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Gloire éternelle

Nos noms sont restés à jamais gravés dans le marbre de la gloire.

Visionnaires, nous avons poursuivi des rêves lointains et donné un dessein à un peuple tout entier. Dans nos discours enfiévrés ont germé les ferments de lendemains meilleurs, et dans nos actes se sont concrétisés les espoirs et les promesses d'hier. Peu ont cru en nous et beaucoup nous ont traités de démagogues ou de fous. Mais nous sommes allés au bout de nous-mêmes, au-delà même des mots et des idées qu'ils faisaient danser : nous avons bâti un monde à notre mesure, fait de nobles idéaux remportant l'adhésion. Nous avons enthousiasmé les foules qui se sont mis en marche au seul son de notre cri de ralliement. Et maintenant que le temps a passé, l'Histoire en juge impartial a écrit nos noms en lettres d'or dans les livres.

Guerriers, nous avons combattu sans relâche et protégé nos familles, nos maisons et nos voisins. Dans nos actes de bravoure sans cesse répétés nous avons suscité l'admiration chez les nôtres, le respect chez nos alliés et la crainte chez nos ennemis. Peu nous ont aimés et beaucoup nous ont traités de sanguinaires ou d'idiots. Mais nous sommes allés au bout de nous-mêmes, au-delà même du prix du sang et du don de la vie : nous avons bâti une nation à notre image, libre, fière et indépendante ; sûre d'elle et sans complexes. Nous avons construit au sein des foules l'ordre qui les a rendues plus fortes. Et maintenant que nos hauts faits sont anciens, l'Histoire en juge impartial a érigé nos statues d'or au milieu des places.

Jafan reposa la reproduction de manuscrit sur le rocher taillé qui servait de table. Il leva un regard interrogateur vers Néméak Lum-dabs'in mais l'ambassadeur se contenta de hausser les sourcils. Jafan comprit qu'il n'obtiendrait de réponses qu'en posant des questions.
" - Pourquoi m'avoir fait lire cet extrait de la Litanie des Glorieux ?
- Savez-vous qui l'a écrite ?
- Non. Mais c'est sans doute très ancien : je suppose que ce texte remonte à la naissance du Grand Royaume, quand le premier de la lignée des rois a fait surgir le pays de terre. La litanie est restée valable par la suite, au fur et à mesure que le pays s'agrandissait.
- L'hypothèse se tient, mais en réalité la litanie a une origine bien plus ancienne : elle a été écrite par Avrag, un des compagnons de Jablon, il y a plusieurs millénaires.
- Plusieurs millénaires ! hoqueta Jafan. Comment pouvez-vous savoir des choses d'un passé aussi lointain ?
- Je vous l'ai déjà dit : mon maître est un féru d'histoire. Sa collection de parchemins, manuscrits, livres, papyrus est impressionnante. Votre Grand Royaume est jeune, et il est beaucoup de choses anciennes dont il n'a jamais entendu parler. Jablon est en quelque sorte le premier héros que l'histoire ait connu. A l'époque, les Humains n'existaient pas encore et la plupart des peuples étaient nomades. Jablon s'est installé à un endroit avec sa tribu et a fondé la toute première nation. Cela n'a pas été le principal de ses hauts faits, mais c'est celui-là qui nous intéresse dans le cadre de la litanie. Jablon avait un compagnon du nom d'Avrag dont nous savons seulement qu'il fut maudit après avoir défié les dieux. Nul récit ne précise les circonstances de cette malédiction mais il semblerait qu'elle ait un lien avec l'oeuvre de Jablon. Certains pensent que les dieux ont été courroucés de voir ainsi une nation émerger. Quoi qu'il en soit, Avrag fut condamné à vivre jusqu'à ce que tous les royaumes qu'il avait vu naître s'effondrent, témoin de la grandeur éphémère des peuples et de leur inévitable déclin.
- Cela ressemble fort à une légende, pas à l'histoire : il n'y a jamais eu qu'un seul dieu et il s'est toujours bien accommodé de l'existence de nations. Cela facilite l'enracinement d'une religion.
- Des propos aussi pragmatiques pourraient être jugés hérétiques chez vous. Mais ce n'est pas le sujet. Il y a bien eu un temps où les dieux parcouraient le monde. Ils finirent même par s'établir en un lieu physique et c'est ce qui causa leur perte : car les murs de leur royaume furent érigés alors qu'Avrag vivait toujours. La malédiction se retourna contre ceux qui l'avaient proférée et les dieux furent vaincus par le peuple des Sylphes.
- Cela ressemble maintenant à une fable avec sa petite morale. Mais si j'ai bien compris le principe, les Sylphes ont bâti leur empire alors qu'Avrag était toujours en vie...
- Juste. En proférant leur malédiction, les dieux ont commis la seule véritable erreur de leur existence, mais qui en a entraîné beaucoup d'autres. Car les êtres qui ont précédé les Humains puis les Humains à leur tour n'ont cessé de fonder des royaumes pour imiter la grandeur des nations précédentes. Sans se rendre compte qu'ils embrassaient également leur déclin. Avrag a tenté de briser la malédiction une fois les dieux vaincus : il a rédigé la Litanie des Glorieux à l'encontre de tous les chefs, rois, dirigeants...mais le sens de ses mots n'a pas été compris. Tout le monde a cru à une éloge de la grandeur alors que c'était une exhortation à l'humilité.
- Et bien ce Avrag était un bien mauvais conteur : j'ai toujours lu la litanie comme une oeuvre à la gloire des grands hommes capables d'imprimer leur marque à l'histoire.
- Te souviens-tu de Jablon, des anciens dieux, des Sylphes, des Dragons, des Afkariands ?
- Non.
- C'est là le sens de cette litanie : tout est voué à disparaître. Les hommes remplacés par leur statue, à leur tour érodée par le temps comme la mémoire par l'oubli. Puis il ne reste plus rien.
- Est-ce une raison pour ne rien faire ?
- Certes pas. Avrag se battait simplement contre l'idée stérile de pays ou de peuple.
- Il faut bien pourtant une organisation ! A moins que vous préfériez subsister comme un pauvre errant vivant de baies et vêtus de haillons.
- Il est d'autres systèmes d'organisation que le recours orgueilleux à l'idée de nation. Vous rappelez-vous d'Altik Lôn qui nous a permis de nous enfuir de la Nécropole Souterraine ? Il fait partie des Chevaucheurs d'Alkorinde. Les Chevaucheurs sont les seuls à avoir entendu et compris l'avertissement d'Avrag. Parce qu'ils appliquaient déjà ses préceptes avant qu'il les énoncent. Ils n'appartiennent à personne, ils n'ont pas de pays, ils sont de conditions et d'origines différentes. Pourtant ils forment un tout organisé et puissant, bien plus puissant que n'importe quel royaume. Et savez-vous depuis quand ils existent ?
- Je suppose que cela fait longtemps.
- Bien plus encore. Le tout premier récit qui relate l'histoire de Jablon mentionne un Chevaucheur dès les premières pages. Ils interviennent partout et tout le temps, et l'Histoire semble les oublier. Les royaumes se font et se défont, les époques et les modes changent mais ils sont toujours là : ils constituent le seul élément tangible de ce monde alors que tout le reste s'efface. Et pourtant leur nom n'apparaît nulle part. Certains les connaissent, les côtoient même. Et puis les oublient.
- Et Avrag ?
- Certains disent qu'il a rejoint les Chevaucheurs.
- Qu'essayez-vous de me faire comprendre en me racontant tout cela ?
- Que rien de ce qui est éternel n'aspire à l'éternité. "

© Telglin



Publication : Concours "Un zeste d'éternité" (Février 2002)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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