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Fleur de nuit

Je crois qu'elle est sortie de mes pensées décousues un jour où je n'avais pas assez dormi.
Un jour où j'avais marché dans le soleil déclinant sans trop savoir si mes jambes avançaient seules ou si je les dirigeait. C'était un bon soleil, un vent doux, une soirée calme. J'avais chassé de mon esprit toutes les choses qui s'y présentaient, je ne voulais pas réfléchir du tout.
Est-ce que j'avais pensé à elle ? je ne me rappelle pas. Comment aurais-je pu l'imaginer telle qu'elle est ? Quand j'y réfléchis je me dis que c'est sûrement moi qui l'ai créée. Il me semble que j'ai chanté, un chant aussi changeant et décousu que mon chemin à travers les herbes, mais il devait y avoir une logique sinon elle ne serait pas venue.
C'était un de ces moments suspendus, entre deux périodes, où l'on est pas tout à fait passé ni tout à fait encore là. Je devais attendre.
Dans ma tête il y avait les souvenirs de grands arbres aux puissantes branches et à l'ombrage vert et doré, des arbres abattus par la tempête il y avait déjà plusieurs années. Il y avait aussi du vent, un vent frais et chargé d'iode et de parfum de feuilles, et du sable qui coulait entre mes doigts comme de l'eau. Beaucoup de lumière sur une ville lointaine, des goûts de fruits et de la musique.
Peut être que je l'ai simplement rappelée ? Peut être qu'elle est venue pour moi, pour un moment.
Puis étaient venus d'autres souvenirs, plus récents, un air de flûte que j'avais appris à jouer, des gens, mais rattachés au même lieu, avec sans doute les mêmes rêves que moi, c'était pour ça que j'étais allée les voir. La musique m'avait toujours portée, elle m'aurait porté une nuit entière s'il avait fallu, j'avais toujours un air de chanson aux lèvres, ça n'a pas changé d'ailleurs.

Je m'étais endormie tard, d'un sommeil nébuleux et rempli de mes rêves habituels, toujours une poursuite sans fin, un tourbillon, parfois jeu, parfois bataille, souvent fuite désespérée qui ne prenait fin qu'avec le réveil. Je n'avais pas peur, j'étais plus qu'habituée, cela faisait des années. Souvent je croisais des trésors au cours de mes rêves, mais jamais je ne pouvais les saisir, ils étaient mouvants comme de l'eau, toujours trop loin de ma main. Elle était sans doute le premier de ces trésors à s'être laissée saisir, peut être simplement parce qu'elle était réelle.
Enfin du moins l'avais-je supposé, c'était tellement insensé qu'il aurait été normal de ne pas se souvenir, de la mêler aux limbes du sommeil. Mais j'avais trop senti le courant frais agité par ses mouvements légers, la douce couleur de nacre de ses épaules, de ses fines mains. Je n'avais pas rêvé cette fois. Mais j'ai quand même eu un peu de mal à l'admettre.
J'étais dans ces moments où on ne sait pas trop si l'on est réveillé depuis des heures ou si l'on vient juste d'ouvrir les yeux. Je me retournais dans mes draps, cherchant quelque chose sur quoi fermer mes bras, ou un coin de tissu à serrer entre mes doigts, pour m'assurer que j'étais bien là. Sensation étrange que celle de s'être dissout et d'éprouver contre soi-même les courbes et les angles d'objets bien matériels.
Et j'avais ouvert les yeux.

Elle était là.
Moi je n'y étais pas, je n'étais plus dans ma chambre, plus dans mon lit, mais elle, je savais qu'elle était vraie, je la voyais avec trop d'acuité, alors que tout le reste était flou. Il y avait un mur de pierre, bas, assez écroulé, dont je ne sentais pas les angles contre moi, derrière la forêt, un chaos verdoyant et frémissant assez brumeux, sûrement de l'herbe sous moi, bien que je ne la sentît pas sous mes mains. J'avais déjà été là en vrai, je m'en souvenais très bien, peut être que c'était la première fois que j'avais pensé à elle. Sous ma feuille bien blanche j'avais dessiné les plis de ses vêtements de lin fin, les détails compliqués de ses bijoux, les traits exquis de son visage. Mais là elle avait la vie.
Elle était tellement jolie, bien plus jolie que sur le papier, elle n'avait plus cet air grave, elle riait, et ses cheveux faisaient une rivière dorée sur ses épaules nues. Elle marchait comme sur de l'eau, chacun de ses petits pieds créant un cercle dans l'herbe comme un remous à la surface d'un bassin. Elle était minuscule, elle aurait pu tenir dans ma main. J'avais déjà imaginé des gens de son peuple, évanescents et sauvages. Elle, je ne lui faisais pas peur.
Elle avança jusqu'à moi, qui ne bougeais pas plus qu'une statue. Elle monta distraitement sur ma main, posant son pied de danseuse juste sur mon anneau d'argent rond et poli, comme si elle s'amusait de glisser dessus. Elle virevolta autour de moi comme pour m'examiner. Elle s'appuyait sur les pierres du mur, sur l'herbe, alors que moi je ne les sentais même pas.
J'avançai une main pour l'inviter à y monter, elle fit fi de mon geste et choisit de se rapprocher de mon visage. Elle était comme une petite lumière, je la voyais si nettement, elle brillait dans la semi nuit qui m'entourait. Pas une nuit à proprement parler mais un état de crépuscule doux qui baignait les paysage alentour.
Elle était du Petite Peuple, ça ne faisait aucun doute, mais bien plus belle que sur les dessins de Mauguérou. J'étais en face d'une créature dont j'avais toujours souhaité qu'elle existe, je n'osais pas la toucher, de peur qu'elle ne fonde ou disparaisse. Mais visiblement cela ne la tracassait pas plus que ça.

Comme j'avais sommeil, quelle heure du jour ou de la nuit était-ce ? J'essayais de remuer mais je ne sentais pas du tout mon corps. C'était étrange, à nouveau j'avais la sensation d'être en transition, ici et ailleurs, comme immobilisée entre deux instants distincts.
Elle souriait toujours, elle vint s'asseoir contre mes doigts, fraîche comme une rosée. Les volutes complexes de sa robe tombaient gracieusement entre mes doigts ouverts, j'en ressens encore le contact quand je cherche bien. Sa petite main était légèrement appuyée sur l'ongle de mon pouce, elle battait l'air de ses jambes. Je n'osais pas bouger un cil elle aurait pu être froissée comme les ailes fragiles d'un papillon.
Malgré la fraîcheur qu'elle répandait, je sentais le courant du sommeil commencer à me remplir, ne comprenant pas pourquoi me rendormir puisque je dormais.
Je sentis, ou plutôt je ne sentis pas mon bras retomber doucement. La petite silhouette blanche se leva, ses lèvres bougeaient, je le savais, mais je ne le voyais pas, le crépuscule du dehors était maintenant une nuit, aussi bleue et insondable qu'une nuit réelle. Mais je la voyais et je l'entendais " Aure.... Amauresse " dit-elle d'une voix flûtée comme un chant d'oiseau. Je comprenais ce qu'elle disait, je n'avais jamais entendu le mot mais mon esprit le reconnaissait. " l'aube, l'aurore "
Puis je sentis la douceur fraîche et humide de brume de sa main minuscule, sur mes paupières fermées. Fermées, je ne pouvais donc pas la voir, et pourtant elle était bien là.

Je bougeai, cherchant à la retenir, mais ma main pendait dans le vide, se heurta à quelque chose de dur. Je fermais ma main dessus. C'était un angle, un angle..... de mon lit ?
J'ouvris les yeux, mais un vif rayon de lumière les frappa de plein fouet et les fit refermer. Juste un rayon, un seul. Prudemment je les rouvris, un filet de jour filtrait à travers mon volet, c'était tout. Je palpai mes mains, mes bras pour m'assurer qu'ils n'étaient pas fait de brouillard. C'était bien moi, mais elle plus aucune trace.
Doucement je me levai. J'ouvris la fenêtre sans bruit. Au dehors tout était bleu et rose, pas encore jour, déjà plus nuit, un passage, une transition. La vitre froide était humide, des rubans de brume s'élevaient des feuilles que le jeune soleil commençait à chauffer. Pas encore de bruit dehors, le silence était fragile comme la dernière petite étoile qui pâlissait sous les feux naissant de la lumière rose. Une petite étoile de l'aube, tout près de l'horizon, toute blanche et fraîche, qui se sauvait quand j'essayais de fixer mes yeux sur elle.
Je m'assis sur le rebord de la fenêtre, un carré de couleur pastel dans l'ombre douce de la chambre, attendant que le jour vienne.

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© Kendra



Publication : Concours "Aube sauvage" (Septembre 2002)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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