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La faille

Mon reflet détourne les yeux et des larmes de sang suintent de ses pupilles. Je les entraperçois au coeur des soleils vides qui brûlent son regard. Un rire amer se perd sur ses lèvres tremblantes. Il semble si fragile... Sommes nous retournés là où la vie existe ?

Nous avions pu fendre le verre en appuyant sur sa surface, en le frappant pour qu’il éclate, qu’il nous libère. Peut être pour en disparaître. Je ne sais plus ; et peu importe. Nous avions fendu le miroir. Les cristaux de pus s’étaient écoulés des lames brunies qui couvraient nos coeurs. Nous avions mêlé nos dernières larmes, à travers la faille brunâtre où nos doigts pouvaient s’effleurer.

Nous avons exploré les royaumes fragiles qui naissaient de nos rêves. La terre était une encre répandue sous le ciel trop pâle, crevé d’étoiles agonisantes.
Les anges se perdaient dans la splendeur éteinte d'une agonie figée, lointains et apaisés sur leurs socles de marbre. Leurs ombres translucides s'effilochaient déjà dans les brumes glacées qui recouvraient leurs corps.
Leurs âmes se taisaient sous leurs paupières blanches.

Et nous avons marché, au delà des allées où ils tendaient leurs mains pour agripper nos vies, les lambeaux de chaleur qui nous restaient encore. Nous avons continué jusqu’au bord de ce monde, les doigts noués, soudés comme une chaîne aux maillons parallèles. Marché jusqu’à la mer, jusqu’au bord de ce monde. Marché jusqu’à l’oubli de l’aurore avortée qui s’annonçait, déjà, par des foetus sanglants tordus dans les nuages. Nous avons fait leur deuil, rassurés de savoir qu’ils ne souffriraient pas. Ils étaient beaux, paisibles. Presque sans cicatrices. Pour fermer leurs tombeaux, nos yeux se sont baissés.

L’eau n’était qu’un miroir baigné de sang humain, cadavre d’une mer aux écumes souillées, aux vagues illusoires, dont les navigateurs étaient autant de spectres. Sous le ciel reflété, les poissons s’enivraient de l’absinthe aquatique, avant d’y étouffer. La faille, indécelable, n’avait plus d’existence, perdue sous la souffrance d’une image trompeuse, d’un tableau mortuaire. Figée dans l’éclat vide d’un soleil disparu, donc seul le souvenir aveuglait les marins qui croyaient vivre encore.

Il ne reste sur le miroir que quelques ombres évanescentes, la dépouille suintante du monde gangrené dont l’agonie s’achève. Nous n’aurions jamais dû croire à notre existence. Mais tout était si beau, au travers de la faille, et si loin de la vie. Que reste t’il de nos armures ?
Je cherche vainement la mienne. Renonce. Je ne sais plus lutter, le cadavre du monde a écrasé mes poings, dévoré ma peau de métal.

Mon reflet hurle sous la glace. Le sang s'écoule des éclats crevant ses veines, son cri s’étiole parmi ceux qui gisent à terre.
Il se brise. Devient multiple. Ses centaines d'yeux aux pupilles grises me dardent, m’envoûtent. M’apaisent. Enfin. J’avance jusqu’à elles.

Les ténèbres caressent les anges de gravier, broyés par les sursauts de leur monde mourant, celui qui fut le notre.

Dans ses yeux, les soleils finissent de s’éteindre. Je me mêle aux lambeaux de leur lueur blanchâtre, doucement faiblissante. Une buée s'y forme. Dans l'agonie de mon reflet, je sens ma propre mort, une ombre qui me berce. Je m'endors dans ses bras, dans ce regard perdu que j’ai connu vivant. Nous pouvons nous étreindre. Réunis de nouveau.
J’aurais voulu vivre, tu sais. Mais il ne reste que des rêves amputés de leurs illusions, de leur essence. Il est temps de ne plus souffrir.


© Syldorrynn

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Publication : Concours "Aube sauvage" (Septembre 2002)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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