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 WA, exercice n°154 Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Dimanche 15 janvier 2017 à 22:35:13
Je vous propose de vous concentrer sur l'instant t.
Une scène, minutieusement décrite, qui ouvrira votre histoire. Et reviendra, encore et encore, en plus bref, en plus long, en différent... Et autour, le pourquoi et le comment votre héros ( ou héroïne) en est arrivé là. Vous n'irez pas plus loin. L'instant t est le premier et le dernier. Parce que l'ici et maintenant est notre seule richesse...
Vous avez jusqu'au jeudi 9 février. N'oubliez pas de faire des crêpes pour la Chandeleur et de profiter des jours qui rallongent... pour écrire plus longtemps?
Vous avez le choix du style et du genre. Emportez le lecteur dans une spirale inéluctable, cohérente et structurée, et il vous en sera reconnaissant...
Narwa Roquen,ici et maintenant


  
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Réponses à ce message :
Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2017-02-21 23:06:20 

 WA, exercice n°154, participationDétails
Succession




Je referme la porte derrière moi. Le brouillard s'est levé, et un soleil incandescent fait exploser sa toute-puissance sur le jardin à l'abandon. Sa lumière étourdissante repeint en beauté joyeuse toutes les laideurs marquées par le temps : le sapin desséché, les buissons de ronces sur l'ancien potager, la mousse noire sur la murette et la peinture écaillée sur la barrière cassée. Tout commence. Je suis moi, je suis libre, et je suis Maîtresse.

La porte grinça quand je la poussai. Qui l'avait franchie avant moi, ces dernières années ? Mélansia ne sortait plus guère. Quand la Chambre la sollicitait, elle envoyait aux Sages un corbeau affamé qui délivrait un message haineux et méprisant avant de se précipiter sur tout ce qui semblait comestible, un reste de biscuit, une plume d'oie, une rognure d'ongle, un crâne chauve...
J'exerçais la sorcellerie en mon nom depuis douze ans. Depuis douze ans, j'avais consacré chaque instant de ma vie à combattre tous les maux de notre terre. L'invasion des sauterelles, les incursions des pirates, l'épidémie de peste, l'éruption du volcan... autant de malheurs qui m'avaient trouvée, d'avant l'aube à bien après le coucher du soleil, sillonnant les routes pour porter secours aux bêtes et aux gens. Quand je ne battais pas la campagne, je m'enfermais dans mon laboratoire, expérimentant philtres, onguents et potions, testant sortilèges et enchantements, recherchant toujours de nouvelles solutions à des problèmes qui n'existaient pas encore, pour ne jamais être prise de court.
La chance m'a accompagnée ; je n'ai pas pu les sauver tous, mais j'ai remporté certains succès ; cependant il n'est pas dans ma nature de tirer gloire ou profit de mes réussites. La sorcellerie est un art difficile, et l'échec nous guette d'autant plus que la confiance nous aveugle. Prudente, je suis restée prudente même dans mes plus folles tentatives, n'implorant jamais la capricieuse demoiselle qui joue aux dés avec les Dieux. J'ai seulement essayé de faire de mon mieux.

La grande pièce était sombre, la cheminée emplie de cendres froides et le sol recouvert d'une épaisse couche de poussière. Il flottait une odeur de moisi à laquelle se mêlait la puanteur âcre de la chair putréfiée – quelques rats crevés sans doute. Deux corbeaux que je ne connaissais pas voletèrent autour de ma tête en poussant des cris stridents. Le comité d'accueil ? Je le jugeai piètre, je m'étais attendue à mieux. Peut-être était-elle encore plus faible que je ne le pensais. Mais je me méfiais de sa fourberie, et plus encore quand elle ne la montrait pas.
"Paix", prononçai-je en levant la main. Les corbeaux se posèrent sur la table. Je leur allouai à chacun deux poignées d'orge. J'avais prévu.
Au bout de la salle était la porte de la chambre, et je savais qu'elle était là.
Ensuite, je sortirai. Je refermerai la porte derrière moi. Sûrement, le brouillard se sera levé, et un soleil incandescent fera exploser sa toute-puissance sur le jardin à l'abandon. Sa lumière étourdissante repeindra en beauté joyeuse toutes les laideurs marquées par le temps. Tout commencera, je serai moi, je serai libre...
Cette porte-là pouvait être celle de l'enfer.
Ou pas.
Après tout c'était une porte en bois tout à fait banale, et j'étais une bonne sorcière. Certains disaient même une grande sorcière, mais écouter les flatteurs affaiblit l'âme des tâcherons honnêtes.


Je ne suis plus une petite fille. Elle a essayé de me tuer plusieurs fois, depuis bien avant que je naisse. J'étais sans défense et je croyais pouvoir l'aimer. Pourtant, j'ai survécu. Les Dieux, le Destin, le Hasard, la Chance ? Sûrement pas mon mérite. Mais j'ai survécu, et je n'ai pas gardé de haine dans mon coeur. Les gens font ce qu'ils croient juste. Les Dieux les aveuglent parfois. Certains coeurs se dessèchent comme les plantes qui ont manqué d'eau, et je n'y connais pas de remède.
Je n'ai pas peur. La petite fille en moi a peur, mais je suis maintenant capable de la protéger. Si j'avais voué ma vie aux Dieux, dans le silence obscur d'un Temple, sans doute pourrais-je ressentir de la pitié pour cette vieille femme amoindrie à qui les Sages de la Chambre ont retiré son statut de Maîtresse, pour me l'offrir. Mais j'ai beau regarder au plus profond de moi-même, je ne trouve pas une once de pitié. Juste une lassitude, une envie d'en finir avec cette corvée déplaisante que les Sages m'ont imposée comme une épreuve initiatique. Et c'est juste. Comment pourrais-je supporter les responsabilités de ma nouvelle charge si je ne peux pas l'affronter, elle ? Je suis en paix avec moi-même. Je ne lui dois rien. Sauf peut-être ce qu'elle m'a donné sans le faire exprès, la soif de vivre des survivants, leur ténacité, leur courage, leur liberté...
Un élancement dans le bas du dos, à gauche. Je grimace, je m'appuie à la table. Est-ce que... Non, c'est trop tôt. Respirer, envoyer de la lumière blanche... ça va aller.

Une porte à pousser, parce qu'il me faut le faire. Je contrôle ma respiration. Pas de haine, pas de colère, pas de mépris. Tout sentiment négatif envers elle lui donnerait prise sur moi. Aucun désir de vengeance. Ce qui doit être fait sera fait parce que c'est juste et que c'est la décision des Sages. Je réfrène un rire intérieur quand une pensée saugrenue me surprend : au lieu d'être là, je pourrais être en train de chevaucher Belle, ma gentille licorne, et nous nous envolerions au milieu des nuages. Alexandre, l'aigle royal, essaierait de nous éblouir de ses acrobaties aériennes, et nous lui répondrions gaiement en reproduisant à la perfection ses boucles, ses piqués, ses renversements et ses vrilles...
Allons, plus tard. La vie m'attend dehors, et elle est magnifique. Savoir différer la réalisation de son désir est une acquisition d'adulte. Et, pour le meilleur et pour le pire, je ne suis plus une petite fille.
J'ai poussé la porte. Un chandelier encroûté de cire diffuse une lueur blafarde et vacillante. Des relents d'encens fanés agressent mes narines. Acide, comme du lait tourné. Amer, comme un café trop fort. Et puis poussière, moisi, pourriture... Mélansia est dans son lit, relevée par plusieurs oreillers, les mains posées à plat sur une couverture déchirée par endroits et partout souillée de taches diverses. Autour d'elle, sur le lit, des livres et des grimoires. Un verre opaque contenant un fond de liquide trouble est posé sur la table de chevet, jouxté par un quignon de pain moisi, un trognon de pomme desséché et un flacon sombre recouvert de poussière – un remède ? Elle a les yeux clos mais je sais bien qu'elle est vivante. Elle me fait mariner, c'est de bonne guerre. Je n'ai aucune raison de lui souhaiter le bonjour.
"C'est Cassia. Je suis venue chercher le Globe.
- Toujours concise et efficace, future Maîtresse Cassia ? Merci de t'inquiéter de ma santé. Le Globe est à moi, tu ne l'auras qu'à ma mort... si tu existes encore. Je suis la Maîtresse Suprême, et même si mon corps est fatigué, mon esprit est toujours aussi vif."
Alerte. Je n'aurais pas survécu sans ce sens inné du danger imminent, s'en souvient-elle ? Je me suis baissée juste à temps, sa boule de feu est passée bien au-dessus de ma tête et s'est écrasée contre la porte, qui s'embrase aussitôt. Je ne crains pas le feu. Mais je ne la laisserai pas m'accuser de tentative d'assassinat. D'un doigt levé, j'apaise les flammes. C'est presque amusant.
Elle a refermé les yeux. Elle doit se concentrer sur son prochain coup.
Le spectacle qu'elle offre est pitoyable. Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Sa maigreur est effroyable, ses chairs pendent autour de son squelette comme des lambeaux de haillons sur le corps d'un mendiant. Elle n'est plus qu'un amas de rides et de flétrissures. Ses yeux semblent démesurés, quand elle les promène d'un air hagard dans la pièce nauséabonde. Malgré elle, son regard s'est attardé un instant de trop sur la coiffeuse surmontée d'un grand miroir, sur laquelle s'entassent flacons et pots de crème, crasseux et poussiéreux, vestiges obsolètes et forclos des soins qu'elle accordait autrefois à son apparence. Lentement, je soulève le plateau. Le Globe est là, obscur, silencieux. Je compte jusqu'à sept avant de tendre la main (une vieille habitude, que m'enseigna mon Maître en sorcellerie Guimard le Borgne, que rien ni personne n'avait jamais réussi à surprendre). Et ma pensée s'envole éperdue de reconnaissance vers l'âme aujourd'hui bienheureuse de mon professeur. Un scorpion de belle taille dresse sa queue mortifère, prêt à l'attaque. J'éclate de rire, j'en élève depuis dix ans... et de bien plus gros ! Leur venin a des propriétés curatives exceptionnelles, même si leur manipulation requiert une extrême prudence. Mais je m'entends bien avec eux. Je les nourris, ils ne me craignent pas plus que je ne les redoute. Ils savent que je sais. Quand tout est dans l'ordre des choses, il n'y a pas de place pour la peur.
Il me suffit d'un regard pour sidérer la bête, que je soulève ensuite délicatement avant de la reposer à terre.
"Va vivre ta vie en des lieux plus prospères", lui dis-je aimablement tandis qu'effaré et ravi il se précipite sous la commode.
Je prends le Globe dans ma main. Il hésite un instant, puis il s'éclaire, se remet à palpiter doucement en ronronnant, tiède et confiant. Il m'a reconnue comme sa légitime propriétaire. Je suis désormais Maîtresse. Bientôt je vais refermer la porte derrière moi, et je suis sûre qu'un soleil incandescent aura chassé le brouillard et qu'il fera exploser sa toute-puissance sur le jardin à l'abandon. Toutes les laideurs seront repeintes en beauté joyeuse...
"Tu n'as pas le droit !", glapit-elle. "Je suis la Maîtresse Absolue et Incontestée, et tu n'as pas le droit de me voler le Globe ! Mes corbeaux...
- Tes corbeaux sont à mes ordres. Je les ai nourris.
- La Chambre des Sages...
- ... t'a destituée. Je suis la nouvelle Maîtresse. Je ne te veux pas de mal, mais je ne te cèderai pas."
Elle se relève un peu sur ses oreillers et me foudroie d'un regard haineux.
"Ah, ton père t'a bien dressée contre moi, le lâche. Il n'a jamais osé m'affronter en personne, mais il m'a volé ma fille aînée, et il en a fait mon ennemie ! Ton père chéri, cet incapable goujat qui n'était expert qu'en fanfaronnades, t'a-t-il raconté par le menu toutes les humiliations qu'il m'a fait subir ? Toutes ses amantes, il te les a présentées, sans doute ? Et tous les grimoires qu'il m'a volés, pour se prétendre ensuite le plus talentueux des Mages ?"
Je garde le silence. Mon père n'était pas un parangon de vertu, et il maniait le mensonge mieux que personne. Mais il m'a permis de survivre. Cela au moins, je le lui dois. Aïe ! J'ai comme un noeud douloureux dans le bas du dos, toujours à gauche. Quelque chose de tendu et de crispé, comme un vieux souvenir qui refuse de se taire. Mais le passé en nous doit mourir. Il y a une porte à refermer qui m'attend. Le soleil qui a chassé le brouillard. La lumière comme un remède à la laideur de l'abandon. Et la liberté.
Sur sa couche lamentable, la vieille sorcière pérore toujours.
"Heureusement que ton frère et ta soeur sont morts. Sinon, vous auriez été trois à vous acharner sur ma pauvre carcasse !
- Ils sont morts parce que tu les as tués.
- Ah voilà bien l'oeuvre malfaisante de ton père ! J'ai tant pleuré, sur leurs pauvres petits cadavres décharnés... Aucune magie, aucun sortilège, je n'ai pas pu les sauver ! Tu ne peux pas savoir ce que c'est, pour une mère, que de voir ses deux enfants s'éteindre lentement, jour après jour, sans n'y rien pouvoir changer ! Et serrer ensuite dans ses bras ces dépouilles adorées...
- Ils auraient pu être plus puissants que toi. Rien n'égale la force des jumeaux. C'est pour ça que tu les as tués.
- Cruelle, cruelle ! Comment peux-tu proférer une telle horreur ? Mes jumeaux, mes tout-petits...
- Tu avais bien essayé de me supprimer, avant eux. Mais tu as échoué...
- Tu es venue trop tôt, je n'étais pas prête. Et puis, enfant, tu étais rebelle, tu étais odieuse... Je voulais juste t'éduquer...
- En me jetant dans le feu ? Education flamboyante ! Par malheur pour toi, j'avais déjà le Don. Et mon père m'a soustraite à ta malfaisance.
- Tu n'as rien compris ! Tu ne comprendras jamais rien à rien ! Tu es comme lui, opportuniste, ambitieuse, sans coeur ! Aucun homme ne t'aimera jamais, et jamais ton ventre aride ne portera d'enfant ! Je te maudis, je te maudis !
- Pour me maudire, il te faudrait encore un pouvoir. Tu n'en a plus. Ton temps est révolu. Le Globe m'a reconnue, je suis la nouvelle Maîtresse."


J'ai laissée ouverte la porte de la chambre. Les corbeaux m'ont suivie quand je suis sortie. Au fond de mon ventre frémit une vie nouvelle, et je n'en ai rien dit, et elle ne le saura pas. Elle en aurait tiré plaisir, imaginant je ne sais quel nouveau conflit, quelle nouvelle rivalité haineuse... Mais j'élèverai ma fille dans l'amour et le respect, et elle m'aimera comme tous les enfants du monde, qui n'espèrent qu'une chose, de pouvoir aimer leurs parents sans danger pour eux... et peut-être même y en a -t-il qui n'imaginent même pas que cet amour pourrait les mettre en danger.
Et puis, si elle en est capable et si elle le souhaite, je lui cèderai ma place avec joie et fierté. A moins qu'elle ne préfère faire pousser le blé et traire le lait des vaches, comme son père, mon bien-aimé, et cela me fera également sourire de bonheur...


La douleur dans mon dos s'est évanouie. Les comptes sont soldés. Je ne veux garder qu'un seul souvenir. Il n'y a pas eu de victoire, seulement un vieux relent de souffrance qui a enfin fini par disparaître. Comme la dernière croûte qui tombe d'une cicatrice, d'une plaie guérie qui ne saignera plus jamais. Je ne me sens pas différente, ni plus forte ni blessée. La vie suit son cours et personne ne retient l'eau qui passe. Peut-être l'amour peut-il changer une petite partie du monde, et peut-être pas. Je vais poursuivre ma route. Un jour, elle mourra. Alors je pourrai enfin me souvenir que j'ai eu une mère, et mes larmes seront sincères. Ce jour-là encore me reviendra ce moment où ma vie est redevenue légère.
J'ai refermé la porte derrière moi...
Narwa Roquen, le retour

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2017-03-28 08:40:33 

 WA - Participation exercice n°154Détails
Les chevaux de mon âme


La bande-son


Ce soir, j’irai à la fête foraine. Comme chaque année quand revient le printemps. Comme chaque année depuis dix ans. Je me ferai beau. Je mettrai mes habits du dimanche, ma chemise à jabot et mon cuir de moto. Je lisserai mes cheveux avec soin et, quand tout sera parfait, je sourirai à mon reflet dans le miroir. Ce soir, je me remettrai à espérer. Ce soir, je me remettrai à vivre. Ce soir, je pourrai tenir ma promesse, si elle le veut bien. J’ai patienté son retour toute une année. Une année qui s’ajoute aux neuf autres. Mais je n’ai pas perdu espoir. Cette fois, elle le voudra bien. Ce soir, j’irai à la fête foraine. Ils ont installé les guirlandes lumineuses dans le champ qui longe la rivière, en bas de la route poussiéreuse, juste avant les virages qui s’enfoncent dans la forêt. Je me rappelle. Les arbres se taisent et gardent leurs secrets. Je n’ai rien à voir avec eux.

Ce soir, j’irai à la fête foraine. J’achèterai un billet pour le manège. J’en achèterai un second. J’en achèterai autant qu’il le faudra pour que tourne toute la nuit le carrousel à double étage, tout en bois blond et lumineux. Avec son chapiteau rococo et ses chevaux de bois qui montent et qui descendent au rythme de la ritournelle, ses renards qui ne rattrapent jamais les tortues et ses miroirs menteurs. Ceux-là même qui m’ont trahi il y a dix ans.

Je ne dirai rien quand les enfants me feront des grimaces, quand ils me tireront la langue et se moqueront de moi. Je resterai de marbre quand leurs parents me fusilleront du regard en me montrant du doigt. Je ne piperai mot quand le gendarme se postera pour m’observer. Qu’ils aillent tous au diable. Ils ne sont rien pour moi, juste des silhouettes confuses de l’autre côté du manège. Je suis venu pour elle. J’en ai le droit. Toute l’année, j’ai trimé comme un forçat pour un salaire de misère. J’ai retourné cette maudite terre qui n’enfante que des pierres. Encore et encore.

Dans la folle cavalcade des petits chevaux immobiles, tout deviendra flou et sans aucune importance tant que les accords sautillants de l’orgue limonaire retentiront. Alors arrivera le moment magique où les flonflons de la fête empliront ma tête jusqu’à étourdir mes sens. Il me faudra alors redoubler de vigilance et ne pas perdre la cadence. Car elle m’attendra juste un instant. Il me faudra saisir ma chance pour compléter mon existence.

Elle... je l’aime toujours, même si elle a disparu au détour du manège. Elle me souriait,là, assise sur le cheval de bois qui caracolait devant le mien. Je l’ai quittée des yeux une seconde à peine. Un seul clignement de paupière et elle n’était plus là. Son rire résonnait à mes oreilles, son parfum flottait tout près de moi, sa chaleur m’enveloppait encore mais elle s’était évanouie au beau milieu du carrousel enchanté. Elle a emporté mon coeur et les couleurs du monde. Elle a disparu et je n’ai pas quitté la selle de bois avant que les lumières ne s’éteignent et que la musique ne s’arrête.

Ils m’ont chassé sans ménagement. Je suis tombé dans la poussière du bord de la route. Ils ont démonté les stands de tir et la grande roue, le palais des glaces et le train de l’horreur. Ils ont replié les auto-tamponneuses et la tente de la femme à barbe. Ils ont remisé les machines à sous et fermé les loteries de peluches. Mais j’ai crié son nom en vain quand ils ont mis en pièces le manège enchanté qui avait volé celle que j’aimais. Ils ont ricané en haussant les épaules, pauvres fous.

Quand ils eurent terminé, ils sont repartis sur la route. Je l’ai ai suivis jusqu’à l’orée du grand bois où je me suis arrêté. Les ombres avaient envahi la chaussée et je ne pus aller plus loin. Dans le flanc des camions qui disparaissaient sous le couvert des arbres, je savais qu’elle était là, parmi les animaux de bois peint et les barres torsadées qui les clouent sur le plateau tournant tels des insectes de collection.

Alors, ce soir, j’attendrai l’heure où elle apparaîtra enfin devant moi, aussi belle que dans mon souvenir. Je suis prêt à la suivre jusqu’au bout de l’arc-en-ciel, de l’autre côté du manège. Et même si les miroirs menteurs refusaient de nous voir, je murmurerai à l’oreille de son cheval de bois qui monte et qui descend, pendant qu’elle sourira de bonheur :

« Tournez, tournez ! Le ciel en velours
d’astres en or se vête lentement
Voici partir l’amante et l’amant.
Tournez au son joyeux des tambours... »

...car ce soir, je vais à la fête foraine.

M

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2017-05-06 20:06:30 

 Et garde au moins ta foi, si tu n’as plus d’amour.Détails
Quand j'eus fini de lire cette histoire, il n'y avait pas l'ombre d'un doute. Elle recélait tous les ingrédients qui font depuis des années ta marque de fabrique. C'est d'abord une histoire de femmes. C'est ensuite une histoire de sorcières. C'est enfin une histoire de filiation. Bien sûr, il y a bien quelques vestiges masculins mais ils sont rejetés en périphérie où tu leur accordes une importance détachée.

Sous le vernis irréprochable de l'héroic-fantasy la plus académique (licorne, pierre magique, sortilèges... ), cette histoire parle aussi, me semble-t-il, de cette période confuse où les enfants ne voient plus leurs parents avec leurs yeux enfantins et où les parents ne parviennent pas encore tout à fait à voir leurs enfants comme des adultes. C'est l'instant où les trajectoires se coupent sur le graphique générationnel. Où quelquefois l'orage gronde dans le huis-clos familial. Dans ton histoire, le personnage de la mère est complexe. Elle refuse de céder sa place, même à ses enfants et, comme Médée, commettra l'effroyable pour maintenir son pouvoir. D'ailleurs, autre point commun avec la magicienne grecque, la sorcière de ton conte semble également avoir été abandonnée par son époux.

Et puis, il y a aussi ces portes. En s'ouvrant ou en se refermant, elles marquent un passage, bien au-delà du seuil qui se franchit en faisant un pas. Accessoires essentiels de cette histoire, elles ouvrent l'avenir ou bien elles referment le passé. Et, quand ton héroïne, après avoir définitivement soldé son passé, pousse la dernière porte vers l'extérieur, c'est pour elle comme une seconde naissance. Elle a acquis son nouveau statut de sorcière... ou de femme!

Le style est fluide mais c'est habituel sous ta plume. Grâce à la narration à la première personne, tu dépeins avec fidélité les sentiments qui animent l'héroïne de l'histoire, à la fois résolue et résignée. Tu nous fais partager la diversité de ses émotions et la libération qu'elle éprouve en revenant vers la lumière, une fois qu'elle a scellé son passé.

Well done.

M
(en retard)

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2017-11-09 11:41:08 

 WA n°154 : MaedhrosDétails
Il y a beaucoup de mystères dans ce texte. Je me suis demandé si les dix ans avaient une signification particulière. Mais c'est qu'avec toi, je me mets à chercher des indices partout ;o)
"Les arbres se taisent et gardent leurs secrets. Je n’ai rien à voir avec eux." cette phrase m'a interpelée aussi.
"ses miroirs menteurs. Ceux-là même qui m’ont trahi il y a dix ans." il doit forcément y avoir un bout de l'histoire dans cette phrase mais lequel ?
"J’ai retourné cette maudite terre qui n’enfante que des pierres." c'est joli, ça.
"Dans la folle cavalcade des petits chevaux immobiles" ça aussi !
Je me demande si cette femme est réelle... Et comment connait-il son nom s'il ne l'a qu'aperçue ?
"je savais qu’elle était là, parmi les animaux de bois peint" : si elle était un élément de décoration du manège, il la verrait chaque année, non ?
Je suis allée lire le poème, espérant que cela m'aiguillerait dans la compréhension du texte. Que nenni !
Je ne comprends pas pourquoi il ne dispose que d'un instant. Cela renforce dans mon esprit l'impression qu'elle n'est pas réelle et que c'est pour ça que les miroirs mentent. Elle ne s'y reflète pas alors que lui la voit.
Bon, mon intellect d'hippocampe fatigué a jeté l'éponge. Même après deux lectures, je ne comprends pas le fin mot.
Reste un joli texte, bien écrit (qui a dit comme d'hab' ?), au rythme proche de la poésie.

Bricoles :
"J’ai patienté son retour" cette formulation me fait une impression bizarre.
"Quand ils eurent terminé, ils sont repartis sur la route." pas sûre que cette concordance des temps soit homologuée.
"Et même si les miroirs menteurs..." la concordance dans cette phrase-là me heurte également. J'aurais mis "refusent".

Est', qui caille...

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2017-11-09 19:37:58 

 Explications...Détails
D'abord mille mercis de revenir dans le cercle et commenter les textes.

Ensuite, j'ai bien conscience que ce texte est obscur et que j'ai volontairement évité de laisser les clés permettant sa compréhension. Mais comme tu le remarques, c'est un texte brumeux qui s'écoule comme une sorte de poésie d'où transpire la fièvre d'une maladie mentale.

Clairement, le personnage qui parle n'habite pas tout seul dans sa tête et est obnubilé par un traumatisme qu'il a vécu 10 ans en arrière et qui ne cesse de tourner en boucle. Il ne discerne plus vraiment la réalité et son propre délire. Donc une histoire trouble dans laquelle il poursuit une chimère. A-t-il rencontré une fille. Sans doute. A-t-il été aussi proche d'elle qu'il le croit. Plus difficile à dire. Qu'est-elle devenue? Encore plus difficile à dire.

Ce pauvre hère semble prisonnier d'une boucle sans fin, comme ces petits chevaux de bois le sont du manège.

Après, l'imagination du lecteur est invitée à remplir les vides dans un sens ou dans l'autre.

En tout cas, ne désespère pas de ma capacité à rendre floues des choses très simples!

M

Ce message a été lu 5724 fois
Estellanara  Ecrire à Estellanara

2017-11-13 13:39:21 

 WA n°154 : NarwaDétails
"Sa lumière étourdissante repeint en beauté joyeuse toutes les laideurs" : c'est tout à fait le sentiment que ça me donne à chaque fois !
Ah chouette, une histoire de sorcières ! C'est très vilain, ça, de ne pas nourrir ses corbeaux ! Si j'avais la chance d'avoir un corbeau apprivoisé (ce qui a toujours été un de mes rêves), nul doute que j'en prendrai grand soin (comme je l'ai fait avec mes chats, rats, poissons, criquets, escargots, grenouilles et lapin) !
Ton background est donné par allusions subtiles, les Sages, la "capricieuse demoiselle"... Cela suffit pour suggérer une épaisseur, un monde derrière l'histoire.
Tes descriptions détaillées et utilisant les cinq sens retranscrivent bien l'impression de décrépitude qui flotte sur les lieux.
"Deux corbeaux que je ne connaissais pas" cette formulation indique bien les relations d'amitié que ta sorcière entretient avec les animaux.
J'aime bien la reprise du premier paragraphe. Ton héroïne voudrait déjà y être, avoir déjà passé ce moment éprouvant et pénible.
J'ai compris assez rapidement qu'elle allait voir sa mère.
"écouter les flatteurs affaiblit l'âme des tâcherons honnêtes" "Sûrement pas mon mérite.": ton héroïne a une piètre estime d'elle-même. Elle peine à reconnaitre sa propre valeur. Mais cela me parait naturel avec les parents qu'elle a eu.
"Certains coeurs se dessèchent comme les plantes qui ont manqué d'eau, et je n'y connais pas de remède." : c'est joli ça. Et un peu philosophique.
"La petite fille en moi a peur, mais je suis maintenant capable de la protéger." : ça me rappelle un truc de psychologie que j'ai lu. Et aussi un film de Jodorowsky où il apparaissait vieux à l'enfant qu'il avait été. Il le réconfortait et l'encourageait. Une scène étrange et fascinante, comme il y en a souvent dans Jodo...
Les sentiments de l'héroïne sont décrits d'une manière très crédible. L'épuisement moral, l'usure devant l'égoïsme de l'autre...
Ton héroïne s'est durcie pour survivre. Les épreuves l'ont façonnée. Sa mère lui a pris une partie de sa joie, de sa douceur sans doute, beaucoup de son insouciance et de sa confiance envers les autres. Cela, elle ne le retrouvera probablement jamais. Et elle lui a involontairement donné la force de résister, la hargne de survivre, une volonté invincible. Je comprends ça trop bien et c'est très bien décrit...
Le fait que l'héroïne appelle sa mère par son prénom est bien vu.
Elles sont sacrément puissantes, tes sorcières...
"Elle n'est plus qu'un amas de rides et de flétrissures." j'aime bien ta description de la vieille, bien répugnante.
Je ne connaissais pas le mot forclos.
Quoiqu'elle en dise, il y a quand même un côté revanchard dans les réactions de ton héroïne qui s'amuse, voire rit carrément des tentatives de résistance de la vieille sorcière. Mais c'est de bonne guerre.
"Quand tout est dans l'ordre des choses, il n'y a pas de place pour la peur." encore une pensée philosophique.
Le dialogue qui suit est très intéressant. Comme on n'a que le point de vue de l'héroïne, on ne peut pas savoir quelle part de vérité il peut y avoir dans les dires de la vieille sorcière. Si je comprends bien, Mélansia a tenté d'avorter. C'est légitime si elle s'estimait trop jeune ou ne voulait tout simplement pas d'enfants. Ce dialogue et le caractère implacable des jugements de l'héroïne ajoutent une dose d’ambiguïté que j'apprécie. Personne n'est jamais tout blanc ou tout noir dans un conflit. Globalement, Mélansia semble un personnage odieux mais ce dialogue vient agréablement nuancer le tableau.
Très bien vu, la symbolique de la porte. Ton héroïne l'ouvre sur un morceau de passé obscur et répugnant puis la referme pour toujours, avec soulagement, une fois les comptes soldés.
Ton héroïne fait montre d'une grande force de caractère et d'une immense résilience. Si seulement tout le monde pouvait être comme ça, on éviterait de passer à nos enfants les névroses diverses qu'on tient de nos parents...
La fin est très belle.

C'est un texte puissant et carrément psychanalytique, décrivant d'une façon particulièrement réaliste des relations parent-enfant difficiles.
Il éveille chez moi un écho tout particulier car j'ai eu pendant 35 ans des relations épouvantables avec mon père avant d'accepter de ne plus en avoir du tout (ouf, quel soulagement !).

Bricole :
Comme le paragraphe qui commence par "J'exerçais la sorcellerie" est à l'imparfait, j'aurais trouvé plus logique que le paragraphe qui commence par "La chance m'a accompagnée" le soit également.

Est', qui a longtemps essayé d'arroser le coeur de son père.

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