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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Dimanche 8 septembre 2013 à 23:24:56
Swassshhh...




A genoux, frotter. La jupe et les manches rebrassées, la sueur qui dégouline sur le front, le dos tiraillé et fourbu. Seau d’eau, savon noir, serpillière. Quand l’eau est trop savonneuse, faut la changer. La chaîne du puits grince. Frotter, frotter encore. Taches de graisse et taches de sang. La cuisine est immense, et c’est une immonde crapaudière, des plumes, de la sauce, de la farine... Mais le père a dit :
« Tu as quinze ans, j’en ai assez de nourrir des bouches inutiles. Tu commences demain au château. »
Je sais pourquoi. Je suis trop vieille pour lui, maintenant.
Seule à récurer le carreau. Henriette, la surveillante, ne reviendra pas avant l’Angélus. On dîne tard chez les riches. Père veillera à ce que je ne trouve rien à manger en rentrant. Mais Lucie m’aura gardé un quignon de pain et un bout de fromage. Ma petite soeur. Huit ans ! J’espère qu’elle est encore trop jeune. Je me souviens pas de l’âge que j’avais au début. Mais il y a longtemps.
« C’est toi la nouvelle ? Fais pas cette tête, je t’espionne pas ! C’est moi que tu remplaces. Je me suis mise en ménage, plus de patron ! Suis venue chercher ma paie, me suis dit vais aller voir la tête de la pauv’ gamine qui va se fader tout le sale boulot... M’appelle Nine. Et toi ?
- Patience.
- Patience ? C’est ton nom ? Ben ça ! Va t’en falloir ! Mais attends, la mère Henriette elle t’a dit que de frotter, pas vrai ? Toujours aussi teigneuse ! Viens donc voir, j’te montre. Ben, t’es pas causante, dis ! D’abord tu ôtes tes sabots. Après, un peu de savon sur la serpillière. Et puis avec tes pieds tu frottes un peu, comme si tu marchais, quoi. Et après pour rincer (sors-toi, je vais te tremper !) tu t’mets face à la porte et swassshhh ! tu lances l’eau et comme c’est en pente, ça coule ! T’as d’autres eaux dans le coin, là. Avec quatre, t’as fini. »
Je la regarde, éplapourdie.
« Allez, à toi, frotte-moi le coin près de l’âtre, j’vais t’remplir un seau. »
Je me déchausse. La serpillière est un peu froide, mais guère plus que le ruisseau que je passe tous les jours pour venir. Et je suis mieux debout qu’à quatre pattes. En plus, c’est drôle, et on peut regarder dehors. Swassshhh... ca vous balaie tout, c’est comme un gros orage, et j’adore ce bruit. Swassshhh...
« Merci !
- C’est rien, ma belle. Si on s’entraide pas entre filles, hein, c’est pas M’dame la Comtesse qui va le faire ! »




La première fois, c’était juste après le départ d ’Emilienne, qui avait trouvé une place de souillon chez un bourgeois, à quatorze ans. Sur le matin, le père était monté au grenier où je dormais avec Lucie.
« T’es une bonne fille. Bouge pas, tais-toi. »
J’avais failli crier de douleur, mais sa grosse main m’avait bâillonnée.
« Tais-toi, j’te dis. Tu vas réveiller ta soeur. »
Quand il était parti aux champs, j’avais raconté à la mère. Elle épluchait les pommes de terre pour la soupe, elle avait même pas levé le nez.
« Oh ben, t’auras moins mal la prochaine fois. Qu’esse tu veux, Emilienne est plus là. Les hommes c’est comme ça. Moi aussi avec mon père, hein, c’est la vie. Pis quand t’as déjà accouché sept fois, t’as plus trop envie. J’ai eu quatre beaux garçons, tu sais, deux avant Emilienne et deux après. Tous morts, Sainte Vierge, tous morts ! Y a guère que mes pisseuses de filles qu’ont survécu. Alors, hein, faut bien qu’elles se rendent utiles. Va donc nourrir les poules, et après tu laveras ton drap. Et dis rien à ta soeur, elle comprendrait pas. «



« Quand t’auras fini de plumer les perdreaux, va donc chez Maître Lefort chercher un pichet de sang pour la sauce. T’as pas peur du sang, au moins ?
- Non, madame. »
La vieille Henriette hoche la tête. L’a l’air contente. Comment une femme aurait peur du sang ? Il nous accompagne toute notre vie.
Vite fait, en brossant vaguement le duvet qui me colle au tablier, je file chez le boucher, ravie de me dégourdir les jambes et d’échapper à la touffeur de la cuisine.
Mais le maître-boucher n’est pas là. Il n’y a que l’apprenti, un grand jeune homme qui est aussi massif que son patron. La grande pièce aux murs blanchis à la chaux est presque repeinte en rouge, et l’odeur est forte. Ca ne me gêne pas. Le hachoir s’abat régulièrement sur la pièce de boeuf, détachant les côtes une à une. Le tablier du gars dégouline de sang ; d’un coup je revois l’exécution que mon père nous a forcées à regarder, Lucie et moi. La hache du bourreau, le coup sec, le sang qui gicle, la tête qui roule... J’ai pas aimé. Mais le visage du gars n’a pas la placidité lasse du bourreau. Il est éclairé d’une concentration fière, comme Maître Paul, le forgeron. Quand il frappe le métal pour le plier à sa volonté, il n’y a pas de violence. Juste du coeur et de la dignité.
Le gars lève le nez et m’adresse un large sourire beau comme un soleil. Je sais que je n’aurai jamais peur de lui.
« Vous désirez, mademoiselle ? »
Il se moque de moi. J’ai pas plus l’air d’une demoiselle que lui d’un troubadour.
« Attends, je vais te trouver ça. C’est pas trop dur, aux cuisines ? La mère Henriette, c’est une sacrée mégère !
- Ca va.
- Ben tu vois, moi aussi je vais avoir du ménage tantôt. Le père Lefort, il abat et il file au marché, et c’est moi qui nettoie...
- P’têt que j’peux te donner une idée...
- Vrai ? »
Je lui montre le swassshhh sur un coin de carrelage. Il éclate de rire, il est ravi, il m’embrasse sur les deux joues.
« Je m’appelle Kaëlig.
- Patience.
- C’est ton nom ?
- Ben oui. Mon père avait déjà une fille et quand il m’a vue il a dit « Patience... » . C’est pour ça.
- N’empêche, c’est un joli nom. Et tu es une jolie fille. Mais pas bien épaisse, hein ? Ils te nourrissent pas, en cuisine ?
- Si, un peu, on peut avoir les restes après le repas des maîtres.
- Et chez toi ? »
Je hausse les épaules. Je vais pas lui raconter ma vie.
« Je rentre tard, j’ai pas faim.




Le soir quand je quitte il propose de me raccompagner un bout de chemin, et me remercie encore pour le swassshhh, qui lui a bien fait gagner du temps et de l’effort. Près du ruisseau, il sort de sa besace deux larges tranches de pâté et une miche de pain doré comme du gâteau.
« Si on dînait là ? Puisqu’il y a à boire... »
Je ne sais pas si c’est bien convenable, mais j’en salive déjà. Il a l’air tout guilleret de ce pique nique improvisé et je soupire d’aise. L’eau du ruisseau est fraîche et j’y trempe un peu mes pieds. Toute la journée debout... Il me regarde sans rien dire. Il est grand et fort mais il ne me fait pas peur. C’est comme si j’avais un grand frère. Mais la nuit va tomber, faut que je me presse ou je vais trébucher sur le chemin.
« A demain !», me salue-t-il en repartant vers le château où il loge, dans un coin de fenil.
« A demain ! »
J’ôte mes sabots et je me mets à courir. J’ai l’estomac plein et je me sens légère comme un oiseau, tiens, comme un chardonneret, et je saute et je vole, pour un peu je me mettrais à chanter.



Ainsi tous les soirs il me fait escorte et me donne à dîner. On parle un peu. Il vient de loin, du bord de la mer. Moi je l’ai jamais vue. Son visage s’assombrit quand il raconte qu’il a dû partir. J’insiste pas mais il ajoute :
« Avec ma mère, c’était trop difficile. »
Je hoche la tête, je comprends.
« Ma mère c’est comme une ombre cendreuse. C’est avec mon père que... Mais heureusement, même si Emilienne est partie, j’ai encore Lucie... »
Il y a des choses que je dis pas. Même si la mère trouve ça normal, je suis pas sûre.



On se fait la bise tous les soirs. Comme j’embrasse Lucie avant qu’elle s’endorme. On se raconte nos journées, et c’est gogaille et cailletage. Il me fait rire. Hier j’ai volé du fil et une aiguille chez nous pour ravauder l’accroc de sa chemise.
« Tu as des doigts de fée !
- Ah non ! La mère Henriette, elle crie partout que je suis la plus maladroite de ses filles ! Mais tu sais, ce matin... tu vas croire que j’attige... j’ai lâché une assiette que je venais de laver et je l’ai vue tomber... J’ai pensé fort « arrête-toi ! » et... ben... Je te jure que c’est pas une menterie ! L’assiette s’est arrêtée en l’air, et j’ai pu la reprendre. Mais p’têt que j’ai rêvé...
- Non, je te crois », murmure-t-il avec un sourire en coin et en même temps une ride sur le front. Comme s’il voulait me cacher quelque chose. Sauf que peut-être je perds le sens. Mais ça n’a pas l’air de le déranger.



« Ben ma Patience, t’es toute pâle ! T’as eu du tracas, tantôt ? »
Je lui prends la main, je l’entraîne en courant vers le ruisseau. J’ai hâte d’arriver, j’ai hâte de lui conter, si j’attends encore un peu je vais m’étouffer...
« Tu sais que ce midi il y avait festin ? Ben comme en plus il a plu c’te nuit et qu’Henriette a voulu dégraisser le bouillon... Ben oui mais elle a la tremblote ... et elle nous traite de bégaudes et de cagnardes, tout le temps sur notre dos, elle est canulante ! Elle dit qu’on laisse trop d’yeux... Oh, je m’embarbotte !
- Calme-toi, je suis là. J’ai tout mon temps. Henriette t’a crié dessus ?
- Oui, mais c’est pas ça... Ma cuisine, c’était un mélange de graisse et de boue,
un infâme margouillis... Je m’suis pensée que même avec le savon noir et le swassshhh, fallait que je m’y mette à fond pour pas te faire attendre ce soir. Et puis... en allant chercher la serpillière j’ai renversé le seau, un seau, tu m’entends, un seul petit seau... et là l’eau elle a couru partout, ça faisait des gros bouillons, ça ricochait dans les coins, et puis elle est sortie par la porte et le carreau il était tout sec et tout brillant comme si on avait été douze à frotter... »
Allez, voilà que je fonds en larmes, je suis toute chamboulée...
« C’est le Diable, non ? Faut...qu’j’aille... voir le curé ? Il va me dire... que je suis possédée... Ou alors y faut pas qu’ je l’dise ? »
Kaëlig a rougi comme une pivoine. De son large mouchoir il m’essuie gentiment le visage, il me prend dans ses bras, me câline doucement pendant que je trempe son épaule de mon ruisseau salé.
« Là... Ca va mieux ? Le diable, ça existe pas. Le Bon Dieu, il le permettrait pas. Tu vas manger un peu, ça va te faire du bien. Je voulais attendre encore, mais là... »
J’en oublie de mastiquer quand je l’entends me confesser d’un air grave :
« Tu n’y es pour rien. C’est juste ma faute. »
J’écarquille les yeux, je comprends pas. Il me sourit, me prend la main.
« Mange. Je vais te conter. Je suis né loin d’ici, au bord de la mer, je te l’ai dit. Dans notre village il y avait une sorcière, qui s’appelait Gwendoline, mais nous les enfants on disait Mandoline. Si si, je t’assure, une vraie sorcière, toute vêtue de noir comme dans les contes. Bon elle avait pas le chapeau pointu parce que être sorcière c’est interdit et les soldats l’auraient brûlée, mais nous on le savait bien, d’ailleurs elle vivait seule avec sept chats noirs et un corbeau... Mais elle nous soignait, aussi, elle connaissait toutes les herbes, et avec elle toutes les naissances se passaient bien, pour la mère comme pour l’enfant ! Ma mère m’a raconté qu’elle avait vu naître un enfant les pieds en premier ! Et il allait bien ! Une voisine s’est signée et a dit : « Les pieds devant ! Il va mourir en bas âge ! » Mais Gwendoline a répliqué :
« Sottise ! Il marchera tôt, et il battra le cheval à la course ! »
Et tu le crois ? Le bambin a marché à six mois, et personne ne courait aussi vite que lui... »
Je l’écoute, bouche bée. Il raconte bien. Je resterais des heures à l’entendre...
« Mais mange donc, ninette, tu vas pas laisser perdre ce jambon !
- Et toi alors ? C’est meilleur quand on dîne ensemble !
- Or donc, le jour de ma naissance... Faut dire que mon père travaillait le bois. Des fois il allait aider mon oncle à la pêche, mais lui c’était le bois, son affaire. Et quand le toit de Gwendoline s’était effondré après un orage, tout le monde avait dit que c’était la malédiction, mais lui il le lui avait refait, comme ça, de bon coeur. Ma mère le lui avait reproché – elle trouvait toujours à redire, c’est lui qui m’a raconté, et il l’avait fait taire.
« Y a pas de malédiction pour l’honnête homme. Sorcière ou pas, je vais point laisser une vieille femme geler dans sa masure et prendre l’eau, parce que ça, pour le coup, le Bon Dieu il aimerait pas. »
Alors c’est Gwendoline qui m’a fait naître, et elle m’a mis dans les bras de mon père. Elle a tracé une croix sur mon front et deux sur mon coeur, et elle a dit :
« Petit homme, tu seras honnête et modeste comme ton père. Et tu donneras le Pouvoir à la femme que tu aimeras.
Mon père m’a expliqué ça quand j’avais treize ans. Je commençais à regarder les filles, et ma mère me tançait toujours pour ça.
« Faut que tu comprennes, mon garçon. »
On était sur la charrette, on revenait de la foire où on avait vendu deux commodes et un lit.
« Ta mère elle est comme elle est, c’est ta mère. Tu sais bien qu’elle est jamais contente. Elle s’est mis en tête qu’il fallait pas que tu te maries, parce qu’à la longue si tu restais avec elle tu lui donnerais le Pouvoir. J’y ai bien dit que Gwendoline avait parlé de femme et pas de mère, mais il n’est pire sourde que ta mère quand elle veut quelque chose.
Alors mon gars (et ça me fend le coeur de te dire ça), quand tu te sentiras, il faudra que tu partes. Ici elle ne te laissera jamais en paix. »
Je pensais à tout ça, j’avais pas trop envie de partir. J’aimais la mer, je voulais être marin, aller au bout du monde, et puis j’aimais la lande et le bocage, je me voyais pas vivre ailleurs. J’aurais pu aussi travailler la terre, ou le bois avec mon père... Mais devenir un vagabond, un étranger partout...
« Et puis il y a autre chose à quoi tu dois penser : les jeunes gens s’emballent vite et le coeur n’entend pas toujours raison. Pour les autres ce n’est pas grave, tant qu’on respecte les filles ou au moins qu’on fait attention. Mais toi, donner ton coeur ça voudra dire aussi bien autre chose, et si le Pouvoir est mal employé, tu en auras l’endosse. Toutes les filles sont belles, mais toutes ne sont pas honnêtes... »
- Et alors ? », l’interrompis-je la bouche pleine. « Tu as déjà donné ton coeur ?
- Une fois. Ca c’est mal passé. La fille a commencé à jeter des sorts pour se venger, ou juste pour faire du mal en riant, comme ça... Je me suis enfui en pleine nuit, comme un voleur...
- Pauvre Kaëlig, tu n’as pas eu de chance...
- Et je m’étais bien juré... Et puis tu vois... »
Et voilà qu’il rougit encore en me regardant comme s’il attendait quelque chose. Mais quoi ?
Il soupire.
« Patience, l’assiette qui s’arrête en l’air... Le sol qui se lave tout seul... C’est le Pouvoir, ma douce. Parce que... je t’aime ! »
Je reste là, assommée, un peu je suis contente mais en même temps je sais pas trop ce que je dois faire. Je murmure :
« Moi ? »
Il éclate de rire.
« Oui, toi, ma crevette, mon bijou ! Parce que tu es innocente comme l’oiseau sur la branche, que tu es gentille, que tu es belle... et puis tu es toi ! »
Comme je dis rien, il se renfrogne un peu.
« Je te plais pas ?
- Oh si, bien sûr... Tu es beau, tu es fort, tu es généreux... Mais juste, j’avais pas pensé...
- Tu es très jeune, mais je peux attendre. Quand tu seras prête, on pourrait se marier...
- Et avoir une maison ?
- Et des enfants. »
Je grimace.
« Mais que des garçons, alors.
- Pourquoi ? C’est bien, les filles, aussi.
- Oui mais les filles... Avec le père des fois...
- Quoi des fois ? »
Ca me travaille dedans, ça m’embête.
« Ben, j’ai entendu dire que des fois les pères... la nuit, quand la femme est fatiguée et que la fille commence à grandir...
- Et où tu as entendu ça ? Jamais ! J’ai deux petites soeurs, et crois-moi, quand elles sautent sur les genoux de mon père, c’est en plein jour, et il n’y a pas de mal ! Mais ces choses, jamais ! Qui t’a parlé de ça ? C’est monstrueux !
- Non, c’est rien, c’est des histoires. »
Un pli soucieux barre son front.
« Est-ce que ton père... »
Je secoue la tête.
« C’est juste des histoires, j’te dis. »
Il a dû sentir que ça me tourneboulait, il me serre dans ses bras.
« Je t’aime, Patience, et tu es ma promise. Personne ne te fera plus de mal. Je t’attendrai, et quand tu voudras on ira devant l’autel et tu seras ma femme. Tu veux bien ?
- Je veux bien. »
Doucement ses lèvres caressent les miennes comme une aile de papillon. Son souffle me suspend le coeur, ça me fait chaud, ça me fait bon. C’est un homme mais il ressemble pas à mon père. J’ai confiance en lui. Est-ce que c’est ça, aimer ?
« Je suis content de t’avoir donné le Pouvoir. Tu le mérites bien. Juste, ne te fais pas trop remarquer. Tu sais que les gens ont peur de la magie...
- Mon Dieu ! Le Pouvoir ! Et qu’est-ce que je vais en faire ?
- Tu feras pour le mieux, j’en suis sûr. Pour t’aider et aider les autres. Je sais que tu sauras. Tu te souviens, le jour où on s’est rencontrés ? Tu me connaissais pas et pourtant tout de suite tu m’as appris le swassshhh, et ça m’a bien rendu service !
- Oh j’étais bien contente de moi, ce jour-là ! Je venais d’arriver, j’étais toute nigaude, et j’avais pu t’enseigner quelque chose ! Tu te souviens de la Nine, qui était avant moi aux cuisines ? C’est elle qui m’a montré, pour mon premier jour. Je la remercierai jamais assez ! »
Ca fait du bien de parler et de rire avec quelqu’un de confiance. C’est comme avec Lucie, mais c’est mieux. C’est plus chaud dedans.





Ce matin quand j’allais quitter la maison le père était au pied de l’échelle.
« Lucie dort encore. Où tu vas ?
- T’es bien curieuse. Va donc gagner ton pain.
- Je ne veux pas que tu touches à Lucie.
- Je suis chez moi, ici. Je fais ce qui me plaît. »
J’ai pensé à Kaëlig. « ... Et pour aider les autres... » Je me suis envolée au grenier plus vite que l’éclair, et les habits de Lucie se sont enfilés sur elle tout seuls.
« Viens, ma Lucie, je t’emmène voir le château. C’est très grand, c’est magnifique, tu vas bien t’amuser... »
La petite avait les yeux tout bouffis de sommeil. Alors je l’ai portée et tandis que le père s’essoufflait encore sur l’échelle, je claquais déjà l’huis et je bondissais comme un chevreuil vers le château. C’est bien, ce Pouvoir. Je serai même pas en retard, et Lucie est en sécurité avec moi. Je fais de grands bonds, c’est presque comme voler, la gamine est tellement légère que je sens pas son poids. J’aimerais bien voler, mais je suis pas sûre de savoir, et puis avec Lucie, si elle le raconte...
J’explique à Henriette que la mère a la fièvre et que je veux pas que la petite l’attrape. C’est jour de miracle, aujourd’hui. La vieille tapote la joue de ma soeur et lui grimace un sourire édenté.
« Ca a t’y pas de beaux yeux, c’te p’tite chose ! Viens avec la vieille Henriette, mon joli coeur, je vais te faire une bonne grosse tartine beurrée... Après, tu iras jouer dans la cour, j’crois bien que le fils du palefrenier doit être par là, peut-être il te montrera les chevaux, hein ? Et à midi je te garderai une belle tranche de rôti. Tu as déjà mangé du veau ? Une belle viande tendre et rose comme tes joues, on pourrait la manger à la cuiller, viens ma belle... »
Je donne toute ma force au travail pour qu’Henriette n’ait pas de reproche à me faire. Mais j’ai le coeur tout barbouillé de chagrin. Et de peur aussi. Ma Lucie. Je ne veux pas. Je ne veux pas et je ne veux pas.



J’ai bien frotté mon carreau, me reste plus qu’à rincer. J’aurais pu me servir du Pouvoir pour aller plus vite, mais ça serait pas bien de le gaspiller pour m’épargner de la peine. Ce matin, il m’a permis de sauver ma Lucie, et sans lui je n’aurais pas pu. Alors je trime comme pour lui dire merci. Je m’apprête à lancer mon premier seau quand j’entends la voix de Lucie qui crie :
« Je veux pas ! Je veux jouer encore ! Je rentre avec Patience !
- Tu viens avec moi, nom de Dieu, et de suite ! »
Cette voix-là me met un poignard dans le coeur. Je me rechausse vite fait, je me précipite dans la cour. Le père tire ma soeur par le bras, et la petite résiste comme un âne têtu.
« Laisse-là. Je la ramène tantôt.
- Et moi j’ai besoin d’elle maintenant. Je suis votre père, c’est moi qui ordonne ! »
Je ne sais pas d’où ça me vient mais je n’obéirai pas. J’ai pas du tout peur, j’ai pas les jambes molles, j’ai pas la main qui tremble, et ma voix est forte et claire. Je crains même pas de lui dire en face :
« Tu n’auras pas Lucie ! »
Il est rouge de colère, il lâche la petite et vient sur moi, le bras levé. Ses joues sont rougeaudes et il marche un peu de guingois. L’a dû se vider la bouteille avant de venir. Je le frapperai pas mais je le laisserai pas faire. Il est méchant, il est sale. Je voudrais... Je voudrais qu’un grand swassshhh l’emporte, qu’il soit balayé comme une épluchure, comme une crotte... J’entends un grondement derrière moi. Sans même regarder, je sais que mes quatre seaux ont formé une vague gigantesque qui se retient comme un cheval qui piaffe en attendant mon signal. Le plus beau swassshhh de ma vie ! Je vais lever la main et le torrent sauvage va renverser le père, l’emporter loin, le faire disparaître à tout jamais. J’ai le Pouvoir ! L’eau furieuse et puissante va dévorer cet homme mauvais dans un tourbillon de gouttes délicieuses, ça sera comme une grande gerbe de fleurs liquides, comme une explosion de soleil pour chasser la nuit où il a voulu tenir ses filles, l’une après l’autre, pour son seul plaisir malsain... Derrière moi, c’est un long hurlement, c’est une meute de mille loups d’écume qui va obéir à Ma volonté, parce que j’ai le Pouvoir ! Le père se fige. Il a entendu, il voit le châtiment qui se prépare. Ses yeux s’emplissent de terreur, il recule d’un pas. Je souris de le contempler enfin effrayé et sans défense ! Ce n’est que justice ! Je lève doucement le bras avec une joie profonde...
« Patience ! Non ! »
J’ai l’impression de me réveiller d’un rêve. Kaëlig a couru jusqu’à moi.
« Ne le fais pas, Patience. Je t’en prie. »
Je le regarde. Je ne sais plus ce que je dois faire.
«N’écoute pas ta colère. Ne le tue pas. Fais seulement ce qui est juste. »
D’une pensée mes quatre seaux sont redevenus ordinaires. Je regarde le ciel, où de petits nuages blancs jouent à se pourchasser, comme des enfants innocents. Le Pouvoir est à mes ordres, mais c’est une Charge autant qu’un Don. Je ne dois pas le laisser me tourner la tête.
Je pointe de mon doigt un endroit précis, et le père se roule par terre, tenant à deux mains son entrejambe meurtri à tout jamais. Son cri de douleur ne me réjouit pas, ne m’attriste pas. Je n’aime pas entendre les bêtes qu’on abat, mais il faut bien vivre.
Kaëlig me prend dans ses bras. Il me dit qu’il m’aime, il me dit :
« Tu es la femme que j’attendais. »
Etre femme, ça ne me fait plus peur.
« Emmène-moi, mon amour. Emmène-nous, avec Lucie. On sera partout mieux qu’ici. »
Kaëlig s’accroupit devant ma petite soeur.
« Ca te dirait de voir la mer ? »
Lucie a encore des larmes qui lui barbouillent les joues. Mais son sourire resplendit comme le soleil après la pluie. Et je jure, je jure, je jure qu’il n’y aura plus jamais de pluie sur ce sourire-là.
Narwa Roquen, l'impression de toujours courir après le bus...


  
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3 Commentaire WA 122 : Narwa - Estellanara (Mer 25 sep 2013 à 09:22)
3 A feary tale. - Maedhros (Sam 14 sep 2013 à 20:14)


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