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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Dimanche 19 janvier 2014 à 21:29:52
Solstice du Chasseur






La lune est à son premier quartier. Mais chose étrange, de cet astre frileux recroquevillé dans le ciel glacé descend un rayon lumineux large et intense, braqué tel un projecteur sur la clairière du Bois aux Griffes. Le froid est vif, mais il n’a pas neigé. On dirait que le temps retient son souffle, le silence est profond, mais plus respectueux que craintif. Pourtant, ce bois-là, aucun humain ne peut y pénétrer. Il est ceint d’une couronne d’épineux infranchissables. Quant à ceux qui ont tenté de se frayer un chemin à coups d’épée ou de hache, ils ne sont jamais rentrés chez eux. Il court de sombres légendes sur ce bois maudit. On dit que la nuit, surtout au coeur de l’hiver, s’y déroulent de bien étranges conciles. Venez, approchons-nous. Non, ne craignez rien. Nous resterons invisibles.



Le Père du Solstice est monté sur la Souche Sacrée. Il est âgé, mais sa griffe est encore acérée, sa dent perçante et son bond précis. C’est un sage. Il sait jauger les Chasseurs comme personne, et il sait tirer le meilleur de chacun d’eux. Vous en doutez ? Ecoutez, regardez.
Devant lui, ils sont presque une centaine, les chefs de groupe devant, les soldats derrière. Ils n’ont pas besoin de lumière pour voir, mais comme à chaque concile, la lune les honore de ses froides lueurs.
« Mes amis, nous avons devant nous une longue nuit et beaucoup de travail. Que le Solstice du Chasseur rende vos missions victorieuses et vos coeurs joyeux à l’ouvrage. Vous dormirez demain !
Premier point : il faut débarrasser la mère Allyra de tous les intrus qui infestent sa demeure. Berhal, ce sera ta mission.
- En une nuit ? Il y a des loirs au grenier, des mulots dans la maison et des rats à la cave !
- Combien de Guerriers veux-tu ?
- Au moins neuf !
- Neuf volontaires pour Berhal ? »
Neuf queues se lèvent.
« Merci, mes amis. Allez, et que le Solstice vous soit favorable.
Deuxième point : la petite Marida a été attaquée hier par trois corbeaux ; ils l’ont défigurée pour un panier de pommes ! Ils nichent dans la tour Est. Sadri, cette mission est pour toi.
- Combien de corbeaux dans le nid, Père ?
- Sept. Dont deux jeunes. Combien de Guerriers veux-tu ?
- Huit ?
- Prends-en douze. Ils sont rapides et cruels. Il vous faudra être malins et impitoyables. Il n’est rien de plus dangereux qu’un corbeau blessé. Et le jeune que vous auriez épargné aujourd’hui, parce que vous l’estimeriez innocent, deviendrait demain un monstre d’autant plus redoutable. Je souhaite que seuls des chasseurs expérimentés prennent part à cette expédition. Douze volontaires ? »
Douze queues se lèvent.
« C’est bien. Je vous rejoindrai quand la réunion sera terminée. Merci, mes amis. Allez, et que le Solstice vous soit favorable.
Troisième point : Terenz, le fils du boucher, a perdu la clef de sa maison en traversant le champ de la Grive. Ses parents le privent de repas tant qu’il ne l’a pas retrouvée. Il a cinq ans ! Et sa poche était trouée... Driss, c’est ta mission.
- Il est grand, ce champ !
- Mais le danger est nul. Combien de Guerriers veux-tu ?
- Cinq.
- Tu en auras quatre. Quatre volontaires ? »
Quatre queues se lèvent.
« Non, Bogoss, tu es un chasseur aguerri. Tu vaux mieux que ça. Une bleusaille ferait bien l’affaire... Tiens, Carina, notre jeunette toute blanche...
- Mais je vais me salir ! Et je dois rentrer tôt, Benevolia m’attend...
- Et elle t’a promis un bol de crème, c’est ça ? »
Sourires entendus dans l’assistance. Ils ne sont pas indulgents, non. Ils ont fait leurs preuves. Ils ont risqué leur vie. Ils sont fiers de faire partie du Clan des Chasseurs. La nuit du Solstice, leur devoir est leur honneur.
Carina baisse son regard vert et se lèche une patte pour dissimuler sa gêne.
« Allez, mes amis. Merci de votre aide. Que le Solstice vous soit favorable.
Quatrième point : Lars le colporteur n’est toujours pas rentré, la neige dans le nord a dû le retarder. Sa femme n’a plus que du gruau pour nourrir leurs cinq enfants. Trois lièvres lui seraient bien utiles. Sylis, c’est pour toi, ma belle.
- Trois jeunots avec moi ? Bonne manière de vous couvrir de gloire ! »
Trois queues se lèvent.
« Je vous rappelle », continua le Père du Solstice, « que vous ne devez tuer que les mâles. Pas de femelle, et surtout pas de petit. Il y a une coulée à l’orée du Bois de Jacou.
- Et comment on reconnaît un mâle d’une femelle quand ils s’enfuient ? »
Le jeune Chasseur semble totalement perdu, mais les autres débutants n’ont pas l’air plus assuré. Ne vous moquez pas. Ils ont juste à coeur de ne pas décevoir leurs aînés.
« Sylis ?
- Oui, Père. Pour votre gouverne, la femelle court avec les oreilles couchées, le mâle les garde dressées.
- Profitez de votre chance ! Sylis est notre meilleure Chasseresse. Vous allez beaucoup apprendre en accomplissant votre mission. Merci à vous, et que le Solstice vous soit favorable.
Cinquième point...



Et encore sept queues qui se lèvent. Vous voyez ? Ils ont vaillants, ils ne rechignent pas à la tâche. Il ne manque jamais de volontaires. C’était le seizième point. Dans la clairière ne restent plus que deux Chasseurs Solitaires, de ces êtres exceptionnels, inventifs, intelligents, courageux et honnêtes, pourtant incapables de travailler en équipe, et tout autant réticents à exercer un commandement. Des êtres faits pour réaliser des merveilles – ou affronter des catastrophes.
« Macha, Libo, mes Solitaires ! J’ai deux tâches difficiles que je vous ai réservées, si vous les acceptez. »
Les deux têtes s’inclinent dignement. Il n’est pas dans leur nature d’obéir, et ils connaissent leur propre valeur. Mais ils n’en sont pas moins généreux pour autant.
«Macha, le vieux Thal va passer ce soir, tout seul. Je voudrais que tu sois à ses côtés. Amène son esprit aux Portes de la Lumière, dans la paix et la sérénité. Prends garde à toi. Tu sais que si tu vas trop loin...
- Je le sais, Père. Je serai prudente.
- Libo, viens près de moi. »
Le Père pose son front contre celui de Libo, et dans la figure de la transmission, les deux queues s’entrelacent au zénith. Les images s’inscrivent dans l’esprit du Solitaire.
La jeune serveuse de l’auberge est rouge de plaisir. A son cou pend une grosse perle noire, courant sur une lourde chaîne en or. Un homme deux fois plus âgé qu’elle lui caresse la joue et regarde ses seins. Puis dans un autre village, le feu, les cris, des épées et des flèches, la mort fauchant à tour de bras hommes femmes et enfants.
« Qu’il abuse d’une jeune imprudente n’est pas le pire. Avec sa bande de renégats, il porte la mort où qu’il aille, et les habitants de Ressesk l’ont contrarié en pendant haut et court l’un de ses lieutenants. L’assaut est prévu demain matin avant l’aube, mais les brigands attendront l’ordre de leur chef. Tu sais que nous ne sommes pas censés faire... ce genre de choses, pour la réputation de notre Clan. Les hommes sont bien plus sanguinaires que nous, mais ils sont aussi toujours prêts à nous accuser de tous les maux, juste parce que nous ne sommes ni serviles ni soumis. »
Libo hoche la tête.
« Je le ferai, Père. Sans être vu.
- Merci, mes chers amis. Allez, et que le Solstice vous soit favorable. »



La nuit sera interminable. Les hommes se terrent dans leurs demeures, allumant foyers et lampes pour lutter contre le froid, pour lutter contre l’obscurité, pour lutter contre la peur de mourir de froid dans les ténèbres. Pour un soir, ils se donnent l’illusion que l’hiver fait une trêve. Ils brûlent le bois, puisent dans les réserves, s’empiffrent sans compter comme si demain n’existait pas, comme si l’été était à la porte. Ils passeront des mois, ensuite, à rogner sur les bûches, à économiser le pain, la viande séchée et le gruau, à se coucher la faim au ventre et à se lever la mine blafarde... Avec au coeur le souvenir lumineux d’une nuit où ils se sont sentis riches et joyeux. Ainsi vit l’homme, pour qui un moment d’exception est plus précieux qu’un quotidien assuré mais banal ; ainsi vit l’homme, qui est plus fort d’un bon souvenir ou d’un projet radieux que d’une assiette remplie d’indifférence.




La nuit semble ne jamais vouloir finir. Il n’a pas allumé de lampe. Les braises s‘éteignent lentement dans l’âtre, mais Thal n’a pas la force de se lever pour remettre une bûche. Il respire mieux dans son fauteuil. Aller se mettre au lit, à quoi bon. Il est seul, il n’y a personne pour lui donner des conseils. Personne à qui il ait envie de faire plaisir, même au-delà de son propre désir. Son esprit vagabonde, s’éloigne de son corps usé jusqu’à la trame, revient le faire sursauter et gémir, s’évade encore...
« Kalouchka, ma belle, tu es revenue... »
Les mots se forment dans sa tête mais il les articule à peine. Son souffle est trop précieux pour le disperser en paroles. Sa main se pose sur le dos soyeux, et le ronronnement qui lui répond est la plus douce des musiques. Macha, les yeux grand ouverts, est attentive. Elle sait entendre les pensées. C’est sa mission. Elle ne faillira pas.
« Tu m’as tellement manqué, tu sais... »
La respiration devient plus ample, plus régulière. Le poids qui écrase sa poitrine depuis des mois s’est soudain envolé. Thal se laisse glisser dans une douceur tiède.
« Tu te souviens, Kalouchka ? Les enfants étaient jeunes, ils couraient partout dans la maison, ils riaient, se bousculaient, ils faisaient des bêtises... Et moi je les grondais... Quelle folie ! Les grands yeux noirs d’Ildo, les cheveux d’or de Bettina... Je les appelais mon Guerrier et ma Princesse. Hélas ! Mon Guerrier est parti à la guerre, et il est mort fauché comme un épi trop mûr sans avoir eu vingt ans. Ma Princesse a épousé un riche marchand, et elle est partie loin, trop loin... J’ai fait le voyage une fois, j’étais si heureux à l’idée de la revoir ! Mais elle m’a fait dîner à la cuisine, avec les domestiques. Elle m’a dit « Tu me fais honte. Ce soir je reçois le Comte Dourian, le Baron Nabor et Mestre Vodil, le roi de la soie. Que diraient-ils s’ils te voyaient attifé comme un paysan ? Ils refuseraient de m’adresser la parole ! »
J’ai répondu : « Mais, ma fille, je suis un paysan. La terre m’a fait vivre, et elle t’a fait vivre aussi. Moi, je n’en ai pas honte, je lui en suis reconnaissant. »
Elle m’a tourné le dos. Alors je suis reparti. Ludy, mon épouse bien aimée, en est morte de chagrin quand je lui ai raconté. C’est comme ça, c’est la vie. J’espérais bien la rejoindre vite, et pourtant je suis toujours là. Mais ce soir... Ah ma Kalouchka... Je me sens si bien, ce soir, si léger... Il fait nuit, et pourtant je vois une grande lumière. Elle est douce, elle vient me chercher. Je vais enfin rejoindre mon Ildo, et ma Ludy, et toi... Je n’aurais jamais pensé que mourir fût aussi facile et aussi merveilleux. Grâce à toi, je n’ai pas peur... »
Ronronner. Canaliser la Lumière. Etre là, ne pas céder à la tentation de ce bien-être merveilleux... J’ai encore des choses à faire, des missions à accomplir. Libo a-t-il besoin d’aide ? Sa tâche est si délicate... Mais je ne peux pas presser le temps du vieil homme. Thal s’endort doucement, il ne souffre plus, il ne souffrira plus jamais.



« Bon, alors, et ces mulots ? On ne va pas rester là jusqu’au Solstice du Paysan !
- Il en reste un, un seul ! Mais il est caché derrière le tas de bois.
- Alors on va être plus malins que lui. Ils ont besoin de nous, à la cave. Les rats s’organisent en cohorte, ils sont résolus à ne pas lâcher la place. Mais nous accomplirons notre mission. Tillou, à gauche. Armil, à droite. Darn, tu sautes sur le tas pour déplacer les bûches. Il finira par sortir. Exécution ! »
Le mulot n’a même pas eu le temps de gémir. Un coup de dent, un seul.
« Bien », approuve Berhal d’un bref mouvement de tête. « Tillou, tu évacues les cadavres par la chatière et tu nous rejoins. Les autres, avec moi, à la cave. »
Les rats se sont regroupés en cercle au milieu de la cave. Ils sont dix. Autour d’eux, ils ne sont que six, et ils ne sont guère plus gros que leurs adversaires. Berhal seul est impassible. Il jauge la situation, inspecte les lieux.
« A mon signal, Fedor, tu sautes sur le manche du râteau, oui, là. Ca va partir dans tous les sens. On n’en aura pas plus de cinq, mais c’est toujours ça. »
A ce moment là, des pattes silencieuses descendent l’escalier.
« On a pensé qu’on pourrait vous aider... »
Driss mène ses quatre Guerriers.
« On a trouvé la clé, alors... »
Berhal sourit.
« Chacun le sien. Merci, Driss. Nous allons réussir. A mon commandement... »




Terenz a passé l’après-midi à chercher dans le grenier, entre les bottes de foin. Il y a joué avec sa soeur, hier, en rentrant. Il a faim. Il n’a rien mangé depuis la veille au midi, et il n’a pas trouvé cette satanée clé. En bas on rit, on chante, on mange et on boit. Il s’assied sur le haut de l’escalier. Au moins, il y a un peu de lumière, et les parfums qui montent jusqu’à lui le font saliver. Inutile de descendre, il sait que son père ne cèdera pas. Il a fini par d’endormir entre deux bottes, tellement il était fatigué. Il essuie d’un revers de manche les larmes qui coulent encore sur ses joues. Il se sent terriblement malheureux, et terriblement coupable. Mais tout ce dont il se souvient, c’est d’avoir mis la clé dans sa poche, avant de traverser le Champ de la Grive... Une crampe soudaine lui étreint le mollet, ça fait mal, il halète, il se prend la jambe à deux mains, il se lève... Cling cling cling... Elle est là, devant lui, elle descend degré après degré toutes les marches de l’escalier, et sa chanson joyeuse est une invitation riante à la suivre...
« Maman ! Papa ! Je l’ai retrouvée ! »


En haut de la tour Est, le combat fait rage. Griffes et dents contre becs et serres. Deux cadavres de corbeaux à terre. Cinq Chasseurs qui saignent, qui à l’épaule, qui à la tête, qui au cou. Ils sont durs au mal, ils lècheront leurs plaies plus tard. Les trois corbeaux adultes font cercle autour des jeunes. Ils pourraient fuir, mais il faut leur reconnaître cette qualité, tout malfrats qu’ils soient : leurs petits sont sacrés. Ils combattront jusqu’à la mort pour protéger les jeunes. Les Guerriers feulent en prenant position. Dans leur coeur, la rage le dispute à la peur, mais ils ne reculeront pas. Ils ne quittent pas l’ennemi des yeux, sauf pour lancer un bref regard vers Sadri, en quête de ses ordres. Sadri souffre pour ses frères blessés, il redoute l’assaut, il hésite. C’est alors que la voix du Père du Solstice se fait entendre, redonnant l’espoir et la force aux combattants.
« C’est bien, mes amis. Nous sommes quatorze, ils sont trois. Quatre pour un, Nelk et Maroil, un jeune chacun. Pas de quartier. Les bébés sont toujours attendrissants et sans défense, mais ceux-là ne deviendront jamais des lapins blancs. C’est le Solstice du Chasseur, et le Solstice vous protège. VOUS NE MOURREZ PAS ! A mon signal... »
L’assaut est massif, précis, impitoyable. Nelk et Maroil n’ont pas tremblé ; c’est leur première mission, mais ils ont respect et confiance envers le Père. S’il a dit, c’est bien. Ils ont frappé sans état d’âme. Ils ont tué. Le Père a toujours raison.
Un corbeau, rassemblant ses dernières forces, s’est jeté du haut de la tour. Il est blessé à l’aile, mais ces diables d’oiseaux ont des capacités incroyables. S’il parvient à s’échapper...
« Tous en bas ! », crie Sadri.
Hors d’haleine, les Guerriers arrivent au pied de la tour. Dans le clair d’une lune amicale et complice, ils aperçoivent Berhal et sa troupe. Le dernier corbeau gît dans une mare de sang.
« On était passés à tout hasard », sourit Berhal. « On est arrivés un peu tard, mais pas tant que ça, finalement. »
Le Père hoche la tête de contentement.
« Allez en paix, vaillants Chasseurs. Le Solstice vous sera reconnaissant.
- Euh... », ajoute Berhal, « j’ai plein de loirs et de mulots, pour ceux qui auraient un petit creux. Les rats, je ne vous les propose pas, c’est vraiment trop mauvais...
- Ton offre est la bienvenue, Berhal. Mais d’abord, je vais soigner les blessés. »
Chacun sait que le Père a le pouvoir de guérison. Une par une, il lèche toutes les blessures infligées aux courageux Guerriers, et le sang se tarit, les tissus cicatrisent sans laisser de trace.
« A nous le festin, maintenant ! »
Les pattes agiles se pressent joyeusement. Ce soir les humains ne seront pas les seuls à festoyer.
« Sadri...
- Oui, Père, je sais, j’ai eu beaucoup de blessés, j’en ai laissé échapper un...
- Tu avais une mission dangereuse et difficile. Tu l’as réussie. Je n’aurais pas fait mieux. Je suis fier de toi. Tu n’as rien à te reprocher. C’est moi qui ai fait une erreur. Tes Guerriers étaient courageux, mais ils n’étaient pas les plus expérimentés. J’aurais dû déroger à la tradition et les désigner moi-même. Je me fais vieux, Sadri. Je vais bientôt laisser la place. Si tu l’acceptes, je souhaite que tu me remplaces. Tu es vaillant, tu es intelligent, et tu sais réfléchir dans l’intérêt de tous. Un autre aurait lancé ses troupes au mépris du danger, et certains seraient morts. Mais tu as hésité. Voilà ce qui fait ta vraie valeur. Souviens-toi de cette nuit. L’expérience des uns peut profiter aux autres, si nous ouvrons grand nos yeux et nos oreilles. »
Sadri est bouleversé. Il ne sait pas ce qui le touche le plus, la fatigue, le soulagement, ou l’admiration pour ce Père, tellement humble et tellement honnête. Il prie dans son coeur le Solstice que si un jour il reçoit l’immense charge, il puisse l’accomplir aussi bien que celui qui, devant lui, s’est montré à nu. Il s’ébroue et sourit.
« Demain est un autre jour, Père. Pour ce soir, on avait parlé de festin ? »



Libo est entré dans l’auberge. Silencieux et presque invisible (le poil noir est un avantage), il inspecte les lieux, mesure du regard, décline des hypothèses, réfléchit aux possibles. Les chambres sont à l’étage. L’escalier est raide et droit, sans rampe. Le feu, trop long. Le poison, difficile. L’accident... Il faut épargner la serveuse, et plus ardu encore, ne pas l’impliquer. L’homme doit mourir, et lui, Libo, ne doit pas être vu. Il n’a qu’une nuit, mais il a toute une nuit. Alors, il regarde.
L’homme boit. Mais il a été soldat, et Libo sent chez lui la folie meurtrière. Il est capable de s’arrêter avant d’être ivre. Il pince la croupe de la jeune serveuse, lui débite un compliment stupide, mais elle, pauvre oie blanche, est flattée qu’un homme de pouvoir s’intéresse à elle. Elle minaude, elle le boit des yeux. Petite folle ! Il va faire semblant de t’offrir un bijou de reine, il va se repaître de ta fleur innocente, et puis au matin il t’arrachera du cou le collier magnifique et partira pour porter la mort ailleurs... Et si tu cries ou si tu protestes... Il porte toujours sur lui, outre sa lourde épée, un petit poignard effilé dont il ne sait que trop bien faire usage...
L’escalier. A droite le mur, à gauche le vide. Il montera forcément à sa chambre. Un pilier de bois soutient en son milieu une grande poutre horizontale. Ils ont surélevé la maison. Libo les a vus, il y a longtemps, mais il n’oublie rien, jamais. La poutre finit sous l’escalier, presque sous le plancher de l’étage. On peut y courir, prendre son élan. Ensuite il faut percuter tout en prenant appel, faire demi-tour en l’air, revenir sur la poutre... C’est de la voltige. Si on manque l’atterrissage, c’est une chute de trois mètres, pas assez pour se rééquilibrer et retomber sur ses pattes. Quand il monte ? Ou alors quand il redescend, plus facile. Mais ce sera juste avant l’aube, au dernier moment... Non. Quand il monte. S’il avait un peu trop bu...
La serveuse traîne en salle, le patron est allé chercher du vin à la cave. Les assiettes sont sur la grande table de la cuisine. Quelle est celle de l’homme ? C’est évident. La plus pleine. L’aubergiste a peur de lui, et non sans raison, il veut le contenter à tout prix. Puiser dans la cruche à sel, encore et encore. Un peu de poivre par-dessus, pour masquer le goût... Tu n’as pas fini de boire, homme maudit. C’est Libo qui te le dit, et Libo a ses raisons que le Solstice approuve.
Quand il montera, il demandera une lampe. La serveuse montera derrière lui. Trop dangereux pour elle. Il faut qu’il monte seul.
« Holà, aubergiste ! Du vin ! Ton civet est excellent, mais tu as forcé sur le poivre ! Cela réveille mes ardeurs viriles, et je vois là une jeunette qui ne s’en plaindra pas, mais j’ai la gorge en feu ! A boire ! »
La serveuse sourit d’un air béat. Une grosse perle noire orne son cou, et la chaîne en or qui la porte nourrirait une famille pendant un an.
La cruche à eau, se remplir la gueule, filer à la première lampe, cracher. La cruche à eau, la deuxième lampe... Libo est silencieux et méthodique. L’auberge est bruyante et lumineuse. Qui distinguerait une ombre noire dans l’obscurité ?
« J’ai sommeil. Allez, mignonne, va me chercher une lampe et suis-moi. Ce collier vaut bien une nuit. »
La jeune fille s’escrime sur la mèche ; puis passe à la seconde lampe, à la troisième...
Rougissante, bredouillante, désemparée, elle confesse :
« Je suis désolée, Monseigneur, les lampes ne s’allument pas... Je vais remettre de l’huile...
- Ah bah, je ne vais pas t’attendre toute la nuit. Je sais encore marcher droit, même dans le noir. Presse–toi donc de me rejoindre, ou gare à ton joli minois. »
A la vue de tous, il grimpe l’escalier, titubant, soufflant et grognant. Et puis, et ils sont quinze en bas à finir leur dernière chope en échangeant plaisanteries graveleuses et ragots indécents, ils aperçoivent en un éclair un corps qui dégringole, tourneboule et pirouette avant de s’écraser, comme une crêpe ratée, sur le dallage dur. Le fracas de la chute a masqué le crissement des griffes de Libo sur la poutre. Il s’est rétabli d’un coup de rein, mais il s’en est fallu de peu qu’il ne se vautre, lui aussi, sur le sol impitoyable. Il prend une grande inspiration. Ses coussinets, mouillés de sueur, laissent quelques traces passagères sur la poutre, mais il est fort improbable que quelqu’un vienne les y chercher. L’homme avait bu, tous les convives peuvent en témoigner. Ce n’est qu’un accident, certes regrettable, mais quand on ne tient pas l’alcool, mieux vaut s’en abstenir...
Libo se faufile à l’extérieur. Sa mission est accomplie. La nuit froide le fouette de sa bise glacée, mais il la préfère à la touffeur de l’auberge et à l’odeur malsaine des humains avinés. Il s’ébroue. Il est libre, il est vivant.
« Libo... Tu as fini ?
- J’ai.
- Moi aussi. J’ai eu de la chance, cette année. C’était facile, et c’était agréable. Thal était un homme généreux, nous le savons tous. Il est parti le sourire aux lèvres. Et pour toi ?
- Je n’aime pas tuer. Mais cet homme-là n’était pas bon, ni pour nous, ni pour les autres hommes. Je l’ai fait. Tu...
- Oui.
- D’accord. »
Entre eux, les paroles sont inutiles. Ils se connaissent bien. La nuit n’est pas finie, et de gros flocons commencent à tourbillonner autour d’eux. Libo a besoin de courir, et Macha le sait. Elle est à ses côtés, ensemble ils vont traquer leur proie et se faire un festin de chair chaude émoustillée de neige. Ensemble ils trouveront un nid douillet dans le coin d’une étable. Ensemble ils dormiront dans la même chaleur. , Mais enfin, qu’allez-vous chercher ? Ce ne sont pas des humains ! Ils n’ont pas besoin de serment, ils n’ont pas besoin de contrat. Ils ont confiance l’un dans l’autre, et ne sont jaloux que de leur propre liberté. C’est la nuit du Solstice, et ils ont fait leur devoir, pour l’honneur du Clan. Allez, soyez discrets, laissez-les donc tranquilles. Ce qu’ils feront ensemble est de l’ordre du privé et de l’intime. D’ailleurs il est tard, vous n’avez pas sommeil ?
Narwa Roquen, qui vient de battre son propre record de retard...


  
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