nom. Et tu es une jolie fille. Mais pas bien épaisse, hein ? Ils te nourrissent pas, en cuisine ?
- Si, un peu, on peut avoir les restes après le repas des maîtres.
- Et chez toi ? »
Je hausse les épaules. Je vais pas lui raconter ma vie.
« Je rentre tard, j’ai pas faim.




Le soir quand je quitte il propose de me raccompagner un bout de chemin, et me remercie encore pour le swassshhh, qui lui a bien fait gagner du temps et de l’effort. Près du ruisseau, il sort de sa besace deux larges tranches de pâté et une miche de pain doré comme du gâteau.
« Si on dînait là ? Puisqu’il y a à boire... »
Je ne sais pas si c’est bien convenable, mais j’en salive déjà. Il a l’air tout guilleret de ce pique nique improvisé et je soupire d’aise. L’eau du ruisseau est fraîche et j’y trempe un peu mes pieds. Toute la journée debout... Il me regarde sans rien dire. Il est grand et fort mais il ne me fait pas peur. C’est comme si j’avais un grand frère. Mais la nuit va tomber, faut que je me presse ou je vais trébucher sur le chemin.
« A demain !», me salue-t-il en repartant vers le château où il loge, dans un coin de fenil.
« A demain ! »
J’ôte mes sabots et je me mets à courir. J’ai l’estomac plein et je me sens légère comme un oiseau, tiens, comme un chardonneret, et je saute et je vole, pour un peu je me mettrais à chanter.



Ainsi tous les soirs il me fait escorte et me donne à dîner. On parle un peu. Il vient de loin, du bord de la mer. Moi je l’ai jamais vue. Son visage s’assombrit quand il raconte qu’il a dû partir. J’insiste pas mais il ajoute :
« Avec ma mère, c’était trop difficile. »
Je hoche la tête, je comprends.
« Ma mère c’est comme une ombre cendreuse. C’est avec mon père que... Mais heureusement, même si Emilienne est partie, j’ai encore Lucie... »
Il y a des choses que je dis pas. Même si la mère trouve ça normal, je suis pas sûre.



On se fait la bise tous les soirs. Comme j’embrasse Lucie avant qu’elle s’endorme. On se raconte nos journées, et c’est gogaille et cailletage. Il me fait rire. Hier j’ai volé du fil et une aiguille chez nous pour ravauder l’accroc de sa chemise.
« Tu as des doigts de fée !
- Ah non ! La mère Henriette, elle crie partout que je suis la plus maladroite de ses filles ! Mais tu sais, ce matin... tu vas croire que j’attige... j’ai lâché une assiette que je venais de laver et je l’ai vue tomber... J’ai pensé fort « arrête-toi ! » et... ben... Je te jure que c’est pas une menterie ! L’assiette s’est arrêtée en l’air, et j’ai pu la reprendre. Mais p’têt que j’ai rêvé...
- Non, je te crois », murmure-t-il avec un sourire en coin et en même temps une ride sur le front. Comme s’il voulait me cacher quelque chose. Sauf que peut-être je perds le sens. Mais ça n’a pas l’air de le déranger.



« Ben ma Patience, t’es toute pâle ! T’as eu du tracas, tantôt ? »
Je lui prends la main, je l’entraîne en courant vers le ruisseau. J’ai hâte d’arriver, j’ai hâte de lui conter, si j’attends encore un peu je vais m’étouffer...
« Tu sais que ce midi il y avait festin ? Ben comme en plus il a plu c’te nuit et qu’Henriette a voulu dégraisser le bouillon... Ben oui mais elle a la tremblote ... et elle nous traite de bégaudes et de cagnardes, tout le temps sur notre dos, elle est canulante ! Elle dit qu’on laisse trop d’yeux... Oh, je m’embarbotte !
- Calme-toi, je suis là. J’ai tout mon temps. Henriette t’a crié dessus ?
- Oui, mais c’est pas ça... Ma cuisine, c’était un mélange de graisse et de boue,
un infâme margouillis... Je m’suis pensée que même avec le savon noir et le swassshhh, fallait que je m’y mette à fond pour pas te faire attendre ce soir. Et puis... en allant chercher la serpillière j’ai renversé le seau, un seau, tu m’entends, un seul petit seau... et là l’eau elle a couru partout, ça faisait des gros bouillons, ça ricochait dans les coins, et puis elle est sortie par la porte et le carreau il était tout sec et tout brillant comme si on avait été douze à frotter... »
Allez, voilà que je fonds en larmes, je suis toute chamboulée...
« C’est le Diable, non ? Faut...qu’j’aille... voir le curé ? Il va me dire... que je suis possédée... Ou alors y faut pas qu’ je l’dise ? »
Kaëlig a rougi comme une pivoine. De son large mouchoir il m’essuie gentiment le visage, il me prend dans ses bras, me câline doucement pendant que je trempe son épaule de mon ruisseau salé.
« Là... Ca va mieux ? Le diable, ça existe pas. Le Bon Dieu, il le permettrait pas. Tu vas manger un peu, ça va te faire du bien. Je voulais attendre encore, mais là... »
J’en oublie de mastiquer quand je l’entends me confesser d’un air grave :
« Tu n’y es pour rien. C’est juste ma faute. »
J’écarquille les yeux, je comprends pas. Il me sourit, me prend la main.
« Mange. Je vais te conter. Je suis né loin d’ici, au bord de la mer, je te l’ai dit. Dans notre village il y avait une sorcière, qui s’appelait Gwendoline, mais nous les enfants on disait Mandoline. Si si, je t’assure, une vraie sorcière, toute vêtue de noir comme dans les contes. Bon elle avait pas le chapeau pointu parce que être sorcière c’est interdit et les soldats l’auraient brûlée, mais nous on le savait bien, d’ailleurs elle vivait seule avec sept chats noirs et un corbeau... Mais elle nous soignait, aussi, elle connaissait toutes les herbes, et avec elle toutes les naissances se passaient bien, pour la mère comme pour l’enfant ! Ma mère m’a raconté qu’elle avait vu naître un enfant les pieds en premier ! Et il allait bien ! Une voisine s’est signée et a dit : « Les pieds devant ! Il va mourir en bas âge ! » Mais Gwendoline a répliqué :
« Sottise ! Il marchera tôt, et il battra le cheval à la course ! »
Et tu le crois ? Le bambin a marché à six mois, et personne ne courait aussi vite que lui... »
Je l’écoute, bouche bée. Il raconte bien. Je resterais des heures à l’entendre...
« Mais mange donc, ninette, tu vas pas laisser perdre ce jambon !
- Et toi alors ? C’est meilleur quand on dîne ensemble !
- Or donc, le jour de ma naissance... Faut dire que mon père travaillait le bois. Des fois il allait aider mon oncle à la pêche, mais lui c’était le bois, son affaire. Et quand le toit de Gwendoline s’était effondré après un orage, tout le monde avait dit que c’était la malédiction, mais lui il le lui avait refait, comme ça, de bon coeur. Ma mère le lui avait reproché – elle trouvait toujours à redire, c’est lui qui m’a raconté, et il l’avait fait taire.
« Y a pas de malédiction pour l’honnête homme. Sorcière ou pas, je vais point laisser une vieille femme geler dans sa masure et prendre l’eau, parce que ça, pour le coup, le Bon Dieu il aimerait pas. »
Alors c’est Gwendoline qui m’a fait naître, et elle m’a mis dans les bras de mon père. Elle a tracé une croix sur mon front et deux sur mon coeur, et elle a dit :
« Petit homme, tu seras honnête et modeste comme ton père. Et tu donneras le Pouvoir à la femme que tu aimeras.
Mon père m’a expliqué ça quand j’avais treize ans. Je commençais à regarder les filles, et ma mère me tançait toujours pour ça.
« Faut que tu comprennes, mon garçon. »
On était sur la charrette, on revenait de la foire où on avait vendu deux commodes et un lit.
« Ta mère elle est comme elle est, c’est ta mère. Tu sais bien qu’elle est jamais contente. Elle s’est mis en tête qu’il fallait pas que tu te maries, parce qu’à la longue si tu restais avec elle tu lui donnerais le Pouvoir. J’y ai bien dit que Gwendoline avait parlé de femme et pas de mère, mais il n’est pire sourde que ta mère quand elle veut quelque chose.
Alors mon gars (et ça me fend le coeur de te dire ça), quand tu te sentiras, il faudra que tu partes. Ici elle ne te laissera jamais en paix. »
Je pensais à tout ça, j’avais pas trop envie de partir. J’aimais la mer, je voulais être marin, aller au bout du monde, et puis j’aimais la lande et le bocage, je me voyais pas vivre ailleurs. J’aurais pu aussi travailler la terre, ou le bois avec mon père... Mais devenir un vagabond, un étranger partout...
« Et puis il y a autre chose à quoi tu dois penser : les jeunes gens s’emballent vite et le coeur n’entend pas toujours raison. Pour les autres ce n’est pas grave, tant qu’on respecte les filles ou au moins qu’on fait attention. Mais toi, donner ton coeur ça voudra dire aussi bien autre chose, et si le Pouvoir est mal employé, tu en auras l’endosse. Toutes les filles sont belles, mais toutes ne sont pas honnêtes... »
- Et alors ? », l’interrompis-je la bouche pleine. « Tu as déjà donné ton coeur ?
- Une fois. Ca c’est mal passé. La fille a commencé à jeter des sorts pour se venger, ou juste pour faire du mal en riant, comme ça... Je me suis enfui en pleine nuit, comme un voleur...
- Pauvre Kaëlig, tu n’as pas eu de chance...
- Et je m’étais bien juré... Et puis tu vois... »
Et voilà qu’il rougit encore en me regardant comme s’il attendait quelque chose. Mais quoi ?
Il soupire.
« Patience, l’assiette qui s’arrête en l’air... Le sol qui se lave tout seul... C’est le Pouvoir, ma douce. Parce que... je t’aime ! »
Je reste là, assommée, un peu je suis contente mais en même temps je sais pas trop ce que je dois faire. Je murmure :
« Moi ? »
Il éclate de rire.
« Oui, toi, ma crevette, mon bijou ! Parce que tu es innocente comme l’oiseau sur la branche, que tu es gentille, que tu es belle... et puis tu es toi ! »
Comme je dis rien, il se renfrogne un peu.
« Je te plais pas ?
- Oh si, bien sûr... Tu es beau, tu es fort, tu es généreux... Mais juste, j’avais pas pensé...
- Tu es très jeune, mais je peux attendre. Quand tu seras prête, on pourrait se marier...
- Et avoir une maison ?
- Et des enfants. »
Je grimace.
« Mais que des garçons, alors.
- Pourquoi ? C’est bien, les filles, aussi.
- Oui mais les filles... Avec le père des fois...
- Quoi des fois ? »
Ca me travaille dedans, ça m’embête.
« Ben, j’ai entendu dire que des fois les pères... la nuit, quand la femme est fatiguée et que la fille commence à grandir...
- Et où tu as entendu ça ? Jamais ! J’ai deux petites soeurs, et crois-moi, quand elles sautent sur les genoux de mon père, c’est en plein jour, et il n’y a pas de mal ! Mais ces choses, jamais ! Qui t’a parlé de ça ? C’est monstrueux !
- Non, c’est rien, c’est des histoires. »
Un pli soucieux barre son front.
« Est-ce que ton père... »
Je secoue la tête.
« C’est juste des histoires, j’te dis. »
Il a dû sentir que ça me tourneboulait, il me serre dans ses bras.
« Je t’aime, Patience, et tu es ma promise. Personne ne te fera plus de mal. Je t’attendrai, et quand tu voudras on ira devant l’autel et tu seras ma femme. Tu veux bien ?
- Je veux bien. »
Doucement ses lèvres caressent les miennes comme une aile de papillon. Son souffle me suspend le coeur, ça me fait chaud, ça me fait bon. C’est un homme mais il ressemble pas à mon père. J’ai confiance en lui. Est-ce que c’est ça, aimer ?
« Je suis content de t’avoir donné le Pouvoir. Tu le mérites bien. Juste, ne te fais pas trop remarquer. Tu sais que les gens ont peur de la magie...
- Mon Dieu ! Le Pouvoir ! Et qu’est-ce que je vais en faire ?
- Tu feras pour le mieux, j’en suis sûr. Pour t’aider et aider les autres. Je sais que tu sauras. Tu te souviens, le jour où on s’est rencontrés ? Tu me connaissais pas et pourtant tout de suite tu m’as appris le swassshhh, et ça m’a bien rendu service !
- Oh j’étais bien contente de moi, ce jour-là ! Je venais d’arriver, j’étais toute nigaude, et j’avais pu t’enseigner quelque chose ! Tu te souviens de la Nine, qui était avant moi aux cuisines ? C’est elle qui m’a montré, pour mon premier jour. Je la remercierai jamais assez ! »
Ca fait du bien de parler et de rire avec quelqu’un de confiance. C’est comme avec Lucie, mais c’est mieux. C’est plus chaud dedans.





Ce matin quand j’allais quitter la maison le père était au pied de l’échelle.
« Lucie dort encore. Où tu vas ?
- T’es bien curieuse. Va donc gagner ton pain.
- Je ne veux pas que tu touches à Lucie.
- Je suis chez moi, ici. Je fais ce qui me plaît. »
J’ai pensé à Kaëlig. « ... Et pour aider les autres... » Je me suis envolée au grenier plus vite que l’éclair, et les habits de Lucie se sont enfilés sur elle tout seuls.
« Viens, ma Lucie, je t’emmène voir le château. C’est très grand, c’est magnifique, tu vas bien t’amuser... »
La petite avait les yeux tout bouffis de sommeil. Alors je l’ai portée et tandis que le père s’essoufflait encore sur l’échelle, je claquais déjà l’huis et je bondissais comme un chevreuil vers le château. C’est bien, ce Pouvoir. Je serai même pas en retard, et Lucie est en sécurité avec moi. Je fais de grands bonds, c’est presque comme voler, la gamine est tellement légère que je sens pas son poids. J’aimerais bien voler, mais je suis pas sûre de savoir, et puis avec Lucie, si elle le raconte...
J’explique à Henriette que la mère a la fièvre et que je veux pas que la petite l’attrape. C’est jour de miracle, aujourd’hui. La vieille tapote la joue de ma soeur et lui grimace un sourire édenté.
« Ca a t’y pas de beaux yeux, c’te p’tite chose ! Viens avec la vieille Henriette, mon joli coeur, je vais te faire une bonne grosse tartine beurrée... Après, tu iras jouer dans la cour, j’crois bien que le fils du palefrenier doit être par là, peut-être il te montrera les chevaux, hein ? Et à midi je te garderai une belle tranche de rôti. Tu as déjà mangé du veau ? Une belle viande tendre et rose comme tes joues, on pourrait la manger à la cuiller, viens ma belle... »
Je donne toute ma force au travail pour qu’Henriette n’ait pas de reproche à me faire. Mais j’ai le coeur tout barbouillé de chagrin. Et de peur aussi. Ma Lucie. Je ne veux pas. Je ne veux pas et je ne veux pas.



J’ai bien frotté mon carreau, me reste plus qu’à rincer. J’aurais pu me servir du Pouvoir pour aller plus vite, mais ça serait pas bien de le gaspiller pour m’épargner de la peine. Ce matin, il m’a permis de sauver ma Lucie, et sans lui je n’aurais pas pu. Alors je trime comme pour lui dire merci. Je m’apprête à lancer mon premier seau quand j’entends la voix de Lucie qui crie :
« Je veux pas ! Je veux jouer encore ! Je rentre avec Patience !
- Tu viens avec moi, nom de Dieu, et de suite ! »
Cette voix-là me met un poignard dans le coeur. Je me rechausse vite fait, je me précipite dans la cour. Le père tire ma soeur par le bras, et la petite résiste comme un âne têtu.
« Laisse-là. Je la ramène tantôt.
- Et moi j’ai besoin d’elle maintenant. Je suis votre père, c’est moi qui ordonne ! »
Je ne sais pas d’où ça me vient mais je n’obéirai pas. J’ai pas du tout peur, j’ai pas les jambes molles, j’ai pas la main qui tremble, et ma voix est forte et claire. Je crains même pas de lui dire en face :
« Tu n’auras pas Lucie ! »
Il est rouge de colère, il lâche la petite et vient sur moi, le bras levé. Ses joues sont rougeaudes et il marche un peu de guingois. L’a dû se vider la bouteille avant de venir. Je le frapperai pas mais je le laisserai pas faire. Il est méchant, il est sale. Je voudrais... Je voudrais qu’un grand swassshhh l’emporte, qu’il soit balayé comme une épluchure, comme une crotte... J’entends un grondement derrière moi. Sans même regarder, je sais que mes quatre seaux ont formé une vague gigantesque qui se retient comme un cheval qui piaffe en attendant mon signal. Le plus beau swassshhh de ma vie ! Je vais lever la main et le torrent sauvage va renverser le père, l’emporter loin, le faire disparaître à tout jamais. J’ai le Pouvoir ! L’eau furieuse et puissante va dévorer cet homme mauvais dans un tourbillon de gouttes délicieuses, ça sera comme une grande gerbe de fleurs liquides, comme une explosion de soleil pour chasser la nuit où il a voulu tenir ses filles, l’une après l’autre, pour son seul plaisir malsain... Derrière moi, c’est un long hurlement, c’est une meute de mille loups d’écume qui va obéir à Ma volonté, parce que j’ai le Pouvoir ! Le père se fige. Il a entendu, il voit le châtiment qui se prépare. Ses yeux s’emplissent de terreur, il recule d’un pas. Je souris de le contempler enfin effrayé et sans défense ! Ce n’est que justice ! Je lève doucement le bras avec une joie profonde...
« Patience ! Non ! »
J’ai l’impression de me réveiller d’un rêve. Kaëlig a couru jusqu’à moi.
« Ne le fais pas, Patience. Je t’en prie. »
Je le regarde. Je ne sais plus ce que je dois faire.
«N’écoute pas ta colère. Ne le tue pas. Fais seulement ce qui est juste. »
D’une pensée mes quatre seaux sont redevenus ordinaires. Je regarde le ciel, où de petits nuages blancs jouent à se pourchasser, comme des enfants innocents. Le Pouvoir est à mes ordres, mais c’est une Charge autant qu’un Don. Je ne dois pas le laisser me tourner la tête.
Je pointe de mon doigt un endroit précis, et le père se roule par terre, tenant à deux mains son entrejambe meurtri à tout jamais. Son cri de douleur ne me réjouit pas, ne m’attriste pas. Je n’aime pas entendre les bêtes qu’on abat, mais il faut bien vivre.
Kaëlig me prend dans ses bras. Il me dit qu’il m’aime, il me dit :
« Tu es la femme que j’attendais. »
Etre femme, ça ne me fait plus peur.
« Emmène-moi, mon amour. Emmène-nous, avec Lucie. On sera partout mieux qu’ici. »
Kaëlig s’accroupit devant ma petite soeur.
« Ca te dirait de voir la mer ? »
Lucie a encore des larmes qui lui barbouillent les joues. Mais son sourire resplendit comme le soleil après la pluie. Et je jure, je jure, je jure qu’il n’y aura plus jamais de pluie sur ce sourire-là.
Narwa Roquen, l'impression de toujours courir après le bus...

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Maeglin  Ecrire à Maeglin

2013-09-09 22:36:14 

 WA, exercice n° 122, participation et toutDétails
Tea Time

Il manquait chaque jour une dizaine de minutes pour que l'aiguille de l'horloge indiquât exactement cinq heures. Et comme chaque jour, à ce moment tant certain qu'imprécis, Saturnin s'activait en cuisine à faire frémir de l'eau dans l'attente de sa visite.
Qu'il ait préparé comme aujourd'hui quelques langues de chat, qu'il fût alité au sortir d'une mauvaise grippe ou qu'il ne le souhaitât pas importait peu : il était presque cinq heures, le thé serait bientôt prêt et on allait toquer à sa porte.

- Vous arrivez un peu plus tard, ces temps-ci.
- Et j'en suis bien désolée Saturnin, j'en suis bien désolée.

L'horloge donna cinq coups enroués, hésita sur le quatrième. Saturnin avait remarqué cette légère arythmie depuis quelques années mais n'y avait jamais prêté cas, puisqu’à cette heure il recevait sa visite et qu'il n'avait aucun souvenir que celle-ci se soit manifestée après que le mécanisme eut achevé son carillon.

- Vous avez avancé depuis hier ? reprit la femme en s'installant dans l'un des deux fauteuils du réduit.
- Je crois, j'imagine que nous allons en parler, j'ai même pris un peu d'avance...
- Vous savez que je n'aime pas ça !, lâcha-t-elle en ajustant machinalement sa position sur le coussin.
- Ce ne sont que des pistes. Ne vous fâchez pas. J'ai fait quelques gâteaux aujourd'hui, justement, pour que nous puissions les évoquer. J'amène ce qu'il faut.

Lorsqu'ils avaient été présentés, elle lui avait demandé de l'appeler Constance et de la vouvoyer. Bien qu'encore assez jeune à l'époque, elle portait déjà des tailleurs sévères et n'accordait de fantaisie qu'à quelques accessoires sans importance dont elle se fatiguait d'ailleurs régulièrement. Elle manquait d'empathie et ne s'en cachait pas. Seules semblaient lui importer les visites, la dégustation d'une infusion sombre et fermentée de la province du Yunnan et ce que Saturnin lui donnait chaque jour, ce qu'il avait produit. Ces trois conditions satisfaites - et elles l'étaient, inlassablement – permettaient un échange plus ou moins long sur les phénomènes climatiques en cours, la mort de la littérature ou l'origine des thés. Lorsque les tasses étaient froides ou vides, elle s'en allait.

- Vous en étiez resté à «un songe», enchaîna-t-elle lorsqu'elle eut dégluti sa première gorgée.
- C'est une petite journée, Constance. Je vous propose «inutile... et décevant ». Il croqua une langue de chat avec un peu de nervosité, comme si ce geste pouvait suspendre la réponse de la femme qui tenait silencieusement son regard.
- Vous voulez dire que vous me proposez ces deux adjectifs ? finit-elle par questionner.
- Non, je pense qu'inutile et décevant caractérisent au mieux le rêve que j'évoque. L'un ne va pas sans l'autre.

Elle réfléchissait, pesait certainement le pour et le contre, préparait une objection pertinente ; Saturnin sut qu'il n'aurait pas gain de cause.

- Je comprends votre propos, fit-elle calmement. Je vais néanmoins vous rappeler la règle que nous nous sommes fixée : pas plus d'un signifiant par jour. Or vous en énoncez deux, et pas des moindres. Êtes-vous certain de l'inutilité du songe ? De la déception qu'il semble porter ? Et pourquoi dans cet ordre ? N'est-ce pas la déception qui entraîne une forme de stérilité de ce rêve ?
- J'y ai réfléchi toute la matinée, se défendit Saturnin. Je voulais partir sur cette ambiguïté pour le paragraphe suivant, et qui fera...
- Vous ne pouvez pas savoir ce que sera votre prochaine phrase, puisque vous n'avez pas encore défini si le songe est d'abord inutile ou décevant !, coupa Constance.
- Il est LES DEUX !
- Si vous en êtes aussi sûr, j'imagine que vous pouvez choisir un adjectif aujourd'hui et attendre demain pour écrire le second, vous savez que vous n'êtes pas payé au nombre de mots.

Paradoxalement, il l'était. De la façon la plus littérale qui soit. Un signifiant par jour, jamais plus, cela faisait partie du contrat (et même pas des petites lignes en bas de page, Saturnin s'en voulait de s'être fait piéger de manière aussi peu tordue). Quelques paragraphes dactylographiés, signés de sa main sur un coin de table voilà une douzaine d'années. Exactement cent quarante mois, soit quatre mille deux cent neuf jours que Constance venait, sur le coup des cinq heures de l'après-midi, réclamer son dû.

- Vous ne comprenez décidément pas grand-chose à l'écriture, reprit Saturnin la mine défaite. Je vous donne « décevant », comme cet échange en quelque sorte...
- Bien, répondit la femme avec un soupçon de malice dans la voix, peut-être que ce songe ne sera pas tout à fait inutile finalement. Nous verrons demain ! Je vais goûter une de vos langues de chat si vous le voulez bien. Elles ont l'air délicieuses et se marient très bien avec le thé. Vous l'achetez toujours à votre petite épicière du bas de la rue ?

La discussion dura autant que la politesse de Saturnin le lui permit. Tiraillé par ce nouveau revers, et du reste à chaque fois que Constance le mettait en difficulté, il songeait à sa soeur. C'était par l'intermédiaire de Solange que Saturnin avait rencontré la maison d'édition « L’oeuvre d'une Vie ». Elle l'avait soutenu dans une énième phase d'artiste déprimé, l'entretenant financièrement en exigeant de lui qu'il se présente à tous les rendez-vous qu'elle organisait avec son réseau personnel. De mauvais gré, il avait joué le jeu durant des mois jusqu'à cette entrevue avec Constance où , peut-être lassé de la dette qu'il accumulait envers sa soeur, il imagina la troquer contre une autre, toute professionnelle et contractuelle, qui lui permettait de continuer son métier d'écrivain.

Constance revint le lendemain, il lui proposa « et futile ». Il avait changé d'avis : elle ne releva pas qu'il lui avait donné raison. Elle revint aussi les jours suivants, les week-ends, le jour de Noël, la semaine qu'il s'accorda sur la côte atlantique afin de se changer les idées, la fois où on l'avait transporté à l'hôpital pour une cheville qu'il s'était tordue en allant acheter du thé en bas de la rue. Peu après cet épisode, et lors qu'il boitillait encore, Saturnin invita sa soeur à déjeuner.

- Rappelle-moi comment tu as connu les patrons de « L’oeuvre d'une Vie », soeurette.
- Par mon ex je crois, ou par une copine qui bossait pour eux. J'ai coaché un des directeurs, le plus mignon si je me souviens, à l'époque ils cherchaient de nouveaux auteurs, j'ai parlé de toi... C'est vieux tout ça, tu bosses encore pour eux ?

Obtenir d'une simple interrogation à sa soeur deux réponses, plusieurs détails superflus et une question supplémentaire faisait partie de la relation normale qu'entretenait Saturnin avec Solange. Ou plutôt de la relation que Solange imposait à l'ensemble de l'univers. Il se souvenait que petite, elle était restée des heures assise dans le jardin à discuter avec les fourmis. Lorsqu'il lui avait demandé ce qui n'allait pas, elle lui avait rétorqué avec aplomb que celles-ci étaient en train de se disputer avec les cailloux du chemin et qu'elle s'était proposée pour « trouver une solution à ce gros problème ».

- Bien sûr, Solange, ce sont eux qui me payent pour tous les livres que je n'écris pas ! Si j'avais publié ces dix dernières années, tu aurais eu au moins ton exemplaire dédicacé pour Noël !
- J'adore tes fauteuils mais tu devrais les retapisser, ça fait trop vieux garçon. Que te demandent-ils d'écrire exactement ? C'est toujours Constance que tu vois chez eux ?
- Toujours, en plein dans l'étymologie : tous les jours. Je n'ai qu'une contrainte : n'écrire qu'un mot. Lui remettre quotidiennement. Elle me fait grâce de la ponctuation et des conjonctions. Je pensais que l'exercice serait amusant, d'autant qu'il me laissait le champ libre et les moyens de subsister pour travailler d'autres textes. À la vérité je suis épuisé, je n'ai rien écrit depuis des années. Ce boulot a pris toute la place, toute l'énergie : je n'ai pas trente pages et je réinvente chaque nuit une nouvelle suite à mon histoire. Chaque phrase, chaque verbe, chaque adjectif pèsent une tonne. Je ne t'en ai jamais vraiment parlé, mais depuis l'accident je pense sérieusement à arrêter.
- En somme, une tonne de plomb pour une toute petite plume ! releva Solange amusée. Bizarre, moi qui pensais que tu manquais de patience, voilà plus d'une décennie que tu t'astreins à un exercice absurde, au seul motif qu'il te procure juste assez d'argent pour passer à côté de ta vie et de ton talent.

L'après-midi aurait pu s'arrêter sur cette fulgurance, heureuse contrepartie de l'incessant babil de sa soeur. Saturnin prit néanmoins le temps d'écouter ses conseils de décoration – il se surprit même à 'y intéresser – et ils regardèrent ensemble de vieux albums de famille en papotant jusqu'à ce que Solange saute du fauteuil pour dévaler à toute vitesse vers les escaliers, invoquant trois rendez-vous à honorer d'ici la fin de la journée mais « on s'appelle, frangin, on s'appelle très vite pour une petite bouffe et pense à un tissu pour tes fauteuils ». Il était cinq heures moins le quart.

Ce ne fut pas ce jour-là. Saturnin était au milieu d'une phrase importante et se laissait quelques jours, qu'il s'amusa à dénombrer par rapport à la quantité de thé noir qu'il restait dans la boîte. Ce mélange de symbolique et de résolution le satisfaisait : il fût durant cette dernière semaine un écrivain dédié et soumis à la contrainte, recevant Constance avec beaucoup d'égards et participant de bon gré au bavardage traditionnel qui suivait l'annonce du signifiant.

Le moment venu, elle fit évidemment valoir le contrat, la rente que la maison d'édition allait lui retirer et la perte des droits sur ce qu'il avait produit pour eux. Ne recevant qu'un silence déterminé de Saturnin, elle s'empêtra en dernier recours dans un exercice de charme plutôt maladroit où elle décrit la piètre qualité de l'accueil des autres auteurs qu'elle côtoyait et son attachement à leurs discussions quotidiennes. Sur le pas de la porte, elle lui rendit tout de même un sourire.

Le reste de la procédure se fit par correspondance. Le dernier accusé de réception était accompagné d'un petit mot de la main de Constance : vous êtes talentueux, donnez-vous la patience de réussir.
Saturnin lui expédia une jolie boîte de thé noir à la maison d'édition.


- J'aurais dû venir avant ! Tu as gardé ta vieille horloge ? Et j'adore Cali, c'est la femme qu'il te fallait. Vous êtes bien ici près de la mer, c'est calme.
- Solange, je te rappelle qu'elle est dans la cuisine, juste à côté, et que tu ne l'as rencontrée que depuis un quart d'heure, sermonna Saturnin en amenant les flûtes à champagne.
- Ton dernier livre est excellent. J'ai reconnu papa dans ton personnage principal, je me trompe ? Tu sais que mes clients me parlent de tes bouquins ?

Elle enjolivait certainement. Les oeuvres de Saturnin avaient néanmoins fini par connaître un succès d'estime quelques années auparavant et deux de ses romans avaient été édités en format de poche. Sa tardive réussite littéraire correspondait d'ailleurs avec l'épanouissement de sa relation avec Cali, la propriétaire de l'épicerie indienne où il faisait ses courses. À la suite de son accident, elle lui avait fait porter une boîte de chocolats au poivre avec une petite note gentille où elle lui demandait de ne pas tant se presser pour venir la voir, puis elle s'était arrangée pour livrer ses achats à Saturnin durant sa convalescence afin qu'il n'ait pas à descendre les escaliers.

Leur habitude s'était consolidée bien après la cheville de Saturnin. Elle amenait les spécialités invendues qu'elle préparait pour l'épicerie, il passait le lendemain lui rapporter les plats et faire quelques emplettes pour l'inviter à dîner. Ils sortaient peu, parlaient beaucoup. Elle lisait à haute voix les brouillons de Saturnin et racontait ses anecdotes à l'Alliance Française de Madras. Son accent le faisait rire, alors il s'était lancé dans la cuisine indienne pour lui donner quelques opportunités de revanche. Ils épuisèrent ainsi délicieusement et méticuleusement toutes leurs certitudes de ne rester qu'amis. Cali ferma plusieurs jours la boutique et ils partirent sur la côte atlantique, en copains. Ils revinrent amants. Le lendemain, un éditeur avait appelé Saturnin pour lui faire une offre.

- Je travaille ma retraite avec un peu d'avance, reprit-il à l'attention de Solange. Cali ouvre un salon de thé asiatique la semaine prochaine et les livres, tant que tes clients veulent bien me les acheter, je ne me fais pas trop de soucis pour les écrire.
- Il faut qu'elle me raconte tout, Saturnin. La maison, sa famille, l'épicerie, sa taille de chaussures... Je veux tout savoir de celle qui t'a rendu si léger ! Sers-moi un peu de champagne, je vais l'aider en cuisine !
- Tu auras le temps de la traquer ce week-end. Tu restes bien tout le week-end ?

Solange s'installa une dizaine de jours. Devint la meilleure amie de Cali et invita la moitié de son carnet d'adresses à l'inauguration du salon de thé où elle organisa, avec l'accord bienveillant de la patronne, une séance de dédicaces des livres de Saturnin. Lorsqu'elle fut partie et Cali absorbée au travail, Saturnin retrouva le rythme tranquille de ses après-midi d'écrivain, ponctué par les carillons boiteux de sa vieille horloge. Il restait des heures entières à regarder la mer.

Elle devait avoir oublié ses clefs ou son téléphone, ça lui arrivait souvent. Peut-être un peu plus ces temps-ci, à cause de ce qui lui grossissait dans le ventre. Ce fut une des raisons pour laquelle il ne put se départir d'un large sourire lorsqu'il ouvrit la porte et reconnut Constance. Tailleur gris foncé, lunettes de soleil, cheveux plus courts. Un peu gênée. L'horloge lui rappela qu'il était cinq heures. Elle lui tendit une boîte de thé.

- Je l'ai achetée au salon. Cali est une très belle femme. Vous nous en préparez deux tasses ?
- Constance... c'est... surprenant ? Comment allez-vous ? Je vous en prie... entrez et... désolé, je n'ai pas de mots...
- Mais je ne vous en demande plus depuis un moment, répondit-elle en s'engageant dans la salle à manger. Je vais bien, merci, je suis en vacances en j'ai vu l'article sur le journal... la séance de dédicaces. J'ai lu vos livres, vous savez ?

Saturnin sentit une vieille anxiété ressurgir, dans l'attente d'une remarque de Constance. En prenant maladroitement la bouilloire, il fit tomber le coeur que Cali avait dessiné sur une petite note collée au mur de la cuisine.

- Et qu'en avez-vous pensé ?
- Par jalousie professionnelle, que vous gâchiez votre plume. Par affection, que votre liberté vous avait enfin rapproché de vos lecteurs, dont je suis. Pas de lait, pas de sucre, vous vous souvenez ?

Il se rappelait d'autant plus qu'il avait imaginé cette scène des centaines de fois. Exactement deux mille deux cent six fois. Sans en parler à Solange ou à Cali. Cela ne lui prenait maintenant que quelques minutes, mais il n'avait jamais pu renoncer à écrire, dans un coin de sa tête, un signifiant par jour. Ni plus, ni moins. Constance contemplait la mer, ses lunettes de soleil posées sur ses jambes croisées. Elle n'avait presque pas vieilli. Saturnin finit par apporter un plateau avec l'infusion fumante et deux mazagrans. Elle se tourna vers lui et esquissa un sourire.

- Je ne suis pas là pour vous tourmenter. Ma visite peut vous sembler étrange, mais j'avais envie de vous revoir, ou de voir l'homme que vous étiez devenu. « L’oeuvre d'une vie », d'une manière un peu détournée...
- Vous travaillez toujours sur ce projet ?
- Bien sûr. Beaucoup ont arrêté, comme vous, mais aucun n'a véritablement percé. Vous estimez avoir réussi ?
- Sûrement pas en littérature. Le meilleur était certainement dans les trente pages que vous avez récupérées il y a six ans. Le reste... pour le reste, je vais très bien. Sincèrement.
- Je vous crois.

Ils burent lentement. Constance posa beaucoup de questions sur son prochain roman, puis reprit un peu de thé avant de demander le chemin des toilettes. Saturnin lui fit visiter la maison, elle s'arrêta de longues secondes devant la chambre qu'il préparait pour l'enfant, un semblant d'émotion sur le visage.

Saturnin l'attendait en bas. Le jour déclinait et Cali rentrerait bientôt. Sur la terrasse derrière la baie vitrée, les hortensias crachaient leurs dernières couleurs d'été, agités par le vent de la mer. La lumière était magnifique. Le mot auquel il avait pensé aujourd'hui était "patience".

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2013-09-14 20:14:06 

 A feary tale.Détails
Ce récit tord les codes classiques du conte de fée. Il en fait une lecture strictement freudienne. Le célèbre psychanalyste ne les a-t-il pas étudiés de près dans son livre de 1913 (1)? Cette histoire possède deux faces, la première étant aussi ténébreuse que la seconde est lumineuse.

L'utilisation de la 1ère personne permet d'adopter une tournure familière pour le récit, ce qui le rend plus vivant, surtout que tu le parsèmes d'un florilège de mots tombés en désuétude. Mais ils coulent sans difficulté et se comprennent aisément, tant ils sont imagés. Mention spéciale toutefois pour "éplapourdie" (merci Google!). Peut-être que le terme "gage" aurait été préférable à "paie", qui sonne plus moderne.

Les personnages sont fidèles au canon du conte de fée : une jeune fille à l'aube de sa féminité, une noire et glauque menace qui rôde au-dessus du symbole de la virginité, cette virginité qu'elle a perdue, le prince charmant qui la sauve d'elle-même et bien sûr la magie qui dénoue toute l'histoire.

J'ai bien aimé la façon dont tu as imaginé la transmission du pouvoir et les petites histoires dans la grande. Bien vu la convoitise de la mère de Kaëlig, ce seigneur généreux. Celui-ci est un prince charmant qui n'est rien d'autre qu'un apprenti équarisseur! Tu dépeins tout en finesse l'horreur de ce père indigne aidé par une épouse complice qui pousse entre ses pattes ses filles afin de s'y soustraire elle-même. Rien n'y décrit, tout est suggéré et cela fait d'autant plus frissonner. Comme à ton habitude, tu te montres redoutablement à l'aise dans les mille détails qui composent cet univers. Tu ne te départis pas de cette forme de proximité affectueuse avec tes personnages, même ceux du deuxième plan (la vieille Henriette!).

Le style est fluide (normal!) et l'action ne s'essouffle pas. Il y a du Fantasia dans la façon dont Patience se sert de l'eau. Encore freudien. Bon, il n'y a pas de ballet de balais mais cette eau qui prend vie et s'ébroue m'y a fait furieusement penser. Le titre évocateur rend très bien compte d'ailleurs de cette énergie liquide. J'y ai vu aussi un clin d'oeil à l'histoire Do! On lave toujours à grande eau, non? Et puis, les femmes ne gardent-elles pas leurs eaux jusqu'à leur délivrance? Mais là, je m'égare!!

Au final, un conte de fée plus noir qu'il n'y paraît, tourmenté sous la surface. Heureusement, il finit bien. Et ça, n'est-ce pas le plus important dans un conte de fée?

M

(1) L’intervention dans les rêves du matériel des contes de fées

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2013-09-20 00:00:08 

 Commentaire Maedhros, exercice n° 122 part IDétails
Cette première partie est un conte initiatique dont l’enjeu est d’amener un adolescent à devenir un homme, et comme il se doit, cela se passe entre hommes. Le père est absent, aussi bien dans la réalité que dans le discours maternel, c’est le grand père paternel qui assume cette tâche. Les portraits des deux protagonistes sont bien brossés, chacun en modèle du genre. Les descriptions de la nature donnent au récit une ambiance apaisante, vivifiante, on a l’impression de respirer de l’air pur au cours d’une grande balade loin de la ville. Tu nous montres avec justesse comment le lien se tisse peu à peu entre l’enfant et son grand-père. Tes connaissances en matière de photographie sont impressionnantes ! Mais plus encore, la passion que tu mets dans la voix du grand-père pour cet art à part entière, cette passion est communicative ! Et la leçon enseignée à l’ado sans repères est aussi juste que symbolique. Il refuse les cadres et se disperse en occupations futiles ou illicites : il lui est proposé de découvrir l’intérêt du cadrage ( de la photo) , et de suivre ce chemin rigoureux : aller à l’essentiel. Tout cela avec en corollaire la notion de temps qui passe, d’instant précieux, d’instant unique...
La bande-son parle de choses graves et inéluctables, mais avec sérénité. La montagne est dangereuse, mais elle inspire la paix de l'âme. Ce choix est vraiment excellent; le piano cascade sur les pentes des violons, et je me suis laissée emporter...


Bricoles :
- N’aies pas peur : n’aie
- Le juge a sévèrement tancé : avait
- Ma mère ne s’en est cependant pas plainte... Ton récit est au passé : était
- J’ai su indirectement ( donc ce n’est pas elle qui lui a dit)... mais ma mère ne fit : le passé simple ne peut convenir que pour un évènement unique ( comme si elle lui avait révélé la situation)
- Avec ce ton cinglant qui claquait comme un fouet qu’elle utilisait : la construction est approximative : c’est le ton qui claque, mais c’est aussi le ton qu’elle utilisait ; il suffit peut-être de mettre un « et » ( et qu’elle utilisait) pour rétablir l’équilibre
- Je ne vais pas t’imposer le pensum de te décrire... : ici le raccourci gêne le sens ; s’il décrit, c’est la lecture qui sera un pensum
- J’avais l’impression de m’être fait roulé : rouler
- Il avait agi avec circonspection...il fit une moue circonspecte : répétition
- La ligne de crêtes : de crête
- Elles ouvraient une... route... : ce sont les paroles d’Edmond ; mais elles sont trois lignes plus haut, c’est un peu loin
- Je reçus les cours... je déposai : si l’évènement s’est répété, c’est l’imparfait
- Le premier d’entre eux daigna sortir... qu’après... : ne daigna
- J’acceptai ce régime... parce que chaque matin il m’enseigna : l’imparfait serait plus logique
- En bon geek, je maîtrisai : maîtrisais
- Comme s’il me confiait d’une relique : une relique
- Trois cailloux doivent se trouver le fourre-tout : dans
- Ma mère est venue : le récit est au passé



C’est un texte situé dans le réel, mais qui dégage pourtant une intense magie. Un texte envoûtant, passionnant, apaisant . Je l’ai reçu comme un cadeau à un moment où les aléas de la vie ont frappé un peu fort. Du fond du coeur, merci.
Narwa Roquen, ne perdez pas espoir, auteurs abandonnés, je marche lentement mais je marche

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2013-09-22 20:17:37 

 L'été indien...Détails
Quelqu'un a dit que les plus belles histoires étaient celles que l'on a pas encore racontées.

Celle-ci a un petit côté proustien qui sent bon la suave madeleine ou ces parfums délicats des contes maupassiens dans lesquels l'amertume est finement cachée dans la douceur d'un bel après-midi cauchois.

Un auteur astreint à produire un mot par jour, un seul, c'est comme exiger d'une Ferrari de consommer un litre d'essence au cent kilomètres. Le cheval se cabre, c'est naturel! Cela doit en effet être terrible et surhumain d'appliquer ainsi le principe de parcimonie. Et je sais de quoi je parle, étant du genre prolixe invétéré, un besogneux qui dit un et deux et qui aligne les mots comme d'autres manient la kalach! Heureusement, une inattendue histoire de coeur va ouvrir d'autres perspectives au grand dam de la gentille vampire qui ne se nourrit heureusement que de mots (et un par jour...). L'auteur va croiser Cali qui n'est pas sans rappeler Kali, la déesse indienne du temps (rituel du five o'clock), de la Mort (autodestruction) mais également de la délivrance et de la création.

Le style est à la fois soigné et retenu. Une jolie musique se dégage de ces phrases harmonieuses. Et des dialogues affleurent des sentiments qui ne se dévoilent jamais complètement. Ils sont chastement recouverts d'une sorte de pudeur aux tons bleus, comme dans ces tableaux impressionnistes peints par Turner ou Constable. Les noms renforcent le côté Maupassant (Saturnin, surtout). Côté consigne, RAS, ponctuation et patience sont au rendez-vous!

De la bien belle ouvrage que voilà, comme confiait M. Bouygues à l'artisan courbé sur son établi

M

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2013-09-25 09:22:11 

 Commentaire WA 122 : NarwaDétails
Il règne une ambiance particulièrement médiévale et rustique dans ce texte, en grande partie grâce à un emploi judicieux de mots rares et anciens (crapaudière, éplapourdie, gogaille, cailletage, attige, bégaudes, cagnardes, canulante, margouillis...). La plupart, je ne les connaissais pas mais on les déduit aisément du contexte.
Les tournures des dialogues sont également très travaillées, familères juste ce qu'il faut, à l'ancienne. Ca sent bon la campagne d'antan, quoi !
La violence incestueuse du père sur ses filles est habilement suggérée sans jamais être dite. Ce sont là des personnages de parents particulièrement ignobles que tu dépeins, entre ce père violeur d'enfants et les deux mères, l'une froide et méprisante (mes pisseuses de filles) et l'autre avide d'un pouvoir que son absence d'amour ne peut lui valoir.
Par comparaison, le personnage innocent et spontané du garçon boucher est particulièrement rafraichissant.
Bon, j'ai pas trop vu la patience, hormis dans le prénom de l'héroïne et j'ai pas eu le courage de regarder pour la ponctuation.
La chute vient justifier le choix du titre.

Au final, une histoire d'amour simple et fraiche, classique mais efficace et écrite dans une belle langue.

Trucs et bidules : ras.

Est', plouf plouf !

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2013-09-25 23:07:57 

 Commentaire Maedhros, exercice n°122-IIDétails
Ainsi donc c’est le testament spirituel d’un père pour son fils inconnu. L’histoire se répète ; Raphaël ( le prénom angélique et pictural est bien choisi !) n’a pas connu son père, et son fils ne le connaîtra pas davantage. Ces lignes sont le seul lien que peut donner le père pour faire rentrer le fils dans sa lignée. Terrible enjeu, immense frustration, et pire encore, terrible charge pour le fils, contraint de se débrouiller tout seul sans aucune aide physique, même ponctuelle.
L’histoire bascule dans le fantastique avec les deux rencontres, mais tout ton art consiste à insinuer le doute dans l’esprit du lecteur : hasard, coïncidence, rêve partagé entre un adolescent exalté et un vieux fou solitaire ? Il faudra attendre la fin pour que le puzzle se complète, et que l’étrange histoire prenne son sens, dans un long frisson de destin inéluctable.
Ton épilogue est une apothéose. D’une part par ton approche géopolitique parfaitement maîtrisée, d’autre part par le réalisme sans faille des scènes de combat, et enfin, et surtout, par l’horreur intense qui se dégage de la comparaison de ces deux photos à peine successives... La trouvaille est originale, la description efficace, le résultat est d’une grande force, troublant, inoubliable. Vertige de la mort, frustration de l’impuissance, acceptation pourtant de cette destinée où l’homme n’est qu’un pantin enchaîné à ses fils invisibles et pourtant souverains.
Merci d’avoir bien respecté la consigne, et merci en particulier pour la dizaine de points-virgules que j’ai recensés : un vrai miracle !


Bricoles :
- Il passe ... vite... et à la fois, très lentement, comme attendre que le soleil bascule : ce « comme attendre » ne passe pas bien : « comme quand on attend » ?
- Il bailla : bâilla
- Je ne revis jamais plus : je ne le
- N’aies crainte : n’aie
- Edmond me légua tout se biens : tous
- Edmond avait un bon professeur : avait été
- La plus réelle que j’ai jamais prise : j’aie




Il y a un point qui me chiffonne. Raphaël est pressé de rentrer chez lui parce qu’il a été appelé. Mais pourquoi ne pas chercher à rencontrer son fils au moins une fois ? Est-ce qu’il ne sait pas du tout où il vit ? C’est possible, puisqu’apparemment il laisse sa lettre dans le chalet et ne s’attend pas à ce qu’elle soit trouvée rapidement. Non, il n’y a pas de faute de cohérence. C’est peut-être juste que j’ai du mal à accepter cette situation...
Et encore un détail : pourquoi le grand-père appelle-t-il sa belle-fille Stella ? C’est juste un nom affectueux ?


Au total, c’est un mini roman que tu nous as offert, dont l’intensité va croissant. La promenade initiatique devient rencontre fatale, et nous laisse bousculés, émus et admiratifs. Tu n’as pas besoin de discours pour susciter l’émotion. Le regard du photographe reste presque objectif (sans jeu de mots). Mais ce qu’il donne à voir nous touche au plus profond. C’est un très très beau texte.
Narwa Roquen, existe-t-il une Fédération des Commentateurs En Retard?

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2013-09-28 22:42:31 

 Commentaire Maeglin, exercice n°122Détails
Ah l’inimitable petite musique de Maeglin ! Trop rare, trop rare, mais d’autant plus précieuse. Un texte avec trois fois rien d’histoire, pas de héros exceptionnel, pas de situation alarmante ni de documentation érudite... Mais un moment paisible de temps suspendu, une magie de délicatesse aussi subtile et indispensable qu’une bonne tasse d’Earl Grey...
L’idée est quand même très originale et drôle dans son paradoxe, prenant l’usage à contre-pied. Qu’un éditeur paie un auteur pour n’écrire qu’un mot par jour et un seul ! Le lecteur s’en étouffe dans sa tasse de Ceylan ! La description du cérémonial est parfaite, et la sombre addiction qui en résulte, perdurant même après la fin du contrat, est savoureuse et cohérente. Le retour de l’ancienne tortionnaire permet de boucler la boucle, et la chute est juste.


Bricoles :
- Après que le mécanisme eut achevé : eût
- Et du reste à chaque fois que Constance : comme chaque fois
- Il fût durant cette dernière semaine : fut
- Je suis en vacances en j’ai vu : et j’ai vu



On reconnaît l’excellence d’un texte au fait qu’on n’y puisse pas changer une virgule. Et c’est le cas. L’écriture, come l’équitation selon Nuno Oliveira, c’est « la perfection des choses simples ». Une histoire simple en apparence, presque innocente, où cependant se discutent le sens de la vie, l’addiction, l’emprise, la rupture, la survie, la résilience... et le bonheur. Qui ne pourrait se reconnaître dans ces lignes profondément humaines et qui plus est porteuses de tant d’espérance, écrites dans un style légèrement détaché, aussi éloigné du dogmatisme que le Jasmin l’est de l’Ice Tea ?
C’est un texte dépouillé de tout artifice, authentique, essentiel. Merci.
Narwa Roquen, le nez dans sa tasse

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2013-10-23 15:41:59 

 Commentaire WA 122 : MaedhrosDétails
Quand j'ai fini de lire ton histoire, j'ai relevé la tête et je me suis étirée. Mes yeux étaient flous et j'ai eu l'impression d'émerger d'un rêve. Un rêve qui se passait à la montagne, entre les alpages majestueux et les ruisseaux glacés, un rêve qui se passait dans une clairière mystérieuse, peuplée de fantômes dont certains tenaient un appareil photo.

Vraiment, tu ne cesseras jamais de m'impressioner. Voici une histoire remplie de tiroirs, de portes, de clés, très longue mais on ne voit pas le temps passer en la lisant, assez contemplative mais on est suspendu au récit.

Reprenons. Rien que le titre, on voit arriver une histoire de photographe, bien que les photos soient longues à apparaitre.
Dès la première lecture, j'ai eu le sentiment que l'auteur du récit qui s'adresse à son fils est aussi l'auteur du texte qui s'adresse à son lecteur et donc que le lecteur, lui aussi, peut trouver une clé dans le texte. J'ai donc fait une lecture attentive.

A la deuxième lecture, mon impression que le personnage de Raphaël et de son père n'en font qu'un, qui se parle à lui-même, se renforce. Leur histoire est la même. Ils ont disparu, ont quitté leur femme, qui les a attendu avec un enfant. Le seul indice divergent est le fait que Raphaël n'ait pas lu cette lettre. Mais sinon, ça constitue un paradoxe en boucle quasiment parfait, comme l'inventeur de la machine à remonter le temps, qui se confie à lui-même les plans du véhicule. Ah, il y a l'histoire du marin qui tombe à la mer, aussi, qui diverge de mon hypothèse, mais ce pourrait être un mensonge inventé par la mère.

L'histoire de la profondeur et "Parfaitement nets. Aucun flou.", ces paroles prennent tout leur sens, du coup.
Le portrait de l'adolescent par l'homme adulte est extrèmement bien vu, avec ces parallèles entre réactions passées et interprétations présentes, émotions passées et présentes.
Ta promenade en voiture a quelque chose du début du film de Shining. Ton héros se rend dans un endroit dont l'extrème isolement le nimbe de mystère et où la civilisation disparait pour une nature à la majesté vaguement inquiétante.
Tes descriptions d'ambiance montagnarde sont superbes.

Je n'ai pas bien compris pourquoi la mère découpait le père sur les photos. Je n'ai pas compris non plus le prénom que le grand-père lui donne, Stella.

A la deuxième lecture, je commence à me demander si le fils, le père et le grand-père ne sont pas carrément une seule et même personne. Cela expliquerait la réaction de la mère face à Edmond. Cependant, l'histoire des trois hommes pourrait juste être très parallèle.
J'aime bien les petites références, la Famille Addams, Bilbo... et les autres détails qui rendent ton personnage de tout jeune homme réaliste, comme le fait qu'il ne s'intéresse pas aux photos noir et blanc, sa dépendance aux joujoux technologiques, la gorgée de lait brulant, son côté suffisant et auto-satisfait...
Ah, t'es dur avec ton ado, pas de réseau, c'est vache, hihi !
Vraiment excellent comme tu dépeins le début de la relation entre l'ado buté qui refuse de se laisser apprivoiser et le vieil homme à la patience infinie.
Le moment où le grand-père se met à parler technique informatique est inattendu tant on l'imaginait en montagnard rustique. Mais ensuite, on comprend.

Les discours techniques sur la photographie sont hyper techniques et précis. Quelle nostalgie quand je me rappelle l'insertion des films argentiques... Je les accrochais soigneusement sur les petites dents de mon appareil puis je croisais les doigts en fermant car certaines fois, je ne me rendais compte qu'à la fin du voyage que le film ne s'était pas déroulé...
Ah, la profondeur de champ ! Moi qui fais de la macro (de poupées, de fleurs et d'insectes), je la connais bien !
Le livre de physique, qui parle de paradoxes... constitue peut-être un indice supplémentaire pour comprendre ton histoire.

La rencontre avec le loup est très énigmatique. Est-il une sorte de passeur vers le monde au delà de la porte végétale ? Un psychopompe même peut-être ? Il semble qu'il invite ton héros à le suivre et ton héros a l'impression de le connaitre.
La rencontre avec la jeune fille en dit à peine plus. Ton héros (et ses ascendants) sont-ils des voyageurs qui se sont égarés dans le monde réel après avoir passé la porte et ne savent comment rentrer chez eux ?
L'histoire que racontent les photos d'Edmond le confirme : un retour espéré, une porte close...
L'idée que ce monde se cache dans la profondeur de champ et que la photo parfaite en est la clé est particulièrement astucieuse.
"Ta naissance. Ma fuite." le narrateur reproduit fidèlement le schéma familial du père qui disparait.

"Il y a de la fumée sur l'eau!" : ça m'a fait sourire, ça !

Superbe scène que celle des deux photos de la madone.
La fin m'a surprise. Pourquoi passer de la photo à la musique ?
OK pour la patience, celle d'Edmond est sans fin, pour la ponctuation, j'avoue que je n'ai pas regardé.

Au final, une excellente histoire à tiroirs, écrite d'une main de maitre.

Trucs et bidules :
"Je vais coucher dans ce cahier d'écolier," : une virgule en trop
"La dernière fois, le juge a sévèrement tancé ma mère" : avait tancé
"Ma mère ne s’en est cependant pas plainte" : était
"Comment ce grand-père indigne allait se débrouiller" : allait-il
"En regardant le résultat, la meilleure prise..." : y a un souci dans cette phrase, le sujet de la première partie et de la seconde ne sont pas les mêmes
"Un petit torrent lymphatique" : en général, un torrent, c'est plutôt vif et rapide; d'ailleurs tu emploies le verbe "filer" juste après, qui évoque la vitesse
"Le rouge avance et le vert recule, le savais-tu ?" : c'est le contraire de l'effet Doppler, ça ? Tu veux dire que les sujets rouges semblent plus proches ?
"Edmond avait un bon professeur." : était, non ?

Est', toujours là, dans un coin.

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2013-10-25 11:32:51 

 Merci pour ta lectureDétails
En fait, je n’avais pas envisagé l’histoire comme une histoire de paradoxe temporel, même si la façon dont tu l’as perçue semble assez cohérente.

Cela aurait pu être un angle original, surtout le fait qu’il s’agirait d’une seule et même personne qui se parle à elle-même.

La trame du récit est assez simple : c’est l’histoire de lointains descendants d’elfes qui avaient fait le choix de ne pas embarquer aux Havres Gris et qui se sont mêlés petit à petit avec les populations humaines environnantes. Il y a un paragraphe qui en livre l’essentiel. Le grand-père y évoque même Mandos, le Valar qui juge les Elfes après leur mort.

La mère qui découpe le père sur les photos. C’est une façon assez courante de se défaire d’un passé douloureux.

Pourquoi Stella ? C’est la résurgence d’une histoire incidente qui a fait les frais d’une relecture. Stella parce que les femmes que choisissaient les elfes errants, étaient pour ces derniers comme les étoiles dont se servaient les anciens navigateurs pour s’orienter loin des côtes.

Le loup, pour aller au plus court, est l’un des trois fidèles compagnons de la dame de la clairière.

La musique ? La réponse est également dans le Silmarillion. Cela fait référence à la musique des Ainur, cette musique qui crée le monde à partir du néant.

M

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2014-01-08 16:44:26 

 Commentaire WA 122 : MaeglinDétails
Que voilà une histoire incongrue. Inattendue. Surprenante.
Les choix de prénoms sont très originaux et dans le cas de Constance, très riche de sens. J'avoue ne pas avoir prêté attention à la ponctuation mais quand à la patience, elle est bien là.
Le personnage de Constance est sympa, froid et formel à l'extérieur, mais on devine une chaleur qui ne sait pas s'exprimer.
L'idée de base de la nouvelle est assez incroyable et doit être formidablement frustrante à vivre. Je me suis livrée à un calcul. A raison de 300 mots en moyenne par page de roman imprimé, en comptant à la louche que tes signifiants font deux mots, cela ne fait que 28 pages de roman en 12 ans !!
J'imagine la vie du pauvre type, acculé par la vie, enchainé dans son rituel, freiné dans son processus créatif par ce ralenti hallucinant...
Je trouve ça assez angoissant en fin de compte.
La pesanteur du procédé est très bien expliquée par le héros : "Chaque phrase, chaque verbe, chaque adjectif pèsent une tonne.".
Le style est bien agréable et j'ai repéré quelques belles phrases, comme "Leur habitude s'était consolidée bien après la cheville de Saturnin."
La façon dont tu marques les ellipses temporelles est très gracieuse.
Le texte dégage une grande impression de tranquilité un peu nostalgique.

Au final, une idée extra-ordinaire, pour un texte bien écrit et agréable à lire.

Est', là puis plus là puis là...

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