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Sang et sanglots

Le soleil, fier de dominer le monde, jète orgueilleusement son aveuglante attaque sur quiconque n'est point près à admettre son écrasante supériorité. Se jouant des ombres et des reflets, il arrache à la rivière des haillons dorés pleins de lassitude et de soumission. Les peupliers aux chatoiements d'argents se balancent et se chuchotent d'anciens secrets châtiés, oubliés par les peuples et maintenant entêtés contre le sable et le temps. Le vent, quant à lui, s'élance à travers les plaines, transperçant les forets et les montagnes, enjambant le monde...

Un jeune garçon, assis dans l'herbe encore fraîche de la rosée, les traits crispés par la concentration... Il est immobile. Pourtant, son ombre danse. Ses mouvements sinueux et sa démarche chaloupée donnent à cette silhouette un air de vieux marin, un de ceux qui ne mettent que très rarement le pied sur terre - si ce n'est pour finir ivre mort dans une taverne du port. Elle danse... animée et soutenue par une force aussi puissante qu'invisible, elle danse. Elle s'élève, tournoie, sautille, côtoie les nuages puis retombe. Maintenant son ballet s'intensifie... C'est un ensemble complexe d'acrobaties, de pas rythmés et de bien d'autres techniques artistiques. Un cri s'élève... brisant la tranquillité enivrante de ce paradis. Dans le ciel, les nuages s'amassent. Noirs comme la nuit, noirs comme la mort, ils apportent un vent glacial et une obscurité inquiétante. Soudain, un éclair déchire cette obscurité, tel l'acier ouvre les corps et laisse les plaies béantes et ensanglantées. Encore un cri... Encore un. Mais ce dernier est investi d'une intonation légèrement différente. Un éclair succède au premier, accompagné d'un grondement sourd. Le jeune garçon empli une nouvelle fois la plaine de sa voix perçante. Cependant, ce n'est plus un cri mais une plainte, une plainte stridente pleine de désespoir. Une lamentation, fruit d'une douleur qui semble enfouis depuis l'avènement de la création elle-même.

Le calme est revenu, les éléments reprennent leur place. Doucement, la sérénité de la nature reprend son règne sur le monde animal. Les oiseaux se remettent à chanter et leurs gazouillements insouciants, portés par le vent, s'envolent à nouveau dans le but d'atteindre les cieux. Les sombres masses cotonneuses surplombant la voûte céleste, quelques instants auparavant, se brisent, se disloquent, se dissipent et s'estompent.

Seul, à genoux, les mains crispées sur le visage, il semble immobile... Ses sanglots résonnent infiniment dans ce qui l'entoure. Chaque insecte, chaque brin d'herbe semble affecté par cette tristesse désarmante... Le soleil s'est ostensiblement rapproché pour le réconforter et son ombre, à présent, le berce gentiment dans une attitude maternelle.

***

La lune brille ce soir. Je peux même apercevoir le bleu de ses yeux. Il me parle... me relate son entraînement de la journée mais mon esprit flâne là où se porte mon regard. Que se passe-t-il ? Pourquoi m'est-il si difficile de me concentrer sur ses paroles ? Il ressemble tant à sa mère... Ma soeur. Ces yeux, ces cheveux noirs comme une nuit sans étoile, ce nez : fin et retroussé sur le bout... Pourquoi ? Pourquoi ces souvenirs tout à coup ? Pourquoi ? Mais ! ...
- Dao ! Tu lis dans mes pensées !
J'ai crié un peu plus fort que je ne l'avais voulu. Dao semble surpris :
- Comment l'as-tu su, tante Jonna ?
- Peut importe comment je l'ai su ! Tu n'as pas à le faire, c'est tout !
- Désolé, tante Jonna. Je voulais juste savoir comment elle était.
Je reprends mon calme. Je crois qu'il a gagné.
- Ce n'est pas grave. Mais ne recommence plus ! Et je tente de ponctuer cette phrase d'un regard lourd de menace. C'est de ma faute, je n'aurais pas dû te l'apprendre. Tu as fais beaucoup de progrès. Je ne m'en étais même pas rendu compte au début.
- Je m'entraîne tous les jours et sur tous les animaux que je rencontre, tu sais. Mais comment as-tu fais pour...
- Lorsque tu lis dans les pensées de quelqu'un et pour qu'il te révèle ce que tu souhaite savoir, tu le pousse à se parler à lui-même. Il suffit alors que la personne s'en aperçoive pour remonter très rapidement à la source. Tu comprends ?
- Oui, je vois. Et tu crois qu'il existe un moyen pour que les gens ne sentent pas que l'on lise dans leur esprit ?
Il a tellement soif de savoir. Il deviendra un grand sorcier, peut-être même le plus grand.
- Il faut y aller en douceur. La manière dont tu as instauré dans mon esprit le souvenir de ta mère était trop brusque.
- Dis-moi tante Jonna, lorsque j'ai invoqué l'éclair cet après-midi, j'ai repensé à des choses tristes. Tu penses que c'est parce qu'on lisait dans mes pensées ?
- Oui et non. En fait, les entités n'ont pas d'existence propre : elles ne se manifestent que par la création d'un lien empathique avec un être vivant. Donc lorsque tu suscites une entité, tu lui donne le droit de ressentir ce que tu ressens. L'éclair ne faisait en fait qu'apprendre à te connaître. Et plus vous vous comprendrez et plus cette entité deviendra puissante, et ce jusqu'à devenir une entité majeure.
- Une entité majeure ?
Ce ton rêveur : on dirait ma soeur.
- Oui, c'est ça. En fait, tu n'auras plus besoin de l'invoquer car elle fera partie intégrante de ce monde, elle pourra même appeler d'autres entités. Et pour lui prouver que tu auras admis son existence, tu lui donneras un nom.
- Un nom...
Ses grands yeux bleus pétillent, et sa bouche grande ouverte lui donne cet air d'enfant émerveillé qu'avait aussi sa mère de temps en temps.
- Bon maintenant essaye de dormir un peu.

Je le borde, lui plante un baiser sur le front et retourne près de la cheminé. Il n'a que dix ans et sait pourtant déjà faire tant de choses. Je déroule un parchemin vierge, taille une plume et la trempe dans l'encrier... Non c'est trop bête... Je concentre ma volonté vers le parchemin et jette la plume par-dessus mon épaule. De petites lettres noires s'inscrivent très nettement sur le document jauni par le temps.

"Pour me présenter, je suis Jonna La Bien Aimée, fille du grand Daodan L'Éternel et soeur de Mirao La Guerrière. Nos noms apparaissent dans les livres d'histoires, dans les contes pour enfants et même dans les légendes. Mais je suis certaine qu'aucune de toutes ces histoires ne se rapproche de la réalité. Mon père a observé les hommes durant des millénaires, ma soeur a combattu des Dieux et des consciences bien plus puissantes...

"...Je me dois d'éclaircir un certain point afin que le lecteur puisse me comprendre moi, mais aussi le monde dans lequel je vis. Je ne souhaite pas convertir mon lecteur à une quelconque religion, mais je lui demanderai simplement de mettre son scepticisme, quant à l'existence de la magie, de coté s'il souhaite poursuivre sa lecture. Bref, il faut savoir que la magie en elle-même n'a pas de limite : il n'existe pas de frontière entre le possible et l'impossible que la magie ne puisse briser. Les seules contraintes imposées à un mage - ou un sorcier, peu m'importe le nom que vous lui donnez - sont les barrières de son propre esprit. Car si le vouloir est important, la conscience de l'acte voulu l'est tout autant. Quant à l'épuisement qui s'ensuit, on peut apprendre à le réduire avec l'entraînement. Je vous expose tout ceci afin que vous preniez conscience de la difficulté de certains actes magiques. Par exemple, contrairement à ma soeur, je ne suis pas faite pour l'action car je suis incapable de créer une déflagration ou encore d'invoquer une entité. Par contre, ma faculté à convertir certain concept compliqué en une allégorie simple me permet, entre autres, de voir mon avenir.

C'est là où je voulais en venir. J'ai toujours imaginé le passé comme une droite, et le futur d'un être vivant comme un chemin muni parfois de plusieurs branches orientées en des directions différentes et jonché de nombreux croisements ou même de "carrefours". Les branches représentent les choix qu'un homme devra effectuer lors de sa vie. Bien sur, la réalité est bien plus complexe mais cela m'a toujours donné un aperçu de ce que les évènements à venir nous réservent...

"...Je dois avouer que Dao est particulièrement doué pour invoquer les entités, et ce depuis son plus jeune âge. Je pense que cela est du à son tempérament. J'ai toujours trouvé qu'il se laissait très vite dépasser par ses sentiments, or pour les entités, leur puissance est équivalente à la force du lien que l'on établit avec elles ; et qu'il y a-t-il de mieux qu'un lien sentimental basé sur l'absence de réserve ? ...

"...Si je dois parler de ma soeur, je dirai qu'elle était plutôt du genre garçon manqué. Je me souviens qu'enfant, déjà, elle aimait pulvériser en quelques dizaines de morceaux les cadeaux que notre père nous ramenait de ses longs voyages. A la découverte de son "don", elle s'était mise à brûler tous ce qui lui passait par la main et dès qu'il s'agissait de destruction elle était capable de faire preuve d'une créativité sans bornes. Adulte, elle était devenue une virtuose du combat. Et je l'ai vu, un jour, écraser, avec une facilité déconcertante, un bataillon de presque trois cents mercenaires armés jusqu'aux dents. Comme quoi, la magie peut revêtir bien des aspects différents. Je me demande d'ailleurs ce que ma soeur a pu faire à l'ombre de Dao. Elle semble vivante et avoir sa propre volonté..."

***

La vie s'écoule et les années nous échappent. Il ne sert à rien de se retourner, les belles années sont loin derrière et Jonna le sait bien. La nuit est longue... La nuit est porteuse d'angoisse... Car c'est demain que "l'événement" se produira. Ce carrefour, ce croisement de destiné suivi de toutes ces branches ne peut la tromper. De ses mains tremblantes, elle ranime le feu. Le soleil n'ose pas se lever, c'est sûr ! Et pourquoi ce silence dans la forêt ? Pourquoi fait-il si froid ? "Du calme." se dit-elle comme pour se rassurer. Mais elle a peur. Peur comme un soldat engagé de force et placé en première ligne. Après tout ce n'est pas elle La Guerrière ! C'était Mirao... "Pourquoi nous as-tu quitté ?"... Et ses larmes roulent sur ses joues. A la faible lueur de la lune, leur éclat rappelle celui du diamant. Et, lorsqu'elles s'écrasent sur le sol, elles sont devenues de véritables joyaux soutirant au marbre un tintement aussi glacial que désespéré.

***

Ce bruit... Cet étrange son de cloche ! Il résonne encore dans son esprit. Dao s'inquiète, son ombre semble vouloir l'avertir : elle sautille, agite ses membres et lui indique une direction. "Tante Jonna !" Il doit faire vite... Il ne sait encore pourquoi, mais elle court un grand danger. "La Terre donne la forme", les leçons de sa tante lui reviennent. Un lièvre passe et Dao relâche sa volonté. Il accélère, propulsé par ses puissantes pattes arrières et les sens en alerte à la recherche d'un éventuel prédateur. Sous cette forme le monde qui l'entoure a atteint des proportions gigantesques. Entre deux bonds, il change de forme. Il est maintenant beaucoup plus rapide, de plus, le loup a l'avantage de ne pas avoir d'ennemis particuliers dans cette forêt.

***

Le jour se lève... On dit que le premier et le dernier rayon du soleil sont verts mais aujourd'hui je n'ai vu que du sang. Les montagnes de l'Est semblent, tels des pieux, avoir transpercé la terre de part en part qui, trahie par ce qu'elle abritait autrefois en son sein, verse des larmes vermeilles. Les nuages pleurent aussi ou peut-être rient t-ils du comportement des hommes, de leurs angoisses, de leurs peurs. Je lève les yeux au ciel. "Évidemment, vu d'en haut, ça doit paraître insignifiant". Et l'averse continue de plus belle, fouettant mon visage et mes épaules. L'humidité exalte des odeurs chaudes et réconfortantes, témoins silencieuses d'un monde ignoré. Dao doit être loin maintenant, je lui ai dis qu'il fallait parcourir le monde pour apprendre, que je n'avais plus rien à lui enseigner. Dans les cieux, cinq rapaces... Ils approchent, messager de la mort, ils semblent se jouer des éléments. J'ai déjà reconnu son esprit, c'est Trahne, le père de Dao...

***

Sur les cotés, le paysage fuit, les arbres défilent. Il pleut à présent, Dao peut sentir ses griffes s'enfoncer dans la terre meuble battue par la pluie. Mais le plus impressionnant se sont ces odeurs qui gouvernent ce nouveau monde. Pour lui, les choses ne devaient leur identité qu'à leur forme et leur couleur mais dorénavant leur odeur en fait partie intégrante. Pourquoi avoir ignoré tout ceci ? Les hommes sont parfois étranges. Il sait maintenant que le fleuve n'est plus très loin mais... comment le traverser ? Le voilà ! Dao plonge... A la surface, il n'y a rien si ce n'est quelques branches arrachées aux berges par le courant puissant et agressif du à cette averse aussi soudaine que violente. Le temps passe, les secondes paraissent interminables, quant aux minutes... Au plus haut d'un arbre, une chouette fait don de son chant aux éléments, emporté par les vents, ses hululements iront siffler à travers les roseaux des étangs du Nord. Alors, cette douce mélodie résonnera à jamais atteignant l'immortalité dans les coeurs et les souvenirs.

De l'autre coté du fleuve, un poisson saute et au moment de s'écraser sur la berge, c'est un jeune garçon aux cheveux sombres qui se met à courir. Dao regarde cet arbre là-bas, à la limite de son champ de vision. Il concentre sa volonté sur l'espace qui les sépare et oublie son existence : Pour lui, ils sont si proches... Dao tend la main et il peut sentir son écorce rugueuse durcie par les ans. "Ca a marché" se dit-il en proie à une jubilation intense. De cette manière, il va pouvoir parcourir en sens inverse les huit jours qui l'ont éloigné de sa tante en un rien de temps. Il reprend sa course folle, mais cette fois un pas lui suffit pour traverser le monde.

***

"Grâce à Plume, je réécrirais, en lettres de sang, le destin des hommes qui se mettront au travers de mon chemin." Ce sont les mots prononcés par ma soeur lorsqu'elle a dégainée Plume, son épée, pour la première fois. Je ne sais pas comment elle est parvenue à donner une âme à cette arme mais Plume possède une réelle personnalité. Je peux la sentir effleurer mon esprit avec une exquise délicatesse. Doucement, je fais sa connaissance et j'ai l'impression qu'elle me reproche de ne pas l'avoir fait auparavant. Elle me communique son mécontentement à la manière des entités : non pas par des mots mais par des impressions, des sentiments purs. Trahne reprend son apparence humaine, imité par ses compagnons. Il n'a pas changé depuis notre dernière rencontre. Plume m'envoie une véritable vague de haine, elle ne semble pas apprécier le père de Dao.
- Comment vas-tu ma chère soeur ? dit-il avec l'un de ses sourires insultants dont il a le secret.
- Qu'es-tu venu chercher ici ?
Il feint d'être vexé.
- C'est donc ça l'hospitalité de la célèbre Jonna La Bien Aimée ? J'ai connu des accueils plus chaleureux... Allons ma soeur, pourquoi me haïs-tu à ce point ?
Il ose me demander une chose pareille ! Je ne prends même pas la peine de lui répondre. Je tends le bras, pointant l'épée vers sa poitrine. Il se met à rire...
- Tu n'es pas comme Mirao et tu le sais. Tu crois vraiment que tu pourras m'égratigner avec ça ? La force d'une épée ne réside que dans le bras qui la porte. Et dans tes mains, cette épée n'est plus qu'un vulgaire couteau.

Ses amis semblent se distraire du spectacle, ils affichent tous les quatre un sourire satisfait. Je sonde leurs âmes, elles ont l'air faibles. Quant à la sienne... Elle est écoeurante, elle transpire la haine. Heureusement Dao a tout pris de sa mère. Je concentre ma volonté sur de petites pierres et les envoie boucher les artères aortes de ses quatre amis. Leur sang va s'arrêter de circuler et leur mort sera inévitable avant qu'ils ne s'en rendent compte. Je n'essaye pas sur Trahne, c'est inutile...
- Et tu fais bien...
Il lisait dans mes pensées ! Comment a-t-il fait ? Je ne m'en suis même pas rendu compte !
- Et si on regardait si ça marche ? me dit-il en se tournant vers ses acolytes. C'est un peu long tu ne trouve pas ? reprend-t-il au bout d'un moment.
Il esquisse un geste de la main et les quatre hommes qui se tenaient face à moi disparaissent. Une illusion ! Comment ai-je pu me laisser avoir comme une débutante?
- Bon passons aux choses sérieuses, tu veux bien Jonna ? Ou est Dao ?
- Qu'est-ce que tu lui veux ?
- Ca ne te concerne pas. Dis-le-moi avant de mourir.
- Et comment compte-tu le retrouver si tu me tue ?
- Tu ne sais pas tout ce que j'ai appris durant ces quinze années...

***

Dao n'en croit pas ses yeux : un homme lévite à dix pieds du sol au-dessus de sa tante. Et, avant même qu'il n'ait le temps de comprendre ce qu'il se passe, l'homme, d'un geste presque négligent de la main lance une boule de feu dans la direction de Jonna. La chaleur augmente tout à coup dans cette grande clairière et l'on peut sentir l'odeur du soufre se répandre très rapidement. Les boules de feu fusent maintenant par centaines mais Jonna ne se laisse pas impressionner et crée une barrière avec toute la terre qu'elle peut puiser du sol puis envoie d'une force que l'on ne pourrait lui soupçonner l'épée de Mirao et, dans un nouvel effort déchaîné, sa volonté en direction de l'arbre placé derrière son ennemi. Le peuplier se penche et ses branches emprisonnent le père de Dao. Plume transperce les flammes... et s'envole en direction de sa cible. Mais soudain, l'arbre prend feu, Trahne se libère et évite le projectile qui s'écrase sur un tronc à coté de Dao. Ce dernier reprend enfin ses esprits. Il n'a pas peur, il est trop absorbé par la rage pour ça. Il s'élance vers le combat, Plume en main, l'écume aux commissures de ses lèvres. Les combattants le regardent, son père se met à rire et son regard se fait distant. Dao stoppe alors son avancée, arrêté par cet étrange bruit de torrent à sa droite. Une gigantesque vague avance vers eux et les arbres de la forêt de l'Ouest s'inclinent. Le géant des mers approche avalant tout sur son passage, se déversant dans la clairière avec avidité. Cette avidité, bien sûr, c'est celle de son créateur et pour la folie destructrice...

Jonna s'élance, enlace Dao et fait bouclier de son corps. La transformation est rapide et désespérée : il n'y a maintenant plus qu'un énorme poisson aux écailles sombres emporté par les flots du tsunami, soufflé comme une feuille morte dans la tempête. Cette union est étrange pour Dao, pendant un moment il ne parvient pas à retrouver son identité. Il s'est fondu en sa tante et sa tante s'est fondue en lui. Leurs deux esprits se percutent avec violence et Dao peut voir à présent cinq mille ans de souffrances, cinq mille ans passés à voir les proches vieillir et mourir sans même avoir pris une ride. Il peut ressentir la douleur causée par les flammes du bûcher et la détresse due à la trahison. Il n'a que quinze années mais les souvenirs de Jonna se sont mêlés aux siens. Il peut même voir sa mère, il se souvient de sa voix, de sa manière de marcher, des jeux auxquels ils s'amusaient lorsqu'ils étaient enfants. Mais tous ces souvenirs ne sont pas les siens et il en éprouve une certaine mélancolie. Il n'aura pas le temps de continuer son exploration car il est à nouveau dans les bras de sa tante, l'eau s'écoule maintenant lentement absorbée par la terre. Jonna est inconsciente, elle a sans doute épuisée ses dernières forces dans cette transformation. Dao, lui, est encore en état de se battre et la main toujours crispée sur l'épée de Mirao, il est maintenant plus déterminé que jamais. Il sait à présent que cet homme est son père, qu'il a assassiné sa mère. Plume lui souffle un vent de haine au fond de son esprit.
- Trahne ! Il l'appelle ainsi pour lui prouver qu'il connaît son identité. Et l'intéressé semble surpris.
- Ne fais pas de bêtise, tu ne pourras pas gagner contre moi.

Il semble sûr de lui. Dao ne lui répond pas, il pousse un cri plein de colère déchirant l'espace et le temps. Un autre, encore un autre, encore et encore tout en transposant un énorme rocher au-dessus de la tête de son père. Ce dernier explose la roche d'un revers de main et tombe vers le sol, la foudre pleut autour de lui mais ne l'atteint pas. En touchant terre, il devient un tigre s'élançant de toutes ses forces sur son fils. Dao l'imite et les coups de griffes fendent l'air. Les deux félins rivalisent de bonds et d'agilité. Les blessures apparaissent aussi vite que les coups mais la détermination efface la douleur. Se sont à présent deux énormes ours bruns se combattant avec rage et ne misant que sur la force brute. L'entrechoquement d'os et de tendons s'accompagne d'un bruit mat et inquiétant. Le combat continu et le sang s'échappe des corps comme aimanté par le sol. La faible protection que constitue leur peau paraît dérisoire à la rencontre de leur mâchoire surpuissante. Avec une rapidité surprenante, Dao se transforme en aigle et perce de son bec acéré l'oeil gauche de son père. Trahne reprend forme humaine et les mains plaquées sur la plaie, pousse un hurlement. Une rafale de vent glacée, une rafale haineuse se lève aussitôt et arrache l'aile gauche de Dao qui s'affale au sol en hurlant. Un dernier éclair tombe mais manque sa cible : absorbé par la colère, il pousse les entités à se concentrer essentiellement sur leur puissance et non sur ce qu'elles doivent viser. Les deux combattants sont épuisés, leurs souffles irréguliers résonnent dans le silence absolu que semble avoir adopté la nature, peut-être en respect face à l'incroyable puissance de ces deux êtres. Ils se relèvent et s'observent.
- Tu ressemble vraiment à ta mère mais pour ce qui est du caractère, nous sommes très proches tu sais...
- Je n'ais rien à voir avec toi ! Jamais tu ne seras mon père !
- Tu n'as pas trop le choix gamin et puis nos deux esprits sont très semblables.
Sur ces mots Trahne fait apparaître dans sa main une épée à la lame blanche comme la neige et dont la pointe est encore tachée de sang.
- Tu sais que c'est cette lame qui a transpercé le coeur de ta mère, il y a quinze années de cela. Ironie du sort puisque c'est elle qui me l'avait forgée. Je n'ai jamais réussi à retirer cette tâche mais finalement je trouve que ça lui donne un certain charme. Allez approche mon fils. Montre moi ce que tu sais faire.

Cela en est de trop pour Dao. Il saute tout en brandissant Plume de son unique bras et le combat repart de plus belle. Il n'a jamais touché une arme de sa vie mais c'est Plume qui prend le contrôle de son corps. Les lames s'entrechoquent dans un fracas infernal et les mouvements se compliquent. La colère fait place à la rage, la rage à la haine et la haine à l'épuisement. Et pourtant aucun ne s'arrête. Ils sont las et au bord du gouffre. Et pourtant aucun ne baisse les bras. Les coups ne sont plus portés pour blesser, à présent, mais seulement pour empêcher l'autre de prendre le dessus. Voilà un coup qui les désarme tous les deux. Ils tombent et restent assis sur la terre détrempée par l'eau, le sang et la sueur. Ils tentent de reprendre leur souffle mais sans succès particuliers. Trahne envoie une nouvelle boule de feu vers son fils mais ce dernier s'aide de l'humidité concentrée dans le sol pour l'éteindre. Soudain, l'ombre de Dao s'étire et sa silhouette plus qu'incertaine se met à étrangler son ennemi. Dao regarde son père suffoquer avec dégoût. Les secondes se font attendre... Il est sur le point de mourir maintenant, Dao peut sentir son esprit chavirer en même temps que ses yeux... Dans un dernier geste désespéré, Trahne déchaîne tout son vouloir vers les cieux. Alors comme poussée par une force trop puissante pour pouvoir lui résister, l'astre solaire, déshonoré, s'incline face à l'imposante volonté du maléfique père de Dao : il se couche. L'ombre disparaît dans l'obscurité totale et il respire à nouveau, se relève en puisant dans ses ressources et s'envole tout en se transformant en un faucon aux plumes immaculées mais dont le bec est rouge comme le sang...

La vie est une guerre et Dao vient de survivre à sa première bataille. Le temps effacera les douleurs et les peines mais les cicatrices, elles, seront gravées à jamais. Le coeur en proie à d'étranges sentiments, il sombre dans l'inconscience. Honteux de sa défaite, le soleil se cache derrière l'horizon. La rivière pousse des rugissements retentissants, et affirme sa domination sur les lieux qui l'entourent. Les peupliers pleurent leur frère immolé par l'incandescente volonté d'un homme : " Pourquoi faut-il que l'on meure pour des causes dénuées de sens ? C'était un grand et fier peuplier. Il manquera à ses enfants, ses amis, mais pour les hommes, cela n'a pas d'importance ". Le vent quant à lui... Il soupire... Il a traversé le monde, enjambé les montagnes, glissé sur les océans et une seule vérité lui vient à l'esprit : " Là où il y a des hommes, il y a la mort... ". Et dans les cieux, les nuages continuent leur chemin ; Tout ceci est si futile...

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© seipao



Publication : 19 octobre 2005
Dernière modification : 07 novembre 2006


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1 Commentaire :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 04-02-2006 à 12h21
Frédéric Miterrand
Tout commence par un pompeux déluge d’adjectifs et de métaphores… C’est bien simple, on dirait du moi. Puis le récit alterne des paragraphes déstructurés, jusqu’à un combat final impressionnant. On se perd un moment dans l’histoire avant de réussir à reprendre le fil. La description de la magie me rappelle fortement une de mes lectures récente mais ce peut être une coïncidence. J’ai noté quelques...

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