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De : Maedhros Date : Lundi 2 septembre 2013 à 22:48:58 | ||
La suite et fin... La bande-son volume 2 La première fois, j'étais parti seul, avant l'aube. Je m'aventurai de plus en plus sans Edmond. Aujourd'hui, je dirais qu'il me lâchait la bride. A l'époque, bien sûr, j'imaginais toute autre chose. J'avais dix-sept ans. Je goûtais une liberté inespérée, loin du monde d'en bas. Je savourais la quiétude paresseuse de ces jours sur la montagne, l'ivresse de ne pas être esclave de l'horloge. Le temps s'écoule différemment derrière la lentille d'un appareil photo. Il passe à la fois extrêmement vite, obligeant à ne pas rater l'instant et à la fois, très lentement, comme quand on attend que le soleil bascule peu à peu de l'autre côté des crêtes; que la lumière décroisse insensiblement. C'est une impression difficile à décrire. Moi, le rebelle citadin, j'avais appris à aimer. J'étais prêt à aimer. Mais loin est la coupe des lèvres. Je me postai sous le couvert d'un petit bosquet d'arbres. La veille, j'avais repéré un terrier au sommet d'une prairie parsemée d’éboulis. C'était la fin de l'hibernation et je guettais le moment où la marmotte allait déboucher à l'air libre, après six mois passés au fond de sa galerie. Je venais très tôt pour ne pas être devancé par le petit rongeur. Je voulais une lumière bien particulière et j'avais soigné mon angle de vue. J'étais donc accroupi, engoncé dans ma grosse polaire, supportant la morsure du froid matinal et l'engourdissement de mes doigts, malgré les mitaines. Il me faut t'avouer que j'avais déjà ouvert la thermos et bu plusieurs gorgées de grolle, ce cocktail détonant à base de café et de gnôle des alpages savoyards. N'ayant pas lésiné sur l'alcool, je me sentais bien, presque aérien. J'avais relevé sur mon nez mon écharpe de laine pour éviter que les volutes de ma respiration n'alertent la marmotte. Le ciel était d'une couleur bleu nuit, moucheté d'une clarté diffuse qui annonçait l'aube prochaine. Il fallait faire partie du décor, m'avait dit Edmond; éviter d'apparaître comme un élément étranger que la marmotte aurait tôt fait de remarquer; être immobile et relâché. Je lui avais rétorqué que j'aurais pu utiliser un déclencheur à temporisation et un trépied, histoire de l'agacer gentiment. Il poussa un long soupir, une marque de famille, mais il ne releva pas l'outrage. Et puis, il fut là. Une forme sombre et hiératique. Une forme reconnaissable entre toutes. Une forme noble et tendue, aux oreilles dressées et tournées vers moi. Et, dans cette masse de noirceur, deux taches d'ambre pâle luisaient légèrement dans la lumière terne du petit jour. Un loup. Je ressentis une intense émotion; de la peur, oui, sans doute, mais mêlée à une excitation qui fit battre plus vite mon coeur. J'avais peur mais c'était cette peur atavique de l'homme pour la bête mythologique qui avait hanté ses cauchemars pendant de nombreux siècles. Cette peur me sembla étrangère même si elle envahissait mon sang. Il y avait également le sentiment de retrouver un très vieil ami. Un ami longtemps disparu et oublié, réapparaissant soudainement. L'absence, aussi longue qu'elle fut, n'avait altéré le lien étroit nous unissant auparavant. Je n'osai bouger, bien sûr. La bête se contenta de me fixer de son regard profond. Ma vision s'ajustant à la faible luminosité, je pus mieux le distinguer. Il avait un pelage gris, uniforme et soyeux, des pattes robustes et déliées, un port de tête puissant. C'était un mâle alpha, un dominant, sûr de sa force et de sa supériorité. Il était... un ami? Peut-être mettras-tu tout ça sur le compte de la grolle. Peut-être, la gnôle peut jouer des tours. Le loup ne bougeait pas. Il avait détourné la tête et fixait le terrier de la marmotte. Il attendait aussi. J'aurais voulu prendre doucement mon appareil. La photo aurait été d'une grande puissance émotionnelle. Ce fut un de ces moments de frustration que connaissent les photographes quand ils se rendent compte qu'ils laissent échapper un moment rare, une occasion qui ne se représentera pas. J'ai éprouvé cette frustration à de nombreuses reprises depuis. Mais celle-là était la première et elle est gravée dans ma mémoire. En même temps, ce loup me fit une grâce insensée en m'acceptant si près de lui. Je n'avais plus peur mais je tremblai à l'idée que nous allions être à nouveau séparés. La lumière se fit plus haute et se répandit à travers le ciel. Le matin s'enfuyait déjà. La marmotte ne se montrerait pas, j'en eus la certitude. Le loup devint pleinement visible. Il était superbe dans sa livrée gris clair. Il bâilla, dévoilant des crocs impressionnants, puis s'étira longuement en tendant ses antérieurs. J'admirai ses lignes fluides et sa souplesse naturelle. Il était d'une taille respectable, bien plus lourd que les bergers de Savoie qui appartenaient à l'une des fermes de la vallée. D'un coup, il se redressa sur ses pattes et baissa le museau, me regardant par en-dessous. Il jappa deux fois. J'aurais parié qu'il s'adressait à moi. Bien entendu, je restai interdit, n'osant même plus respirer. Edmond m'avait dit que les loups n'attaquaient pas l'homme. Il avait marqué un silence. En règle générale, avait-il ajouté. Le loup secoua à nouveau sa tête et jappa encore deux fois, dans une tonalité plus basse. Je sentis comme l'ombre d'un regret. Pour seule réponse, il obtint un long cri perçant qui tomba du ciel, me faisant sursauter. Une forme ailée planait loin au-dessus de nos têtes, jouant avec les courants ascendants qui circulaient entre les sommets. Le loup poussa un bref hurlement et s'éloigna lentement de moi. Avant que je ne le perde de vue, il se retourna une dernière fois. Il répéta ses jappements, presque plaintifs. Il attendit un instant puis détala, se perdant entre les rochers gris. Je ne le revis jamais plus. Mais je ne compte plus les fois où il est revenu fouler les contrées de mes rêves. N'aies crainte, je n'écris pas une énième histoire de loup-garou. Il n'y aura pas de métamorphose sous une lune pleine. Ce n'était qu'un loup et c'était plus que ça, j'en suis sûr, encore aujourd'hui. Surtout aujourd'hui. Oui, surtout aujourd'hui. Revenu au chalet, je m'en ouvris à Edmond. Il ne dit rien, restant silencieux en regardant les flammes danser dans l'âtre qui enveloppaient son visage d'une ombre rougeoyante. Finalement, il murmura : "Ainsi, tu l'as vu!" C'était un constat. Il n'était pas surpris. "C'est un loup qui vient d'Italie? Un de ceux qui mettent les bergers en colère?" demandai-je. "Non, c'est un solitaire. Il vit ici depuis longtemps!" "Tu as une photo de lui?" "Il ne m'en a jamais fourni la moindre opportunité. Je l'ai aperçu à plusieurs reprises mais toujours de loin. Une fois, il m'a suivi toute une journée. Comme une sorte de jeu entre nous. Il restait à la lisière de mon champ de vision. Impossible de shooter. Il semblait deviner mes pensées. J'avais même l'impression qu'il le faisait exprès. Puis il a disparu comme un fantôme. Un instant, il était là. L'instant suivant, il n'y avait que le vide!" 'Tu parles de ce loup comme s'il s'agissait d'un animal fabuleux!" lui fis-je observer. Edmond me dit alors, dans un souffle de voix, quelques mots que je n'oubliai jamais : "Tu avances vite, Raphaël, sur un chemin long et difficile. Sur ce chemin, il y a des veilleurs et des messagers. Prends ce que je te dis comme une métaphore. Tu en comprendras plus tard le sens. Je ne peux tout t'expliquer aujourd'hui. Il faut que cela vienne de toi. Cette rencontre n'est pas fortuite. Rien ne l'est sur la montagne. Garde-la précieusement en toi, pas loin de ton coeur!" Il se tut et contempla la danse du feu jusqu'à ce que celui-ci s'éteigne peu à peu sous les braises. Nous n' échangeâmes plus aucune parole. Le temps fuyait. L'année s'achevait. J'allais regagner Paris dans quelques semaines. J'allais passer le baccalauréat et je m'en foutais royalement. J'allais revoir mes potes et ceux-ci étaient devenus des silhouettes sans consistance. J'allais revenir dans ma communauté et celle-ci ne me manquait pas. Il y avait la montagne et elle, elle ne changeait pas. Elle m'avait accueilli et elle s'était offerte à moi. Je sentais que ma vie en dépendait dorénavant. Où que j'aille désormais, elle serait mon point d'ancrage, mon point d'équilibre. Et Edmond. Et Edmond? aujourd'hui, il me manque toujours. Les mois d'avril et de mai furent magnifiques. Les couleurs éclataient à profusion. Je me surpris à me réveiller de plus en plus tôt, pour ne pas en perdre une seconde. Avec Edmond, nous rentrions en nage et heureux comme des gamins. Il s'extasiait à présent devant mes photos. Plus aucune critique de sa part, j'avais dépassé le maître. D'un commun accord, nous empiétions sans vergogne sur le temps théoriquement consacré au bachotage. J'avais atteint un niveau inattendu. Je déjouais tous les pièges qu'Edmond s'évertuait à glisser dans les exercices de maths. Nous pouvions deviser des heures entières sur Platon ou Montesquieu, en marchant vers les crêtes. Mes professeurs épistolaires s'étaient même fendus d'éloges presque suspectes. Les épreuves ne seraient qu'une formalité. Mais sur le calendrier punaisé au mur de ma chambre, je biffais les jours sans pouvoir les retenir. Puis juin fut là. Dans quinze jours, je reprendrais le TGV vers Paris. Je quitterais la Savoie. Je repartirais loin d'Edmond. C'est durant ces derniers jours, où le bleu du ciel se confondait avec le bleu de mes sentiments, que je fis la seconde rencontre qui bouleversa toute mon existence. Je me tenais dans la clairière où toute cette histoire a débuté. Midi était passé. La lumière baignait l'endroit d'une teinte ambiguë. J'étais allongé sous un arbre qui faisait face aux mélèzes jumeaux. Je mâchais des bouchées arrachées à un gros sandwich. J'avais tout mon temps. Edmond ne m'attendait pas. Il était parti faire une course à Bourg. Il ne rentrerait pas avant le soir. J'avais posé mon chandail et ouvert ma chemise. Il faisait bon et l'air embaumait les parfums de l'été qui approchait. L'odeur de la terre se mariait avec les senteurs des pins. Le portique singulier béait à quelques mètres de moi. J'avais imaginé qu'il pouvait être une porte des étoiles, comme dans le feuilleton américain. Une porte magique accédant à des mondes lointains. Ce n'était que rêverie de ma part. Quelquefois, je me retrouvais dans la clairière sans vraiment l'avoir décidé. De plus en plus régulièrement, mes pas me ramenaient à elle. Elle me semblait chaque fois différente. Juste un détail insignifiant, une ombre inhabituelle sous les arbres, dans le demi-jour, un rayon brisé de lumière, une fleur aux pétales froissés, une très légère trace sur le sol, trois fois rien. Rien qui ne pouvait être expliqué raisonnablement. Pourtant, quelque chose me poussait vers ce linteau de branches tressées et ce sol tapissé d'herbes sauvages qui ressemblait si fort à une pelouse anglaise. Cette clairière me paraissait enchantée. Alors, je dégainais mon bon vieux Canon et je fixais sur la pellicule une collection d'émotions qui peuplèrent les pages de l'album où je les rangeais. J'ai photographié cette clairière des dizaines de fois. Edmond paraissait particulièrement intéressé. Il bouillait de me révéler un secret mais il se retenait de justesse. Je pouvais sentir la tension qui l'habitait, faite d'impatience et de nervosité. Dans mon dos, quand la lumière devenait rouge, il faisait attention à tous mes gestes, à la façon dont je développais la photo. Il surveillait comment je réglais l'agrandisseur et appliquais les filtres pour le masquage. Il me prodiguait des conseils superflus si près de moi que je pouvais sentir sa respiration sur la nuque. Après, avec une forte loupe, il examinait longuement le tirage papier. Il scrutait soigneusement chaque ombre et chaque haute lumière, encore et encore. Il ne voulait toujours pas me dire pourquoi. Donc, j'étais dans une semi-somnolence, les yeux clos, quand je sentis une présence. Je frémis, croyant que le loup était revenu. J'ouvris les yeux et elle était là. Elle cueillait des fleurs sauvages qu'elle amassait en bouquet. Elle était tellement diaphane qu'elle me parut d'abord n'être que le produit de mon imagination. Elle semblait presque transparente dans ses vêtements vaporeux. Elle était tout de blanc vêtue. Je passai en mode photographe et je me dis qu'il faudrait privilégier les hautes lumières pour renforcer le côté évanescent de la scène. La jeune femme était d'une haute taille, aussi fine et délicate qu'une liane. Je n'aurais pas été surpris de voir des ailes attachées dans son dos. Ce fut un instant magique, suspendu, hors du temps. Son visage était d'un ovale parfait sur lequel la lumière du début d'après-midi posait un masque d'ombre qui m'empêchait de distinguer vraiment ses traits. Les voiles, légers comme l'été, qui l'habillaient, jouaient sur des transparences laissant entrevoir des formes rondes et gracieuses. Rappelle-toi, j'avais dix-sept ans. Un âge où les passions dévorantes naissent comme l'incendie sur un terrain propice. Je tombai immédiatement amoureux de cette apparition. Sur son front, scintillait une couronne de fines perles de lumière d'où cascadait une chevelure qui s'embrasait sous les rayons du soleil. J'eus le souffle coupé devant la beauté de l'inconnue. Je me levai gauchement et elle se figea en me dévisageant. Puis elle sourit. Oui, tu lis bien. Elle me sourit en penchant doucement la tête. Elle fit un pas dans ma direction, le bouquet de fleurs niché au creux de son bras dénudé. Elle avança encore. Elle était presque aussi grande que moi. Elle avait des yeux myosotis et des lèvres pleines et ourlées. Elle ne semblait plus étonnée de me voir. Parvenue presque à ma hauteur, elle inclina un peu la tête et les perles de cristal qui ceignaient son front arrachèrent des éclats de lumière comme mille arcs-en-ciel. Elle leva la main et du bout de ses doigts, me caressa doucement la joue. "Tu es revenu, n'est-ce pas? Tu es revenu. Il y a longtemps que je t'attends!" Elle prononça ses mots qui filèrent droit vers mon coeur. Intuitivement, je sus que je connaissais son nom mais je fus incapable de m'en souvenir. Son regard m'interrogea longuement, cherchant une réponse qui ne vint pas. Son sourire s'effaça, laissant place à une sourde inquiétude. Elle dit encore quelque chose que je ne compris pas, submergé par les émotions qui essayaient de remonter à la surface de ma mémoire. Elle prononça un nom mais je ne reconnus pas le mien. Elle reprit la parole doucement mais les mots s'envolèrent avant que je puisse en saisir le sens. Alors, elle hocha la tête tristement. Elle s'approcha vivement et déposa sur mes lèvres un baiser aussi léger qu'un battement d'ailes de papillon. Pourtant, mes lèvres en conservent le goût encore aujourd'hui. C'était doux et soyeux, frais et parfumé, tendre et enivrant. Ce baiser scella mon destin, j'en suis sûr à présent, instillant en moi les ferments d'un amour qui transcendait l'espace et le temps. Elle recula comme à regret, attachant ses regards aux miens. Alors la douleur naquit doucement, la douleur de l'arrachement, de la séparation. Je vis une larme perler au coin de sa paupière, aussi brillante que les gouttes de cristal sur son front. Elle recula jusqu'au portique. Là, se retournant, elle en franchit le seuil, disparaissant à mes yeux. Je fus libéré d'une étreinte invisible et je courus pour la rattraper. Je passai sous le linteau, peut-être deux secondes après elle. Mais la clairière était déserte de l'autre côté. Elle s'était évanouie comme un rêve. Je m'effondrai en pleurs, succombant à une violente émotion. Je crus entendre un cheval hennir dans le lointain, c'était sûrement le vent qui s'était levé. La clairière avait recouvré son aspect habituel. La magie s'était dissipée. J'étais à nouveau seul. Seul? Non, pas tout à fait. Une forme souple et silencieuse se glissait entre les arbres, une ombre familière. La voix du vent s'éleva à nouveau entre les arbres et crus entendre qu'il emportait un murmure ténu et lancinant. Je crus y deviner un appel : "...viens...moi!" Je m'en retournai tristement. Au souper, je tournai autour du pot, ne sachant pas comment aborder le sujet avec Edmond, malgré notre complicité. Puis, je saisis mon courage à deux mains et lui fis un récit complet de mon extraordinaire rencontre. Edmond fut pris d'un vif tremblement quand je lui décrivis la mystérieuse jeune femme de la clairière. Il m'écouta sans m'interrompre, les mains serrant si fort la serviette que ses phalanges blanchirent sous l'effort. Je finis mon histoire en lui demandant s'il connaissait cette femme. La connaissait-il? Edmond but d'un trait son verre, comme pour s'éclaircir la gorge. Il se pencha en avant et commença son histoire. Ce soir, chaque mot que nous avons échangé résonne fidèlement à mon oreille. J'ai l'impression d'écrire maintenant sous la dictée de fantômes bienveillants qui veillent au-dessus de mon épaule, des fantômes du passé. Et l'un d'eux n'est autre que moi! Nous descendîmes au sous-sol. Il ouvrit une armoire et dévoila un compartiment secret d'où il tira un volumineux album photo. Une fois de retour dans le salon, il me le tendit. De la première page à la dernière page, toutes les photos représentaient le même endroit. La clairière. Les saisons défilaient. La pluie. La neige. La brume. Chaque photo était absolument parfaite, sans aucun défaut. Au contraire, je pouvais ressentir la plus petite émotion qu'avait voulu transmettre Edmond et m'émouvoir à l'histoire qu'elles racontaient de mille façons différentes. Elles parlaient toutes de la quête d'un absolu, d'un retour espéré mais toujours retardé, de la nostalgie de rivages étranges, de chants et de danses au pied d'une autre montagne, de cet amour qui unit les membres d'une famille dispersée mais qui n'oublie pas les siens, de douleurs anciennes que le temps n'a pas entièrement cicatrisées. Les cadrages étaient différents mais le portique attirait toujours le regard, comme un aimant attire la limaille de fer. Chaque composition conduisait inéluctablement le regard vers lui. Il n'y avait qu'un sens possible de lecture. Le noir et blanc dépouillait à l'extrême l'esthétique de l'image, focalisant sur l'essentiel. Aucune couleur ne détournait l'attention du portique. Il était un secret et un verrou. Un gardien et un mystère. Il y avait quelque chose au-delà mais nos pauvres sens et notre piètre compréhension étaient impuissants à en traduire la réalité. Je m'arrêtai pourtant sur la dernière photo, la plus récente. Je pris la grosse loupe ronde et me courbai au-dessus. Elle comportait de minuscules zones légèrement floutées. Ce n'était pas dû à la prise de vue ni au développement. Il y avait quelque chose qui s'y cachait mais que toute la science d'Edmond n'avait réussi à révéler. Malgré tous mes efforts, cela m'échappait constamment, demeurant juste à la périphérie, insaisissable mais pourtant pas totalement absent. J'essayai de tourner légèrement la tête pour faire glisser l'image jusqu'au bord extrême de mon champ de vision. Il me sembla que cela se précisait. Il me sembla... oui, il me sembla, peut-être..., apercevoir, comme à travers une pellicule d'eau, quelques formes hésitantes. Mais ce fut si fugace que je ne réussis, en fait, qu'à accroître ma frustration. Un instant, je m'étais senti tout près du but! Mais, alors que le voile allait se lever, je fus brutalement ramené en arrière et il ne resta plus qu'une zone grisâtre et interdite. Amer et impuissant, je levai la tête vers Edmond. "Oui, dit-il, tu as raison. Il y a quelque chose dans le flou de l'arrière-plan! Je suis venu sur la montagne parce que nous y venons tous, tôt ou tard. Nous y revenons pour accomplir notre destinée. Il y a un secret dans cette clairière. C'est la raison de ma présence... et de la tienne, quand le moment sera venu pour toi. Ce secret, nous devons le mériter, par nos actes, notre foi et notre persévérance! Le portique est un passage. Il demeure fermé à ceux qui ne sont pas prêts. Je crois que les photos sont des sortes de messagers. Mon père m'a appris ce qu'il tenait de son père, comme celui-ci le tenait du sien et encore et encore... Nous transmettons les échos bredouillants d'un savoir à ceux qui nous sont le plus proche. Les échos de moins en moins compréhensibles d'un savoir ancien et dissimulé. Selon lui, nous sommes égarés dans un monde qui n'est plus le nôtre. Les nôtres ont émigré il y a très longtemps vers un pays qui s'étend de l'autre côté du portique. Ils l'ont laissé à notre intention afin que nous puissions les suivre. Mais le prix du passage est élevé car ce monde, vois-tu, nous a intimement imprégnés. Nous sommes des descendants ayant tout oublié de leur héritage. Nous devons prouver que l'ancien sang est fort dans nos veines et obtenir le pardon de celui qui est assis dans la caverne. C'est un juge rigoureux qui pèse nos âmes dans une balance d'or. Mais cela devient de plus en plus difficile, trop de siècles se sont écoulés depuis le grand départ. Au début, j'étais dubitatif. A plusieurs reprises, j'ai failli abandonner, exaspéré de n'obtenir aucun résultat. Cela fait plus de trente ans que j'essaie de trouver la clé. J'ai passé de nombreuses années à photographier la clairière qui me fascinait, m'obnubilait, hantait mon sommeil. J'ai compris que son secret résidait dans les ombres et les lumières. Enfin, un jour, dans le bain révélateur, surgit dans la profondeur de champ un détail singulier qui ne devait pas se trouver là. C'était l'indice qui me manquait. Je me suis obstiné. Je m'appliquai à réduire de plus en plus la profondeur de champ, jusqu'à ce que le plan de netteté soit le plus étroit possible,aussi mince qu'une feuille de papier. Il fallait que qu'il soit idéalement placé sur l'image, ni trop près, ni trop loin. Tu ne peux t'imaginer la difficulté qui fut la mienne! J'ai persévéré, utilisant des appareils de plus en plus sophistiqués qui atteignaient des vitesses très élevées, couplés à des optiques dotées des plus grandes ouvertures. Ils m'ont permis de fouiller les ombres et les hautes lumières. J'acquis d'abord la certitude que ces zones bien particulières dissimulaient une dimension cachée. Selon certaines théories de physique quantique, il existe d'autres dimensions, de nombreuses autres dimensions. Mais elles sont tellement infimes, par rapport aux trois dimensions visibles que, pour le commun des mortels, elles sont irréelles. Au début, ces zones demeurèrent vides et stériles mais, peu à peu, elles se densifièrent, acquérant une profondeur insoupçonnée. Le secret gisait dans la profondeur, Raphaël! Mes spéculations se vérifièrent. Je redoublai d'efforts. Je voulus utiliser les technologies numériques, espérant beaucoup des boîtiers les plus récents et des logiciels de traitement d'image les plus sophistiqués. Mais ce fut un cuisant échec. Les ombres se refermèrent en blocs silencieux et les hautes couleurs défièrent toute tentative d'exploration. Sur les plus grands écrans, malgré les algorithmes que j'avais mis au point pour améliorer les techniques gaussiennes, je me heurtai au silence des pixels. Ils semblaient condamner la dimension que j'avais entrevue. J'ai tout envoyé valser et j'ai ressorti mon vieil Hasselbad à optique Zeiss. Le moyen format m'offrit des perspectives plus prometteuses. Durant des mois, je rattrapai mon retard. Et puis, là, sur la table lumineuse, ils ont chatoyé, ces reflets impalpables d'entrelacs lumineux. Ils patientent. Telle est mon intime conviction. Ils m'attendent. Juste de l'autre côté. Il viendra le jour où je prendrai la photographie qui me révèlera l'autre réalité. Alors, je me rendrai dans la clairière et je franchirai le portique. Ce jour-là, je rentrerai chez moi!" "Mais pourquoi cette femme m'est-elle apparue?" Qui est-elle? Le sais-tu?" Edmond secoua la tête. "Je ne l'ai jamais croisée et je ne pense pas qu'elle vive dans la vallée. Tu dois posséder un destin bien particulier Raphaël! De vieilles légendes païennes du coin parlent d'une Dame Blanche qui apparaît à l'occasion de temps bouleversés, famine, peste ou guerre. Elle serait l'annonciatrice de désastres et de malheurs. Mais ces histoires ont cours dans de nombreuses régions. Si tu me dis l'avoir vue, je te crois! Comment pourrais-je faire autrement après tout ce que je t'ai raconté ce soir. Mais ton espoir est vain. Je n'ai jamais vu quiconque dans ce bois et cette clairière. Encore moins cette apparition enchantée. Mais si elle s'est montrée à toi, il doit y avoir une relation spéciale entre vous qui dépasse ma compréhension. Mon seul conseil, si tu l'acceptes, est de poursuivre ta route et de ne jamais oublier!" Bien sûr, je ne lui dis pas que j'aimais cette femme d'un amour idéalisé. A dix-sept ans, la pudeur est encore tenace, surtout en matière de sentiments intimes. Je ne la revis plus jusqu'à la fin de mon séjour dans le chalet d'Edmond. Je revins à Paris. J'obtins mon bac avec mention et je m'inscrivis, tu l'auras deviné, dans une école de photo journalisme. Ma mère ne me posa pas la moindre question. Moi, en revanche, je la questionnai sans relâche sur mon père mais elle ne répondit jamais. Je compris qu'elle l'aimait encore et que la douleur était toujours vive en elle. Je respectai son mutisme. Je croyais Edmond. Il y a un pays de l'autre côté de l'arc-en-ciel, mon pays, et quand j'y retournerai, mon père m'y attendra. Et, bien sûr, Edmond. Il disparut au coeur d'un hiver particulièrement rigoureux, durant lequel la neige tomba en abondance, rendant les déplacements très compliqués. Son absence fut remarquée tardivement. Quand l'alerte fut enfin donnée, les recherches lancées pour le retrouver s'avérèrent vaines. Durant plusieurs jours, les équipes de secours en haute montagne s'obstinèrent, Edmond était unanimement apprécié. Mais il fallut se rendre à l'évidence. Les recherches furent interrompues et, après le délai légal, Edmond fut déclaré officiellement disparu. Comme mon père, sur le cargo qui traversait l'équateur. Avec ma mère, nous montâmes en Savoie pour assister à la cérémonie. Elle se déroula dans la petite chapelle d'altitude qui dominait la vallée. Dans la travée centrale, un cercueil vide était posé sur des tréteaux. Cela me fit une impression curieuse. Edmond n'était pas là. Il n'était pas couché entre les planches. Il avait trouvé la clé. Je me répétai ça inlassablement. Il était rentré chez lui après une très longue absence. Son corps n'était pas prisonnier de la montagne. Il ne gisait pas au fond d'une obscure crevasse sur le flanc du glacier. Non. Il avait rejoint son fils et ensemble, ils m'attendaient. Je réprimai un sourire quand je vis les mines graves et tristes de tous ses amis rassemblés dans la chapelle. Quand ils vinrent m'exprimer gravement leurs condoléances, ils étaient profondément sincères. Je les connaissais tous et je compris qu'il s'agissait également d'une autre grande famille, étroitement unie, et frappée par le malheur. Les larmes me montèrent au bord des yeux. Edmond pouvait-il s'être trompé? Avait-il cru si aveuglément en son histoire surnaturelle qu'il en avait fait sa réalité? Mes certitudes vacillèrent. Cela faisait quatre ans que j'avais quitté le chalet. J'étais un autre homme. Une part de moi s'était mise à douter. La femme de la prairie? Et si tout ce que j'avais vécu n'était qu'un rêve auquel j'avais accordé une importance démesurée? Je cherchai parmi l'assistance des inconnus à la haute stature et au regard pâle, mais je n'en vis aucun. Etait-ce si étonnant? Dans son testament, Edmond me légua tous ses biens. J'étais à l'abri du besoin. Je me retrouvai également propriétaire du chalet et de tout ce qu'il contenait. Je passai le temps nécessaire pour y faire un grand ménage. Je rapatriai à Paris les matériels de labo et les appareils photo que je remisai dans le grenier de mon pavillon de banlieue. Le chalet entra quant à lui dans une longue hibernation. Il ne risquait pas grand chose. Trop loin de tout. Trop difficile d'accès. Moi, je fus recruté par une agence de presse très réputée. Les années défilèrent. La rencontre avec une femme. J'ai cru un moment que j'avais tiré un trait sur le passé. Ta naissance. Ma fuite. Puis, bien après, la guerre. On m'envoya sur le front. En Macédoine. Cette période fut une longue suite de tragédies. Tu as dû suivre tout ça sur les réseaux sociaux et les agora virtuelles, gouvernementales ou libertaires. Les gesticulations martiales des deux blocs. Les surenchères politiques et les manoeuvres navales au large de Chypre. Les échecs des diplomates et l'incurie des instances religieuses. Les fanfaronnades des généraux des deux camps montrant leurs muscles et comptant leurs divisions. Et puis, le tir malheureux du missile qui mit le feu aux poudres. L'escalade, l'effet domino et les alliances qui se constituaient. Les dirigeants posant en souriant sur la photo, à Genève. Le naufrage des négociations de la dernière chance au bord du lac Léman. "Le lac brûle!" scandaient les Cassandres de tous bords mais les moutons reprenaient en choeur "Il y a de la fumée sur l'eau!" et ils bêlaient en rond. Je ne sais pas où va le monde. Bientôt, cela ne sera plus mon affaire. J'imagine qu'il s'en sortira encore, peut-être un peu plus balafré qu'avant. Sans doute. L'agence m'envoya en Macédoine qu'une ligne de front partageait en deux. Mes photos firent le tour de la planète. Des visages et des bombes. Je me révélai doué pour écrire des histoires tenant dans tous les formats à la mode des tablettes numériques. Edmond avait été un bon professeur. Le meilleur. En un regard, je pouvais saisir l'émotion de l'instant et la faire ressentir par tous ceux qui ouvraient leur navigateur au petit déjeuner. J'appliquai les techniques d'Edmond et elles connurent un succès retentissant. Un jour, j'étais accroupi derrière un petit muret qui offrait une protection plus que médiocre aux tirs des snipers planqués dans les immeubles en ruines, en haut de l'avenue. Je tenais soigneusement mes boîtiers contre la poitrine. J'entendis un petit ploc tout près de ma tête et une explosion miniature fit retomber une fine pluie de plâtre, blanche et sèche, sur mon visage. Les combats promettaient d'être intenses en cette matinée douce et transparente de la côte macédonienne. Mais qui s'intéressait encore à la venue du printemps en ces temps de violence et de chaos? Les francs-tireurs macédoniens avaient la sinistre réputation de prendre pour cible, de temps à autre, les reporters de guerre qui tentaient de ramener des images pour les grandes agences de presse mondiales. Je n'étais pas très loin de la place Aristote, où se dressait mon hôtel, l'Electra Palace. J'y étais descendu car il était situé dans la zone démilitarisée sous contrôle des hommes de la FORPRONU dépêchés sur place. Des casques bleus. De braves et tendres soldats africains qui s'étaient fourvoyés dans une guerre qui les dépassait. Ils étaient coincés entre les forces occidentales - commandos anglais, légionnaires français, aidés par leurs supplétifs macédoniens - et les forces du bassin Levantin, composées d'Iraniens et de Syriens, appuyés par une division aéroportée russe. Autant dire que l'accalmie était précaire. Les francs-tireurs étaient indisciplinés et braillards, n'hésitant pas à outrepasser les ordres du QG européen. Je me trouvais là parce qu'une rumeur avait circulé dans le microcosme journalistique qui se rassemblait, le soir, au bar de l'Electra, mosaïque de gars revenus de tout, prêts à vendre leur traducteur pour une info de première main. Selon la rumeur, une opération spéciale allait viser un quartier tenu par les Syriens, dans le nord de la ville. Des commandos des forces spéciales occidentales iraient frapper un ou deux objectifs secondaires pour tester les défenses du camp adverse. Info ou intox, là n'était pas la question. Depuis une petite semaine, le front était calme. Trop calme pour les reporters. Pas de sang, pas d'argent. Alors, toute info était bonne à prendre. J'étais donc là et, en observant les immeubles qui m'entouraient, je surpris une scène complètement déplacée dans ce contexte martial. Il y avait une fille, une très jeune femme qui se baignait le visage dans une sorte de cuvette, au deuxième étage d'une petite maison, côté levantin. Je pouvais la voir plonger ses mains en coupe dans la bassine et s'asperger le visage. L'eau ruisselait sur sa peau nue, comme autant de gouttelettes scintillantes. Elle ne devait pas avoir vingt ans. Je collai mon oeil dans le viseur. La lumière était parfaite, modelant idéalement ses lignes, sans ombre intempestive. Je réglai la profondeur de champ et l'image qui se précisa dans mon esprit avait cette simplicité et cette beauté qui distinguent les madones des simples mortelles. Cette fille était magnifique. Ses épaules étaient dénudées, courbes douces et juvéniles. Elle avait le teint légèrement cuivré des filles d'Alexandre le Grand. Quant à ses yeux! Ô dieux, ses yeux étaient d'un vert si limpide qu'il en était presque surnaturel. J'appuyai sur le déclencheur quand j'entendis une sourde dénotation. Le claquement sec d'une culasse éjectant une douille. Fébrilement, je recherchai d'où provenait le tir. Juste un instant. Quand je revins vers la fille dans la fenêtre, elle avait disparu. Je n'eus pas le temps de vérifier sur l'écran de contrôle. L'assaut des commandos débuta au même moment, le coup de feu semblant avoir donné le signal de début des hostilités. Je courus avec des chiens et des loups peinturlurés comme des indiens sur le sentier de la guerre. Ce fut brutal et impitoyable. Des combats au corps à corps, maison après maison, rue après rue; des échauffourées soudaines, interrompues par le sifflement assourdissant des drones d'attaque. Ils surgissaient entre les immeubles pour larguer des bombes à fragmentation qui dévastait des étages entiers. Je vis des rires incontrôlés et des rictus de déments pendant que les armes automatiques entonnaient leurs chants de mort. J'entendis des ordres aboyés et des gémissements horribles poussés par des blessés invisibles. Je vis des civils effrayés qui s'égayaient dans toutes les directions pour tenter d'échapper au piège infernal de ces escarmouches fulgurantes. Et moi, je riais comme un damné. Je riais compulsivement en shootant les clowns et les morts. Je shootai une bouche sans visage qui affleurait à la surface d’un monceau de gravats, plaie béante et sanguinolente. Cette chose, puits rouge et sans langue, était ouverte sur un cri silencieux. Je shootai deux enfants. L'un portait des bandes de munitions enroulées autour de sa frêle taille, l'autre avait une grosse miche de pain coincée sous son épaule. Je shootai le ciel qui était si beau et si bleu que j'en eus honte pour lui. Je shootai des combattants forcenés, couverts de sang et de poussière, qui avaient le regard vide et résolu des machines de combat. Ce fut la plus horrible journée que je vécus dans cette guerre miniature. J'avais rempli à ras bord toutes mes mémoires; des centaines de clichés. Puis je me suis aperçu, en revenant vers l'hôtel, qu'il n'était pas encore midi. J'ignorais que l'Enfer pouvait être si proche! Je me mis au travail immédiatement. Je visionnai les photos glanées le matin même. Grâce aux efforts d’Edmond, aucune n’était à jeter. Mais je choisis les plus spectaculaires et les plus parlantes. Les magazines se les arracheraient bien entendu mais ils achèteraient aussi leur contenu émotionnel. J’avais fait aussi une série de clichés en noir et blanc, plus soignés, mieux construits, plus intimes, avec mon second boîtier. J’en destinai certains à des mensuels photos au tirage plus confidentiel et les autres, les plus signifiants selon moi, je les réservai pour l’exposition que j'organiserais à mon retour en France. Sur l’Eyepad, les photos défilaient. Du bout des doigts, je les classai selon leur destination. Je bossai des heures durant. La nuit déploya son manteau de ténèbres. Soudain, sur l’écran, apparut le visage de la jeune inconnue du matin. J’avais, comme d’habitude, saisi le parfait instant. La lumière n'était ni trop dure ni trop douce. Elle modelait l’arrondi des pommettes et le galbe de ses lèvres entr’ouvertes. Le cadre respectait la règle des tiers et la répartition des ombres et des lumières drapait la scène d'aplats harmonieux. Aucun détail n’était superflu. La bassine de fer-blanc était écaillée juste ce qu’il fallait. Au carreau de la fenêtre ouverte, un minuscule miroir renvoyait l’image inversée d’un légionnaire posté à l'angle du trottoir, de l'autre côté de la rue. L’eau, décomposée en longues lignes de perles brillantes, éclaboussait le visage juvénile. J’avais capturé le regard émeraude, rehaussé de paillettes d'or, de cette madone orthodoxe qui semblait se river au mien. Dans ce regard, il y avait une invitation à un voyage sensuel entre le cuivre de ses bras et le lait de sa gorge; à danser jusqu'au matin sur une plage de sable blond, au son des fifres et des tambourins; à sauter par-dessus les cornes d'un taureau à la robe de nuit, pour y cueillir la fleur et la déposer aux pieds de la belle. L'esquisse d'un sourire flottait sur ses lèvres. Elle semblait me dire : Jouons, oui jouons, aimons-nous tant que nous le pouvons!" La photo dit tout ça et bien plus encore. Elle verse dans le coeur un élixir de jeunesse éternelle qui apaise la souffrance et repousse le malheur. Cette photo est sans doute la plus belle, la plus vivante, la plus réelle que j'ai jamais prise. Tu la trouveras parmi les autres. Et cette perfection rendit plus atroce l'instant suivant. C'était la même scène. J'en devinai la cause en un éclair. J'avais omis de débrayer le mode rafale et j'avais pris deux clichés quasi simultanément. Les gouttelettes d'eau n'avaient même pas eu le temps de sortir du cadre. C'était exactement le même portrait. C'était toujours ce visage aux douces lignes. Ce sourire flottant sur ses lèvres... Mais ses yeux... ô Dieux, ses yeux! Pareils et pourtant si différents. Leur éclat était... tout autre. Plus terne. Assombri. Ils me fixaient encore mais ils ne contenaient plus aucune promesse. Il n'y avait que l'absence. L'absence des choses vides. Une maison abandonnée par ses occupants. Une salle de bal après l'extinction des lampions. Un stade après le grand match. Cette absence liée au départ. Elle avait envahi ses yeux. Les deux clichés n'étaient séparés que par quelques millièmes de seconde. C'était toujours elle mais ce n'était plus vraiment elle. Quelque chose l'avait quittée. Je n'ai pas compris tout de suite ce qui s'était passé. Je pense que je ne voulais pas. Je refusai de comprendre. Mon cerveau semblait s'être déconnecté. Cette apesanteur des sens n'a pas duré. Je remarquai l'infime différence entre les portraits jumeaux de la jeune fille. C'était un petit trou rond au milieu du front. Un rond parfait et effroyable. Et je pensai au Dormeur du Val, étendu dans son trou de verdure. J'avais photographié la Mort fauchant une Madone. J'avais figé l'instant exact où la jeune fille était passée de vie à trépas. Pas une goutte de sang ne maculait l'image. Juste l'impact de la balle. Je tombai du lit, révulsé et malade. J'ai vomi. Un fantôme hantait l'écran et son sourire hideux me disait "Jouons, jouons encore!" J'allais effacer cette photo monstrueuse quand un détail arrêta mon geste. Dans le miroir suspendu au carreau de la vitre, le soldat avait disparu. A sa place, je reconnus la Dame Blanche. Elle me regardait droit dans les yeux. Elle était grave et solennelle, vêtue de gris, un voile noir cachant sa chevelure de feu. Elle me regardait et je crois bien que ses lèvre ont frémi et j'ai entendu... oui... je ne crois pas avoir rêvé... : "Reviens-moi maintenant!" Alors, j'ai fait mes bagages et je suis rentré. Cela fait deux jours. J'ai dit adieu à ma mère. Je lui ai apporté les fleurs qu'elle aimait tant. J'ai caressé le marbre et j'ai senti qu'elle me laissait partir. Elle était heureuse. Alors j'ai pris le train de nuit et je suis là. Demain, quand l'aurore poindra, je monterai à la clairière. Je sais qu'elle sera déjà là. Je sais qu'elle attend ce jour depuis longtemps. Je me rappellerai son nom et je lui prendrai la main pour passer sous le linteau de verdure. C'est ainsi que cela se passera, mon fils. La fin de l'histoire approche. J'ai bientôt terminé. J'ai été bavard et désordonné sans doute. Mais l'histoire devait être écrite ainsi. J'ai laissé la clé du sous-sol dans le tiroir de droite. Toi que je ne connais pas, n'oublie jamais que je t'aime et que je t'attendrai, aussi longtemps qu'il le faudra. Trouve ta route et passe la porte. Il est dit qu'un jour viendra où nous serons tous réunis dans la musique. Car la musique est une forme de lumière qui vibre et résonne. M M Ce message a été lu 6556 fois | ||
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3 Commentaire WA 122 : Maedhros - Estellanara (Mer 23 oct 2013 à 15:41) 4 Merci pour ta lecture - Maedhros (Ven 25 oct 2013 à 11:32) 3 Commentaire Maedhros, exercice n°122-II - Narwa Roquen (Mer 25 sep 2013 à 23:07) |