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De : Maedhros Date : Lundi 2 septembre 2013 à 22:33:49 | ||
Bon, ce fut une histoire avec sa propre histoire. J'espère que vous aurez la patience d'aller jusqu'au bout! Bon, je crois que j'ai atteint la capacité maximale de l'espace alloué au texte...Je divise en 2. Pour commencer, la bande-son LA PROFONDEUR DE CHAMP Je suis arrivé ce matin, même si, quand tu liras ces lignes, le temps aura coulé. Mais, en cette belle matinée, l'atmosphère est si transparente qu'elle a chassé au loin mes sombres pensées. Jamais je n'ai ressenti une telle sérénité. L'émotion m'a submergé quand le chalet est apparu au détour du chemin, accroché à la montagne. En contrebas, la vallée était noyée dans l'ombre, un spectacle inoubliable. C'est ici que tout a commencé, voici bien des années. C’est ici que tout finit. Aujourd'hui, je sais pourquoi je suis revenu. La décision s'est imposée à moi sous le soleil écrasant de la Macédoine. Je me rappelle le bleu radiant du ciel, le blanc apaisant des maisons qui repoussait la fournaise. Et le rouge. Ce rouge qui ensanglantait le paysage de carte postale. Le rouge. Trop de rouge. Je n'ai jamais aimé le rouge. Il avance toujours. Il envahit, se répand, sature. Il me dégoûte. J'ai vu trop de sang. Alors, il a bien fallu que je me rende à l'évidence. J'avais atteint le bout du chemin, mon terminus au terme d'un très long voyage intérieur. Alors, pour toi, toi que je ne connais pas, je vais écrire mon histoire. J'écrirai sans m'interrompre. Je vais coucher dans ce cahier d'écolier, la chaîne des évènements qui m'a guidé jusqu'ici. Mon Odyssée personnelle en quelque sorte. Quand tu auras terminé, ne cherche pas le mot "FIN". Il n’y en aura pas. Tu comprendras plus tard. Mon enfant, toi que je n'ai pas connu, ces lignes renferment une clé mais la trouver ne sera pas chose aisée. Personnellement, j'ai mis plus de trente ans pour y parvenir, après bien des détours inutiles et des impasses stériles, alors ne renonce pas. N’aies pas peur de regarder au plus profond de toi. Voilà, je l'ai écrit et je ne peux plus revenir en arrière. La profondeur. Là réside le mystère. Garde précieusement à l'esprit que je t'aime et que jamais je n'ai cessé de t'aimer. Je n'ai pas réussi à tenir la promesse que j’avais faite à la femme qui est ta mère. Je le regrette tous les jours depuis que je l’ai quittée mais c'était inévitable. Ce n'est pas sa faute, il faut que tu le saches. C'est la mienne. Uniquement la mienne. Elle m'aimait de tout son être, et elle fut le plus beau cadeau que ce vieux monde m'a jamais offert. Hélas, je ne suis pas Ulysse et aucune de mes îles ne s'appelait Ithaque. Le palais est resté vide et froid. Celle qui m'attendait pour me présenter mon fils, l'a fait en vain. Ma mémoire a libéré des flots de souvenirs si précis et si vivants que j'ai l'impression de les revivre à chaque instant. Je me souviens de chaque détail, de chaque parole et de chaque sentiment avec une acuité étonnante. Parfaitement nets. Aucun flou. Suis-je donc au seuil de la mort, s’il est vrai qu'on y voit toute sa vie défiler devant soi? Mais je ne vais pas mourir, mon fils. Pas de cette façon. Les mots viennent sans effort, ils se pressent sous ma plume. Il me faut presque les retenir. Alors, lis avec attention, mon fils. Que les mots éveillent en toi ce qui a grandi en moi et qui, à présent, scelle mon destin. J'avais seize ans. L'âge où les adolescents sont tiraillés par des forces contradictoires qu'ils ne comprennent pas toujours. J'étais égaré. Je ne foutais plus rien au lycée et mes professeurs se désespéraient de moi. Laissé à mes démons, j'avais fugué à plusieurs reprises. La dernière fois, le juge avait sévèrement tancé ma mère en l’avertissant des conséquences si je récidivais une fois de plus. C'est ainsi que je descendis d'un TGV à Bourg Saint Maurice. C'était déjà l'automne. Les Alpes en cette saison arborent une livrée rutilante où les fauves et les rouges flamboient parmi les feuillages persistants. Mais à l'époque, j'avais une capuche baissée sur le front et un énorme casque hifi vissé sur mes oreilles déversait une musique criarde aux basses tonitruantes. Et surtout, j'avais la haine de me retrouver sur ce quai gris et désert, avec ma mère, au beau milieu de nulle part. J'étais oppressé par un horizon trop haut et trop grand pour moi. Confusément, tout était trop vaste, trop pur, trop calme. J'avais l'impression de venir perdre mon temps. M’enterrer. Paris était loin. Mes amis aussi. Heureusement, il y avait mon fidèle Iphone. . Le front appuyé contre la vitre du taxi qui nous emmenait vers notre destination finale, je lorgnais vers les montagnes. Je crois bien qu'en cet instant, je les détestais. Non, je détestais tout l'univers. J’étais insensible à la beauté de cette nature. Nous traversâmes plusieurs villages où les chalets remplacèrent peu à peu les maisons austères de pierre grise, aux toits recouverts d’ardoises. La route s'élevait régulièrement. Bercé par les paysages immobiles, je n'entendais presque plus le rap rageur ânonné par un chanteur excédé. Je somnolais à moitié dans un silence ouaté et je perdis la notion du temps. Le soleil ne bougeait pas dans le ciel. Puis, le taxi s'engagea sur une route plus étroite qui gravissait le flanc de la montagne, lacet après lacet. Le chauffeur dut ralentir. Les panneaux indicateurs avaient disparu. Le fond de la vallée encaissée était à une distance vertigineuse tandis que nous nous rapprochions des nuages. Nous roulions depuis un assez long moment quand un col se dessina au-dessus de nous. J’en distinguai l'arrondi qui annonçait la ligne de partage des eaux. Mais avant de l'atteindre, le taxi quitta la petite route pour bifurquer dans un étroit chemin de terre battue à peine carrossable, qui s'enfonçait dans une forêt de conifères. Une lumière mordorée glissait entre les arbres, étendant ses voiles impalpables où dansaient mille reflets entre lesquels nous nous faufilions. Ma mère paraissait tendue à côté de moi, une expression indéchiffrable sur le visage. Cette expression la rendait presque enfantine. Sa joue rosissait et ses mains semblaient lutter l'une contre l'autre. Sa respiration était rapide, comme si elle manquait d’air. Je ne connaissais pas ce grand-père. Mon père avait disparu quand j’étais encore au berceau. Il était officier à bord d’un navire au long cours de la marine marchande. Il avait basculé par-dessus bord au beau milieu de l’océan. Je n’avais pas réussi à ressentir le moindre sentiment filial à l’égard de ce père absent. Bien sûr, il m’avait manqué, comme les pères manquent à leurs enfants, j’imagine. Pour apprendre à faire du vélo, pour jouer au train électrique, ce genre de besoins qui naissent quand on parle avec les copains, dans les petites classes. Je m’étais réfugié derrière une barrière intérieure qui me protégea de ces instants chagrins. J’ai dû trop bien faire car petit à petit, la place de ce père se dilua et je me retrouvai face à face avec ma mère. Elle ne me parla jamais vraiment de lui. Dans l’album de famille étaient consciencieusement rangées des photographies mutilées à grands coups de ciseaux. On y voyait ma mère, souriante, heureuse et un fantôme blanc à ses côtés. Quelques fois, une main était visible sur son épaule, comme celle de la famille Adams. Aucune trace non plus dans les répertoires de l’ordinateur où elle stockait les images numériques. Ce grand-père paternel n’était jamais venu nous rendre visite. Ma mère ne s’en était cependant pas plainte une seule fois. Elle n’avait manifesté, à aucun moment, une quelconque volonté de changer cet état de fait. Je recevais régulièrement des cadeaux pour les occasions consacrées : anniversaires, Noël ou étrennes. J’ai su indirectement qu’il subvenait discrètement aux charges du foyer mais ma mère ne fit aucun commentaire à ce sujet. Aujourd’hui, on me traînait à lui sur injonction judiciaire. Je partais donc au bagne situé non de l’autre côté de l’océan mais au coeur des Alpes. C’était tout aussi loin à mes yeux. Je n'avais rien demandé mais je n'avais pas eu le choix. On m’imposait ce séjour quasi pénitentiaire chez un vieil ours qui ne s’était jamais donné la peine de s’enquérir de son petit-fils. Aussi je rongeais mon frein en silence, bien décidé à ne pas me laisser faire, quoi qu'il puisse m’en coûter. Puis le chemin émergea de la forêt, et la lumière nous enveloppa si brutalement que je dus fermer les yeux une seconde. Quand je les rouvris, le ciel, d'un bleu profond et minéral, était si près que j'aurais pu le toucher en tendant simplement le bras. Les montagnes nous entouraient de toutes parts; leurs sommets scintillaient comme autant de miroirs polis. Un chalet de bois au ton chaud était posé sur la prairie verdoyante. Pour moi, un chalet était alors le summum de la ringardise. La maison de péquenots à l'accent traînant. Celui-ci en était l’archétype. Construit en lourds madriers de bois clair, il avait le toit évidemment en saillie, orné d'un pignon décoratif. Des poutres apparentes soutenaient le toit en pente où des bardeaux ne retenaient que le vide en cette saison. Les fenêtres étaient assez grandes, encadrées par leurs volets caractéristiques. Au premier étage, un balcon propret supportait plusieurs jardinières d'où débordaient des flots de fleurs multicolores. Je m'attendais à voir sortir Bilbo avec sa pipe au coin des lèvres et ses pantalons à bretelles. Il n'aurait pas détoné dans ce décor bucolique. Je faillis le dire à ma mère mais elle aurait soupiré en haussant les épaules. Quand le taxi s'immobilisa, un homme jaillit du chalet. Ce fut la première image de celui qui changea à jamais le cours de ma vie. Il était grand, très grand. Presqu'aussi grand que moi! Il ne correspondait pas à l'image que je me faisais de lui. Il avait une carrure athlétique et un pas élastique. Un sportif en plus! Il s'avança rapidement vers nous, s'arrêtant à deux pas : "Tu vas bien, Michel?" se contenta-t-il de lancer au chauffeur. "Le mieux du monde, Edmond!" répondit celui-ci. "Veuillez vous occuper des bagages et attendez-moi, voulez-vous? dit ma mère au taxi. Je repars tout de suite!" Nous sommes restés tous les trois un instant sans rien dire, sans esquisser le moindre geste. Ce temps suspendu me permit de découvrir un peu plus l'homme avec lequel je me préparais à passer près d'une année entière de mon existence, loin de tout ce qui, à mes yeux, constituait la civilisation. Il avait un visage très lumineux. Ce n'est sans doute pas ce que je pensai alors mais c’est ainsi qu’il est gravé dans mon souvenir; un visage ouvert et rieur, où le temps avait laissé une empreinte discrète. De fines pattes d'oie lui griffaient le coin des yeux et des rides marquaient légèrement son front puissant. Pourtant, il ne me parut pas aussi âgé qu’un grand-père aurait dû l’être. Ses yeux, surtout, étaient assez déroutants; deux puits de lumière pâle d'où émanait une grande sagesse. Je me souviens qu'après cet examen, je m’étais forgé cependant une conviction bien différente. Il ne m’attraperait pas avec une poignée de sel et quelques paroles frappées au coin du bon sens. Ne t'ai-je pas dit que j'étais alors un adolescent rebelle dans toute sa splendeur ? Un adolescent qui se préparait pour un combat de boxe intergénérationnel. "Bonjour Stella!" commença-t-il de la plus mauvaise des façons. Car Stella n'a jamais été le prénom de ma mère. Elle s’appelait Juliette. Elle m'avait expliqué que ses parents l'avaient baptisée ainsi en hommage à une chanteuse célèbre de Saint-Germain des Prés. Pourquoi Stella? Alors que je m’attendais à ce qu’elle réponde avec ce ton cinglant, qui claquait comme un fouet, qu’elle utilisait quand je dépassais les bornes, elle se contenta de tressaillir. Et ce fut tout. Stella. Etoile. "Bonjour Edmond, répondit-elle, merci d'avoir accepté de..." "Ne me remercie pas! Tu as très bien fait. Tu as toujours bien agi. Mais tu ne restes pas?" dit Edmond, s’apercevant que le compte des valises n’y était pas. "Non, j'ai des choses à régler à Paris. Des choses qui ne peuvent attendre. Le boulot, vous comprenez?" "Bien sûr, Stella! Je comprends!" Dans la voix d'Edmond, aucun accent de reproche ou de regret. Il prenait acte de la décision de ma mère. Puis il fit une chose qui m'étonna. Il l’étreignit tendrement et ils restèrent ainsi peut-être cinq secondes mais quand ma mère se désunit de lui, je lus dans ses yeux un chagrin insondable, comme si un passé jamais enterré la hantait encore. Elle me serra ensuite dans ses bras en me murmurant à l'oreille : "Pense à moi et ne fais pas de bêtises, Raphaël! C'est la dernière chance qui t'est accordée. Alors ne la gaspille pas!" Elle se détacha de moi brusquement. Elle fit un simple signe de tête à Edmond et s'engouffra dans le taxi. Quand celui-ci repartit vers les arbres, elle sortit son bras par la portière et l'agita une ou deux fois. Ce fut ainsi que ma mère me laissa seul avec un inconnu. Dans le maelstrom qui faisait rage sous mon crâne, une question éclipsa tout le reste. Est-ce que je ressemblais à cet homme debout à côté de moi? "Allons rentrons!" Il empoigna sacs et valises et je le suivis jusqu'au chalet, traînant des pieds, une boule coincée au fond de la gorge. J'étais seul en terre étrangère. En territoire ennemi? Je ne vais pas t'imposer l'épreuve de te décrire par le menu les mois que je vécus ici, dans les Alpes. Je ne suis pas un écrivain, encore moins un romancier. Le temps me manque, le temps me presse, j'ai hâte... tellement hâte. Une partie de moi a déjà quitté ce monde, mon enfant. Chaque minute de plus ici, me retarde là-bas. Tu comprendras toi aussi quand le moment viendra. Les premiers jours, les premières semaines furent houleuses et riches en confrontations épiques. Je refusais de baisser ma garde. Je passai même une nuit entière à la belle étoile, buté et colérique. Mais ce ne fut rien à côté du désespoir qui m'envahit quand je m'aperçus avec effroi que le réseau ne passait pas. Un cône de silence me coupait du reste du monde. Plus de message de mes amis. Plus de lien avec la civilisation. J'étais repoussé à l'extérieur des réseaux communautaires. Les icônes ne s'ouvraient plus sur l'écran. Je maudis cet endroit déshérité. J'arpentai à grands pas les champs qui ondulaient lentement, mon Iphone de dernière génération à bout de bras. Rien à faire. Pas de réseau, ne cessait d'affirmer le génie dans la boîte. Pas de réseau, se moquait-il de moi. Pas moyen d'ouvrir une brèche dans le mur de solitude. Pas moyen d'éviter le sevrage sauf à rejoindre le plus proche village. A plusieurs heures de marche. Autant dire de l'autre côté de l'Univers. Edmond, que je voulais pas appeler grand-père ou autre fadaise de ce style, semblait imperméable à mon humeur massacrante. Il était d'une patience qui m'exaspérait plus encore, toujours souriant, toujours prévenant, toujours aimable. A midi, il laissait mon assiette sur la nappe et le plat près du micro-onde. Le soir, il s'installait devant l'âtre. Il ouvrait un bouquin tiré d’une imposante bibliothèque. Un ouvrage scientifique généralement. J'oubliais! Il n'y avait pas non plus de télévision. Normal. Moi, pour le narguer, je me vautrais dans le canapé, le casque sur les oreilles. Heureusement, j'avais emporté toute ma discothèque dans l’Ipod. J'avais de quoi tenir une éternité et devenir plus sourd que Beethoven. Bref, nous nous jaugions prudemment. La distribution des rôles avait été rapide. J'étais l'impulsif. Il jouait le vieux sage. Ce n'était pas encore l'hiver. Une fois par semaine, il descendait au village pour le ravitaillement. Il faisait tourner le moteur de la vieille Jeep plus que nécessaire. Il ne fallait être grand clerc pour comprendre qu'il m'attendait. Il espérait que je fisse le premier pas. Mais, me faisant violence, je résistais héroïquement à cette sirène mécanique en livrée militaire. Je restais stoïquement les mains dans les poches, debout sous le porche. Alors, au bout d'un moment, il me faisait un grand signe de la main et la Jeep s'éloignait en cahotant vers les arbres. Je restais seul. Seul, oui, mais victorieux sur le champ de bataille. Il ne m'avait pas encore apprivoisé. Il me faut reconnaître aujourd'hui que cela m'a coûté. L'euphorie grisante dure rarement longtemps. Toutefois, les vacances tirèrent à leur fin. La rentrée approchait. Pour moi, c'était synonyme de reprise des cours par correspondance. Comment ce grand-père indigne allait se débrouiller de tout ça? J'étais curieux de voir comment il allait s'y prendre. A Paris, les profs avaient usé de tous les stratagèmes pour m'attirer vers eux. Peine perdue. C'étaient pourtant eux les spécialistes, non? Alors je donnais peu de chances à Edmond. Je ne vis rien venir. Son approche masquée me désorienta totalement. Elle surprit mes défenses et je compris un peu mieux la déconvenue de ces brillants généraux s'apercevant que leurs ennemis avaient tout bonnement refusé de se conformer aux plans élaborés pour eux. Ce fut imprévisible et imparable. Un matin, je me levai, aussi revêche qu'à l'ordinaire. Invisible, Edmond vaquait quelque part dans le chalet. Je n'entendais aucun bruit. Sur la nappe cirée, près du bol et du paquet de biscottes, il y avait une photo. Un tirage papier 15x10, comme ceux qui remplissaient les albums de ma mère. Je le pris entre les mains. C'était un paysage du coin. Des montagnes formaient l'arrière-plan plongé dans le flou sur lequel se détachait une fleur qui surgissait entre les racines d’une vieille souche aux formes tourmentées. Le plus curieux, c'était qu'elle était en noir et blanc. En noir et blanc! Autant dire qu'à mes yeux, cette photo était dénuée de tout intérêt. Qui pouvait encore faire ce genre de vieillerie, sinon un Hibernatus alpin? Je la repoussai et versai le lait chaud dans le bol. A cet instant, Edmond pénétra dans la cuisine. Il s'assit juste en face. Son regard glissa de la photo vers moi mais ses yeux demeurèrent énigmatiques. Je soutins son regard et, effrontément, je bus une longue gorgée du breuvage brûlant. Il sourit. Je savais bien pourquoi ! Un enfer embrasait mon oesophage. "Bon, ça va mieux? "demanda-t-il d'un ton compatissant. Je passai mon tour, incapable de prononcer une seule syllabe. "Tu as remarqué la photo?" Il ne me laissa pas le temps de répondre. "Je te propose un marché. Honnête. Aujourd'hui, tu vas aller faire un tour et tu photographieras trois sujets de ton choix. Trois, pas un de plus. D'accord?" "Tu as parlé d'un marché. Qu'est-ce que j'y gagne, moi?" rétorquai-je, sur la défensive. Edmond me dévisagea sans rien dire. J'avais l'impression de m'être fait rouler, mais je n'arrivais pas à savoir comment! "Eh bien, dans les limites imposées par la loi, tu décideras toi-même de la contrepartie. Cela te convient?" "Tout ce que Je veux?" avançai-je avec prudence. "Pour une journée et si cela n’est irréalisable ou interdit. Par exemple, t'amener à la gare de Bourg... te réserver une chambre d’hôtel... faire installer l’ADSL ou le satellite, tu vois, ce genre de choses!" Je soupesai le pour et le contre. A l’époque je l'ignorais bien sûr, mais Edmond avait patienté, attendant le bon moment. Ma résolution se lézardait. A seize ans, on se croit un homme alors que rien n'est moins vrai. La solitude et le silence commençaient de me peser. Ou alors c'était les premiers signes que le sevrage de mon addiction avec ma tribu, avec Paris, touchait à son terme. Et puis Edmond avait fini par faire partie du décor. Il m'était devenu étonnamment familier. Quelque part, je lui savais gré de ne pas avoir brusqué les choses. Il avait agi avec prudence et ténacité, éveillant tout doucement une curiosité que je refusais encore de reconnaître. Ce matin-là fut le premier pas. Il y en eut bien d'autres. "Tu n'as pas besoin d'un appareil photo?" reprit Edmond. "J'ai mon Iphone. Il fait de super clichés. T'inquiète pas!" Il fit une moue circonspecte mais ne répondit pas. D'un coup, j'avais un but. Un élan nouveau me poussait en avant. Il faisait beau et c'était prometteur. Quand je redescendis pour sortir du chalet, il me tendit un petit sac-à-dos. "Tiens, prends ça. Je t'ai préparé un casse-croûte, trois fois rien, si jamais tu ne vois pas le temps passer. Il y a une gourde aussi." Quelques minutes plus tard, bien décidé à relever le défi, je m’élançai sur le sentier qui partait derrière le chalet. Le jour n’était pas bien vieux et les ombres s’allongeaient encore sur les versants de la vallée. Le soleil matinal jouait avec les nuages qui dérivaient vers les sommets. Il avait dit trois clichés. Je réfrénai mon envie de mitrailler à tout va. A cette époque, j’ignorais tout de la composition photographique mais j’étais certain que mon Iphone, pur joyau de dernière génération, doté des technologies les plus pointues, allait facilement compenser mes petits défauts de débutant. Trois clichés, j’étais confiant ! Mon mur sur Facebook était couvert de photos que mes amis venaient nombreux admirer. Je n’avais qu’à cadrer et les processeurs feraient des miracles. Juste cadrer. Telles étaient les pensées qui traversaient mon esprit au fur et à mesure que j’approchais de la lisière de la forêt d’altitude. C’est à ce moment que, vois-tu, un doute passa sur mes certitudes, comme un gros nuage assombrissant la lumière d’une belle matinée d’automne. Alors que, devant moi, les cimes enneigées étincelaient sous le soleil, les alpages formaient des aplats de tendres verts et la vallée surgissait peu à peu du brouillard matinal, je ne voyais rien qui, à mes yeux, pouvait offrir le moindre intérêt. Ce n’était que de vulgaires paysages. Certes, les couleurs composaient une palette qui aurait pu faire les délices d’une publicité pour écran LCD haute définition, mais, mince, ce n’était qu’un paysage de montagne. Trois clichés. Après avoir navigué dans les menus pour sélectionner les meilleurs réglages disponibles, je pointai la cellule de mon Iphone vers différents sujets. J’essayai de faire rentrer un maximum de choses dans l’écran. Un bouquet de fleurs myosotis éparpillées sur un parterre de hautes fougères, un arbre tordu et penché au-dessus du vide, l’ombre menaçante d’un éperon rocheux sur un champ de neige aveuglante, les volutes de brume s’enroulant au-dessus du clocher niché au creux de la vallée. Trois clichés! Comment saurait-il que j’en avais pris beaucoup plus ? Je n’avais qu’à éliminer les moins belles à la fin de la séance. Trois clichés ! Il me sembla que j’en avais déjà une bonne dizaine qui aurait fait pâlir de jalousie Yann Arthus-Bertrand lui-même ! Je poursuivis ma marche. En me retournant vers mon point de départ, le chalet me parut minuscule. Vif comme l’éclair, un lapin jaillit juste devant moi pour plonger dans les buissons qui bordaient le chemin. A la volée, je le fusillai d’une courte rafale. En regardant le résultat, la meilleure prise dévoilait une touffe de poils blancs noyée dans le flou. Je ne m’aperçus pas du temps qui passait, tournant sans arrêt la tête de tout côté pour ne pas rater la photo du siècle. Puis je commençai à ressentir les effets conjugués de l’échauffement de cette marche en plein soleil, de l’altitude où l’air se raréfiait, et de la fatigue qui alourdissait peu à peu mes mollets. Je m’assis sur une grosse pierre posée au bord du chemin et je tirai du sac la gourde et un sandwich. Il y avait aussi un étonnant chapeau sombre à large bord, qui possédait une calotte assez haute en feutre laine. Je sus plus tard qu’il s’agissait du fameux Jacou, le chapeau traditionnel de Savoie. Comme tu peux aisément l’imaginer, je n’étais pas encore prêt à m’affubler de ce couvre-chef très rural! En revanche, le breuvage doux-amer que contenait la gourde me désaltéra rapidement. Très frais, il avait le goût prononcé du café auquel se mariaient des parfums d’agrumes. Orange et citron. Il laissait en bouche un soupçon d’alcool pas désagréable. Un alcool différent de ceux que je connaissais : vodka, whisky et pastis. Ce que je peux dire, c’est qu’après en avoir bu une bonne lampée, je me sentis tout revigoré. Je crois bien que l’idée de pousser jusqu’au sommet de l’Aiguille des Glaciers, qui se dressait dans le lointain, ne m’aurait pas effrayé! Le saucisson qui garnissait le sandwich avait un goût succulent et la croûte blonde et finement craquante du pain cachait une mie savoureuse et légère! Je n’en laissai pas une miette. Rassasié, j’envisageai différemment le paysage qui m’entourait. Comme si, tu vois, ce déjeuner frugal m’avait, en quelque sorte, mis à l’unisson de la nature qui m’entourait. Ajusté à elle. Peu de temps après la reprise de la marche, le chemin tourna autour d’un épaulement et je me retrouvai dans un paysage tout à fait étranger. Un petit torrent lymphatique se frayait un passage entre les rocailles, filait sous le sentier en empruntant une sorte de grossière canalisation, et continuait son périple de l’autre côté. La lumière jouait avec l’eau en mouvement autour des pierres qui contrariaient son écoulement. Je visai soigneusement pour en saisir tous les détails, tout en variant les angles de vue. Je parvins peu après sur une sorte de plateau où s’étendait une forêt. Le chemin se perdait entre les troncs de pins arolles et d’épicéas, dans une semi-obscurité verdâtre. Je ne m’y connaissais pas en arbres, mais ceux-ci me parurent magnifiques. Je les pris bien sûr en photo avant de m’engager sous leur ramure. A peine avais-je fait un pas, qu’un silence de cathédrale fit taire en un instant les mille bavardages qui s’échangeaient à l’abri des regards. D’un coup, le ciel disparut derrière les branchages étroitement serrés. Seul le crissement des aiguilles se brisant sous mes semelles, cadençait ma progression. J’avais l’impression de me promener au sein d’une illusion où mes sens étaient incapables de se repérer. La lumière devint uniforme et monotone, le soleil, invisible. S’il n’y avait pas eu le sentier, je crois que j’aurais pu me perdre. Pourtant, je ne me rappelle pas avoir eu la moindre crainte. C’était une impression nouvelle et intéressante. Les fûts des arbres, droits et fiers, s’élançaient à une grande hauteur. Cette forêt semblait... entretenue par des jardiniers consciencieux. Je pris régulièrement des photos, chaque pas révélant des facettes inédites qui attiraient mes regards. Mais tout cela n’était rien en comparaison des arbres majestueux qui se dressaient au centre de la clairière. Ils ne pouvaient être confondus avec ceux qui les entouraient. A l’époque, j’étais incapable de distinguer un épicéa d’un pin arolle. Je ne voyais que des sapins, tout juste bons à supporter boules multicolores et autres guirlandes lumineuses. Les arbres que je contemplais étaient différents. Sur leurs troncs, imposants et d’un gris soutenu, de profondes crevasses délimitaient de larges plaques dans l’écorce épaisse. Au milieu des épicéas et des pins au feuillage persistant, leurs aiguilles flamboyaient comme si elles avaient été trempées dans un bain d’or cuivré et une lumière rousse ruisselait entre les branches. C’étaient deux mélèzes, comme je l’appris plus tard, deux chênes des montagnes. A quelques mètres du sol, leurs ports coniques se rejoignaient, s’enchevêtraient jusqu’à ne former qu’une seule ramure. Leurs branches les plus basses s’arrondissaient en une arche naturelle qui enjambait un parterre de gentianes à la belle robe bleue. Il ne pouvait s’agir de l’oeuvre de la Nature. L’ordonnancement était trop parfait, trop harmonieux, trop symbolique ! J’avais l’impression de me tenir devant un arc de triomphe végétal, un portique laissé là par une civilisation disparue. Des Celtes? Mais j’ignorais tout de la bataille qu’il célébrait et du général qui avait triomphé. Je pris de nombreux clichés de cet endroit extraordinaire et les mélèzes, bien sûr, y figurèrent en bonne place. Quand je surgis de la lisière de la forêt, le jour commençait de décliner. Le soleil s’abaissait derrière la ligne de crête, à l’ouest. Dans la lumière qui faiblissait, le gris vespéral se mêlait à l’or patiné. J’étais assez content de moi et je marchai d’un bon pas pour regagner le chalet. Edmond avait dit trois clichés. J’aurais l’embarras du choix. Cela serait bien le diable si, parmi les dizaines de vues que j’avais glanées depuis le matin, il n'y en avait pas trois de classe exceptionnelle! Edmond s'assit devant l'Ipad posé sur la table. Il étudia longuement et en silence chaque image. J'étais fier de moi. Les couleurs étaient claquantes et fidèles. Aucun flou de bougé n'affligeait la définition des sujets. J'observai Edmond. Il scruta mes exploits avec une telle concentration qu'un pli se forma sur son front, sous ses mèches blanches. Il semblait rechercher quelque chose, en tout cas, c'est ainsi que je le ressentis. Il ressemblait à Horacio Caine, perplexe, sur la scène d'un crime. Il arborait ce même air, mi-figue mi-raisin. Il passait sans cesse de l'une à l'autre. Enfin, il s’arrêta sur la dernière photo. Celle que j'avais prise dans la clairière. Le portique végétal avec ses ombres et ses taches de couleur. Il s'approcha tout près de l'écran. J'eus le malheur d'intervenir : "Heu... tu peux agrandir l'image... je te montre..." J'approchai une main mais il la repoussa. Il secoua la tête sans me regarder: "Pas besoin de zoomer... en plus, cela ne ferait que grossir les pixels et on perdrait en résolution!" "Oh, le capteur de mon Iphone fait 8 méga-pixels!" La réponse d'Edmond fusa, me renvoyant à mes chères études : "Ton joujou high-tech prend de belles photos, mais elles sont compressées. Du JPEG sans doute. Par définition, toute compression est destructrice. On perd de l'information. Si encore, il possédait un mode RAW, là peut-être! Mais je ne pense pas que cela existe sur ton appareil, les fichiers images prendraient trop de place. Tu vois, les métadonnées le confirment, c’est bien du JPEG !" Edmond naviguait sans difficulté dans les menus du logiciel de retouche d’image. Je me renfrognai. Le meilleur appareil photo n’est-il pas celui qu’on a sous la main quand on en a besoin? Edmond poursuivit son examen. Cela dura bien une petite demi-heure supplémentaire. J’étais sur des charbons ardents. Soudain, Edmond se recula sur sa chaise. Il soupira longuement et puis se tourna vers moi. "C'est pas mal! Mieux que je m'y attendais!" dit-il, d'un ton mesuré. Tu possèdes un regard. Cela se voit mais il est tellement... myope que cela en devient gênant!" "Comment ça, myope?" répondis-je, un peu vexé par ce compliment singulier. "Disons que tu sais trouver ton sujet, rétorqua-t-il. Il toucha l'écran. Sur celle-là, j'aime bien la façon dont tu as resserré sur cette crête, cela donne une opposition de couleurs assez dynamique. Mais que vient faire ce nuage à moitié mangé par la bordure? Et puis, tu as laissé des détails inutiles, là, là et là! Sur celle-là, je suis d'accord avec l'angle de vue et j'aime bien l'ombre qui semble planer sur les fleurs. Mais cette tache rouge avance trop et la mise au point aurait gagné à être reculée de quelques centimètres. Ces contours ne seraient pas flous! Cela aurait mieux mis en valeur ces feuilles ici et là ! Enfin, voilà la dernière et je parie que c’est ta préférée ?" Il avait bien conjecturé. Elle montrait la mystérieuse arche au milieu de la clairière. Je l'avais sélectionnée parmi une dizaine d'autres tirées au même endroit. Je trouvais que j'avais réussi à mettre en valeur les arbres jumeaux. Un large rai de lumière oblique semblait jaillir du coin supérieur de l’image et tombait pile sur le linteau feuillu. Il y avait une symétrie dans la distribution des arbres au second plan qui m'avait paru de très bon aloi. Malgré moi, j'attendais nerveusement son verdict. "Je connais l'endroit, ce n’est pas à côté ! Donc, tu as dû marcher un bout de temps pour l’atteindre et ça, c'est bien. La photo ne viendra jamais à toi, c'est toi qui dois aller à elle! Sinon sa véritable beauté te demeurera inaccessible ou tu n’en saisiras que le reflet infidèle ! Je suis d’accord avec toi, je pense aussi que c'est la meilleure des trois, et de loin!" Ces paroles me remplirent de joie. Après les critiques, ces encouragements mirent un baume apaisant sur mon égo froissé. J'étais piégé sans le savoir. La préparation et l'attente sont des qualités qui viennent avec les années. Les jeunes sont impatients. Edmond suivait un plan. Aujourd'hui, je le sais. A l'époque, il avait manoeuvré sans que je ne me doute de quoi que ce soit. "Cette photo est passionnante parce qu'elle raconte une histoire. Tu as mis dans le cadre tous les éléments qui la composent et elle est née quand tu as appuyé sur le déclencheur. Et ça, tu vois, c'est remarquable. Cette clairière, je l'ai photographiée des centaines de fois. J'en connais chaque recoin, chaque touffe d’herbe, chaque tronc, presque chaque aiguille. Et bien, je n'avais jamais lu cette histoire avant. Et le plus beau, montre-là à dix personnes! Chacune lira une histoire différente. La photographie est une langue universelle que chacun parle à sa manière. Elle raconte des histoires où chaque mot est une émotion, un sentiment, un souvenir! C'est ça, la magie de la photographie. Tu es un conteur né, Raphaël!" Je bus ses paroles avec délice. Edmond n'avait pas son pareil pour faire partager sa passion. Il me flattait sans doute, c’est l'homme d'aujourd'hui qui parle ainsi. Mais pour un gamin de seize ans en pleine galère comme je l'étais alors, elles ouvraient une merveilleuse route pavée d'or dans la grisaille de l'existence. Je crus ce qu'il me dit en cet fin d'après-midi d'automne finissant. Mais, rien n'est gratuit, n'est-ce pas? Edmond m'en administra la preuve sans tarder: "Pourtant, cette histoire que je perçois dans cette image, elle est maladroite, bâtie de guingois, avec des mots utilisés à mauvais escient. Elle est malheureuse. C'est frustrant de sentir son potentiel et de se heurter à ses imperfections. Tu vois, là, cette ligne n'est pas verticale et tout semble déséquilibré. C'est pourtant une ligne de force, une sorte de colonne vertébrale. Et puis là, tu centres beaucoup trop les deux arbres, il fallait choisir. Plus à gauche, cela aurait ouvert cette perspective alors qu’elle se referme au contraire brutalement. Elle paraît coincée! Et toute cette zone, n’est-elle pas un peu vide ? Pourquoi? Je ne comprends pas. Le vide peut naturellement faire partie d'une photographie mais il doit être signifiant. Là, on dirait que tu t'en es débarrassé, ne sachant pas quoi en faire! Du coup, c’est un vide inutile, une zone bâclée. Dommage, car les couleurs et la lumière sont particulièrement bonnes. Enfin, regarde, là!" Edmond désigna du doigt un endroit un peu sombre, près d'un fourré sous les arbres. Je ne vis pas d’abord pas grand chose. Alors Edmond secoua la tête, en faisant une moue réprobatrice. Puis il mit le pouce et l'index sur l'écran et les écarta pour agrandir l'image. "Et là?" demanda-t-il. Je voyais une ombre ramassée sous le taillis, une forme indistincte. Cela pouvait être n'importe quoi. Edmond augmenta le facteur d'agrandissement. La définition de l'image se dégrada sensiblement. Les pixels devenaient visibles, formant de gros pâtés plus ou moins flous. Mais je réussis à distinguer, à deviner plutôt, le museau effilé d'un petit animal, déformé par les aberrations chromatiques. Deux points brillaient au-dessus. Ses yeux. Il y avait une bête tapie dans l'ombre qui m'observait pendant que je prenais la photo! Edmond sourit : "Tu n'avais rien remarqué, n'est-ce pas? Ca, c'est un défaut majeur. Tu dois maîtriser ton sujet. Rien ne doit échapper à ta vigilance. Dans le cadre, seuls les éléments que tu as voulus, doivent être présents. Un élément étranger apporte confusion et désordre. Il peut réduire à néant tous tes efforts. Certaines photos ne peuvent être refaites facilement. Il n'y aura plus jamais la même lumière, les mêmes couleurs, les mêmes émotions. Tout ça, à cause d'un instant d'inattention. Le photographe accompli est intransigeant avec lui-même. Il donne à voir aux autres uniquement ce que lui veut qu’ils regardent!" J'étais à la fois content et insatisfait. Edmond se leva pour préparer le repas du soir. Après avoir contemplé une dernière fois mes trois photos, j'éteignis l'Ipad, un goût d'inachevé dans la bouche. Les paroles d'Edmond me trottaient toujours dans la tête. Le dîner fut comme d'habitude silencieux. Pourtant, pour la première fois depuis mon arrivée, je me sentis proche d'Edmond. Cette journée avait été riche et surprenante. Quelque chose en moi en redemandait. L'adolescent taciturne muait et cela ne me déplut pas, à mon vif étonnement. Bien entendu, je ne consentis pas à faire le premier pas. Ce fut Edmond qui le fit. "Raphaël, je te propose un autre marché?" dit-il en débarrassant la table. "Un autre marché?" "Oui, tu es là parce que tu y es obligé. On m'a confié le soin d'être ton tuteur pendant cette année scolaire que tu vas suivre par correspondance. Alors, je te propose un autre marché équitable. Je vais t'apprendre la photographie et toi, tu vas faire en sorte d'obtenir des notes, sinon brillantes, du moins honorables! Qu'en dis-tu?" Bien sûr, aujourd'hui, je ne tomberais pas si facilement dans le panneau. Mais hier, je m'y engouffrai comme un détenu de Prison Break face à une porte entrebâillée sur la liberté. J'acceptai et ce fut un soulagement inattendu! A tel point, que j'en oubliai de réclamer ma récompense pour le premier marché. Tout devint plus simple ensuite, entre nous. Je recevais les cours à la Poste du village, dans la vallée, où je déposais en retour mes devoirs. Ce fut une période heureuse, peut-être la plus insouciante de mon existence. J'étais libre entre le ciel et la terre, perché sur la montagne. Edmond se révéla un professeur attentionné et plein de ressources. Il me fit découvrir les philosophes grecs et la poésie courtoise à la Cour d'Aquitaine. Ce n'était pas au programme mais il adorait ce genre de digressions. Il empruntait des chemins de traverse qui furent comme des trouées de lumière dans les contrées arides et désolées du programme officiel. Mes progrès furent rapides et notables. Ma mère avait certes comploté dans mon dos mais je pense qu'Edmond avait tout manigancé depuis le début. J'ai l'impression aujourd'hui qu'elle n’avait fait que suivre une trajectoire tracée depuis longtemps par Edmond; une suite logique de conséquences. Je travaillais tous les après-midi du lundi au samedi, m'acquittant sérieusement de mes obligations, sans jamais rechigner. Je m'asseyais à la table du salon. Affectée à cette activité, elle se retrouva vite encombrée d’un petit capharnaüm de bouquins, de cahiers et de crayons. Edmond s'installait, quant à lui, dans le petit canapé et ouvrait l’un de ses ouvrages favoris d'astrophysique. Quand je posais une question, il me répondait sans montrer la moindre impatience, même quand je ne comprenais pas du premier coup. Il devint un véritable précepteur, dans le sens le plus noble du terme. Cela allait au-delà de la simple supervision. Il éclairait le chemin devant moi et les montagnes s'aplanissaient comme par enchantement. Grâce à lui, je progressai chaque jour un peu plus loin que le jour précédent. Il était avare de compliments, de vrais compliments, je veux dire. Je crois que le premier d’entre eux ne daigna sortir de ses lèvres qu’après les fêtes de Noël, tu vois! Et bien, plus de trente ans plus tard, les quelques mots qu'il prononça, résonnent encore dans ma mémoire. J'ingurgitais la substantifique moelle des manuels académiques. Edmond me surprenait à tout moment par l'étendue de ses connaissances. Il possédait un savoir profond, sage et disponible. Il ne me chapitrait jamais mais s’efforçait sans cesse de trouver l’argument qui emporterait le morceau. Il n'était jamais cassant, jamais sentencieux, jamais phraseur ni dédaigneux. C'était un formidable esprit mathématique et sous sa férule – il avait une façon bien à lui d'expliquer simplement les concepts les plus ardus – je devins, non pas un champion des équations différentielles, mais un honnête disciple. Mes résultats en la matière étonnèrent ma mère et plus encore sans doute, le professeur qui corrigeait mes devoirs. J'acceptai ce régime intensif parce que chaque matin, il m'enseignait l’art de faire des photos. Il excellait vraiment en ce domaine. Tu verras, cela n'était pas innocent. Je me souviens que le premier jour, il me demanda si j'avais déjà eu entre les mains un véritable appareil photo et non cet ersatz (dixit Edmond) que constituait l'Iphone. Je lui répondis que je m’étais servi du bridge numérique de ma mère. Volubile, je lui vendis même l'article. C'était un bon appareil, recommandé par de nombreux experts, avec des possibilités étendues, à mi-chemin entre le reflex et le compact.. Son unique commentaire fut un long soupir. "Oui, c'est certainement un bon appareil. La technologie fait des choses stupéfiantes. Mais as-tu essayé le mode "manuel", en débrayant tous les programmes? As-tu choisi le diaphragme et la vitesse? As-tu vérifié la profondeur de champ? As-tu ajusté la balance des couleurs? As-tu tenté une synchro sur le deuxième rideau ?" "A quoi cela peut-il servir de connaître ces choses-là? fis-je, iconoclaste. L'appareil se débrouille bien tout seul. Son processeur se charge de choisir les bons paramètres. Moi, je mets en tout automatique et en autofocus. Je me contente de jouer du zoom et de soigner le cadrage!" "Tu n'as pas entièrement tort! admit Edmond. Finalement, une photo, c'est rien de plus que la combinaison d'une ouverture et d'une vitesse, associée à une mise au point. Mais en laissant la machine accaparer une partie du processus, tu rognes sur tes propres prérogatives. Je sais, aujourd'hui, les photographes les plus réputés ont des boitiers entièrement numériques. Ceux-ci vont plus vite, sont plus fiables et embarquent des processeurs de plus en plus puissants. C'est certain. Mais au bout du compte, la combinaison vitesse / ouverture reste la même. Il n'y a que les cailloux qui sont réellement différents entre le monde professionnel et le monde amateur, s'agissant des reflex !" "Les cailloux?" "C'est un terme utilisé pour désigner les objectifs! Tu disais que le bridge maternel possède un zoom qui va du grand-angle au téléobjectif, c'est bien ça?" "Oui. Son range (je voulais faire sérieux, très geek!) est impressionnant! Il s’étend du 24 mm, un très grand angle, jusqu'au 560 mm, un super télé ! En plus, il est doté d’un stabilisateur optique et d’une motorisation ultra-rapide! Sans parler du zoom numérique qui pousse jusqu'à 1000 mm!" Edmond écouta sans broncher. Il posa simplement la question qui tue: "Et tu peux me dire à quel diaphragme il ouvre aux deux extrémités de la plage d'utilisation, ton zoom de la mort?" Je restai coi. En bon geek, je maîtrisais mon environnement technologique, mais jusqu'à un certain point. Au-delà, je perdais pied. Là, l'eau me montait déjà jusqu'au menton. Un pas de plus et je buvais la tasse. "Heu.. !" fut ma piètre réponse. "Bah, ce n'est pas grave. Je voulais te faire comprendre que tu as des certitudes. Elles sont distillées par notre monde moderne très branché. Loin de moi l’idée de décrier le progrès ou de nier ses résultats. En moyenne, la photo est devenue accessible pour le plus grand nombre et les experts y retrouvent encore leurs petits. Mais si tu l'acceptes, je vais t'ouvrir une autre perspective. Une autre façon de voir à travers la lentille; te faire ressentir d'autres émotions. Car j'entrevois en toi des promesses qui ne demandent qu'à éclore. Viens, le premier cours débutera demain matin mais avant, je vais te confier l'appareil qui fut le mien, il y a bien des années!" Il tira une clé de sa poche et déverrouilla la porte que je prenais pour celle du placard à balais aménagé sous l’escalier. Une autre volée de marches descendait au sous-sol. A la suite d’Edmond, je débouchai dans une grande salle envahie d’armoires, de plans de travail et de divers matériels. Une porte se profilait dans le fond de la pièce. Sur des étagères, je reconnus de nombreux boîtiers d’appareils photo, des tournevis et des petites brosses, une table lumineuse, des pincettes, des pipettes, des cuvettes empilées, des rames de papier et beaucoup d'autres choses sur lesquelles je ne pus mettre de nom. En revanche, la pièce était d’une propreté irréprochable. Je restai bouché bée devant les photographies qui tapissaient les murs. Il y en avait tellement qu'elles en recouvraient le moindre centimètre carré. Elles étaient de toutes les formes et de toutes les tailles. Certaines étaient en couleurs mais la majorité était en noir et blanc. Edmond se dirigea vers l’une des étagères où il prit un petit boîtier aux lignes anachroniques et assez basiques, en métal gainé de matière plastique noire, à l’aspect grainé. Trois molettes encadraient une sorte de tourelle centrale qui surmontait un objectif saillant. Une sérigraphie obsolète m’apprit qu’il s’agissait d’un Canon AE1. Edmond me tendit l’appareil avec une délicatesse presque déplacée, comme s’il me confiait une relique sacrée. Je fus étonné. Il ne pesait presque rien et pourtant il dégageait une impression de grande solidité, sans doute due à la rigidité et à la matière du boîtier. Mes doigts tombaient naturellement sur ses formes. J’éprouvai un vrai plaisir tactile à le manipuler et une envie naissante de l’utiliser. «J'ai acheté cet appareil en soixante dix-sept. J’en ai eu bien d’autres depuis, plus chers, plus prestigieux, plus professionnels, mais celui-ci restera toujours à part. C’est pourquoi, je pense que c’est le meilleur choix pour un apprentissage!» J’examinai l’objectif. Il était également de marque Canon, un 50 mm. Deux bagues le sertissaient, l’une revêtue de petits picots, l’autre portant une série de caractères. «C’est un appareil photo argentique. Une légende dans le monde de la photographie. Pas d’image numérique. Pas de carte mémoire. Il bouffe de la pellicule photo. Pas d’autofocus. Il faudra que tu fasses toi-même la mise au point. Pas de programmes prédéfinis. Tu devras réfléchir au meilleur réglage. L’AE1 est un boîtier à exposition automatique, avec priorité à la vitesse. C’est avec lui que tu devras apprendre et comprendre ! » Loin de me déconcerter, cette introduction aiguisa ma curiosité et décupla mon impatience. J’avais hâte de me servir de ce bel objet. Durant quelques jours, à raison de trois à quatre heures tous les soirs, Edmond me décrivit en détail le fonctionnement et l’utilisation du Canon. Je sus bientôt, les yeux fermés, changer l’objectif et insérer un film argentique. Il me montra comment sélectionner la sensibilité, armer l’appareil, déterminer la bonne vitesse d’obturation en fonction de la luminosité du sujet. Il m’expliqua les informations du viseur, la couronne à microprismes, le télémètre à coïncidence et l’aiguille du posemètre. Enfin, après avoir glosé sur les effets de l’ouverture, il m'expliqua les principes de la profondeur de champ. En photographie, la profondeur de champ est la zone où l'image est nette. Elle dépend de l'ouverture du diaphragme et de la distance entre l'appareil et le sujet. Elle est utilisée, en règle générale, pour détacher le sujet du fond, plongé dans le flou. Le regard se porte alors naturellement sur la partie nette de la photographie, parce qu’elle sera compréhensible sans effort. La profondeur de champ, me révéla Edmond, est une notion cruciale, trop souvent bâclée. Elle doit être évaluée très précisément en fonction du désir du photographe. Il m'avertit : «La profondeur de champ est une notion qui surpasse toutes les autres. Retiens bien ça, Raphaël. Elle rejette dans l’ombre l’accessoire et focalise l’attention sur l'essentiel!» Nous passâmes ensuite aux exercices pratiques. Il ouvrit un grande armoire où s'alignait, rangé par marque et sensibilité, un stock impressionnant de pellicules vierges. Edmond me tendit une cartouche de film noir et blanc. Je m’empressai d’ouvrir le dos du Canon pour y loger le film. Edmond répondit à une question muette : «Tu gardes le 50 mm. Il est ultra lumineux et sa focale est très proche de celle de l’oeil humain. Pas de zoom, c’est bon pour les fainéants et frimeurs. Pour moi, trois cailloux doivent se trouver dans le fourre-tout : un grand-angle, plutôt un 24 mm, un standard, le 50 mm et un 90 mm pour les portraits. Tout ça, avec des ouvertures suffisantes. Après, tu peux compléter avec un petit télé, un 135 ou un 200 mm, surtout si tu fais du reportage, mais uniquement les plus lumineux!» Durant encore près de deux bonnes semaines, nous partîmes à la pique du jour pour des safaris photos. Edmond m'expliquait sans jamais se fatiguer, me transmettait avec passion son savoir et ses techniques. Il m'apprit la composition et la lumière. Il m'apprit à dompter les réglages pour qu'ils deviennent presque des réflexes et me laissent me concentrer sur le sujet principal. L'image. Il m'apprit à respecter les couleurs. Le rouge avance et le vert recule, le savais-tu? Il m'apprit à maîtriser le noir et blanc et cette partie-là du cours fut une quête à part entière. Nous marchions dans une nature qui se révélait à mes yeux chaque jour plus belle et plus riche, plus mystérieuse et plus envoûtante. Edmond me fit découvrir des spots photos spectaculaires, d'abord évidents comme la petite cascade cachée au creux d'une étroite entaille de la montagne ou la lumière rasante et frileuse sur un bosquet de fleurs d'altitude. Puis, petit à petit, il m'ouvrit les yeux sur d'autres merveilles, intimes et secrètes. Des instants volés après une longue attente, la main transie sur le boîtier. Edmond ne cessait de me parler, alliant la technique et la magie du spontané. Bien évidemment, il ne fut pas question de faire développer toutes les bobines utilisées dans un laboratoire. Derrière la porte que j'avais remarquée dans la pièce du sous-sol, Edmond possédait un petit labo personnel qui n'avait rien à envier à ceux des professionnels. il y avait là tout le matériel nécessaire. Un imposant agrandisseur Leitz trônait parmi les cuvettes de développement, le margeur, la laveuse-sécheuse et les différentes pinces et agitateurs. Des fils couraient sous le plafond et des bonbonnes de produits chimiques envahissaient les plans de travail. Ce fut la troisième partie de son enseignement. Il n'appelait pas ça "développer" les films mais accoucher des images, conçues ici et là, me disait-il, en me touchant le front et la poitrine. La lumière rouge conférait à ces opérations une atmosphère particulière. L'exposition n'eut bientôt plus aucun secret pour moi. Je corrigeai quelques erreurs de prise de vue en jouant sur l'ouverture du diaphragme, le temps d'exposition ou le contraste. Je rectifiai également certains cadrages perfectibles. Je modifiai la disposition des lumières sur le tirage final grâce aux masquages. Je m'adonnai aux subtilités du révélateur pour équilibrer la dynamique de la photo, avec un chronomètre ou en ajustant la température du bain révélateur. Sous la houlette d'Edmond, je découvris l'importance du fixage et du virage, sans oublier le lavage, qui commandent la qualité du tirage final. Edmond surveillait sans cesse mes tâtonnements et me félicitait pour mes progrès constants. Les journées passaient sans que je m'en aperçoive. Ma mère vint deux ou trois fois nous rendre visite. Elle n'en croyait pas ses yeux. Aujourd'hui, je sais qu'elle était très fière de moi, de mes résultats, de mon comportement et de cette entente de plus en plus complice, que nous entretenions, Edmond et moi. Les mois s'écoulèrent, rythmés par ces sorties journalières. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige, nous n'hésitions pas à pénétrer dans le royaume des images. Chaque saison était l'occasion pour moi d'approfondir mes connaissances, de capturer l'essence d'un moment et d'un désir, de plier la technique à la passion. Edmond devint plus que mon grand-père. Je ne lui ai jamais dit mais il a évidemment compris. Nous nous ressemblions beaucoup. Je calquai mes gestes sur les siens et je me détachai progressivement de mes gadgets à la pomme. Vêtus de la même façon et coiffés du Jacou, les villageois nous confondaient souvent quand ils nous croisaient sur les chemins de la montagne ou dans les rues du bourg, par temps gris ou brumeux. C'est là, qu'observant plus attentivement le monde autour de moi, je surpris de furtifs signes de croix esquissés par les plus anciens, sur notre passage. Pourtant Edmond était toujours courtois et aimable, jamais une parole plus haute que l'autre. Mais sa haute taille lui donnait, quand il marchait dans les rues animées, des airs de seigneur bienveillant et altier. Chose impensable quelques mois plus tôt, un soir, lassé après une journée particulièrement éprouvante, j'ai pris un bouquin dans la bibliothèque d'Edmond. C'était un traité d'astrophysique assez ardu mais que je ne pus lâcher avant de l'avoir fini. Cela parlait d'étoiles et de lieux lointains, des paradoxes temporels, de routes inconnues tracées dans le ciel, de lumière et de vitesse et de tant d'autres choses merveilleuses aux confins du temps et de l'espace. Edmond ne dit rien mais je lus dans ses yeux qu'il avait apprécié. Plus que ça, je crois. C'était une sorte de reconnaissance soulagée. Il n'avait pas ménagé sa peine. Mais il n'avait jamais perdu espoir. J'étais de son sang. Et le sang ne peut mentir. Il attendait un signe. La fleur avait éclos. Je me souviens que l'hiver nous disait lentement au revoir. La neige reculait dans les hauteurs, l'air était chargé de nouveaux parfums et la montagne dévoilait d'autres facettes de sa majesté. J'avais hâte que la nuit tombe pour attendre le point du jour suivant afin de m'élancer, avec Edmond, sur les mêmes traces mais pas dans la même réalité. Je discernais les premiers signes du changement, la façon dont les corolles se redressaient, la gaieté du ruisseau et la nouvelle vigueur des arbres. Il y avait tant d'histoires à raconter. Tant d'instants précieux à dépeindre. C'est alors que je fis, au début du printemps, les deux plus extraordinaires rencontres de mon existence. à suivre... tout de suite M Ce message a été lu 6650 fois | ||
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3 Commentaire Maedhros, exercice n° 122 part I - Narwa Roquen (Ven 20 sep 2013 à 00:00) |