Version HTML ?



Tu vas au bal ?

"...La Belle aux yeux brillants dans la nuit des souffrances
Cet éternel retour que l'on nomme Espérance... "
Lou Rigel, poète du 12°


" Narwa Roquen, tu dors ?
- Non, je fais semblant. Mais toi tu devrais dormir, sinon ta maman va nous gronder tous les deux ! "
Cirek eut un petit rire.
" Oh non, toi elle ne te grondera pas ! Mais... c'est le vent ... il me fait peur !
- Peur de quoi ? Ce sont les Ents qui dansent !
- Les quoi ? "
Pour le coup le gamin se dressa sur son petit lit, ses yeux de cinq ans écarquillés de toute leur surprise.
" Voyons, chinya (1), tu sais ce qu'est un Ent ?
- Oui, je sais. Ce sont de grands arbres vivants.
- Tous les arbres sont vivants.
- Mais eux ils marchent et ils parlent.
- Bien ! Tu vois, quand il y a grand vent, c'est qu'il y a bal chez les Ents, donc pas de quoi avoir peur. Allez, dors. "
Le petit se recala sur son oreiller, ferma les yeux quelques secondes.
" Narwa Roquen...
- Oui...
- Tu peux me raconter le bal des Ents ? "
Je grognai. Frère Loup, couché à mes pieds, grogna en écho. J'avais sommeil, moi, et il me tardait d'aller rejoindre Rolanya et Kyo dans la paille de la grange. Mais j'avais promis à Sivelia de m'occuper de son fils pendant qu'elle aidait à l'accouchement d'une voisine, et je lui étais reconnaissante de son hospitalité chaque fois que je passais par là. Elle n'hésitait jamais à partager sa soupe - que nous agrémentions de nos chasses - , et ne lésinait pas sur la paille, malgré sa pauvreté de veuve élevant son fils unique. Cirek, je l'avais presque vu naître, il était intelligent et serviable ; je les aimais beaucoup tous les deux.
" Bon, je te raconte l'histoire. Mais après, tu dors !
- Promis. Ca me sera facile, je n'aurai plus peur... "
Il aurait pu faire craquer un Orque, avec ses grands yeux noirs.
" Alors voilà. C'était il y a très longtemps.
- Avant que je naisse ?
- Tu me laisses raconter ? C'était bien bien bien avant ! Je n'étais pas encore arrivée en Terre du Milieu. En ce temps-là...
- Mais comment tu le sais ?
- D'abord je ne le sais pas. C'est une légende des Ents. Et puis... "
Je fronçai les sourcils et pris un air tendrement méchant.
" Je sais, je sais, je me tais ! Raconte, s'il te plaît !
- En ce temps-là, il arriva que les Ents organisèrent un bal dans la plus grande clairière de la forêt de Fangorn. Il faut que tu saches que les Ents adorent chanter, danser, et faire de la musique. Bien sûr, c'est de la musique d' Ent, c'est différent de la nôtre. C'est ... comment dire... plus lent... et puis leurs notes sont différentes. Ils ont des instruments de musique en forme de flûtes, de pipeaux, de grandes orgues en bois ... et bien sûr pour produire des sons, ils soufflent... et quand plusieurs Ents soufflent en même temps, je te promets que ça fait un vent à décorner les boeufs ! Il y en a toujours un qui marque le rythme en frappant du pied, ou en battant des mains sur son tronc, et quand il secoue toutes ses branches en même temps, ça fait un grand bruit frémissant qui ponctue souvent la fin des chansons.

Donc, cette nuit-là, les Ents dansaient dans la clairière du Bal. La fête n'avait commencé que depuis quelques jours - je te l'ai dit, les Ents sont lents, pour eux un jour c'est moins qu'une heure pour nous - quand ils entendirent des pas venus de loin se diriger vers eux... puis ils virent apparaître une silhouette familière... Depuis si longtemps...
" Hem hem, quel bonheur !
- Venez tous, c'est Frêne Jolie !
- Tu nous as manqué...
- Houm, ha, tu es venue danser !
- Et on va chanter, comme avant... tu te souviens de ta chanson ?
" T'es toute nue sous tes feuilles
tous les Ents t'ont à l'oeil
Jolie Frêne... "
Elle les fit taire d'un geste las.
" Toujours aussi bruyants, les garçons ! A mon âge, on a besoin de calme... Vous êtes bien gentils, tous, mais... houm... "
Ils réalisèrent alors qu'elle avait le tronc pâle et les feuilles ratatinées. Elle reprit d'une voix fatiguée et tremblante.
" Je ... hem ... vais mourir bientôt. Je suis ... venue vous dire adieu. C'est bien de mourir pendant un bal... Ne soyez pas tristes, hrum... continuez à chanter et à danser, c'est tellement mieux... "
Alors ils reprirent le bal, ils la firent tous danser en la couvant de leurs yeux tendres. Ils avaient tant de souvenirs avec elle ! Elle était la plus charmeuse, la plus charmante, celle dont les courbes si pleines... dont les yeux si verts... celle qui.. enfin, bon...
- Tu veux dire qu'elle avait beaucoup d'amoureux ? Comme toutes les jolies filles, quoi. Et toi, tu en as beaucoup, non ? "
Je m'étranglai dans un quinte de toux, tandis que je corrigeais du pied frère Loup qui gloussait honteusement de rire. C'était quoi, cette jeunesse ? Il avait cinq ans !
"Aman Oromë (2) !, je reprends mon histoire. Poussedru lui chanta sa chanson préférée :

" Ent jolie
Ent jolie de mes amours
Lorsque minuit sonnera
Que la lune brillera
Vient chanter dans la clairière... "

Epuisée, les traits tirés, elle s'appuya sur Peaurude .
" Moi aussi je voudrais chanter...brm, ho, un peu... Gai Sapin, tu me la joues en Vi mineur (3) ? "
Et malgré les années, interminables et délétères, en fermant les yeux ils la revoyaient, éblouissante et mutine, dans toute sa splendeur...

" J'ai une tendresse particulière
Pour les Ents qui font pas d'manière
Les hospitaliers, les dociles,
Vous les appelez des Ents faciles... "

Elle se laissa tomber dans l'herbe fraîche et ferma les yeux. Ils firent cercle autour d'elle, dans un silence respectueux et compatissant. Elle se força à les regarder tous, avec un pauvre sourire, une dernière fois, et dans un souffle, elle murmura :
" Sylvebarbe, je te remets ma dernière graine. Plante-là, hmm, dans la clairière. Et puis faites des bals, encore et encore, c'est cela qui la fera pousser. Apprenez-lui combien la vie est belle ici-bas, et dans quelques centaines d'années à peine vous aurez la joie de connaître ma fille ; vous l'appellerez Frêne Nouvelle, et vous l'aimerez comme je vous ai tous aimés... La race des Ents ne s'éteindra pas... Au revoir, mes amis, mes frères, dansez, chantez, kuivië, kuivië (4) !"
Alors son tronc se craquela de partout et elle tomba en copeaux.
Sidérés, atterrés, ils restaient là au bord des larmes.
Mais Vifsorbier réagit avant tous les autres.
" Elle a dit de chanter et de danser ! Allez, par racine et ramille ! Nous avons une Enture à faire pousser ! Tendrefût, musique ! Le rythme, Fortesève ! "
Il se lança dans une sarabande effrénée autour de Sylvebarbe qui tenait toujours la graine dans sa main, en chantant à toute vitesse une chanson sans queue ni tête (enfin, sans feuilles ni racines).
" Tu vas au bal qu'y m' dit j'y dis qui y m' dit toi j'y dis moi y m' dit oui j'y dis non je veux pas c'est trop loin y m' dit bon... "
Autour de la graine qui fut plantée au milieu de la clairière, le bal dura encore pendant des jours et des jours... Et... "

Un ronflement m'interrompit. Le petit s'était endormi le sourire aux lèvres.
" Si la magie ne marche pas, je peux toujours me reconvertir en nounou ", grommelai-je.
Frère Loup sur mes talons, je rejoignis la grange où Rolanya, étendue de tout son long, mâchonnait un brin de paille d'un air béat.
" Alors, cheval sauvage, on apprécie le confort ? "
Son soupir repu était plus qu'une réponse. Mais je sentais Frère Loup tendu, perplexe.
" Je t'écoute.
- Tu ne crains pas la colère des Ents pour leur avoir ainsi inventé une légende ?
- Qui te dit que je l'ai inventée ? Si elle m'est venue, c'est qu'elle doit exister quelque part. Les idées sont comme des grains de pollen, elles s'envolent et se posent au hasard, et bien fou serait celui qui s'en croirait l'auteur. Je n'ai pas réfléchi ; l'histoire s'est racontée d'elle-même. Pourquoi les Ents ne me l'auraient-ils pas soufflée ? Il y a tant de vent, ce soir...
- Mais si elle ne pousse jamais ? "
J'aime Frère Loup. Je ne sais pas si vous rencontrerez jamais un autre loup aussi bon, aussi miséricordieux que cette boule de poil râpé, aux yeux plus profonds que la mer la plus vaste.
" Est-ce que le plus important ce n'est pas de garder l'espoir ? "
Je vis dans son regard défiler tant de peines, de morts et de manques, que j'en fus troublée. Mais son grognement amical me rassura. Il était d'accord.
Je m'endormis en pensant aux Ents, pour qui j'avais non seulement du respect, mais aussi beaucoup de tendresse, et ces mots vinrent à mes lèvres :
" Je voudrais tant... Je voudrais tant qu'elle pousse... "

Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (5).


N.d.A.

(1) : Mon enfant
(2) : Bienheureux Oromë
(3) : La gamme des Ents ne possède que quatre notes, le Tro, le Pa, le Te et le Vi ; il existe un mode majeur et un mode mineur, et deux altérations, le eh équivalent du dièse, et le oh correspondant au bémol. Le Vi mineur ressemble à peu près à notre la mineur.
(4) : Vivez, vivez
(5) : Ici et maintenant , je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour


Remerciements : Merci à J. Greco, L. Mariano, J.J. Goldman et Renaud pour leur participation involontaire à la bande-son.

Ecrire à Narwa Roquen
© Narwa Roquen



Publication : 10 juillet 2003
Dernière modification : 09 novembre 2006


Noter cette page : Vous devez vous identifier pour utiliser le système de notation

A toi de choisir parmi les récits et illustrations sur le site

Alf
Après le bal
Fladnag
La dernière feuille de Fladrif
Lindorië
Au coeur de la forêt entique
Melmiriel
La chanson de l’Ent
Narwa Roquen
Histoire d'A
Tu vas au bal ?  
Teretwen
Femme Ent et son petit

signifie que la participation est un Texte.
signifie que la participation contient un Dessin.


1 Commentaire :

Netra Ecrire à Netra 
le 24-06-2006 à 19h30
Je savais pas, Narwa Roquen, que tu avais un faible pour les enfants qui ont des *chibi eyes* !!! ^_^


Ajouter un commentaire

Pseudo
Mail
Titre ou commentaire concis
Commentaire détaillé
(Optionnel)



Page générée en 976 ms - 199 connectés dont 3 robots
2000-2024 © Cercledefaeries