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De : Narwa Roquen Date : Lundi 14 decembre 2015 à 22:38:05 | ||
Réparer est plus difficile que construire. C’était un des leitmotivs de Maître Chen, mon précepteur. Et si on pouvait mélanger les deux ? Je réalise aujourd’hui que ce vieil homme, que j’ai tant moqué enfant, était un sage. Je suis Reine depuis quatre jours. Et je règne sur un pays en ruines. Oui, nous avons gagné la Guerre des Choux, et nous avons maintenant le droit d’en être les seuls producteurs, car nous avons écrasé l’armée de nos ennemis, ces Baalysiens cupides et sots. Splendide monopole ! Nos champs sont ravagés, nos hangars détruits, nos cultivateurs morts au champ d’honneur. Nous n’aurons même pas, la saison prochaine, de quoi nourrir les survivants. Dans son mausolée de marbre, mon père doit être furieux. Il venait tout juste de prendre une seconde épouse, plus jeune et plus belle que ma mère, dans l’espoir d’avoir enfin un fils pour lui succéder. Mais il est mort au combat et la jeune épousée a fait une fausse couche. Nous voilà donc, ma mère et moi, survivantes. Elle dans ses longs drapés noirs, digne et silencieuse, comme toujours. Moi, parée de la couronne d’or incrustée d’émeraudes, vêtue du blanc de la royauté, ignare, innocente, et responsable de dix-huit millions d’âmes meurtries. Je m’appelle Lou. Dans le dialecte du village de mon père, ça veut dire « presque ». Déjà une condamnation. Autour de moi, les dignitaires du gouvernement – ceux que mon père avait choisis – s’inclinent avec respect devant la Royauté que j’incarne, mais leurs regards sont condescendants quand ils ne sont pas apitoyés. Aucune crainte. Je connais pourtant toutes leurs bassesses, j’ai passé toute mon enfance à courir partout dans le palais, chien fou errant, tel était mon surnom, qui prendrait garde à un chien fou errant ? En tant que fille non destinée au trône, j’étais une ombre indifférente – mais j’entendais. Ai-je vraiment besoin d’eux ? C’est la question qui me taraude depuis quatre jours. Me tueront-ils avant que je ne les rejette ? Telle est la question subsidiaire. Faut-il détruire avant de reconstruire ? Dois-je me contenter d’un rôle d’apparat et les laisser continuer d’agir à leur guise ? Devrais-je abdiquer ? Et si je me trouvais un mari qui prendrait les rênes de l’Etat ? Est-ce que je suis capable d’assumer cette charge ? Qu’est-ce que je veux ? Je souris, je souris, je souris. Maître Chen me l’a appris. « Quand tu ne sais pas où aller, souris. » J’ai présidé le Conseil en souriant beaucoup. Ils ont tous parlé très fort sans me demander mon avis. Intentionnellement, j’ai bâillé, et j’ai mis fin à leurs discussions avec une innocence enfantine. « Je suis fatiguée. J’ai beaucoup de chagrin à cause de la mort de mon père. Le Conseil est reporté à demain, à la même heure. Je vous remercie de votre aide précieuse et de votre fidélité inaliénable. » Je les ai flattés, logiquement ils ne devraient pas vouloir me tuer avant demain. Il me reste une heure avant que la servante ne porte le dîner dans ma chambre. Qui pourrait m’aider ? Le cimetière est désert. Un petit vent frais fait voltiger les feuilles mortes. L’hiver n’est pas loin. C’est bien. En hiver il ne se passe jamais rien. J’aurai le temps de dormir devant la cheminée, et de jouer de la harpe. Je n’ai pas envie d’avoir des soucis. Je me glisse entre les tombes, enveloppée dans une grande cape noire. Ombre entre les ombres, telle que j’ai toujours été. La voilà. La tombe de Maître Chen. Il avait sûrement, et à juste titre, une piètre opinion de moi. Mais s’il était encore vivant, ce serait à lui que je demanderais conseil. Je m’agenouille devant la stèle grise, aussi simple qu’il est possible. Maître Chen était probablement riche, mais il a toujours vécu à la limite du dénuement. Non pas par avarice. Il disait : « L’or asservit l’esprit de l’homme. Le seul bien indispensable à l’esprit de l’homme, c’est la liberté. » « Maître Chen... » Je soupire. Il me manque plus que mon propre père... « Je suis là, petite fille... » Je sursaute. Maître Chen est là, devant moi, toujours vêtu de son informe robe verte, et les pieds nus. Comment est-ce... « Vous êtes un fantôme ? - Il est vrai que je suis mort. Mais tu as invoqué mon esprit... Et je pense que tu as besoin d’aide. - C’est bien vrai ! Je... Je regrette de n’avoir pas mieux étudié. Je regrette... d’avoir été irrespectueuse envers vous. Je regrette... - Ni le regret ni le remords ne peuvent modifier le passé. C’est ici et maintenant que les décisions se prennent, et ces décisions engagent l’avenir. - Mais je ne sais pas quoi faire ! - Bien sûr que si ! » Il me regarde avec son demi-sourire énigmatique, où l’on peut lire de la sagesse et de la compassion, ou bien de l’arrogance et du mépris, ou bien... En fait, je n’y ai jamais rien compris, à ce fichu sourire. « Bien sûr que tu sais », et il me fait un clin d’oeil complice qui me déboussole complètement. « Sauf que tu ne sais pas encore que tu sais. » Le Grand Chambellan prend la parole. Il toussote pour s’éclaircir la voix. Maître Chen, que je suis la seule à voir, me sourit franchement. « Majesté, votre jeunesse, votre inexpérience... ont convaincu le Conseil d’envoyer un émissaire à l’Empereur du Sutlang. L’union de nos deux peuples sera le garant de leur prospérité et nous pensons... - Cessez de penser, Maître Tang, cela est défavorable à votre karma. Lieutenant Xi ? » L’homme s’avance, laissant derrière lui le Capitaine des Armées, Meng, et les dix-huit soldats qui gardent la porte du Conseil. « Majesté ? - Je vous nomme Capitaine des Armées. Veillez à ce que l’ex-capitaine Meng soit reconduit à la frontière, sans violence, mais sans aucun de ses biens qui seront confisqués par la Couronne. » Xi claque des talons. Deux soldats encadrent Meng. « Vous procéderez de même pour chacun des membres de ce Conseil. Et vous viendrez me rendre compte en personne une fois votre mission accomplie. » Je m’éclipse par la Porte Royale en laissant derrière moi hurlements et grincements de dents. « C’est bien », me dit Maître Chen. « La destruction est achevée. Nous allons pouvoir reconstruire. » Xi s’est révélé efficace et loyal, tel que l’avait prédit Maître Chen. D’origine modeste, il a su gagner la confiance et l’estime de ses hommes. Sa nomination m’a attiré la dévotion absolue de toute l’armée, et au-delà, l’amour reconnaissant du peuple qui travaille et qui se tait. Au moins sur le plan intérieur, je ne risque plus ma vie. Quelques familles bourgeoises ont protesté faiblement, avant de comprendre que leur intérêt était dans le profil bas. J’ai demandé à chacune des sept provinces d’élire un représentant au Conseil, sous le contrôle de l’armée pour en garantir la validité. J’ai donné le droit de vote aux femmes et les ai encouragées à se présenter aux suffrages. Et j’ai ainsi trois femmes élues au Conseil Suprême de l’Etat ! Mon père doit s’en mordre les doigts sous sa stèle de marbre rose, mais cette pensée ne provoque en moi que des rires incoercibles que toute la sagesse de Maître Chen a les pires difficultés à calmer. J’ai dîné un soir avec ma mère, de noir drapée et aussi digne qu’impassible. Après un repas totalement silencieux, elle a baisé mon front sur le seuil de mon appartement et a osé un demi-regard avant de déclarer, les yeux à terre : « Ce que tu fais est... inouï ! » Puis elle a levé sur moi un regard incrédule et inquiet. « Mais... tu es sûre que tu as le droit ? » Le pays est ruiné mais j’ai, somme toute, récolté quelques deniers en séquestrant les biens des anciens dignitaires. Maître Chen en jubilerait bruyamment si sa distanciation constitutionnelle le lui permettait. Mais je vois bien dans son regard pétillant toute l’exultation que cela lui procure. Nous avons passé lui et moi deux jours entiers à détailler des comptes d’apothicaire, pour en arriver à la conclusion définitive que notre système économique n’est plus viable. Les choux ne suffiront plus à nous faire vivre, et ceci pendant au moins cinq ans. J’ai donc fait claironner aux quatre coins du pays que je récompenserai toute invention ou découverte pouvant déboucher sur une économie productive. Et, malgré ma réticence, j’ai suivi le conseil de Maître Chen et j’ai convoqué le roi de Baalys, mon ennemi vaincu, pour une entrevue à la frontière. J’ai fait dresser une modeste tente, et hormis ma couronne, je suis vêtue comme un manant. Oui, « un », c’est plus commode pour monter à cheval, et je m’ennuie trop dans les carrosses. De plus, le blanc royal est salissant ! J’ai un peu poussé ma monture, obligeant mon escorte à suivre ce bout-vite, mais je crois que cela a fait du bien à tout le monde. Les chevaux ont soupiré de bonheur en reprenant le pas, et les hommes se sont regardés à la dérobée avec un demi sourire. En tout cas, personne ne m’a grondée. Elhar le Baalysien arrive enfin dans son carrosse en bois sculpté, flanqué de son ignoble marâtre de femme, Delli, qui refuse dédaigneusement le verre de vin doux que je lui offre. Son mari, dodu et débonnaire, l’accepte avec plaisir. Maître Chen me souffle les mots que je dois prononcer. « Cette guerre a laissé nos deux pays exsangues. Aussi ai-je décidé que ce serait la dernière. Je vous remercie d’être venu, roi Elhar, afin de pouvoir établir entre nous une paix durable. - Quel âge avez-vous ? », m’interrompt l’horrible Delli, dont je remercie le Ciel et tous les Dieux qu’elle ne soit pas ma mère. - « Je suis reine de Puxan, selon nos lois, et avec l’accord et le soutien de mon peuple. » Maître Chen me sourit. Il ne m’a pas soufflé cette réplique. « Tu progresses. Je savais bien que tu savais. » Je m’étonne moi-même. Ce que j’ai à faire me semble évident. Maître Chen se tait, mais son sourire est celui d’un homme satisfait, je n’ai aucun doute à ce sujet – et ce sourire s’amplifie encore quand Elhar, d’un ton excédé, impose le silence à sa femme. Mon Conseil s’étonne et tergiverse, tout le monde parle en même temps, c’est le chaos. Xi ramène le silence. Je ne dois pas avoir besoin d’élever la voix, c’est Maître Chen qui me l’a appris, et cela me plaît bien. « J’ai obtenu le droit de traverser Baalys pour aller acheter des moutons en Sutlang. Cela ne vous convient pas ? » Ici et là, on hoche la tête. « Baalys est aussi ruinée que nous. Que font les hommes affamés ? Ils pillent. Je leur ai donc prêté de l’argent pour qu’ils aillent aussi acheter des moutons. J’ai eu tort ? » Toutes les têtes font « non ». « On avait imprudemment promis ma main à l’empereur de Sutlang. En vendant ses moutons il aura une certaine compensation, et je garde ma liberté. Cela vous convient ? » L’assemblée approuve. « Et enfin, j’ai autorisé Baalys à cultiver et à exporter ses choux. » Là, comme prévu, le Conseil explose. « Alors on s’est battus pour rien ! - C’est une honte ! - C’est une insulte à nos morts ! » Xi frappe des mains. Silence. « Puis-je vous rappeler, Honorables Conseillers, qu’un chou est un légume, à l’égal de la pomme de terre ou du navet ? Pour symbolique qu’il puisse être dans la tradition de notre beau pays, pensez-vous qu’il soit raisonnable de perdre son père, son frère ou son époux pour le seul plaisir de manger du chou ? J’aime bien les carottes aussi, mais pas au point de mourir pour elles ! Il n’y a pas de bonne guerre. La paix malmènera peut-être notre fierté nationale, mais personne n’en mourra. Faisons fi de nos traditions meurtrières, voulez-vous ? Soyons en paix, restons vivants... Est-ce que ce ne serait pas le début du bonheur ? Des avis contraires ? » Silence. Je n’ai pas peur, mais je n’ai pas de plan B. Maître Chen recommence avec son sourire flou. Je crois qu’il prend cet air-là quand il ne sait pas quoi dire. Le temps que l’interlocuteur essaie de déchiffrer, il a le temps de réfléchir. Mais je m’en fiche. Ce n’est pas de lui que j’attends une réponse. Une femme se lève et commence lentement à battre des mains. Un homme fait de même. Puis c’est tout le Conseil qui applaudit à tout rompre. Ouf ! Ce n’est pas facile d’être reine, mais ça commence à me plaire. Voilà mes inventeurs qui arrivent, pour le concours. Il y a de tout. Des lames jumelées pour éplucher les légumes sans gaspiller de chair, de très jolis coffrets en bois qui s’ouvrent grâce à un ingénieux système de manoeuvres successives, comme un casse-tête, de délicieuses carafes en verre soufflé, un métier à tisser qui donne des étoffes d’une finesse extraordinaire... L’artisan m’a remis une tunique blanche, en lin, juste à ma taille... C’est doux comme de la soie, c’est léger, c’est joli... Et puis des couteaux ouvragés, de la dentelle, de la porcelaine, des bonbons au miel... Ils ont tous le regard tendu vers moi, ils ont tous fait de leur mieux, et c’est vrai que ce sont des objets qu’on peut produire facilement et exporter pour relancer notre commerce. J’en ai les larmes aux yeux. Je les remercie, je les félicite. Je ne me sens pas d’en exclure aucun. Ils se partageront la récompense. Maître Sem, mon Grand Argentier (un ancien cordonnier dont je loue chaque jour l’honnêteté, l’astuce et le sens pratique), les recevra l’un après l’autre, pour mettre au point les techniques de production à grande échelle. L’avenir commence à se dessiner positivement. Un petit blondinet aux grands yeux bleus s’avance alors. « Pardon, votre Majesté, je suis en retard... Je voulais vous montrer mon jeu... » A mon signe de tête, il s’exécute. Il tient une tige en bois, d’où part une cordelette qui la relie à une grosse bille percée d’un trou. Le jeu consiste à faire tenir la bille sur la tige... Cela a l’air bien difficile... Et puis ce n’est qu’un jeu... Mais au regard brillant des artisans qui m’entourent, je devine que ces gens qui travaillent dur rêvent parfois d’oublier leurs soucis en jouant comme des enfants... Me voilà avec un lauréat de plus... Le bougre s’abîme dans une révérence splendide et me lance presque impudemment un regard séducteur. Je cherche Xi du regard. Mon Capitaine des Armées est tout pâle. Ainsi donc... Je ne résiste pas à la tentation de titiller un peu l’impassible Xi. « Quel est le nom de votre jeu, mon brave ? - C’est la bille à Bocquet, votre Majesté. Euh... Bocquet, c’est moi, pour vous servir... » Et re-révérence, et nouveau regard conquérant... Je me lève, aussi majestueusement que je le peux (je n’ai pas eu trop l’occasion de répéter ce rôle) et je fais signe à Xi de me suivre. « Capitaine Xi... - Votre Majesté ? - Je sais que vous êtes célibataire... Eh bien... Cela vous ennuierait-il de le rester encore pendant quelques années ? Vous comprenez, je n’ai que quinze ans... » L’homme pâlit, rougit, se trouble. Le meilleur guerrier du royaume, et il est là devant moi, tout ému comme un adolescent... Je vois du coin de l’oeil Maître Chen qui s’esclaffe en silence, mais son regard est bienveillant. Je tends la main à mon Capitaine, qui la porte courtoisement à ses lèvres. Ouh là, me voilà toute émue à mon tour, mais après tout je l’ai bien cherché... « Je suis et resterai à vos ordres, Majesté. » J’ai envie d’éclater de rire, mais cela ne serait pas respectueux. Ce soir je me commanderai une fondue au chocolat, pour que cette journée soit parfaite jusqu’au bout. Le métier de reine me convient tout à fait. Je pense que je vais continuer encore un peu. Narwa Roquen, en désordre, mais dans le mouvement Ce message a été lu 6728 fois | ||
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3 Commentaire WA 145 : Narwa - Estellanara (Lun 21 mar 2016 à 15:42) 3 Sant'Agnese detesta i militari. - Maedhros (Dim 7 fev 2016 à 18:36) |