Une ville portuaire sans bar n'existe que dans les cervelles de déséquilibrés. Tout le monde savait ça à Villnore. Au point que même dans les vieux quartiers -nom moins péjoratif des quartiers pauvres en lisière des quais - il y avait plus de troquets que d'habitations à proprement parler. Tous suivaient le schéma dans les règles ; autant la fumée réduisant l'indice de vision à un point proche de zéro que les clients habituels qui se retournent et jettent un lourd silence sur les épaules de celui qui entre, une serveuse belle de loin dans la fumée, le barman soupe au lait prêt à offrir un coup à celui qui chante plus fort que les musiciens ou à pulvériser avec le gourdin sous le bar la boite crânienne de celui qui crie trop pour qu'on entende ces mêmes musiciens.
Celui qui se tenait dans la rue des sabliers n'avait rien de plus que les autres aux yeux des passants. Sa devanture terne un brin bancale n'attirait que les habitués, pour les autres c'était comme s'il y avait un mur avec des pellicules de crépis sur ses épaules de trottoir.
Courbé sur sa table, la tête enfouie dans ses bras croisés devant sa chope de " bière " (1) Zahirr se noyait dans ses pensées. Il retraçait dans son crâne les évènements de sa vie, donnant à ses souvenirs l'aspect d'un mauvais clip composé de ralentis et de scènes accélérées incompréhensibles pour un oeil non averti. Deux hommes grands et larges comme le cadre du portail à double battants entrèrent dans le bouge et se dirigèrent vers Zahirr. Chacun le saisit à une épaule et ils le traînèrent dehors. Il aurait pu leur ôter la vie, mais il ne cherchait même plus à en trouver la force.
La lune allongeait les ombres des bâtiments sur le sol et tranchait d'une lumière froide les rues pavées. La ruelle dans laquelle s'engouffrèrent Zahirr et les deux colosses n'accueillait comme lumière que celle blafarde des lampes à huile. Ils le plaquèrent contre un mur et l'un d'eux lui décocha un coup de poing dans l'estomac. Zahirr se courba sous le choc et se vida de la boisson précédemment ingérée.
" T'as déconné, Zahirr. Ca me déplait autant qu'à toi de devoir faire ça.
Zahirr leva les yeux vers le colosse qui venait de parler et laissa échapper un rire avant de se cramponner à son estomac.
- Ouais, Dogg a raison. Je préférerais encore me couper un doigt.
- T'aurais pas dû t'attaquer à la clientèle du Patron... Un riche en plus.
- Ce con-là n'a eu que ce qu'il mérite. Déclara finalement Zahirr. "
C'est à ce moment là que Le Pilier de la Justice s'effondra tel un soufflé au fromage.
Villnore se divise en trois parties distinctes : La Néopôle, Les Vieux Quartiers et les quais. Le premier bâti en spirale sur la colline est construit essentiellement de pierres blanches. Au pied de la colline se trouvent des pavillons, et plus on monte plus les bâtiments grandissent ; au sommet de la colline s'impose Le Pilier de la Justice - La Mairie faisant aussi office de tribunal (2) .
Les Vieux Quartiers se composent de maison se serrant les unes contre les autres, de troquets (95% à vrai dire). C'est à peine si une ruelle peut arriver à se faire une place entre les bâtiments croulants pour serpenter entre la Néopôle et les Quais. La plupart des Pauvres ne voient pas la couleur du ciel, puisque la Mairie a trouvé bonne l'idée de construire deux routes par dessus les Vieux Quartiers pour éviter à ses honnêtes citoyens - les Riches - la peine de passer dans des rues peu sûres.
Quelques heures plus tôt, au pied d'un pylône soutenant une de ces routes, un homme attendait. Il jetait souvent un coup d'oeil à sa montre gousset, ou inspectait les rues qui s'offraient à lui d'un air inquiet. C'était un riche, et il attendait les prostituées. En effet, la plupart des femmes pauvres offraient leur corps pour arrondir les fins de mois. Lorsqu'elles arrivèrent, l'homme fit son choix. Il s'agissait d'une jeune femme dont la beauté commençait à peine à se faner. Ses yeux clairs exerçaient un charme envoûtant ; autant que sa poitrine mise en valeur par un corset. Contrairement à ses " collègues " elle n'aguichait pas. Au contraire, elle gardait une expression froide.
Au dessus, sur un toit, Zahirr observait la scène. Les traits de son visage trahissaient la colère qui retournait ses entrailles. Plus tard, alors que le Riche raccompagnait la prostituée chez elle, quelle ne fut sa surprise lorsqu'une ombre tomba en face de lui.
C'est après plusieurs heures de recherches laborieuses que Senkal, simple Pauvre, sortit de la bibliothèque (3) avec un sourire satisfait imprimé sur le visage et un gros livre poussiéreux sous le bras.
La lame pénétra l'estomac avec une facilité déconcertante avant de remonter vers le coeur, fendant le plexus, lacérant l'autre organe qui se vidait de son suc gastrique. Le Riche s'agrippa à son agresseur avant de s'effondrer en vomissant son sang. Zahirr s'accroupit et ramassa la bourse à la ceinture du cadavre et la jeta aux pieds de la prostituée tétanisée dont les yeux froids manifestaient une peur palpable. Il la fixa un moment et s'effaça dans l'ombre. Qu'est ce qui avait poussé un assassin comme lui à perdre son sang froid ? L'amour ? Non. Il ne croyait pas que les assassins puissent tomber amoureux.
Senkal arriva chez lui. Il grimpa les marches escarpées jusqu'à sa chambre et alluma une bougie avant de poser son livre sur le bureau et de l'ouvrir avec fébrilité. Depuis longtemps une idée avait germée dans sa tête avant de s'enraciner profondément dans son esprit. De quel droit les Riches se faisaient cirer les bottes par les Pauvres ? N'étaient-ils pas tous humains ? Alors pourquoi ne pouvaient-ils pas jouir du même confort ?
Selon lui, il fallait montrer à ceux qui s'estiment au dessus de lui et des autres Pauvres de quel bois il se chauffait. Avec ce livre, c'est comme s'il avait le monde au creux d'une main. Il allait redonner vie à une flamme éteinte depuis trop longtemps. Il allait se servir de la magie.
Selon le thaumatologue Alphrayd Von Sphangdär, la magie n'est rien d'autre que ce qui anime toute forme de vie ; les quatre éléments, la lumière et le néant. Le fait qu'elle ne se montre plus de façon concrète aux yeux de l'homme comme à l'époque des mages ne vient pas du fait que la magie ne trouve plus de réceptacle, mais simplement parce que l'homme s'est tourné vers d'autres puissances telles que la mécanique par exemple. Plus les hommes se détournaient de la magie, plus les mages avaient du mal à appeler les forces, usant de formules de plus en plus compliquées, jusqu'à ce que ces même forces bifurquent à la manière d'une rivière face à un tas grandissant de sable de pierres et d'ordures. Que les choses soient claires. Von Sphangdär n'est qu'un charlot et ses théories un ramassis de foutaises. La magie s'est détournée de l'être humain car elle s'en est lassée. Imaginez croiser tous les jours des gens qui vous racontent invariablement la même chose, et vous êtes forcé d'écouter. Toujours les mêmes inepties. Ne seriez-vous pas lassé ? Croyez-le ou non, mais la magie doit s'épanouir et l'Homme ne l'a pas aidé.
Pourtant ce qui se passa chez Senkal resta inexpliqué : la magie se réveilla
Tout jeune déjà Zahirr s'était découvert une passion pour la menuiserie. C'est donc tout naturellement qu'il a rejoint le rang des assassins. Au départ il agissait en freelance, puis Morghn Gant D'acier l'embaucha comme tueur attitré. C'est à cet homme qu'on devait la protection des prostituées et des vendeurs de rêve (moyennant un pourcentage de leur part bien entendu.)
C'est en attendant un entretien avec son employeur dans un couloir que Zahirr rencontra Nauryll, prostituée sous la protection de Morghn. Elle balançait une ampoule de rêve entre ses mains, l'air détaché. Zahirr se prit à laisser son regard parcourir le corps de la jeune femme. Elle tourna les yeux vers lui et lui demanda ce qu'il faisait ici. Il désigna la porte du bureau avec son menton " je viens pour une commande.
- Vous êtes un assassin ?
Zahirr acquiesça.
- Ca doit être difficile...
- Non, j'ai des couteaux bien affûtés.
- Je voulais dire pour le moral, ça doit être dur de s'en remettre.
Il haussa les épaules.
- Toutes ces morts ne vous hantent pas ? "
Le second de Morghn, Avrey Lozojeause ne laissa pas le temps à Zahirr de répondre en ouvrant la porte du bureau.
" Monsieur vous attend. "
Senkal recula et tomba de sa chaise lorsque la lumière entra dans la salle. D'abord aveuglante elle s'adoucit peu à peu laissant deviner des formes changeantes pour finalement offrir une femme aux yeux de Senkal. N'étant qu'une simple projection mentale de sa vision personnifiée de la magie, la forme humanoïde tremblotait et laissait paraître de temps en temps ce qu'il y avait derrière elle. Comme si elle répondait aux pensées de Senkal, elle leva les bras, tourna sur elle même, et disparut. La terre trembla. Senkal se jeta au bord de la fenêtre pour voir le Pilier de la Justice s'écrouler.
Non loin de là, dans une cheminée, le feu prit une proportion inattendue avant de réduire la maison et tout ce qui l'entourait ou l'habitait en cendres. Sur les quais, la mer enfla et engloutit les berges.
Voyant-là une aubaine, Zahirr profita de la surprise des deux sbires pour les tuer. Il grimpa à une gouttière pour gagner les toits et se rendre chez son patron pour sa paye et les intérêts. Il brisa la vitre du bureau - Gant D'acier y avait trouvé là sa deuxième maison - et entra dans la salle éclairée par une grosse bougie. Morghn ne sourcilla même pas. Il continua de ranger ses papiers sans accorder d'attention à Zahirr. Il se contenta simplement de claquer des doigts. " Avrey, je suis très occupé. "
La porte du bureau s'ouvrit, et le bras droit entra un sourire mauvais aux lèvres. Selon les dires de pas mal de gens ayant été témoins des agissements d'Avrey Lozojeause, il serait capable de manipuler l'esprit des gens, les pousser à se suicider par exemple. Zahirr prouva le contraire lorsqu'il se jeta sur l'homme de main et lui trancha la jugulaire. Un jet de sang macula les murs, offrant à Villnore le nom de berceau de l'art moderne. Les fenêtres furent soufflées. Le vent balayait les rues de la ville, arrachait les toits, emportait les passants. Les incendies gagnaient en amplitude et les rues se déformaient tandis que la Néopôle était comme aspirée par le sol.
Senkal était recroquevillé dans un coin de sa chambre, répétant sans cesse " je n'ai jamais voulu ça, je n'ai jamais voulu ça. "
Les feuilles tourbillonnaient dans le bureau ou se plaquaient contre les murs poisseux couverts de sang. Zahirr ne se préoccupait pas du chaos qui régnait à l'extérieur, il voulait régler ses comptes avec son employeur sans risquer de représailles de sa part. Ce dernier suffoquait tassé dans son fauteuil, le front couvert de sueur. " T'es bien conscient qu'il est inutile d'appeler ta garde personnelle, hein ? " Morghn acquiesça en gémissant la bouche grande ouverte comme s'il allait pleurer. L'assassin empoigna son couteau.
Senkal prit son courage à deux mains, marcha contre le vent pour gagner sa table et essaya de fermer le grimoire. Lorsqu'il y parvint, le vent tomba d'un coup. Dehors, l'eau mit un terme à sa colère, la terre cessa de trembler. Il ne restait plus rien de la Néopôle.
Lorsque Zahirr sortit du bâtiment croulant, le soleil pointait à l'horizon. Les rues étaient dévastées, il ne restait que quelques pâtés de maisons dont les toits se coiffaient de quelques flammes. Les rues disloquées donnaient à une simple promenade l'allure d'un parcours du combattant . Zahirr avait l'impression de voir plus clair. Il leva la tête et fut surpris de voir que les ponts avaient disparus. Il entendit une porte claquer. Il se retourna en portant la main à son arme par réflexe, et fut surpris de découvrir Nauryll. " Je suis désolé de vous avoir fait peur, finit-il par dire après avoir dégluti.
- Comparé à ce qui vient d'avoir lieu, votre acte fait pâle figure.
L'assassin ne put réprimer un sourire gêné.
Un silence s'installa durant lequel ils contemplèrent les rues qui se repeuplaient maigrement des survivants hagards.
- Vous savez ? Je comprends toujours pas pourquoi vous avez agi comme ça.
Zahirr sentit ses joues s'empourprer.
- Aucune idée...
- J'ai trop d'imagination. Les assassins tombent pas amoureux, et puis on peut pas aimer les putes, hein ?
- J'en doute un peu. Répondit Zahirr en faisant tout pour éviter le regard de Nauryll.
- Je vous offre à boire ?
- Vous vivez ici ?
- Oui, Gant D'acier nous offrait à toutes une chambre ; c'est pas grand chose, mais ça me suffit. Et puis le bâtiment est libre non ? Je le reprendrait bien avec les filles. " Zahirr contempla le petit immeuble bancal avant de suivre Nauryll en fermant la porte derrière lui.
Senkal repartait pour la bibliothèque, le grimoire sous le bras. En voyant ces deux personnes parler, Senkal se sentit moins coupable. Des gens avaient survécus. Survécus au fruit de sa folie, née sous les ponts, à l'ombre du mal.
Fladnag | Drissène | ||
Jindi | Les Geôlières | ||
La Correspondante | Le bûcheron maudit | ||
Narwa Roquen | Les sept cercles de la peur |
La Correspondante | Le maîtres des pluies | ||
Lairello atan | Cool cat | ||
Miriamélé | Enfant et Ombre | ||
Teretwen | Rucinerdë |
le 31-08-2005 à 20h01 | Courte critique sans spoiler | |
Une fable allégorique, portant en germe toutes sortes de réflexions sur la société. Le style est comme toujours inventif, peuplé d'images cocasses. Le récit est construit comme un puzzle à assembler. Dommage que ce soit si court. Le ton est un brin cynique mais ça passe bien. La galerie de sympathiques personnages est posée efficacement. Par contre, je ne comprends pas le titre... |