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Les Geôlières

1

Lina détestait sa soeur Sandra. Elle détestait les sourires enjôleurs qu'elle réservait à son père quand elle voulait une nouvelle robe. Comme elle détestait aussi ses manières de petite femme quand elle voulait plaire aux garçons de sa classe. Lina était secrètement jalouse de sa soeur.
Lina et Sandra étaient soeurs jumelles. Nées toutes deux un soir de janvier, tandis que dehors une tempête de neige tuait comme à l'accoutumée en cette période de l'année des dizaines de sans-abri, causant le décès de leur mère.
Sandra détestait sa soeur Lina. Elle avait en horreur sa façon de s'habiller, toujours vêtue de noir ou de couleurs sombres. Elle ne supportait pas par exemple quand le soir, quand elles étaient toutes deux allongées dans leur lit respectif, elle l'entendait fredonner tandis qu'elle écoutait Marylin Manson dans son walkman. Sandra avait secrètement peur de sa soeur.
Elles avaient douze ans. Fausses jumelles. Sandra était aussi blonde que Lina était brune mais elles avaient toutes deux la peau aussi blanche que la neige qui était tombée le soir fatidique de leur naissance.
Le jour et la nuit. La chaleur et le froid. Non, elles ne se ressemblaient pas. Mais au fond de leurs yeux gris, brillaient la même lueur incandescente de cruauté.

2

Les Mary, Lisa et Antoine, étaient des gens respectés et aimés de tous. Ils tenaient un petit bar en centre ville, qui recevait une clientèle régulière de soixante-huitards débraillés et d'étudiants en quête d'un endroit paisible pour réviser. Ou faire semblant tout du moins.
Propriétaires d'une grande maison située en bordure de forêt, ils menaient une vie tranquille, pour ne pas dire monotone, et n'essuyaient aucun problème financier d'aucune sorte.
Lisa aimait son mari, d'un amour pur et passionnel. Quand elle mourut, Antoine Mary mourut aussi d'une certaine façon. Mais d'une mort infiniment plus cruelle que celle qui arrache une âme à son corps. Il mourut d'une mort douce, insidieuse, qui plongeait lentement son poignard macabre dans son coeur, comme une plume s'abreuvant d'une encre empoisonnée. Alors oui, peut-être par la suite Antoine Mary négligea t'il l'éducation de ses filles à certains moments. Peut-être aurait-il du se rendre compte qu'en offrant un jour un chat à ses enfants, celles ci s'amuseraient à le faire souffrir plutôt qu'à le dorloter. Peut-être aurait-il du se rendre compte que ses filles ne faisaient pas toujours la différence entre le bien et le mal. Mais il avait mal, si mal, et il était si seul...

3

Derrière leur maison, un petit bois longeait un lac paisible. Calme le jour, il devenait étrangement bruyant la nuit, comme si la lune donnait vie à un cirque végétal et animal.
Ce soir là, il y eut un déchirement. Une lumière aveuglante. Un silence total. Comme si l'obscurité retenait son souffle. Et enfin, un hurlement. Peine et Colère s'y mêlaient avec désespoir. Et puis, comme si rien ne s'était produit, la vie nocturne reprit son cours. Et la lune courut se cacher derrière un nuage noir et électrique.

4

De leur expédition au Bois Magique, comme elles l'avaient baptisé un jour d'été, Lina et Sandra rapportaient tout un tas d'objets hétéroclites : Basket Nike imbibée d'eau, chaîne de vélo rouillée, pièce de monnaie datant de l'époque de Napoléon, carte à jouer, etc... C'était leur Trésor. Reliques sacrées qu'elles entreposaient dans la cave. Classées par catégories et soigneusement rangées, c'était pour les soeurs jumelles une source constante de ravissement et de découverte.
Sandra s'intéressait de moins en moins à ce passe temps, se découvrant une passion éternelle pour Julien, son voisin en classe d'anglais. Et selon Lina, une passion éternelle pour les garçons tout court.
Lina quant à elle continuait ses "recherches archéologiques", pour reprendre le terme que donnait son père à ses excursions, et ceci sans tenir compte du temps. A savoir, par pluie, beau temps, sécheresse ou tempête, Lina chaussait ses bottes, et en cinq petites minutes, se trouvait au centre du Bois Magique.
Quand sa soeur revint cet après midi là, Sandra attendit patiemment dans sa chambre, un exemplaire d'Harry Potter ouvert devant elle sur son lit, guettant l'arrivée imminente de Lina. Elle connaissait déjà la suite. Lina allait entrer, s'asseoir sur son lit, enlever ses bottes, les mettre sous le lit, et attendre que Sandra pose sa question.
La question.
"Alors tu as trouvé quoi aujourd'hui?"

5

En descendant les marches de l'escalier menant à la cave, Sandra sentait monter en elle une excitation et une impatience des grands jours : Les cinq minutes précédant l'ouverture des cadeaux de Noël ; la même sensation que quand elle sentait que Julien allait se retourner sur sa chaise pour lui demander sa règle. Sauf que cette fois ci se mêlait à l'impatience une peur dont elle ignorait la source. Ou peut être que oui elle croyait savoir... Le regard de Lina quand elle lui avait révélé sa découverte. Lina avait peur. Elle qui n'avait même pas frissonnée devant l'Exorciste un et deux. Mais chez Lina, peur était synonyme d'amusement. Sandra sentit monter en elle un fou rire, et se retint de justesse en n'émettant qu'un léger ricanement.
La cave était divisée en deux pièces, séparées par un mur épais en brique et une porte en bois rongée par les mites. En arrivant en bas, Lina alluma une petite lampe qui diffusait une lumière blafarde. Sandra scrutait la pièce à la recherche d'une nouveauté parmi les objets disposés sur les étagères et sur le sol.
" Elle n'est pas là, lui souffla Lina, dans l'autre pièce."
Sandra n'aimait pas "l'autre pièce". Il faisait plus froid que dans la première et pas de lumière. Elle était seulement décorée d'un matelas sale posé à même le sol. Lina venait parfois dormir ici quand elle se fâchait avec sa soeur. C'est à dire souvent.
Ce fut d'abord Lina qui entra et Sandra la précédait de très près. Lina lui jeta un regard en coin comme pour la narguer de sa couardise. Et là sur le matelas...
Une femme? Non un enfant. Non. Un ange.
"Une fée"
La voix de Lina paraissait venir de loin. D'un de ses rêves sûrement. Ou d'un de ses cauchemars.
Un cauchemar qui commençait peut-être pour Sandra... mais sa nature curieuse reprenant le dessus, elle s'avança vers l'être allongé sur le matelas.
"Lina... , commença t'elle d'une voix hachée, où ? comment ? et papa que va... et comment va t'on _"
"Chut, la coupa sa jumelle, elle dort. On ne sait pas ce qu'elle pourrait faire les yeux ouverts"
"Mais elle saigne! Et si ça se trouve elle ne dort pas mais..."
" Non elle respire, j'ai vérifié" Et devant le regard horrifié de sa soeur, elle continua. "Elle était à demi-immergée dans le lac du Bois Magique. Du sang coulait de ses lèvres et j'ai pensé qu'elle s'était noyée. J'ai vérifié son pouls et les battements de son coeur. Elle n'est pas bien lourde et je l'ai portée jusqu'ici en faisant attention que papa ne soit pas dans le coin. Elle est vivante Sandra. "Puis se tournant vers sa soeur à demi cachée dans le noir : "Et elle est à nous."

6

Mes Geôlières ne vont pas tarder à revenir. Je le sais. Je le sens. Oh mes soeurs ! Elles sont si cruelles... Pourquoi me suis-je éloignée de vous ? Pourquoi ne suis-je pas restée à vos cotés, riant et dansant, chantant et pleurant de joie ? ... Je le regrette amèrement. Que puis-je faire pour me faire pardonner du Destin ? Pour qu'il me redonne le droit d'être de nouveau parmi vous ?
Je les hais. Elles viennent ici tous les jours, dans cette chambre froide et humide, au crépuscule jusqu'à la tombée de la nuit. Surtout celle aux cheveux noir corbeau. Parfois elle s'assoit en face de moi, et se contente de me fixer du regard. Cela peut durer longtemps. J'ai peur d'elle.
L'autre à l'air plus tendre, mais recèle en elle autant de noirceur que sa compagne, même si celle-ci est plus dissimulée. La fille aux cheveux d'or descend parfois avec de l'eau, et essuie la crasse de mon visage. Mais c'est là le seul élan de gentillesse de la part de mes Geôlières.
Mes ailes me font mal. Elles saignent... Mes soeurs ! Je vous en supplie, venez me chercher, je les entends... elles arrivent.

7

L'embêtant avec un nouveau jouet, c'est qu'on s'en lasse vite si on ne trouve pas de quoi renouveler le plaisir initial.
Lina se triturait la cervelle toute la nuit dans son lit. Fixant le plafond comme s'il détenait la solution à tout ses problèmes, elle dodelinait de la tête en écoutant "Mobscene" de Manson pour la cinquième fois de la soirée.
Sandra de son coté, se demandait quelle réaction aurait Julien si elle lui révélait ce qu'elle cachait dans sa cave. De toute façon il n'accepterait jamais de venir à la maison, pensa t'elle amèrement. Son père avait la réputation d'avoir perdu la tête suite au décès de sa femme. Tout était de la faute de sa mère. Tout.
Lina se tourna vers le lit de sa soeur et l'appela.
" Je dors Lina."
- Tu mens tu penses à Julien.
- Non... je pensai à Clochette.
- L'appelle pas comme ça. C'est gamin et elle n'aime pas ce surnom non plus.
- Comment peux-tu le savoir? tu lis dans ses pensées peut-être ?
- Oui. Un silence, pendant lequel Sandra frissonna doucement. Oui et alors tu es jalouse ?
- C'est toi qui es jalouse car je plais aux garçons et pas toi. Et de toute façon je crois que j'ai trouvé comment nous amuser encore avec Clo... avec elle.
Encore un silence. Plus long cette fois-ci. Pour Lina c'était une défaite. C'était elle l'Intelligente normalement et Sandra la Superficielle. Mais la curiosité l'emporta sur la fierté.
" Je t'écoute. J'espère que c'est intéressant au moins"
- Ses ailes.
- Ses ailes oui eh bien quoi ?
- Elles pourraient nous servir. Réfléchit ! On pourrait les accrocher au mur à coté de nos posters, ou encore les porter pour le jour d'Halloween. De toute façon elle ne pourra plus s'en servir dans l'état dans lequel elle se trouve. Et on a déjà tout essayé : on a écris dessus, on lui a fait des tatouages, on a joué au docteur et à la poupée, on...
- Comment les arracher ? ah oui je sais... Papa garde une scie dans le garage. Moi je saurai m'en servir.
Lina jubilait intérieurement. Elle savait sa soeur incapable de faire une telle chose. Elle trouverait ça dégradant et aurait peur de salir ses belles robes. Un avantage pour elle donc.
- Alors ça marche Lina ?
Sandra l'entendit presque sourire.
- Tope là"

8

Oh mes soeurs je sens que je ne vais pas résister longtemps. Je sens la vie quitter mon corps peu à peu mais sûrement. Mes Geôlières sont ignobles. Elles me font subir l'impensable. Comme si je n'étais qu'un pantin à leurs yeux. Un misérable jouet de chair et de sang.
Elles viennent juste de remonter les escaliers. Elles ne m'ont rien fait de spécial cette fois ci et ne sont restées guère longtemps. Elles ont juste observé mes ailes, les déployant et essuyant le sang séché.
Peut-être ne sont-elles pas aussi cruelles que je le pensais et veulent-elles juste me guérir. Oh comme j'aimerai qu'elles me relâchent. Comme j'aimerai voler. Voler.

9

Pour Antoine Mary, le dimanche était son jour de mécano. Rien de tel pour vider son esprit des choses existentielles, pouvoir s'adonner aux plaisirs du dévissage de boulons et goûter au doux contact du cambouis.
Depuis la disparition de Lisa, Antoine était très distant envers ses amis et ses rares moments de plaisir, il les passait avec sa 2 chevaux, qu'il démontait et remontait avec soin, au gré de ses humeurs.
Au programme de la journée, vidange complète et nettoyage intérieur. Bien que l'habitat soit propre comme un sou neuf, Antoine aimait faire reluire le vieux cuir et débarrasser les banquettes de la moindre petite poussière.
Il se tourna vers le mur, cherchant la clé de douze parmi la dizaine d'autres clés accrochées.
La repérant enfin (Antoine savait où elle se trouvait et aurait pu la prendre les yeux fermés mais ça gâcherait tout le plaisir selon lui), il se retourna face à la vielle voiture et entreprit de soulever le capot quand un détail le chiffonna.
Il se retourna face au mur.
La scie. Elle n'était plus à sa place.
Puis il sut qui l'avait prise.
Il s'élança vers la maison.

10

Sandra s'accroupit dans un coin de la pièce, les mains devant les yeux. Elle tremblait de tout son corps et respirait bruyamment.
" Sandra, viens m'aider pour l'autre, c'était ton idée tout de même, tu n'as juste qu'à la tenir pendant que je scie"
- Non, y a trop de sang, ça me fait peur, elle va mourir"
- On savait déjà qu'elle allait mourir quand je l'ai ramenée ! Tu va pas me lâcher maintenant Sandra. Tu es ma soeur.
- Tu me détestes.
- Oui et toi aussi.
- Oui mais moi je _
Des bruits de pas. "Lina ? Sandra ? Mes chéries vous êtes là ? Répondez !"
Lina lâcha la scie qui tomba à terre avec un son métallique. Elle se baissa pour la reprendre. Sandra se releva pour se cacher derrière sa soeur, cherchant déjà une manière pour rejeter toute la faute sur Lina.
"Il descend, chuchota Lina, Sandra il faut la cacher. Tout de suite !"
Pétrifiée et redoutant la punition que leur père ne manquerait pas de leur infliger, elle ne bougea pas d'un poil.

Je ne veux plus être là. Je veux être ailleurs. Je veux être avec vous mes soeurs. J'ai mal. Je meurs.

Un drap. Il fallait absolument qu'elle trouve un drap. Son père ne devait pas la voir.
Là bas dans le coin, roulé en boule, c'était trop petit ça ne la couvrirait pas entièrement mais ça fera l'affaire.
Trop tard.
Lina resta au milieu de la pièce, un drap dans la main, la scie couverte de sang dans l'autre. Son père la fixait d'un regard horrifié. Sandra s'était relevée doucement comme pour filer en douce, mais constatant que son père bloquait l'entrée, elle se rassit, les bras ballants.
Le regard d'Antoine se porta tour à tour au visage de Lina, à celui de Sandra dissimulé par ses cheveux blonds, à la scie dans la main de Lina puis derrière elle...
"Li... Lisa... Vous avez tuez Lisa"
Le spectacle qu'offraient ses filles recouvertes de sang, cette femme qui ne pouvait être que Lisa tellement la ressemblance était frappante, oui cette représentation macabre était en tout point la même que celle qu'il avait vécue 12 ans plus tôt. Dans cet hôpital maudit. Depuis, il n'avait plus de vie. Quelqu'un devait payer pour ça.

Je ne veux plus être là. Je vous rejoins mes soeurs. Je suis bientôt parmi vous.

Et tandis que celle qui fut baptisée Clochette rejoignait le Bois Magique et ses Soeurs bien aimées, tandis que son essence s'envolait vers le lac, les arbres et les fleurs aux couleurs chatoyantes, tandis que Antoine prenait la scie dans la main d'une Lina terrorisée, la bouche ouverte comme pour pousser un hurlement qui ne venait pas, tandis que Sandra s'efforçait de se relever pour finir étalée sur une flaque de sang, salissant ainsi sa belle robe blanche, la lune sortit de derrière son nuage noir.

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Publication : 23 octobre 2004
Dernière modification : 07 novembre 2006


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1 Commentaire :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 31-08-2005 à 19h57
Courte critique sans spoiler
Il s'agit d'une histoire de gémellité diabolique. Le style est un peu maladroit. La fin est originale mais trop abrupte. J'aurais apprécié que la nouvelle se termine quelques secondes plus tard. En tous cas, il y a une ambiance.


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