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Le Premier Cercle

A la troisième norne siléenne, i-Hessevel (la Princesse).
Au nom des légendes sans oubli.


Extrait de Labyrinthes de Fessed Leráni (édition de 392, Presses impériales).

" Tu viens paré d'une armure rutilante et muni d'un étendard empenné d'or et de pourpre, jeune homme, au devant de la cité imprenable. Elle dresse face à toi le pinacle de ses tourelles crénelées - et tu la contemples fièrement de la colline où tu as attelé ta monture, un sourire orgueilleux au coin de tes lèvres couleur rubis. Tu penses pouvoir y entrer, fort de tes lettres de recommandation, et peut-être même en devenir citoyen, un jour. Laisse-moi cependant te dire une chose, bien qu'il ne fasse aucun doute que tu ne feras guère attention aux boniments d'un vieil homme assis à la croisée des chemins, vêtus de hardes loqueteuses... "

" Accéder à sa citoyenneté est un long périple, un chemin de croix ardu qui requiert d'abord de se tenir sur le premier cercle de défense. Ce qu'on entend par là varie selon les individus, pour certains il s'étend dans la plaine en contrebas, pour d'autres il commence sur cette butte où tu tiens. Je serai franc avec toi, il te sera toujours possible d'aller jusqu'aux remparts extérieurs, à force d'insistance, à supposer que cela te tienne à coeur... mais guère plus loin... Quant à cette colline, tu verras parfois des postulants s'y asseoir et y dresser des feux pour pallier aux rigueurs de l'hiver. Ceux-là n'ont guère d'importance, quoique parfois une faveur leur soit accordée. Comme il est donné aux innocents d'avoir leur chance, il arrive qu'ils puissent voir, un matin à l'approche d'une aube brumeuse, les portes s'entrouvrir. La cité alors, pour un bref instant, leur est révélée. Encore que cette vision, sous un angle imposé, soit forcément trompeuse. Il arrive même, si le hasard leur est propice - mais il n'y a nul hasard en ce monde déchu, dirai-je aussitôt, fidèle à ma pensée - qu'il puissent l'apercevoir, lui dont le nom est proscrit... le Maître de la Citadelle... Sa silhouette se dessine parfois tout au fond, derrière les arches gothiques et les porches alignés. Ne te l'ai-je pas dit, la perspective offerte à la vue depuis l'entrée ne présage pas du reste de la cité. L'avenue principale est bordée de maisons bourgeoises au façades blanches et aux larges fenêtres à meneaux... Des bouleaux argentés qu'une brise légère anime lentement poussent sur les trottoirs silencieux où aucun passant ne circule. "

" Tu verras aussi la noblesse des terres voisines tenter sa chance, et de guerre lasse s'en retourner dans ses contrées d'origine sans avoir rien retiré de son aventure. Tel seigneur qui s'est tenu sur le premier cercle, si longtemps dit-on que sa peau avait pris la couleur de la pierre, s'est vu, pour la trahison d'un regard ou d'un mot interdit, à jamais refuser l'accès de la cité. Il ne le sait pas encore, semble-t-il, puisqu'il vient parfois en mendiant auprès des portes, sans prêter attention aux regards compatissants que lui jettent les murailles muettes. Le Maître ne connaît pas le pardon, en ces circonstances. A l'aune de son jugement, ceux qui faillissent valent moins que rien... Telle dame au verbe enchanteur se pensait si belle dans son arrogance, dit-on, qu'elle assiégea la ville, peut-être sans même se douter qu'elle tenait effectivement un siège... Au point où tout lui aurait été accordé, elle commit un écart de conduite qui en présageait d'autres. Et bien que l'entrée soit à présent gardée envers elle, elle fut néanmoins pardonnée. Peut-être le Maître est-il plus enclin à la clémence envers celle qui aurait pu le charmer, s'il avait eu un coeur humain, qu'envers celui qui s'est détourné de sa voie lumineuse. "

" Les défenses de la cité survivent au temps, malgré ses assauts. Elles ont appris à lui résister. Car celui dont les ailes s'étendent jusqu'au ciel et dont le regard embrase le monde veille à sa garde. Il s'abaisse parfois, impitoyable, jusqu'au premier cercle pour y contempler ses élus... Il y a dans sa haine des hommes quelque chose d'enfantin qui peut laisser rêveur. Je t'entends bougonner que tu ne comprends pas où le rêve figure ici... C'est que déjà tu as failli, toi aussi... Soit tu n'es venu qu'avec tes propres songes, avide de les partager sans égard pour ceux qui te précédaient, soit ton âme est sèche et sans attrait aucun... Tu auras été pesé et mesuré, pour cela... "

***

" Là, tu renonces pour aujourd'hui, tu t'inclines et tu tournes bride... Je me retrouve seul avec mon secret douloureux que le baume du temps qui passe n'a pas su effacer. Monologuant sur mes mensonges... Car je suis encore maître de mes émotions, moi l'ultime portier placé ici pour vous éprouver. Or je ne sais que trop bien la pensée du Maître qui partage ses yeux avec les miens. A l'intérieur, hormis cette allée magnifique, il n'est que ruines... Lui, à la longue, s'est usé à maintenir les murailles au détriment du reste, à surveiller avec crainte le premier cercle de son intimité - et maintenant il est las de demeurer sans force. Il soulève avec peine ses moignons d'ailes qui jamais ne surent le porter aussi haut qu'il l'espérait. Son passé de puissance et de respect s'épuise sans la lueur d'un jour nouveau. Jamais la Cité n'a été si bien défendue, jamais elle n'a été aussi seule. Par deux fois elle fut malmenée, par deux fois la victoire sur l'écoulement de la clepsydre et les attaques furtives de l'entropie fut sienne. Par deux fois elle fut sur le point de tomber, par deux fois il la releva de ses décombres, édifiant de nouvelles rangées de pièges par-dessus ceux qui s'étaient brisés, dressant des remparts au-dessus des cadavres de ses armées sans visage... Sans réaliser qu'il s'enfermait lui aussi dans ses barricades, que le rêve lointain des Cieux lui était fermé par son propre attachement à la Terre. "

" Et quand vint le moment de vérité, quand la troisième norne paracheva sa prophétie, il hurla sa rage impuissante à contenir le monde entier entre ses griffes. Ce fut sa dernière bataille qu'il mena, nu comme à sa naissance, lâchant tout, laissant déferler sur lui l'orage et les éclairs... Il paya de son sang pour conserver l'avantage, et ceux qui ce jour-là se trouvaient sur le premier cercle aux alentours furent éclaboussés... Puis il paya de sa semence pour rebâtir la ville... Du tribut accordé au temps pour lutter à armes égales, il en ressortit vidé. Vainqueur, mais meurtri à jamais. "

" Je te quitte, maître. Personne ne viendra plus... Fatigué, tu te baisses vers moi... Tu souris ! Quel espoir perçois-tu encore dans l'échec de ta politique ? Tout au long des âges, les grandes portes cerclées de fer étaient fermées, mais elle n'ont jamais été closes. J'y veillais, tandis que tu attendais qu'on vint les pousser sans peur... Mais ce matin-là ne vint pas. Et maintenant que tu te meurs, crevant d'un ennui sans rêve, elles ne servent plus à rien. L'éternité se referme sur la cité assombrie, ses boucles jadis disjointes se touchent et s'entremêlent... "

" Quant à moi, je suis de nouveau un homme, n'ayant plus rien à garder. Libéré de l'emprise du grand dragon, mais soumis de nouveau à l'horloge implacable. Je ne regrette rien, si ce n'est de n'avoir jamais vu arriver l'élu digne de dépasser le premier cercle... Ou peut-être est-il venu, sans que je le reconnaisse. J'aurais tant voulu faire la joie du Maître. Aurais-je été moi-même celui qui était attendu, me dis-je maintenant qu'il est trop tard, que je ne l'aurais pas compris. J'ai été pesé et mesuré, pour cela, sans doute. Pourquoi ne me l'a-t-il jamais reproché, à moi qui fut son confident privilégié ? A moins que... Ô dieux infernaux, que ma propre attente sur le premier cercle n'ait été ma pénitence pour ma faiblesse ? "

***

" Fatigué, succombant au sommeil, tu te penches à nouveau sur moi et tu souris encore... Voudrais-tu conclure ? "

Et la bête gronda : Portier qui fut mon pantin, même dans la défaite, je suis le Seigneur Intemporel. L'univers finira bien par sombrer, au soir d'une humanité moribonde : qu'importe que je n'aie su perdurer jusque là ? Il m'a suffi - un bref moment parvenant à figer le Temps, à contrôler sa dissolution - d'avoir entrevu ce que nul n'aurait pu concevoir autrement, pour que mon titre soit pleinement justifié. L'espoir d'une quête porte son lot de désespoir. La quête d'un amour porte sa haine, inséparable. Et le commencement de toute quête appelle sa fin, comme la vie entraîne la mort. La guérison demande une blessure, et la blessure, une guérison. Ces choses vont par paires, invariablement. Pour toutes ces raisons, ma cité s'est effondrée, bien qu'elle fût imprenable, ou justement parce qu'elle l'était, la prétentieuse... Pour toutes ces raisons, oui, qu'il me fallait nier, acculé à l'inéluctable fuite en avant, pour devenir ce que je suis à présent, alors que les ténèbres m'invoquent avec langueur et m'entourent de leur douceur... De même un embryon en formation est un façonnement ordonné d'atomes, une organisation emblématique de matière brute ; de même un cadavre en putréfaction redécouvre la dispersion du chaos originel : entre les deux, il n'est qu'anéantissement, lent processus de retour au Néant fondateur. Mais cet entre-deux, cet interlude fertile qui s'inscrit sur notre vie, gravé à même la chair, est la seule chose à compter. Et je suis ce segment incompressible de l'immensité, cette légende sans oubli à l'égal des dieux anciens : l'éternité n'est pas linéaire, elle est succession de segments semblables et répétés... Je disparais sans avoir perdu mon dernier combat, rendant mon dernier soupir à ceux qui sur le premier cercle ont pu l'observer de l'extérieur sans néanmoins le comprendre dans sa multiplicité aliénante.

"Moi non plus, je n'ai pas compris. Je ne suis qu'un vieil homme abusé par tes rêves d'absolu."

Ecrire à Didier
© Didier, mars 2002



Publication : mars 2002
Dernière modification : 07 novembre 2006


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