Version HTML ?



Genèse

J'ai pleuré. J'ai hurlé. J'ai vomi. J'ai eu peur, froid, mal. J'ai touché au désespoir, au dégoût, à l'épuisement. J'ai couru des heures et des heures, un brasier dévastant ma poitrine et des langues de feu remontant dans ma gorge. J'ai traversé des rivières aux eaux glacées, gagnée peu à peu par une langueur de miel qui tétanisait mes muscles et ensuquait mon esprit. J'ai escaladé des parois aux pierres saillantes qui ont déchiré mes mains et mes pieds nus. J'ai rongé la viande autour de ma cheville pour me libérer d'un piège de chasseur. J'ai dévoré les restes crus d'un cadavre humain grouillant de vers. J'ai rampé dans des marécages infestés de moustiques aussi gros que mon poing. J'ai marché dans un désert de sable aux dunes innombrables, la peau ruisselante de sueur, la vue brouillée, la tête sur le point d'exploser. J'ai tué une petite fille au ventre gonflé, au visage émacié, au regard halluciné et aux membres sans chair. Ses dents se sont plantées dans ma gorge, elle sentait le sang battre dans mon cou, elle avait si faim...Je lui ai brisé la nuque. Les vautours qui me suivaient depuis quelques jours ont fait un festin de ce petit corps. J'ai croisé d'autres gens, d'autres fuyards comme moi, agonisants, des plaintes inhumaines s'échappant de leurs bouches édentées. La vieillesse les avait rattrapé. Leur peau pendait, leurs muscles avaient fondus, de profonds sillons creusaient leurs visages. Ils se traînaient par terre n'ayant plus la force nécessaire pour rester debout. Leurs ongles ensanglantés agrippaient le sol terreux convulsivement mais déjà leurs jambes ne répondaient plus, s'effritant, devenant poussière; le long travail de sape de la mort accéléré pour l'occasion. Bientôt, il ne restait du gisant que deux yeux exorbités de terreur. J'ai même vu les globes oculaires d'un des vieillards éclater sous la pression de l'horreur en lambeaux sanguinolents et minuscules avant de se désagréger en grains poussiéreux. Impossible pourtant de m'attarder. Je devais maintenir l'allure, continuer à fuir. Vite, toujours plus vite. Mais qu'est-ce que je fuyais ? Le temps. La vieillesse. La déchéance.

La terre où j'habitais, ma terre, était un véritable enchantement. Le temps n'y avait aucune prise. Les secondes, les heures, les semaines, les années tout avait la même valeur : aucune. Une terre d'éternité. Une terre de jeunesse. Nous ne connaissions ni la dégradation des chairs ni celle de l'esprit passé un certain âge. Nous n'avions pas d'âge. Les enfants naissaient, grandissaient puis leur croissance stoppait, leurs corps cessaient d'évoluer. Leur maturité atteinte, ils la conservaient à jamais. Et il en était de même pour l'ensemble des êtres vivants, plantes, animaux, insectes, bactéries. La Grande Faucheuse ne frappait que pour mettre fin à la maladie ou, plus rarement, à la suite d’une exécution. Mais les progrès de la médecine signèrent notre arrêt de mort à tous. Les gens guérissaient, ils ne mourraient plus et continuaient à se reproduire. La surpopulation eut des effets désastreux : famines, dépressions, augmentation du taux de suicide et de meurtre, guerres à foison... Pour punition de toutes ces larmes et ce sang versé, probablement déçue par l'usage que nous faisions de son don, la vie éternelle, la Nature nous punit : elle nous envoya l'un des messagers de l'Ange de la Mort, la Vieillesse. Elle toucha d'abord les arbres, puis nos bêtes de compagnie, enfin nos adolescents. Nous ne nous en aperçûmes qu'au dernier moment car nous ne comprenions pas la vengeance à l'oeuvre. Alors, il fallut fuir. Fuir ? Mais pour aller où ? L'errance ne valait pas mieux que la décrépitude. Puis une idée, vague, sortie d'on ne sait où mais décidée à coloniser tous les esprits, s'insinua peu à peu. Quel unique endroit dans tout l'univers pouvait nous offrir l'éternité ? Disparues les maladies, oubliées les tueries, envolée la vieillesse. Nous devions rejoindre le Continent des Morts avant que notre jeunesse ne nous soit aspirée et qu'il ne reste de nous qu'une gangue de peau ratatinée. Le suicide était exclu car les mythes fondateurs de notre civilisation rapportaient que le Continent des Morts était séparé en deux territoires par un mur immatériel et infranchissable, une dualité qui n'est pas sans rappeler l'opposition entre Enfer et Paradis dans la religion chrétienne. Or, la destruction volontaire d'une vie, qu'elle soit perpétrée contre autrui ou contre soi-même nous menait directement du côté infernal du mur où tourment et souffrance nous attendaient.

Le zèle que mis la Vengeresse Vieillesse à attirer l'humanité dans le piège de l'Autre Monde n'avait d'autre but que d'expédier des carcasses défraîchies afin qu'elles pourrissent à jamais au milieu d'un Eden magnifique. Des carcasses conscientes. Des carcasses pour la plupart invalides. Des carcasses aux facultés plus que réduites. Je voulais conserver ma grâce, mon élégance, ma beauté. Perdre ces atouts avec lesquels j'avais toujours vécu, sans jamais concevoir une autre vision de moi-même, un autre reflet possible, ce serait comme me perdre moi, dans tout ce qui me définit, dans tout ce qui fait de moi que je suis moi. La vieillesse me priverait de mon identité et une éternité ne suffirait pas à effacer de ma mémoire l'image qui est aujourd'hui la mienne. Ne plus pouvoir rire de peur de dévoiler mes gencives nues, ne plus pouvoir discerner les traits de mon amour pour cause de cataracte, ne plus avoir envie de lui, de le toucher, le caresser, ne plus pouvoir l'embrasser par dégoût mutuel, être condamnée à sentir son odeur, sa présence à mes côtés sans jamais lui appartenir, sans plus ressentir ce lien psychique qui unit nos deux êtres lorsque nos corps communient, ne plus entendre sa voix, si grave et chaude comme une orgue vibrante dont la musique vous prend aux tripes, probablement sourde que je serais...Ce serait une torture, la pire de toute car ma volonté et mes actes seraient impuissants à la faire céder. Je devais embarquer pour le Royaume des Morts alors que j'étais encore vigoureuse, vivante et puissante. Avec lui.
Tous les deux, nous avons accompli une grande partie du voyage. Et puis je l'ai perdu. Je ne sais pas comment. Je ne sais pas où. Je ne sais pas pourquoi. Un jour, je me suis retournée, il n'était plus là. Repartir sur mes pas aurait été une mission suicide. Alors j'ai décidé de continuer. Pour lui. J'arriverai saine et sauve au navire qui me mènerait à la destination tant désirée. Je ne connaissais pas la direction à suivre pour y parvenir. J'allais, droit devant moi, sans jamais dévier de ma trajectoire, sans jamais m'accorder de pause. Je savais que si je réussissais je retrouverai mon amour. Pas le vieillard rachitique à la barbe blanche qu'une petite voix dans ma tête me soufflait qu'il était devenu, mais l'homme aux épaules carrées et aux lèvres pulpeuses dont je connaissais si bien tous les secrets. Non, il ne s'était pas fait attrapé. Pas lui. Pourquoi sinon aurais-je été épargnée?
Qu'était-il alors advenu de lui ? J'évitais de me poser cette question. L'espoir seul fait vivre.

Un jour, brisée, folle de douleur et au comble du désespoir, je fus sur le point de renoncer, m'écrouler au sol et dormir, dormir sans m'arrêter, indéfiniment, rejoindre le Royaume des Rêves et fuir la réalité. Cette réalité dont mon amour était gommée. Dans mes rêves, j'aurais le droit de le faire réapparaître, de lui dessiner à nouveau un sourire, des fossettes, des paillettes dans ses yeux ambrés. Mais j'eus trop peur de me retrouver prisonnière de mes cauchemars, dans lesquels la plus infime espérance de le revoir n'existerait même pas. Je devais continuer. Pour lui. Enfin, j'atteignis l'océan. Cette immensité houleuse, cruelle et splendide. Le vent soufflait fort, je tremblais de tous mes membres. Je n'eus pas une seconde d'hésitation. La conduite à suivre me fut instinctivement dictée. J'aimais à croire que c'était par mon amour lui-même. J'avançai, appuyée sur mes béquilles de fortune qui s'enfonçaient dans le sable. Je faillis tomber deux ou trois fois, aussi j'abandonnais mes appuis derrière moi. J'allais plus vite en sautant sur un pied. Quand mon moignon entra en contact avec l'eau salée, une vague de bien-être déferla en moi. Je fermais les yeux et lorsque je les rouvris, je me rendis compte que j'étais entièrement mouillée. La vague n'avait pas été qu'intérieure. J'ôtai mes vêtements pour faciliter mes mouvements et pour sentir sur ma peau le liquide salvateur.
Le soleil brillait bas dans le ciel, il ne tarderait pas à se coucher. Il fallait être patiente: une autre certitude qui s'imposa à moi. Je luttai contre les éléments, déchaînés, jusqu'à ce qu'enfin l'étendue bleue s'embrase à l'horizon et que la boule de feu rayonnante teinte le ciel d'écarlate. Je repris ma route, nageant, buvant la tasse, nageant toujours, mécaniquement, sans réfléchir, simplement parce que, je le sentais, il le fallait.
Un rideau noir commençait à se lever sur le spectacle enchanteur. Vite, j'y étais presque. A l'instant précis où la lune opalescente montra le bout de son nez, sa moitié disparût brusquement dans une explosion chatoyante. Alors, je le vis. Un radeau. Un vulgaire radeau construit avec des rondins de bois. Vide. Je m'empêchais de penser à mon amour. Je grimpais sur le frêle esquif, à bout de force. Pourtant, je sentis que je devais accomplir un ultime effort, me mettre debout. Comme un signe de respect ou de salutation. A cloche pieds, les bras grands ouverts, les paupières baissées, j'offrais ma nudité à l'espace environnant. Une bourrasque d'une extrême violence me fit basculer. Je perdis l'équilibre. Je tombai. Je tombai, tombai, tombai sans fin. Ma chute dura des heures, des années, des siècles.

Quand j'atterris ici, je cru que j'étais revenue au point de départ. Sur ma Terre. Tout était semblable. Semblable au commencement. Des arbres bruissants de vie. Des fleurs éclatantes de couleur. De l'herbe verte et parfumée. Un ciel azur et sans nuage. Des chants d'oiseaux. Un tableau idyllique. Une perfection. Mais une ombre persistait. Mon amour était absent. Je cru que mon coeur allait sortir de ma poitrine, un vide sidéral se creusa dans mon estomac, des gouttes salées coulèrent sur mes joues. La fatigue, la faim, la peur, la douleur physique, tout fut absorbé par cet éclatement de mon être. Ce poison mortel qui s'instillait dans mes nerfs, menaçant de me rendre folle. Je tapais ma tête contre le sol jusqu'à ce qu'un liquide poisseux brouille ma vue, obstrue mon nez et ma gorge. Ca ne suffisait pas. Je donnai des coups de poing dans un arbre, ensanglantant mes phalanges. Je hurlai à m'en faire mal aux poumons. Tout plutôt que de vivre sans lui. Tout plutôt que cet enfer. Je finis par me coucher en position foetale, anéantie.
Soudain, je sus qu'il était là. Derrière moi. Son souffle chaud balaya ma nuque. Ses doigts fins caressèrent mes épaules, descendirent dans mon dos, au creux de mes reins, suivant un itinéraire maintes fois parcouru. Sa bouche se posa sur ma joue. Fougueusement, je lui agrippai le cou pour l'embrasser. Je couvrais son visage de baisers avant de revenir à ses lèvres entrouvertes et d'y glisser ma langue. Nous jouâmes ainsi, sans qu'aucune parole ne soit échangée, jusqu'à ce que nous soyons pleinement satisfait l'un de l'autre.
Enfin, lové contre moi, il parla.
Il me révéla que nous étions les seuls rescapés humains de cette guerre contre la vieillesse, ce prélude parasitaire à la mort, son allié. La Nature a remis cette Terre à notre disposition pour que nous la repeuplions, mais à une seule condition: l'humanité serait désormais condamnée à supporter son délabrement progressif jusqu'à l'ultime fin. La vieillesse ferait désormais partie du cycle de la vie. Et de la mort. La notion du temps devra obligatoirement être maîtrisée. Dame Nature nous avait choisi, nous entre tous les autres pour une seule et unique raison : la passion dévorante que l'on se vouait l'un à l'autre. Deux individus capables de tant d'abnégation vis-à-vis d'eux même pour ne plus se consacrer qu'à l'autre ne pouvaient qu'engendrer une lignée dont l'amour serait le fil directeur. Pour être sûre que nous ne faillirions pas dans notre mission, elle décida de tester notre attachement l'un envers l'autre. La disparition de mon amour prenait sens. Elle le conduisit dans le temple de tous ses pouvoirs, la forêt, où elle lui dévoila notre destinée. Elle le força à regarder dans une flaque d'eau tous les malheurs qui me frappèrent durant ma quête, le confrontant à son impuissance, le poussant au bord de la démence. Un mal nécessaire disait-elle. Elle avait interdit à sa Messagère Vengeresse de me toucher et insinua en moi les certitudes qui me poussèrent à agir comme je l'ai fait sur le radeau.

Curieusement, les horreurs que mon amour me susurrait dans le creux de l'oreille ne provoquaient aucune réaction de tristesse ou de colère en moi. Le bonheur de l'avoir à mes côtés, de savoir qu'il m'appartenait à nouveau était sans borne. Passer toute ma vie, si courte fût-elle, avec lui était le plus beau cadeau que l'on puisse me faire et malgré ses exactions et pour ce seul privilège, je considérerai Dame Nature comme ma bienfaitrice. Vieillir auprès de lui serait désormais mon seul désir et j'espérais ardemment que ce soit réciproque. J'en étais là de mes pensées quand mon amour reprit la parole. Il me dit, avec des trémolos dans la voix, que mon pied gauche avait pu être reconstitué à partir de l'une de ses côtes. Un lien physique existait désormais entre nous, qui me rendait dépendante de lui, de son corps, de sa beauté, de son amour...

Mais au fait, je ne me suis pas présentée. Mon nom est Eve. Et lui, c'est Adam.

Ecrire à Pandöra
© Pandöra



Publication : 24 mai 2010
Dernière modification : 24 mai 2010


Noter cette page : Vous devez vous identifier pour utiliser le système de notation

A toi de choisir parmi les récits et illustrations sur le site

FitzChevalerie Loinvoyant
Paradis lointain
Narwa Roquen
Et avec nos Esprits  
Un autre monde  
Pandöra
Genèse  

signifie que la participation est un Texte.
signifie que la participation contient un Dessin.


2 Commentaires :

Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 06-08-2010 à 18h29
Quelle bonne surprise...
que ce texte fort, bien écrit malgré quelques fautes d'orthographe, et le verbe "ensuquer" qui est un peu trop familier(voire dialectique..). L'idée est intéressante, le récit vivement mené, la rage de survivre est décrite avec cohérence. Je ne dis pas que je partage l'idéal narcissique de l'héroïne, mais le tout se tient. A un détail près, l'allusion à la religion chrétienne, dans le passage sur...

Voir la suite de ce commentaire

Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 14-06-2010 à 21h44
Bienvenue, Pandöra!
Un texte que je trouve drôlement bien écrit, très agréable à lire dans sa forme.
Côté contenu, plutôt trash le premier paragraphe!! Je n'ai pas l'habitude dans mon monde de bisounours, mais c'est okay, c'est un art que je respecte sans souhaiter le maîtriser moi-même.

Je trouve dommage la dernière phrase, absolument pas nécessaire à mon sens, le titre, leur mission de repeupler la terre et l'...

Voir la suite de ce commentaire



Ajouter un commentaire

Pseudo
Mail
Titre ou commentaire concis
Commentaire détaillé
(Optionnel)



Page générée en 645 ms - 203 connectés dont 3 robots
2000-2024 © Cercledefaeries