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 WA, exercice n°129 Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 27 fevrier 2014 à 22:41:16
Dans "Les règles de la fiction" de E. Wharton , 1925 ( cf WA hors série, entre la 36 et la 37) il est dit (règle n°3):
"dans une nouvelle il faut respecter l'unité de temps; pas de hiatus temporel..."
Eh bien, soyons fous, enfreignons cette règle sacrée et voyons où ça nous mène!
Votre mission, si vous l'acceptez, sera d'écrire une histoire avec un ou plusieurs hiatus temporels ( longue période de temps entre un paragraphe et l'autre). Peut-être que c'est impossible. Ou peut-être pas...
Il n'est rien de plus libre qu'une nouvelle. Comme dans la BD, on peut cadrer ce qu'on veut comme on veut, alors pourquoi se laisser enfermer?
Vous avez quatre semaines pour vivre cette aventure, soit jusqu'au jeudi 27 mars ( ou plus, si comme moi vous êtes éternellement en retard...).
Explorez de nouveaux horizons, sans perdre le sens ni la cohérence du récit. Bon voyage!
Narwa Roquen, engluée dans ses microbes


  
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Réponses à ce message :
Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2014-03-20 22:16:40 

 ProlongationDétails
A titre exceptionnel, la date limite pour cet exercice est repoussée de deux semaines, jusqu'au jeudi 10 avril. Comme ça, nous aurons deux semaines de retard de moins...
Narwa Roquen, tempus fugit...

Ce message a été lu 6042 fois
Maedhros  Ecrire à Maedhros

2014-04-28 08:34:14 

  WA - Participation exercice n°129Détails
Une histoire bien prise de tête... elle mériterait peut-être un cadre bien plus vaste!

-------------

AUTRES TEMPS...

Je suis encore en Europe, tout au sud, près d’une ville toute blanche qui dort à l’ombre d’un grand rocher. Il fait chaud. Le soleil tape vraiment fort et la climatisation ne fait pas partie des prestations offertes. Si je me mets sur la pointe des pieds, à travers les barreaux, je vois un petit coin de plage. Le matin, j’aime à regarder les vagues monter sans relâche à l’assaut du sable, refluer en désordre à bout de forces, et puis recommencer. C’est dans l’ordre des choses. Si elles se ressemblent toutes, elles sont cependant toutes différentes. Je vis en Europe. Évidemment, rien qu’avec ce détail, vous avez compris à quel temps j’appartiens. Bien sûr. Les Règles. Rien n’échappe aux sacro-saintes Règles.

J’arrive de moins en moins à me rappeler comment c’était avant. Avant la Rupture, je veux dire. C’est fou comme l’esprit évacue les choses qui n’ont plus d’importance. Je trouve presque naturel, à présent, de vivre selon les Règles. Quand je tourne mon regard vers le pont, j’imagine le rivage situé de l’autre côté de l’eau, pas très loin en fait. L’Afrique,là où vivent les Autres. Ils obéissent aussi aux Règles bien sûr. La Rupture les rend nécessaires. Plus encore, indispensables. Je vis ici. Elle vit là-bas, de l’autre côté du détroit. Ici, elle est morte. C’est difficile à concevoir. Ce qui relève de l’affect est difficilement abstrait. Son absence m’est cruelle, mais cela ne va pas durer. Techniquement, je suis un Remonteur même si je n’ai pas traversé l’Atlantique. Avant la Rupture, on parlait déjà du Nouveau Monde, par opposition au vieux continent! Le jour est toujours plus jeune quand on se tourne vers l’Ouest. A présent, en cette ère de confusion, toutes ces notions de science-fiction, espace-temps, voyages et paradoxes temporels, sont devenues très relatives. Ou alors trop prégnantes. Pourtant, aujourd’hui, si vous vous teniez là où finit la terre, à la pointe extrême de la Bretagne, et que vous regardiez vers l’Amérique, vous contempleriez vraiment votre futur.

Je prends un très grand risque en vous confiant mon histoire. Les Règles sont impitoyables et les Régulateurs surveillent tout. J’encours une très lourde peine. La sentence est terrible : la déchéance civique et la déportation sans retour vers l’Australie. Mais cela m’est égal. Ici, elle est... morte, mais là-bas, en Afrique, elle m’attend. Les effets de la Rupture concernent chacun d’entre nous. Les Dieux doivent bien rigoler au-dessus des nuages. Ne me dites pas que les Dieux n’existent pas ! Sinon, comment expliquer la Rupture ? Comment expliquer ce qui nous arrive? Malheureusement, les Règles ne répondent pas à cette question. Elles l’éludent. Elles s’appliquent aux conséquences, pas à la cause. L’origine de la Rupture nous échappe. Les plus grands savants échafaudent des théories qui ne mènent nulle part. Les prêtres tournent les pages de leurs livres sacrés sans trouver la réponse. Ce qui s’en rapproche le plus est sans doute l’Apocalypse. Malheureusement, le monde tourne encore et les effets de la Rupture sont trop localisés pour vraiment lui correspondre. Toutefois, là n’est pas mon propos. Je ne suis pas un érudit et mes connaissances scientifiques et théologiques sont assez courtes.

Ne soyez pas impatients! Mon histoire n’est pas très longue même si je sais qu’aujourd’hui tout doit être immédiat. Zéro temps ajouté, selon l’expression consacrée.

La Rupture. Le 21 février 2021, à deux heures du matin, méridien de Greenwich, une aurore boréale s’est déployée entre les pôles magnétiques et a progressivement enveloppé toute la planète. Un spectacle merveilleux. Le cauchemar a débuté quelques minutes plus tard. Le fait est dûment consigné dans les annales officielles. Un gars dans le métro, à Londres. Et puis, les cas se sont succédé très rapidement. On est quelques milliards. Multipliez par trois. Notre brave planète s’est rétrécie comme peau de chagrin en un instant. Une période assez chaotique s’en est suivie avant que les Règles ne soient adoptées par tous les gouvernements. Leur dernière décision. Les Régulateurs ont pris la relève. Ils s’occupent de tout à présent. Ils veillent à la stricte observation des Règles et à tout ce qui en découle.

J’ai besoin d’écrire mon histoire, même si elle n’est pas zéro temps ajouté. Aussi, dans ce récit, les hommes du passé parlent au passé. Les hommes du futur parlent au futur. Les hommes du présent parlent au présent, enfin la plupart du temps, car eux, ils n’y sont pas expressément astreints. Pour les hommes du présent, cette inclination est venue peu à peu. Une orientation grammaticale fondant leur appartenance à une identité commune. Cela leur permet aussi d’éviter les ennuis avec les Régulateurs. C’est l’effet de la Rupture le plus étrange, si on accepte le reste, bien entendu.

Je m’appelle Jean-Paul. Un prénom un peu anachronique, objet de moquerie. Il paraît qu’il sied à mon caractère souvent pontifiant. Lui non plus n’est pas compatible zéro temps ajouté. Je suis un musicien professionnel. Pas de formation académique, solfège, conservatoire et tout le toutim. Je suis un sacrément bon musicien formé au fond du garage familial. J’ai toujours ma première guitare, offerte par mes parents pour mon dixième anniversaire. Une guitare folk bon marché, avec sa bandoulière rouge et son placage de pacotille. Maintenant, je suis un musicien de studio réputé. Un requin, un mercenaire. Nombre de fichiers audio commerciaux véhiculent mon Idpro dans leurs tags indélébiles.

Depuis la Rupture, tout est beaucoup plus compliqué. Mais ça, c’est notre lot commun. Alors, je ne m’en soucie guère. Les Règles ont du bon. Elles sont dures à avaler mais après, on ne peut plus s’en passer, n’est-ce pas ?

1. PRESENT


Je rentre après une soirée d’enfer bien arrosée. Trop arrosée. Je suis ivre. J’ouvre la porte. Samedi est mort, vive dimanche. Dimanche 21 février. L’appartement est vide. Mon lit est vide. Vide et froid. Comme mon frigo. Comme mon coeur. C’est la raison pour laquelle je refuse de rentrer trop tôt. Je ne veux pas affronter le crépuscule et ses fantômes. Je retarde chaque soir l’échéance et, si je peux être lesté de quelques verres d’alcool, c’est encore mieux. Grâce à mon statut de musicien célèbre, j’ai un carnet d’adresses bien garni où les médiastars côtoient les demi-mondaines. Alors je n’ai pas beaucoup de difficulté à trouver une soirée compatissante.

Ce soir, je suis si épuisé que je m’écroule sur le lit sans prendre le temps de me déshabiller. Merde, cela ne marche pas ! La faute au mélange de cocktails exotiques. Le rhum et le cognac ne vont pas bien ensemble. Cela contrarie ma plongée zéro temps ajouté dans le néant sans rêve. Et, forcément, mon regard accroche la photo qui trône sur le meuble bas. Celle que je ne peux me résoudre à faire disparaître, comme les autres. C’est elle, Amandine, sur la photo. Elle m’adresse un sourire espiègle. Avec cette expression qui n’appartient qu’à elle et qui me fait chavirer. Elle est morte, emportée par une fièvre hémorragique foudroyante. Une de ces saletés de rétrovirus mutants. Je ne parviens toujours pas à l’oublier. Quatre ans déjà. Quatre années et je sens toujours sa présence près de moi. Sur le piano du salon, il y a une partition inachevée. J’en ai perdu la clé. Mes doigts restent scotchés sur les touches endeuillées, accouchant d’accords crépusculaires. Cela ressemble au chant sépulcral entonné par des milliers de corbeaux noirs alignés sur les branches d’une forêt dénudée. Cette tonalité qui nécrose mon âme.

Pour trouver le sommeil, je dois lâcher prise et ne plus penser à elle. Je ferme les yeux et je me concentre sur la houle acide qui me ronge l’estomac. La nausée n’est pas loin. Je transpire sous l’effort. Enfin, je plonge dans un océan de brume alcoolique. Un océan familier. Rideau.

La lumière du jour pénètre à flots dans la chambre. Dérangé, je me retourne en grommelant. A moitié réveillé, à moitié grognon, je tends un bras vers l’autre oreiller pour m’en faire une protection contre la marée lumineuse. Ma main heurte quelque chose. Une voix ensommeillée proteste. Une voix féminine, sans l’ombre d’un doute. Je ne me souviens pas d’avoir ramené une greluche avec moi. Mais ce n’est pas impossible non plus. L’intrusion de cet élément perturbateur excite ma curiosité et m’empêche de sombrer à nouveau dans le cocon protecteur de l’inconscience éthylique.

Je suis encore tout habillé. Cela n’augure rien de bon quant à mon éventuelle performance sexuelle. Je suis incapable de me rappeler le nom de l’inconnue ! Une petite voix intérieure me souffle que je ne ramène jamais personne dans cette chambre. Jamais. Evidemment. C’est notre chambre, celle que j’ai érigée en sanctuaire interdit. Je ne veux pas polluer les souvenirs qui y sont encore présents, aussi fragiles que des bulles de savon. Je maintiens l’illusion de toutes mes forces. Je fais comme si, par quelque enchantement de conte de fée... Je refuse d’admettre que le lien qui me relie à elle se délite, même si je sais bien que c’est dans l’ordre des choses.

Alors, pourquoi diable cette inconnue est-elle là, dans cette chambre? Pourquoi diable lui ai-je permis d’être là ? La petite voix dans ma tête me murmure qu’il n’y a rien à craindre. Un étrange sentiment rassurant m’envahit et cela me fait frissonner sans raison.

Toutes ces pensées fulgurent dans mon esprit à la vitesse de la lumière. Des pensées zéro temps ajouté. Cela devient si inconfortable que je décide d’en avoir le coeur net. Je me retourne vers la forme allongée à côté de moi. Le drap est remonté et la femme me tourne le dos mais je reconnais la masse de cheveux sombres qui dépasse en bataille. Dieu ! C’est juste impossible. Je dois hanter un souvenir vagabond harponné par la photographie. Elle est là, revenue d’entre les morts. Mes doigts tremblent quand ils se posent sur son épaule.

« Chérie... chérie... ?»
C’est un croassement étranglé qui sort de ma gorge. Comme grince le métal rouillé. Mes doigts se cramponnent à son épaule, comme un naufragé à sa bouée.
« Réveille-toi, chérie, réveille-toi ! » Mes doigts se font plus insistants.
« Aie ! » Elle écarte ma main.

C’est bien sa voix. Amandine, mon amour! Elle se redresse, la marque de l’oreiller sur sa joue lui dessine une ligne rouge ondulante. Ce détail n’appartient pas au domaine du rêve. Trop prosaïque. Mon regard s’attarde sur l’ovale de son visage, sur les lobes délicats de ses oreilles qui lui arrachent de petits cris de plaisir quand je les mordille, ses lèvres pleines et sensuelles et ses yeux malicieux qui pétillent d’une soif de vie inépuisable. C’est elle. Malgré le caractère irréel de la situation, je décide de ne pas réfléchir. Je décide de profiter au maximum de chaque instant volé avec elle, même si ce n’est qu’une hallucination produite par les vapeurs d’alcool.

Quand les effluves du sommeil se dissipent au fond de ses prunelles, elle esquisse un mouvement de recul, une mine dégoutée le disputant sur son visage à une moue de réprobation.

« Tu m’avais promis, Jipi, tu me l’avais promis ! C’était trop te demander, hein ?»

Chaque mot qu’elle prononce est une formule magique qui m’émerveille. Cela ne peut être un rêve. On sait quand on rêve, n’est-ce pas, même si on fait semblant du contraire?

« Mais, chérie, comment est-ce possible ? Comment... comment es-tu revenue ? »

Amandine arrondit les yeux. Elle ne comprend pas. Elle me dévisage attentivement. Je sens son regard glisser sur moi et me détailler. Je devine ses pensées au fur et à mesure. Elles s’imposent à moi comme des évidences. Mes traits se sont durcis, à cause de l’alcool et du reste. Elle découvre les rides creusées par la douleur sur mon front et à la commissure de mes lèvres. Elle remarque les mailles grises du filet qui recouvre mes cheveux. Bientôt, elle se demande si c’est bien moi. Le doute naît dans son esprit même si sa raison ne lui fournit aucune explication plausible. Elle porte lentement une main à sa bouche, comme pour réprimer un petit cri. Elle me dit :

«Tu as... changé, comme si tu n’étais plus le même homme ! Et ces vêtements ? Je ne les ai jamais vus avant. Je croyais que tu n’aimais pas le mauve et le gris. Et cette coupe de cheveux ? Quand tu m’as appelée hier soir, tu disais que tu avais encore du boulot au studio. Visiblement, tu as décidé de terminer la session à Pigalle ou sous les quais de Seine ! Tu m’avais promis d’arrêter ces conneries ! Et dire que je te faisais confiance. Quelle idiote ! Je me trompais, comme d’habitude ! Je voulais y croire. Croire que ce n’était pas perdu d’avance ! »

J’essaie de me couler entre ses bras mais elle me repousse sans ménagement. Mon petit pirate. Toujours prête à sortir les griffes ! Et puis, soudain, des exclamations fusent dans la rue, nettement perceptibles malgré le double vitrage. J’entends un long coup de frein et le crissement des pneus sur l’asphalte qui s’achèvent dans un froissement de tôles assourdissant. Puis le silence. Amandine jaillit du lit, uniquement vêtue d’un tee-shirt. Elle est aussi sexy que dans mon souvenir. Elle se précipite à la fenêtre. Quelques secondes plus tard, elle recule de plusieurs pas, blanche comme un linge. Je la rejoins et je cherche ce qui l’a ainsi impressionnée.

En bas, un passant court sur le trottoir. Je n’arrive pas à en deviner la cause. Une alerte à la pollution chimique ? Non, aucune sirène ne se fait entendre au-dessus des toits. Je vois une voiture une petite Ping Hoe chinoise encastrée dans la colonne Morris. Par la portière rabattue côté conducteur, je distingue une femme qui s’accroche toujours au volant de son véhicule. Elle pleure sans se soucier du sang qui perle sur son front et dégouline sur ses joues. Se penchant au-dessus du pare-brise, sa soeur jumelle la contemple sans rien dire. Elles ne peuvent être que jumelles tant elles se ressemblent. Leur coupe de cheveux et le style de leurs vêtements sont extraordinairement similaires. Il paraît que certains jumeaux gomment à dessein tout ce qui peut les différencier. Il me semble toutefois que la conductrice arbore des couleurs plus à la mode, contrairement à ceux que porte sa soeur. Mais ce qui me frappe surtout, c’est qu’elles n’ont pas l’air heureux de se rencontrer. Bien au contraire.

C’est alors que j’aperçois, près de la colonne Morris qui penche dangereusement, un homme qui lève la tête dans ma direction. Celui-là, je le reconnais immédiatement. Son visage est las et buriné. De longs cheveux poivre et sel lui retombent dans le cou. Il est grand, légèrement voûté et ses vêtements sont trop amples pour son corps filiforme. C’est bien moi. Enfin, pas tout à fait. Une sorte de copie carbone, plus pâle, plus transparente. Comme le reflet dans un miroir liquide.

Voilà, tous les ingrédients du drame romantique sont réunis. Le triangle amoureux. Sauf que dans mon histoire, les liaisons sont légèrement plus compliquées. Existe-t-il un triangle qui possède deux angles droits ?

2. PASSE SIMPLE


Les Régulateurs rétablirent l’ordre. Il le fallait bien. Nous étions totalement dépassés par les évènements. Quand j’ai vu Jipi dans le lit, le matin de la Rupture, je n’en ai pas cru mes yeux. Il avait changé en l’espace d’une nuit. Au début, tout était incompréhensible. Quand j’ai découvert que cinq ans s’étaient écoulés, j’ai bien failli perdre le peu de raison qui me restait. Tout allait trop vite pour moi. Pour nous tous, en fait. La Rupture, Jipi, non les deux Jipi.

Mais tout ceci ne compta pour rien quand Jipi, le jeune, m’apprit que j’étais morte depuis quatre ans. Que j’étais une sorte de revenant, un parmi des milliards. Pas un de ces zombies assoiffés de sang qui pullulaient dans les films de série B. Non. C’étaient des hommes et des femmes ordinaires, désorientés et hagards, capables d’éprouver des sentiments. La distance qui me séparait de Jipi le jeune était égale à celle qui le séparait de Jipi le vieux. Cinq années. Pourquoi cinq années ? Personne n’apporta de réponse à cette question. Compte tenu de ce qui se passait, cela n’avait pas vraiment d’importance. Aucune loi imaginée par les auteurs de science-fiction ou les astrophysiciens quantiques pour les voyages temporels, ne se vérifia. La flèche du temps semblait autoriser toutes les possibilités sans se soucier des paradoxes qui auraient dû survenir.

Et le monde a bien failli sombrer dans l’obscurité, terrassé par les émeutes et les pillages, les suicides de masse ordonnés par des messies apocalyptiques et les utopies temporelles qui se repliaient sur elles-mêmes. Des trains ont déraillé, des avions se sont écrasés, des soldats ont retourné leurs armes contre d’autres soldats qui leur renvoyaient leur propre image, des victimes ont croisé leurs meurtriers, ou l’inverse... Des scènes plus surréalistes les unes que les autres passaient en boucle sur tous les écrans, jusqu’à la nausée. La civilisation a lentement glissé vers l’abîme.

Dans cet océan de chaos, les deux Jipi et moi, nous avons réussi à maintenir une certaine cohérence. Comme disait Jipi le vieux, nous avons réduit notre traînée au strict minimum. Il connaissait son affaire, rompu aux techniques de survie. C’est lui qui décida de quitter l’appartement de Jipi le jeune. Il nous dit qu’il nous fallait dénicher un endroit absolument inconnu de nous, de nos familles, amis et relations. Au surplus, il fallut nous abstenir de reprendre contact avec eux. Il avait déduit que cela nous éviterait pas mal de problèmes liés au syndrome de réplication temporelle. Il nous dégotta une petite villa rococo coincée entre une voie ferrée et le périphérique. Nous nous y sommes retranchés après avoir dévalisé les rayons de plusieurs magasins pour constituer des provisions de boîtes de conserve, de lait en poudre et de bouteilles d’eau. Ensuite, nous avons fait le minimum de bruit et nous sommes sortis uniquement pour le ravitaillement. Nous avons patienté plusieurs mois, jusqu’à l’apparition des Régulateurs. Mais moi, je piaffais d’impatience.

Nul ne réussit à percer le secret de leur origine. Nul ne découvrit qui ils étaient et d’où ils venaient. Etaient-ce des militaires mus par une motivation altruiste, une confrérie secrète, des extra-terrestres bienveillants, des anges attendant la vingt cinquième heure? Ils ne dirent rien. Ils apparurent masqués comme des comédiens antiques. Des masques blancs ou noirs, bleus ou verts, dorés ou argentés. Chaque couleur possédait une signification particulière, comme nous eûmes vite fait de nous en rendre compte.

Dans l’ambiance de fin du monde qui régnait alors, ils réussirent à rétablir un équilibre précaire. Ils édictèrent les Règles qui permirent une cohabitation raisonnée. Les Revenants furent regroupés en Afrique, les Descendants en Amérique et les Contemporains en Europe et en Asie, car ils étaient les plus nombreux. Bien sûr, tout n’alla pas aussi simplement. La nature humaine ! J’étais une Revenante, ma place était donc en Afrique. Mais je ne le voulais pas. Comme je n’étais pas la seule dans ce cas, les Régulateurs durcirent les Règles qui devinrent impitoyables. Ils mirent sur pied une redoutable police temporelle, les Masques Noirs, qui pourchassa sans relâche ceux qui violaient les Règles.

Ce fut le début des Traques. Non, elles n'étaient pas des courses poursuites spectaculaires ou violentes. Elles ressemblaient plutôt à de banals contrôles d’identité, comme au bon vieux temps. Mais les Noirs ne se contentaient pas de réclamer les papiers habituels, facilement falsifiables. Ils mirent au point une technique d’interrogatoire sophistiquée qui confondit efficacement les Contretemps, comme on appela les contrevenants. Ceux-ci furent déportés en Australie, sans espoir de retour, rendant à ce continent sa vocation originelle.

L’esprit frondeur des Parisiens rebaptisa rapidement ces interrogatoires de rue. C’était « la Baise » et les Noirs, les « Baiseurs ». Bien sûr, le jeu de mots n’était pas du meilleur goût. Il tirait son origine de l’abréviation des contrôles d’identité temporelle : « CoIT ».

Jipi le jeune, celui qui m’était le plus attaché, me fit le serment de mettre tout en oeuvre pour ne plus jamais être séparé de moi. C’était touchant et sans espoir. Jipi le vieux avait hoché la tête mais n’avait rien ajouté. Nous n’étions plus sur la même longueur d’onde, nous deux. Il y avait dix ans entre nous. Un gouffre infranchissable. La nuit, il dormait dans la chambre la plus éloignée. Il m’évitait subtilement. Je le sentais constamment sur ses gardes. Jipi le jeune ne semblait pas s’en apercevoir, tout à son bonheur de m’avoir retrouvée.

Lui, je me pris à l’aimer en retour. C’était facile pour moi. C’était celui qui se rapprochait le plus du Jipi qui vivait dans mon temps. Mon Jipi. Le musicien qui jouait des mélodies douces comme des sucres d’orge sur sa guitare sèche. Des accords faciles qui ravissaient sans coup férir le coeur des filles. Moi, je l’avais rencontré sur le parvis des Halles. Il s’y produisait le samedi soir, juste pour se défouler. Il avait presque dix ans de plus que moi mais la différence n’était pas si visible que ça. Je vins le revoir semaine après semaine, m’approchant lentement de lui pour ne pas l’effaroucher. Bien sûr, je l’apprivoisai peu à peu mais il était trop tard quand je découvris que le jeu n’avait pas été à sens unique.

Il m’avait séduite comme un cambrioleur maladroit crochète une serrure par hasard. Un accord en ré mineur avait pincé les cordes de mon coeur et son écho ne voulut pas voulu s’éteindre. J’étais amoureuse de lui et les cours de philosophie à la Sorbonne devinrent ennuyeux comme une lune sous la pluie. Et puis l’étoile de Jipi se mit à luire au firmament quand les plus grands artistes pop s’arrachèrent ses services. Malheureusement, les latins avaient raison, la roche tarpéienne n’est guère éloignée du Capitole. Jipi négocia très mal le virage de la célébrité. Il eut beau m’assurer que les jolies filles ne venaient pas pour lui, rien n’y fit. Le germe de la jalousie fermenta dans mon âme, malgré moi. Je devins irritable et maussade, lui servant régulièrement la soupe à la grimace. Jipi réagit comme l’adolescent qu’il était. Je le surpris, un soir, aux bras d’une poupée scandinave, choriste de son état. C’était pure provocation de sa part. Il avait voulu me donner une leçon mais il ne réussit qu’à accroître le doute en moi. Nos chemins se séparaient inexorablement. J’étais une fille obstinée jusqu’à la mauvaise foi. Je me serais tuée plutôt que de me renier. Et lui, c’était pareil. J’avais la nette impression d’assister à mon propre naufrage. A plusieurs reprises, je le mis au pied du mur, simplement pour le pousser à bout. Il était si prévisible. Nous jouions comme des enfants avec des allumettes à côté d’un bidon d’essence.

C’était une impression étrange de vivre avec deux incarnations de celui que j’aimais, à la fois si semblables et si différents. C’était encore plus étrange de penser qu’ils étaient les reflets passé et futur de mon Jipi alors que moi, je n’existais plus dans les temps qui étaient les leurs. Jipi le jeune semblait toujours amoureux de moi. Peut-être plus encore. Comme s’il avait voulu abolir le temps écoulé. Revenir en arrière pour éviter la bifurcation. Il en faisait trop. Jipi l’ancien, au contraire, maintenait une distance entre nous. Quand il se tenait à côté de Jipi le jeune, il ressemblait à son grand frère. Un grand frère malmené par la vie. Ils étaient tous les deux Jipi, bien évidemment, mais ils n’étaient plus celui que j’avais aimé. C’étaient d’autres hommes.

Un soir, Jipi l’ancien nous révéla le sort du troisième Jipi, celui qui vivait en même temps que moi. C’était vraiment difficile de le comprendre car Jipi l'ancien parlait toujours au futur, ce qui nous désorientait au plus au point. Ecouter un Descendant, c’était comme entendre la lecture à haute voix des prophéties de Nostradamus. Ce soir-là, le courant avait encore été coupé à cause des restrictions d’énergie, fréquentes à l’époque, plusieurs fois par semaine. Nous avions allumé une poignée de bougies qui dégageaient une clarté organique. Elles faisaient naître des ombres qui dansaient sur les murs autour de nous. Nous avions tendu des couvertures contre les fenêtres pour occulter toute lumière qui aurait pu attirer les maraudeurs. Le quartier était très mal famé dès la nuit tombée.

Jipi le vieux avait réussi à se procurer un peu de viande au marché noir. La pièce était trop jeune mais j’avais réussi à la cuire dans une casserole sur le petit réchaud à bois. Il fallait bien la mastiquer tant elle était filandreuse mais son goût nous parut tout juste somptueux. Pour l’occasion, Jipi le jeune avait ouvert une bouteille de rouge de sa réserve personnelle et le repas frugal prit des allures de festin.

Mon Jipi avait trouvé la mort au cours d’une émeute, non loin du Trocadéro, peu après le début des troubles. Le cours de la vie y était au plus bas, ces jours-là. Jipi l’ancien nous horrifia quand il nous apprit qu’il avait conservé le corps dans l’un des gros congélateurs installés dans la cave. Il avait aussi pensé au groupe électrogène pour pallier les coupures d’électricité et avait stocké plusieurs jerrycans de fuel. Sous le choc de cette nouvelle, je me suis effondrée en larmes. J’ai pleuré comme une madeleine. Puis je me suis rebellée. J’ai hurlé comme une hystérique et, en me ruant sur lui, je l’ai giflé. J’ai voulu me ruer au sous-sol parce que je ne pouvais pas croire à cette horreur. Jipi le jeune m’a retenue. Il m’a serrée tout contre lui. Moi, je tremblais comme une feuille.

Jipi l’ancien ne broncha pas. Il n’avait même pas essayé de se défendre. Il laissa simplement passer l’orage. Quand je me suis calmée, il nous parla de la façon dont il voyait les choses. C’était noir, très noir. Il se montra très convaincant. Ses arguments étaient imparables. L’avenir lui donna raison. Comment en être étonné ? N’était-il pas l’un de ses enfants?

3. FUTUR ANTERIEUR


Trop de monde sur la planète. Les choses vont empirer. Cette histoire finira mal. Celle des hommes et la nôtre. Mon histoire. Celle de mon double et celle d’Amandine.

Nous, les Descendants, nous serons les plus faciles à démasquer. Pas évident de soutenir une conversation en conjuguant les verbes uniquement au futur. Une mission presque impossible sur la longue distance. Ou alors, il me faudra aligner des phrases sans verbe, recourir à des constructions littéraires alambiquées ou, le plus souvent, à une grammaire approximative et discutable.

Je vous laisserai donc le soin de conjuguer mes idées au bon temps. Celui du conteur. Car le futur ne sera jamais le temps de la narration. Amandine sera naturellement plus à l’aise dans cet exercice. Venant du passé, elle pourra sans aucune difficulté employer le temps qui ira bien. Jipi le jeune également, peut-être plus encore. Le présent lui offrira beaucoup de latitude pour s’exprimer et il pourra aussi recourir autres formes temporelles. Pas moi.

Les Noirs n’auront aucun mal à démasquer les Contretemps parmi nous, les Descendants. Au bout de quelques poignées de questions sélectionnées, nous nous couperont forcément et nous seront envoyés croupir en Australie, dans les bagnes rouverts pour l’occasion. Car, évidemment, les Régulateurs apprendront très vite les subterfuges employés par tous ceux qui, malgré leur origine temporelle différente, voudront, comme nous trois, demeurer ensemble. Les époux éplorés séparés par la mort. Les parents pleurant un enfant disparu ou bien l’inverse. Les conflits aux frontières russo-européennes, indo-pakistanaises, américano-hispaniques et les guerres entre les Royaumes Islamiques sub-sahariens se chargeront de remplir les cimetières de tous les continents. Une chimère romanesque, qui aura ébloui toutes les générations depuis l’aube des temps, émergera de la Rupture. La tentation du recommencement.

L’amour triomphant ne s’écrira jamais autrement qu’au présent. Ou alors, il n’appartiendra qu’au domaine du rêve fiévreux. Il sera insaisissable et inaccessible. Autant dire frustrant. Je ne m'engagerai pas dans cette impasse émotionnelle. Je ne rivaliserai pas avec mon double antérieur : trop de temps écoulé entre Amandine et moi, même si elle ne sera jamais remplacée dans mon coeur. Une explication comme une autre à ma réserve et ma feinte indifférence qu’Amandine n’aura pas manqué de remarquer. Jipi, mon autre moi, aura une chance de reconstruire quelque chose de durable avec Amandine. Il aura à coeur de ne pas commettre deux fois les mêmes erreurs. Il saura l’aimer comme je ne pourrai jamais le faire maintenant. Enfin, tant que cette extraordinaire juxtaposition temporelle perdurera. En conséquence, je me réserverai, bien malgré moi, le rôle du planificateur. Du visionnaire. Du prophète, en quelque sorte. Cela me sera plus facile.

Bien sûr, connaître les évènements à venir ne me servira pas à grand-chose. Ils existeront peut-être dans un univers parallèle au nôtre. Ou pas. Prédire le classement du tiercé à Auteuil, la grille gagnante du loto ou celle d’une journée de championnat de football ne sera pas possible, hélas ! Trop facile !

Amandine ne respectera pas les consignes de sécurité convenues entre nous. Imprudemment, sans nous prévenir, elle décidera d’aller se balader sur les Champs Elysées dès qu’elle estimera suffisant l’ordre restauré par les Régulateurs. Au moment où les flux des Revenants devant gagner l’Afrique et celui des Descendants, partant vers l’Amérique, commenceront à décroître. Cela marquera également le début des Traques organisées par les Noirs pour débusquer les Contretemps. Elle se fera arrêter bêtement sur le quai de l’une des deux lignes de métro remises en circulation, celle desservant l’Etoile. Elle s’embrouillera dans ses réponses, malgré les heures d’entrainement passées à se préparer à la Baise. Mais les Noirs connaîtront leur métier. Ces limiers n’auront pas à rougir de la comparaison avec le mythique Blade Runner, la loupe oculaire et la prestance d’Harrison Ford en moins. Amandine sera d'abord dirigée vers un centre de regroupement à la périphérie sud de Paris pour attendre la décision du tribunal. Et malgré ses nombreuses relations mondaines, Jipi le jeune sera impuissant à la faire libérer. Néanmoins, il lui évitera d’être déportée vers l’Australie, sanction quasi-automatique des Contretemps. De Palaiseau, elle sera transférée ensuite à la Porte du Sud, à Gibraltar, l’ultime point de rassemblement des Revenants avant leur départ vers l’Afrique. Elle empruntera le pont éphémère reliant le Rocher à la côte marocaine. Nous ne pourrons plus rien pour elle. Il me faudra alors trouver autre chose. Pour Amandine et pour Jipi le jeune. Quant à moi, je n’irai pas en Amérique. Je ne réintègrerai pas mon époque. No future. Je ne demeurerai pas ici non plus, en Europe. Je tenterai sans doute ma chance en Australie. Les bagnes actuels ne pourront pas contenir éternellement le désir de convergence temporelle qui apparaîtra tôt ou tard. Les Régulateurs se contenteront de mettre en place un blocus imperméable autour de l’île continent. Maîtres des airs et des mers, ils se borneront à contrôler toutes les routes d’accès.

Je trouverai la solution pour Jipi et Amandine. Et je me donnerai une nouvelle chance.

4. FIN DES TEMPS


Bien sûr qu’il l’a trouvée. J’étais malade comme un chien quand Amandine s’est fait coincer par les Noirs sur le quai du métro. J’ai sollicité toutes mes relations mais j'ai juste réussi à adoucir sa peine. Elle est partie en Afrique. Je l’ai vue une dernière fois derrière les barbelés du centre de Palaiseau. On n’a pas pu se parler. Trop loin. Je lui ai envoyé un baiser du creux de ma main et en retour, elle m’a fait un petit sourire triste. Les Masques Bruns m’ont repoussé à coups de bâton quand j’ai voulu dépasser la ligne rouge tracée sur le sol bétonné.

Jipi l’ancien a mis au point le scénario. Un incendie a pris naissance dans la cuisine à cause d’une fuite de gaz opportune. Quand les flammes ont atteint les jerrycans d’essence stockés à la cave, l’explosion a littéralement éventré la maison, la dévastant de fond en comble. Les secours ont découvert les restes d’un corps complètement carbonisé. Selon l’ADN, c’était moi. Ma crise d’hystérie à Palaiseau a incité les enquêteurs à privilégier la version du suicide. Ils m’ont rayé des listes des Contemporains. Vous avez compris. J’ai pris sa place. Ma place. J’ai profité ensuite d’une des nombreuses mesures de clémence des Régulateurs promettant aux Contretemps une amnistie totale s’ils se rendaient volontairement. Jipi l’ancien l’avait prévu. J’ai eu droit malgré tout à là Baise mais j’ai réussi à la déjouer. Ce n’est pas trop compliqué pour un Contemporain. Ils m’ont pris pour Jipi le Revenant. Ils m’ont donc renvoyé ici, à Gibraltar où j’attends le prochain transfert vers le Maroc. Chaque matin, je regarde le petit bout de plage et je m’imagine de l’autre côté de la mer. Demain, en franchissant le Pont, je vais remonter le temps, revenir dans mon passé, d’une certaine façon. En Afrique, avec Amandine, nous écrirons une nouvelle histoire à partir d’un chapitre antérieur où le présent et le passé donneront naissance à un autre futur. Nous aurons peut-être un enfant. C’est juste une question de temps.

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2014-05-11 23:15:08 

 WA, exercice n°129, participationDétails
Les temps changent






C’était l’année où ils ont brûlé la Pucelle. Déjà, je lui avais dit que je n’étais pas d’accord. Arracher cette pauvre enfant à sa vie simple et heureuse pour l’envoyer souffrir seule loin de sa terre, la bercer d’illusions fantômes et la laisser mourir dans le chagrin et la douleur... C’était théâtral, mais c’était cruel. Chaque humain a droit à une vie décente. J’ai protesté. Il n’a pas répondu. Il m’avait déjà fait le coup des voies impénétrables. Il savait que ça ne prenait pas.
Elle s’appelait Flore. Un nom fait pour le printemps et pour la joie. Des coups violents avaient ébranlé ma porte, alors que je venais juste de mettre la soupe à chauffer dans l’âtre. Il faisait déjà nuit. Blessures infectées, écrouelles, luxations, entorses, fractures, pneumonies et abcès, j’avais depuis l’aube soigné des indigents, des va-nu-pieds et de rares bourgeois, que la peur de la mort et l’incompétence des prétendus médecins avaient rendus moins arrogants.
« Maîtresse, ma femme se meurt ! Elle va mettre bas, mais le petit ne sort pas. Elle saigne... »
Il la porta dans mon lit. Je n’en avais pas d’autre. Le mari, Joël, une grande carcasse portée sur le vin et la graisse, capable de soulever un veau de deux cents livres et benêt comme un canard en rut.
Je ramassai dans la charrette trois couvertures mitées. Au dessous, il y avait deux yeux noirs éberlués et craintifs. Laurette. Je la pris dans mes bras. Elle n’avait même pas de manteau !
« Non mais rien, laissez, c’est qu’ma fille. Elle peut rester dehors.
- Il neige, mon ami. Elle sera mieux près du feu. Je m’occupe de votre femme. Quand la soupe sera chaude, servez-vous. Et servez-la. »
Mon regard dur le cloua sur place. Il opina du chef, oubliant de remercier.
Le placenta était trop bas. Flore avait déjà beaucoup saigné. Je ne pouvais pas sauver les deux. Je ne demandai pas au père de choisir. En ce temps-là, on trouvait toujours une femme, mais les enfants étaient précieux, il en mourait tant ! Et si en plus c’était un garçon...
Je calmai la parturiente avec une décoction soporifique. Ses cris n’auraient fait que la fatiguer davantage, et attirer le mari, ce qui aurait compliqué ma tâche. Indiscrète et sans pitié, je fouaillai dans ses entrailles pour arracher sans ménagement le placenta d’abord, et ensuite la pauvre créature mâle, pâlichonne et maigrelette, porteuse d’un pied bot et d’une luxation de hanche, qui mourut dès son premier soupir. Je l’enfouis dans une taie d’oreiller blanche après avoir tendu mes mains vers le ciel et vers la terre. Ainsi honorons-nous les morts. Je ne dessinai pas le signe de la croix. Il savait pourquoi.
Je soupirai, mais je n’avais pas de tristesse. La vie de cet enfant n’eût été qu’un calvaire. Requiescat.
« Ta femme est très faible, mais elle se remettra. C’est toi qui feras la soupe pendant une semaine. Pendant deux mois, elle boira chaque jour une cuillère à soupe de cette préparation. Tu m’as bien compris ? Une cuillère par jour. Je te donne trois fioles.
- Et l’enfant, Maîtresse ?
- L’enfant est mort. Sois sans regret, il était malformé.
- Une fille ?
- Un garçon.
- Un garçon ! Et elle le fait de travers ! »
Avant que je n’aie pu réagir, il s’était précipité dans la chambre, s’était jeté sur la malheureuse endormie, et l’avait giflée de toutes ses forces.
« Salope ! Traînée ! Catin ! Un garçon, et tu me l’esquintes ! T’es même pas fichue de pondre comme il faut ! Les vaches font mieux que toi ! Pourquoi je m’échine à te nourrir, hein ? Demain tu te lèves et tu fais ton travail, je vais pas servir une bonne à rien ! »
Devant moi Laurette frissonnait. Un vieil hématome jaune et violet striait encore sa pommette gauche. Joël était droitier.
« Dehors ! »
Je pris ma voix d’Héthère, celle qui m’évite de recourir à la force.
« TU nourriras ta femme pendant une semaine. TU feras son travail. TU la laisseras se reposer au lit. Honte à toi ! Elle vient de risquer sa vie ! Essaie, pour voir, de me désobéir ou de lever encore une fois la main sur ta fille ! Je le saurai, et je te promets que tu me supplieras de t’envoyer en enfer, tant la souffrance que tu subiras te semblera insupportable ! »
Je ne mentais pas, et l’homme baissa les yeux.
« Oui, Maîtresse. Je t’obéirai. Ne me maudis pas... Ma petite fille a encore besoin de moi. S’il te plaît, ne me maudis pas... »
Je ne l’avais pas maudit. Mais lui l’avait fait, sans doute. Et Flore de même, elle qui n’était qu’innocence. Joël, si quelqu’un avait pris soin de l’éduquer avec respect, au lieu de le bourrer de coups sans une parole sensée... peut-être aurait-il pu devenir un homme juste, et pourquoi pas un homme bon. Il n’y a pas toujours de malédiction divine. Il y a surtout beaucoup d’erreurs humaines. Par ignorance, le plus souvent. Par négligence, aussi.
Ce devrait être le travail de l’Eglise d’enseigner le respect et la tolérance – mots, j’en conviens, plus laïques que charité. Mais la charité a toujours un relent de condescendance qui me soulève le coeur.




Quand je revis Flore, c’était sur le marché du samedi. Elle achetait un pot de miel, comptant et recomptant ses petites pièces avec une désolation inquiète.
« C’est pour la petite », s’excusa-t-elle en levant vers moi un visage tuméfié. « Elle a une vilaine toux. Joël voulait que je rapporte du vin... »
Je payai le miel, je ne payai pas le vin. Je sentais dans le coeur de cette femme d’indicibles douleurs, et je posai ma main sur son bras.
Je vis.
Un peu plus tôt dans la matinée, elle lavait le linge à la rivière. Le jeune seigneur passait par là, monté sur son splendide étalon blanc. Il avait mis pied à terre, l’avait renversée dans les herbes hautes en riant, l’avait prise sans ménagement, avait remonté ses chausses et était reparti en sifflotant. C’était chose commune, en ce temps-là. Le seigneur et sa famille étaient tout-puissants. Les serfs ne possédaient rien, pas même leur corps. Ils n’avaient que le droit de se taire.
Le pire restait à venir. Joël coupait du bois non loin de là. Et Flore, malheureuse victime, s’était débattue, avait crié... Quand il arriva, sa hache sur l’épaule, elle se lavait dans l’eau claire, encore tremblante et gémissante, le visage en pleurs. Elle ne voulait pas d’un bâtard, et elle se sentait sale, tellement sale... Il avait failli la noyer à force de coups.
« Qu’esse t’avais besoin d’aguicher un seigneur, je te l’demande ! T’es donc rien qu’une catin ? Et l’autre, l’autre, il me prend tout ce que j’ai et faut encore qu’y vienne souiller ma femme ? Mais c’est fini, tu m’entends ? C’est fini ! »
La laissant à demi-morte dans l’eau embullée de savon, il était parti à grands pas vers le château, serrant sa hache à deux mains.
Je raccompagnai Flore à sa chaumière. Je l’examinai. Aucune lésion vitale, mais des hématomes datant de quelques heures à peine. Je lui recommandai de rester là, de se reposer. J’irais voir au château, j’intercèderais si je pouvais...
Hélas. J’avais marché aussi vite que possible, en m’appuyant sur mon long bâton d’ormeau. Mais à mon arrivée, la dépouille de Joël pendait déjà à la plus grosse branche d’un chêne, à trois pas des douves, et les corbeaux commençaient leur festin. Je prononçai une prière pour la terre et le ciel, forces de la mort. Joël était croyant. Peut-être serait-il accueilli pour une vie meilleure.
Et juste quand j’avais fini, le pont-levis s’abaissa et le jeune seigneur s’élança sur son fier destrier, suivi par une meute de chiens avec quatre piqueurs. Je levai le bras, et le cheval blanc s’écroula, envoyant son cavalier se fracasser le crâne contre le rebord empierré du fossé. Ca ne réparait rien, mais ça faisait justice. Je ne prononçai pas un mot d’oraison. Je suis libre du choix de mes prières.
Il tonna à sec, pour dire. Il savait que ça ne m’impressionnait pas. Il savait que je ne tenais ni à l’argent, ni au pouvoir, ni à la vie même, que cependant il eût été incapable de me retirer. Il protestait comme un enfant à qui on retire un jouet. En cet instant je n’avais pour lui que de la haine.



J’avais espéré que la mort de Joël offrirait à Flore une nouvelle chance. Il en avait décidé autrement, même si cela n’avait pas de sens. Torturer les faibles et les innocents, à quoi bon ? J’ai toujours pensé que le martyre n’était qu’une cruauté, et le martyr un pauvre bougre à qui on n’a pas laissé le choix.
Flore, toute seule, ne pouvait pas cultiver la terre. Elle s’y essaya, courageuse, mais elle n’avait pas la force. Aucun homme valide ne prit la place de Joël. Il est vrai que la pauvrette avait tellement peur d’être rossée de nouveau qu’elle était plus glaciale qu’aguichante.
Elle fut chassée de la terre par le seigneur des lieux. Elle mendia. Puis, terrifiée de voir sa fille maigrir et s’étioler, elle se fit embaucher à l’auberge comme fille de salle. Et la lumière de ses yeux s’éteignit. Seuls ou à plusieurs, par centaines, ils usèrent et abusèrent d’elle sans qu’elle desserre les dents. Parfois pour une pièce, parfois pour rien, juste pour ne pas perdre sa place.
Quand elle rendit l’âme, Laurette avait 14 ans. Elle la remplaça. Je proposai à la fillette de venir avec moi. Je prétextai que j’étais vieille et sans enfants, qu’elle hériterait de la chaumière. Mais, les yeux brillants, elle me répondit :
« Je vais rencontrer un prince, je le sais. Maman me l’a souvent dit. Il me trouvera belle, il m’épousera, et j’aurai un château, cinquante-deux servantes et des bijoux plus nombreux que les étoiles... »
Elle mourut à 23 ans, dans mes bras, en accouchant d’une fille morte-née, les yeux exorbités de douleur et d’incompréhension.
Je crachai par terre.
Il ne répondit pas.




J’habitais au coeur du faubourg Saint-Antoine, un rez-de-chaussée étriqué et sombre ; une petite pièce avec une cheminée, une chambre donnant sur la cour. Et je soignais toujours. L’hiver avait été glacial, au point qu’on avait dû parfois enterrer les morts sous les dalles des églises. Les moulins, bloqués par l’eau gelée, s’étaient tus. Le prix du blé, à la Saint Jean, était à 48 francs le setier, au lieu de 15 l’année d’avant. Le peuple grondait, attisé par quelques philosophes qui se vantaient de vouloir changer le monde. Les femmes avaient les traits tirés, les nourrissons souffraient du ventre, et il en mourait encore et encore. Souvent le père entrait le premier, la casquette à la main, bredouillant avec honte qu’il ne pouvait pas me payer mais que si j’avais bien voulu peut-être... Combien de fois les ai-je soignés et nourris de surcroît, chaque fois que j’ai pu. Mais les pauvres gens ne sont jamais ingrats. Ils revenaient toujours, avec une demi-miche de pain, quelques carottes, des oeufs. Il m’arrivait de refuser. Les bourgeois avaient plus souvent l’avarice chevillée au corps, mais personne ne peut me mentir. Je les fixais de mon regard vert, avec un sourire en coin. Et comme par enchantement, les cordons de la bourse se déliaient.
Je frémis en reconnaissant entre les bras puissants de Joël la douceur étiolée de Flore. Elle était livide, et je savais déjà ce que l’homme allait me dire.
Le diagnostic était le même, et mêmes les gestes sanglants que je dus accomplir. Identiques, les yeux craintifs de Laurette assise silencieusement au bord d’une chaise. Je remplis les bols de soupe. Recommandai le repos pour la mère. Tançai le père coléreux. Si, il y avait une différence. Joël traînait la patte. Une vieille blessure de guerre au service du roi, me raconta-t-il en souriant.
« Grâce à elle, j’ai une bonne place, maintenant. »
Pourtant, je ne pus m’empêcher de croiser les doigts quand ils repartirent.
Cela se passait à Paris. La féodalité sauvage avait presque disparu. L’humanité avait progressé. La preuve, on ne pendait plus les malfaiteurs, on les guillotinait, ce qui était sans nul doute une avancée majeure vers la compassion.
Le roi Louis n’était pas un mauvais bougre ; Marie-Antoinette avait de sa propre cassette entretenu une soupe populaire pendant tout l’hiver... On était en juin, et la probabilité qu’il grêle en juillet, comme l’an passé, était infime.






Je les vis passer, armés de fusils mais dépourvus de poudre, malheureux en guenilles au visage tordu par une colère aveugle. Dans l’après-midi, le canon tonna. Dans la rue les gens criaient : « Ils ont pris la Bastille ! Ils ont tué de Launay ! Victoire ! »
Je redoute la foule. En meute, l’homme redevient un loup. Je priai le ciel et la terre pour tous ceux qui avaient trépassé, et je restai chez moi. Je n’avais rien à craindre pour ma vie, mais je me dispense quand je peux des spectacles affligeants que livrent certains hommes quand la violence prend le pas sur la raison. C’est plus facile ensuite, pour les plaindre et les soigner, si je n’ai pas vu de mes yeux le pire dont ils sont capables.
J’entendis gratter à ma porte. Une enfant, hors d’haleine, les joues rougies par la course, les cheveux en bataille débordant de sa coiffe de travers, murmura dans un souffle haché :
« Maman... Papa... S’il vous plaît... »
C’était Laurette. Je n’en doutai plus en lui touchant le bras. Ses pensées étaient confuses, illisibles. Elle m’entraîna vers la Bastille, refoulant ses larmes, s’accrochant à ma main comme à une bouée. Autour de nous, la marée humaine menait grand tapage, tempête déchaînée charriant cris, chansons, rires et jurons, flux et reflux d’hommes, femmes et enfants allant et venant, se congratulant, se cherchant, s’interpellant... De Flore pas de trace, ni parmi les vivants ni parmi les cadavres. L’air était opaque de fumée, et dans la citadelle éventrée comme un navire naufragé, des ouvriers commençaient le pillage des pierres sous les ordres d’un chefaillon qui se lissait la moustache, tel un chat devant un bol de crème.
Je m’assis au pied d’un arbre, un peu plus loin, et je pris la petite sur mes genoux.
« Explique-moi, Laurette. Tu es venue ici avec ta maman ?
- Oui.
- Et papa, il était où ?
- Par terre... Il était tombé du château.
- Et qu’est-ce qu’il faisait dans ce château ?
- C’est son travail, il garde les méchants. »
Je posai ma main sur son front. J’invoquai la mer étale et les braises tranquilles, le calme plat du vent endormi et la paix des labours d’automne, pour surmonter l’extrême confusion qui envahissait son esprit. Enfin, me frayant un passage difficile entre les nombreuses pensées incohérentes où la terreur était la seule constante, j’accédai à ses souvenirs récents.
Je vis Flore agenouillée près de Joël, qui portait l’uniforme bleu à parements rouges des Invalides, les gardiens de la Bastille. Les yeux trop grand ouverts, le crâne défoncé, le visage maculé de terre et de sang, Joël n’était plus. Flore se mit à hurler.
« Vous l’avez tué, vous l’avez tué, assassins ! »
Deux hommes couverts de poussière se retournèrent contre elle.
« Et qu’esse tu veux, ma fille ? Ramper au pied des affameurs comme la dernière des chiennes ? Nous avons libéré le peuple ! Le roi nous donnera du pain !
- Vous l’avez tué !
- Nous avons fait justice ! C’est ton homme qui te manque ? Viens par là, je vais te montrer ce que c’est qu’un homme, un vrai... »
Flore s’était débattue, mais les deux hommes l’avaient entraînée dans une ruelle. Alors Laurette avait couru, couru... Pourquoi chez moi ? Au souvenir d’un bol de soupe reçu un mois plus tôt ? Ou alors selon une inspiration divine... Ca ne m’aurait pas étonnée de lui.
L’enfant et moi parcourûmes une à une toutes les rues, venelles et impasses du quartier. Et à la nuit noire nous trouvâmes enfin Flore, recroquevillée sur ses blessures entre un tas de bois et une charrette cassée. Je réussis à la porter jusque chez moi, Laurette accrochée désespérément à ma jupe, et toujours silencieuse.
Je les installai dans ma chambre, où elles restèrent presque deux semaines. Mais un matin, en rentrant du marché, je trouvai la maison vide. Cela ne me surprit qu’à moitié. Depuis quelques jours déjà Flore s’impatientait, elle voulait rentrer chez elle, trouver du travail, n’importe quoi, travailler pour faire vivre sa fille, elle m’était très reconnaissante mais tous ces gens malades qui venaient chez moi ça lui faisait peur, ce n’était pas sain pour la petite, et puis elle n’allait pas porter le deuil toute sa vie, et puis peut-être elle avait droit à une pension en tant que veuve de militaire, même si c’était pas sûr avec tous les troubles qu’il y avait, l’armée n’était plus trop aimée et on racontait que le roi ne commandait plus rien...
J’aurais pu la recommander comme servante chez quelque riche marchand, j’aurais pu même garder Laurette quelque temps si elle ne pouvait pas s’en occuper, ou trouver une brave femme dans le quartier, je connaissais beaucoup de monde... Flore disait oui oui mais ne m’écoutait qu’à moitié.
Je ne savais pas où elle logeait. Je demandai de ci de là, mais elle avait cultivé l’art de se rendre transparente. J’aurais dû remuer ciel et terre pour la retrouver. Pourquoi ai-je pensé innocemment que cette vie serait différente de la précédente ?
L’année des 14 ans de Laurette, en 1795, la Terreur était passée ; pourtant le printemps vit encore des mouvements de foule en armes et des exécutions nombreuses.
Ce qui me fit sortir de chez moi ce matin-là, je n’en sais rien. J’avais ressenti brusquement l’impérieuse nécessité d’aller dehors. Et là, sur le pas de ma porte, je la vis passer, les cheveux défaits, les mains liées derrière le dos, le visage exsangue et les yeux fixes. Flore, dans une charrette de condamnées qu’on menait à la guillotine. Impuissante à contrecarrer la folie des hommes mais pensant avant tout à Laurette, je suivis le cortège.
Nous étions une cinquantaine à suivre ce convoi macabre. Aux premiers temps de la Terreur chaque charrette de condamnés était harcelée par une foule violente qui huait, ricanait, conspuait. Mais le peuple s’était lassé de la mort, en tout cas de cette mort souvent arbitraire qui avait aussi frappé des innocents, et pire encore, des proches. Maintenant, les suiveurs étaient silencieux, graves, compatissants. Bien sûr il y avait les familles, les amis, mais d’autres se joignaient à eux, des humains qui n’assisteraient pas à l’exécution mais qui accompagnaient les mourants parce que leur coeur leur disait de le faire. Un homme près de moi marmonnait à voix basse.
« Il y a quelqu’un de votre famille ? »
Il me dévisagea, soupira, et pour une raison inconnue, décida de me faire confiance.
« Non. Je suis prêtre. Je prie pour que le Seigneur leur accorde son pardon et les accueille dans son paradis.
- Vous risquez votre vie pour cela. »
Son regard était humble et doux, mais pas moins fier pour autant.
« C’est mon devoir de chrétien, et c’est ma mission de prêtre. La vie n’est qu’un passage. La Vie Eternelle est au bout du chemin. »
J’avoue m’être demandée ce qu’il avait bien pu faire pour mériter pareille abnégation.
En bavardant avec d’autres personnes, j’appris que Flore était couturière. Elle vivait seule avec Laurette. Elle avait caché chez elle un jacobin condamné à mort. Quelqu’un l’avait dénoncée. Ayant appris ce que je voulais savoir, je remontai toute la procession pour parler à Flore une dernière fois. En arrivant près de la charrette, je vis Laurette qui marchait à côté, la main tendue posée sur le bras de sa mère. Le convoi s’arrêta place Saint-Antoine. J’attrapai Laurette par l’épaule, et je dis à Flore :
« Je m’occuperai d’elle. »
Elle me remercia de son regard de biche effrayée puis s’adressa à sa fille.
« Va–t-en. Va avec elle. Je ne veux pas que tu vois ça. Prends soin de toi, on se retrouvera. »
Je dus utiliser mes pouvoirs pour emmener Laurette au loin. Si je l’avais laissée crier et se débattre, cela n’aurait pu que faire souffrir davantage sa pauvre mère. Arrivée chez moi, je lui rendis sa liberté, après avoir fermé la porte à double tour. Elle hurla, tempêta, m’insulta, chercha à me frapper, secoua la porte, sanglota, hurla encore, et finit par s’endormir en gémissant, recroquevillée contre un mur. Je la portai dans mon lit.
Au matin, j’ajoutai quelques gouttes de sédatif dans son bol de lait. Puis les premiers patients arrivèrent. Pendant trois jours elle ne quitta pas la chambre, se nourrissant à peine, soupirant et détournant les yeux quand je lui parlais. Au quatrième jour, elle se leva avant moi, ralluma le feu, prépara le déjeuner et me dit :
« Vous êtes bien bonne de vous occuper de moi. Vous m’avez bien soignée, je vais mieux. Je voudrais sortir un peu, prendre l’air. Peut-être avez-vous quelques emplettes à faire au marché ? J’irais avec plaisir. Maman me confiait toujours ses commissions. »
Je la laissai partir.
On me la ramena une heure plus tard, mourante.
« Elle s’est jetée sous les roues d’un carrosse, la pauvre enfant ! », me raconta l’ouvrier qui la portait dans ses bras.
Tandis que je sentais son pouls disparaître peu à peu, Laurette ouvrit les yeux et dans un sourire heureux me murmura :
« Elle m’a dit qu’on se reverrait. Je sais qu’elle m’attend. Je suis un peu en retard... mais je sais qu’elle... ne... me grondera pas... ».
Elle passa ainsi, et je lui fermai les yeux.
C’était peut-être de la clémence de sa part. J’en étais presque étonnée.





Le premier d’entre nous s’appelait Prométhée. Il donna le feu aux hommes. Qui sommes-nous ? Je ne le sais pas exactement. Nous sommes différents, et nous sommes là pour aider. Nous avons toujours été là, depuis la nuit des temps. Peut-être sommes-nous des extraterrestres, peut-être des mutants, ou peut-être la quatrième personne de sa schizophrénie divine, divisée en quarante-deux entités. Cette dernière hypothèse, je l’avoue, me semble la plus séduisante. Nous sommes immortels. Nous pouvons volontairement mettre fin à nos jours. Nous pouvons ensuite choisir de nous réincarner en Héthère, ou en chat. Ou nous pouvons rester à l’état de pur esprit, réserve d’énergie où nos congénères pourront puiser en cas de besoin. Il est rare que nous nous rencontrions, mais dans ce cas, nous nous reconnaissons au premier regard. Nous n’avons aucun signe distinctif, nous ressemblons aux hommes et aux femmes de la Terre. Cependant, (et je l’ai éprouvé par moi-même plusieurs fois), nous n’avons jamais aucun doute quant à la nature de l’autre. Nous nous sourions, nous nous serrons les mains pour échanger nos souvenirs, et puis chacun reprend sa route. Nous sommes tous une partie du même être. Il n’est nul besoin de paroles entre nous.



2014. L’humanité a progressé. La peine de mort a été abolie dans un certain nombre de pays. L’homosexualité n’est plus un délit, au moins dans un certain nombre de pays. En France, il y a la Sécurité Sociale, l’allocation chômage, les 35 heures, le mariage pour tous. Et puis, au moins dans les pays suffisamment riches pour cela, la science médicale a fait des progrès extraordinaires. Les gens pensent qu’ils vivent mieux que leurs ancêtres.




Je suis sage-femme. Aider des enfants à venir au monde, c’est de toutes mes compétences celle à laquelle je n’aurais pas pu renoncer. Je travaille dans la petite maternité privée d’une ville côtière. Mes diplômes, bien évidemment, sont des faux, même si je peux me targuer d’une expérience longue de nombreux siècles. Dans le privé, ils sont moins regardants. Je travaille, je ne me trompe jamais, je ne compte pas mes heures. Ca leur suffit.
14 juillet, treize heures. Je pâlis en voyant arriver Joël, portant dans ses bras l’éternelle beauté diaphane de Flore, et Laurette, avec ses huit ans, sa frayeur et son silence.
« Depuis quand saigne-t-elle ? »
Je me mords les lèvres. Heureusement, il n’a pas relevé.
Chambre n°14. L’infirmière prélève. Je monitore. Souffrance foetale. 34 semaines, ça devrait aller. Je me fais porter le dossier. Dernière écho à 20 semaines, faite par ce crétin de Mas. Il note « placenta un peu bas ». J’échographie. Praevia.
« Monsieur Molandier, j’ai un praevia, 34 semaines, SFA. Elle est en travail.
- Ah merde ! Ecoutez, perfusez-là, faites faire une péridurale, ça ralentira un peu. Je suis sur le green, là, j’en ai pour... allez, une heure, une heure et demie...
- D’ici là, ils seront morts tous les deux !
- Transfusez la mère ! Elle a quel âge ?
- 28.
- Eh ben voilà ! Elle est jeune, elle en fera d’autres. Amenez-là au bloc, transfusez.
- Je crains de m’être mal exprimée : il s’agit d’une urgence vitale. Vous êtes de garde. Par contrat, vous devez être là dans les dix minutes.
- Vous me faites chier ! C’est le 14 juillet, c’est férié !
- Vous êtes de garde.
- Eh bien, appelez Gomez !
- Le docteur Gomès est en congé. Il est dans sa famille, au Portugal. Je crains qu’il n’arrive pas à temps. Bien sûr, comme c’est une de ses patientes, je l’ai informé par texto.
- ... Vous êtes vraiment une putain de garce ! Vous êtes virée. Barrez-vous. Je vais leur coller un de ces DE !
- Vous ne pratiquerez aucun dépassement d’honoraires. Ils sont chômeurs tous les deux, ils ont la CMU.
- Gomez et ses conneries de communiste à la con ! Vous êtes virée ! »



14 h 30. Je reçois dans mes bras le fils de Flore, extrait par césarienne, en état de mort apparente. Je réanime. Intubation, ventilation, cathéter ombilical, drogues, massage cardiaque. Rien n’y fait. J’invoque la force du ciel et l’énergie de la terre, les forces de la mort. Je peste contre la pauvreté d’imagination du scénariste, qui se plagie lui-même.
Molandier est dans son bureau. J’entre sans frapper. Il boit un scotch.
« Encore vous ? Je vous ai virée, vous n’avez rien à faire ici.
- Vous êtes un assassin. Les parents vont porter plainte. Vous pouvez vous inscrire à Pôle Emploi. Je retrouverai du travail facilement. Pas vous.
- Connasse ! Qu’est-ce que tu te crois ? Demain soir je dîne avec Charrier, le Président National de l’Ordre ! Je ne risque rien ! On leur offrira dix mille euros, à ces cons, et ils repartiront en nous baisant les mains !
- Vous êtes un assassin, et vous irez en prison pour ça. Finie la belle vie, la Porsche, le golf, Saint Trop et les dîners à Paris. La taule, les passages à tabac, les viols dans les douches... Un salaud de riche, ils ne vont pas se gêner...
- Foutez le camp ! »
Je ne bouge pas. Je souris. Il se lève d’un bond, s’enfuit comme s’il avait le diable à ses trousses. Je l’ai mis hors de lui, intentionnellement. Il vient de boire trois whiskies coup sur coup. J’entends le moteur de la Porsche vrombir dans la cour. Des pneus qui crissent sur le rond-point. Et puis un grand choc...
Ce que je n’avais pas prévu, c’était la colère de Joël, dirigée non contre Flore, mais contre Molandier. Son exaspération quand on lui avait dit qu’il était parti. Sa course folle dans la rue derrière la voiture, qui en raison du sens unique, avait fait demi-tour au rond-point. Et le camion du glacier, qui n’y était pour rien... Molandier était mort sur le coup. Joël aussi. Flore plus seule que jamais. Et Laurette...
Une grande nausée me soulève le coeur. Je n’en veux plus. Je ne veux plus voir la souffrance de Flore, ses hématomes, ses blessures, ses viols, sa mort... Je ne veux plus voir le désarroi de Laurette, ses peurs, ses silences, ses déceptions, sa mort...
Je conduis ma voiture jusqu’au bord de mer. Je monte à pied vers la falaise. Ca suffit. Je ne veux pas voir la suite. Je veux partir loin, dormir, oublier. Je ne vais pas me réincarner. Ils puiseront de mon énergie s’ils le veulent, je m’en fous, je n’en ai plus besoin. Je ne veux plus rien voir, plus rien faire, plus rien ressentir de toute l’éternité. Je n’ai même plus envie de lui dire à quel point il m’écoeure. Je vomis dans les buissons, en montant. Ca ne me soulage pas. Le vent se lève. C’est bon. Il me servira de prétexte. Une rafale, la pauvre, qui aurait pensé... Je suis au bord du vide, à mes pieds la mer explose ses gerbes blanches sur les rochers. Ca ira vite.
« Ohé ! Hé ! Madame ! »
Je me retourne, furieuse contre cette gêneuse à la voix aigüe qui va me faire perdre mon temps.
« C’est vous ! J’en étais sûre ! Je vous ai reconnue de loin ! Je ne vous ai pas remerciée comme j’aurais dû... Vous ne souvenez pas, bien sûr ! C’était il y a trois ans. J’avais eu un accouchement difficile, j’étais fatiguée, et la petite avait du mal à téter. Et moi, je ne savais que pleurer... Vous êtes restée près de moi toute une journée, c’était votre jour de repos... Vous m’avez parlé doucement, vous m’avez aidée à la mettre au sein, et tout à coup, c’est devenu facile... Je vous ai parlé de ma mère, qui ne m’aimait pas, qui ne m’avait pas nourrie, qui préférait ma soeur... Et vos paroles m’ont aidée à lui pardonner, et le lait est monté, et la petite m’a souri... Je l’ai nourrie jusqu’à ses dix-huit mois. Ca n’a été que du bonheur ! Ma mère n’a pas changé, mais j’ai réussi à devenir la mère que j’aurais voulu avoir... Et j’en suis tellement heureuse ! C’est à vous que je le dois, à vous seule. Je suis si contente de vous trouver là, de pouvoir vous dire tout ça... C’était une peine pour moi que vous ne le sachiez pas... »
Elle s’approche un peu plus, me claque trois grosses bises sur les joues.
« Le vent se lève, c’est dangereux, ces rafales. Vous ne devriez pas rester là... »



Je suis redescendue. Nous avons marché côte à côte, elle n’avait rien à ajouter et je n’avais rien à répondre. Devant nous la fillette courait et sautait, cueillait des pâquerettes et divisait son bouquet en deux pour les offrir à part égale à sa mère et à moi.
Je n’avais sans doute soulagé cette femme que parce qu’il l’avait bien voulu, ou parce qu’il était occupé à torturer ailleurs. C’aurait pu être une autre bonne femme. Ou pas.
La falaise est loin derrière moi. Je regarde la petite fille et je prie les forces de la vie, l’eau et le feu. Le travail, il faut bien que quelqu’un le fasse.
Narwa Roquen, toujours vivante

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2014-05-12 23:42:02 

 Commentaire Maedhros, exercice n°129Détails
On nous a changé notre Maedhros ! Une histoire d’amour qui finit bien ? Pas le moindre assassinat, pas le moindre soupçon de perversité ? Des êtres généreux, passionnés, cherchant le bonheur à tout prix ? Certes, le background n’est pas très rose...
L’idée de ce méli-mélo temporel encadré par des règles rigides est tout à fait originale, ainsi que l’attribution à chacun d’un temps de conjugaison pour son temps de parole. Au fait, cette histoire de conjugaison, ce n’est pas dans la WA 125 ? Peu importe. C’est astucieux, déstabilisant, effectivement bien preneur de tête. Mais le lecteur accrocheur se sent intelligent, bonne affaire !


Bricoles :
- Un accord en ré mineur avait pincé les cordes de mon coeur et son écho ne voulut pas voulu s’éteindre : il me semble que « n’avait pas voulu » serait... en accord
- Jipi le vieux avait réussi... mais j’avais réussi ( ligne suivante)
- Et en me ruant sur lui... J’ai voulu me ruer... ( ligne suivante)
- Et il pourra aussi recourir autres formes temporelles : « à d’autres » ou « aux autres » ?
- Nous nous couperont forcément et nous seront envoyés... : couperons, serons

L’histoire est complexe, mais cohérente. Le chapitre « futur antérieur » est un morceau de bravoure !
Allez, Madame Plus va encore sévir. Avec un background aussi fort, aussi riche, aussi structuré, aussi novateur, s’en servir pour une histoire d’amour, c’est romantique, c’est émouvant, c’est touchant... mais c’est dommage ! Imagine la même histoire avec une intrigue de politique-fiction, avec des terroristes, des fanatiques, des ambitieux, des dominateurs, des pervers... et là tu as un récit à nous glacer le sang !
Comme ça, c’est bien. Mais tu as le génie pour faire encore mieux. Revois tout ça dans quelques mois ou quelques années. Tu tiens la base d’une nouvelle tellement époustouflante qu’elle pourrait t’ouvrir toutes les portes.
« Hé bien oui, j’exagère... Mais pour le principe, et pour l’exemple aussi,
Je trouve qu’il est bon d’exagérer ainsi. »
Clin d’oeil à Cyrano, qui jusqu’à son dernier souffle ne renonça jamais à son panache.
Narwa Roquen, qui joue à rattraper le temps

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