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De : Narwa Roquen Date : Jeudi 18 septembre 2008 à 18:28:08 | ||
Le feu passa au rouge. Le Moldave donna un coup de coude à Scula et les deux compères se précipitèrent vers la voiture. Le Moldave releva les essuie-glaces tandis que Scula savonnait le pare-brise à l’éponge. Le temps que le conducteur baisse sa vitre pour protester, Le Moldave passait la raclette et Scula tendait la main. « Deux euro, s’il vous plaît ! - Mais ça va pas, non, je vous ai rien demandé ! - Allez, mon gars, faut bien qu’on bouffe, nous aut’... - Et puis d’abord je n’ai pas de monnaie ! » D’un regard pesant comme une cathédrale g_o_t_hique, Scula détailla l’homme, confortablement assis dans le cuir de sa belle italienne, joli costume, jolie cravate, bronzé, des mains bien propres... Elle lui adressa son sourire le plus charmeur, assorti d’un clin d’oeil canaille. Elle se donna une petite tape sur la fesse gauche en prononçant sa phrase fétiche « Et c’cul-là, c’est du poulet ? » L’homme, vaincu, sortit la pièce. Le Moldave n’eut que le temps d’effectuer une passe de toréador avant que la voiture ne s’élance en vrombissant. « Deux liters au moinss », maugréa-t-il. « Lui pas payer l’essence, quoi ? » Ils se replacèrent sur le trottoir, repérant leur prochaine cible dans les embouteillages. « Hep ! Hey ! Vous ! » De l’autre côté de l’avenue, quatre hommes en noir, portant des lunettes de soleil parfaitement incongrues pour ce mois de novembre brouillardeux et froid, leur faisaient de grands signes. Le Moldave agrippa la manche de l’anorak vert de sa coéquipière. « Nous filer, vite ! » Il vida le seau dans le caniveau et détala. Habituée à ses sautes d’humeur paranoïaque, elle le suivit sans poser de question. Derrière eux un concert de klaxons leur indiqua que les quatre individus traversaient la chaussée au mépris de toute prudence. Scula se retourna une fois, pour vérifier quand même. Ils avaient l’air très classe, mais ils étaient perchés sur des jambes interminables et couraient comme des athlètes. « Bordel de schnouf ! Ils vont nous rattraper ! » Mais Le Moldave connaissait la ville comme sa poche – et sans doute mieux, vu qu’elle était trouée depuis belle lurette -, et s’engouffra dans un café qui avait une sortie sur l’arrière. De là il enfila le dédale des petites ruelles du vieux quartier, deux à droite, une à gauche, deux à droite... « On prend le métro ? - Ticket... », souffla l’homme qui, après cinquante ans et plus d’une vie pour le moins peu confortable, était plus à l’aise devant un ballon de rouge que dans un sprint de deux cents mètres. « Ca va, j’en ai, des tickets... » Au moment où ils s’engouffraient dans l’escalier, ils virent leurs poursuivants, toujours gesticulant et criant, à vingt mètre devant eux. « Merde, sont doués, les bougres ! », commenta Scula. - « Espionitch ! Hein, pas rire de moi, là ! - Ca va, ça va... » Les portes se refermèrent sur eux au moment où les hommes en noir arrivaient sur le quai. « Tu les connais ? - Niet. Complot, sûr. Gouvernement Moldavie jamais pardonnersk moi ! Tentative révoluzione ! Politik dangeroussia ! - Eh bé... » Prudemment, ils changèrent de squat cette nuit-là. Scula fut très étonnée de voir le Moldave refuser la moindre goutte d’alcool, malgré le froid qui commençait à piquer. « Demain laver avenoue Répoublik », annonça-t-il. « - Tu crois qu’ils vont être encore après nous ? - Che crois », soupira Le Moldave en tirant la couverture sur sa tête. Ils venaient de finir leur deuxième pare-brise quand un homme de haute taille, vêtu d’un imperméable sombre et tenant une cigarette à la main, s’approcha du Moldave. « Vous avez du feu ? » Pendant que l’autre cherchait son briquet, le passant se pencha vers lui. « Vous êtes repéré. Quittez la ville. » Le Moldave sursauta. « Qui vous être ? - Je sais ce que je sais. Ils vont vous retrouver. - Mais qui eux ? - Je suis sûr que vous le savez très bien. Je ne peux pas vous en dire plus. Quittez la ville. » Il lui souffla une bouffée de fumée en plein visage, et s’éloigna. Scula, qui inspectait les environs, poussa un petit cri et attrapa son compagnon par le bras. « Merde, ils sont là ! Faut décoller... » Et la poursuite recommença, comme la veille, traversées de chaussées entre des voitures au conducteurs furieux, rues et ruelles enchaînées au grand galop, magasins à multiples entrées et sorties, et toujours les hommes aux lunettes noires qui gesticulaient et criaient en les poursuivant. Et le métro, encore, qui les sauva, même si cette fois ils durent traverser les voies, dans l’indifférence générale, pour changer de quai et ressortir de terre, hors d’haleine, avant de s’engouffrer in extremis dans un bus prêt à démarrer. Ils étaient tellement effrayés qu’ils ne songèrent même pas à resquiller. « Mais pourquoi ils crient ? », demanda Scula. -« Pas sais. Coutume chez eux ? » Ils marchèrent longtemps après le terminus. Scula traînait un peu, regardait les vitrines des magasins, avant de rattraper Le Moldave au pas de course. Un magasin de bijoux fantaisie l’interpella un peu. Les boucles d’oreilles étaient exposées sur des oreilles... Sûrement des moulages en plastique, ou en tissu, mais on aurait dit des vraies... Drôle d’idée... « C’est encore loin ? - Non... Encore après maisons... » Ils traversèrent une petite ville de banlieue avant d’arriver au hangar désaffecté où Le Moldave avait prévu de passer la nuit. Dans une rue parfaitement calme, ils reçurent tout à coup une volée de feuilles mortes et poussiéreuses, alors qu’aucun souffle de vent ne se faisait sentir. Levant le nez, ils aperçurent au bord de son toit une ménagère de la cinquantaine qui balayait scrupuleusement ses tuiles. Comme ils s’arrêtaient, interloqués, elle les invectiva : « Et alors, je fais mon ménage ! Vu d’en haut, les feuilles, ça fait désordre ! » « Elle est folle ! »ricana Scula. Mais Le Moldave l’entraîna en marmonnant « si pas folle, grosssen problèmoff... Pas possiblya... » Ils posèrent leurs sacs contre un mur ; les autres squatters, déjà installés, ne leur jetèrent qu’un vague regard. Il ne leur restait qu’un quignon de pain, qu’ils partagèrent équitablement, puis se roulèrent dans leurs couvertures. Le faisceau d’une torche électrique les fit bondir sur leurs pieds. « Yo, Le Moldave, t’es nerveux ? » L’homme, le crâne rasé, portait un blouson militaire et des Docs Marteens. Il se mit à rire. « Remarque, t’as raison. Y a des drôles de types qui te cherchent partout, ils ont ta photo, on dirait des keufs mais je crois pas... Tu sais qui c’est ? - non, on sait pas », riposta Scula. « Mais la prochaine fois que tu me fais peur, Walter, j’te fiche mon poing dans la gueule ! - Oh ça va, la mère, si on peut plus rigoler... C’est moi le patron, ici, alors... » Blottis l’un contre l’autre comme des chiots abandonnés, ils ne fermèrent pas l’oeil de la nuit, sursautant au moindre craquement, au moindre mouvement des autres dormeurs qui ronflaient à qui mieux mieux, tremblant au moindre bruit de moteur dans la rue. Vers le matin, cependant, ils s’assoupirent. Ce fut Scula qui se réveilla la première et son cri de terreur arracha Le Moldave au sommeil. Faisant cercle autour d’eux, barrant toute possibilité de fuite, quatre hommes vêtus de noir attendaient leur réveil. Ils avaient l’air solide, et à eux deux, les vagabonds ne feraient pas le poids. « Quoi vouloir vous ? », demanda Le Moldave en essayant de contrôler sa voix. Le plus petit des quatre, qui devait quand même dépasser les deux mètres, fit un pas en avant : « Vous êtes bien Frédéric Dupont ? » Le Moldave haussa les épaules. « Allons, ne soyez pas effrayé ! Vous êtes Frédéric Dupont, et vous aviez une soeur prénommée Suzanne... » Scula l’interrompit d’un ton presque joyeux : « Ah ben non, pas de chance, lui il est Moldave, voyez ? Alors vous vous gourez ! - Monsieur Dupont, votre soeur Suzanne a été enlevée il y a quarante ans par des extraterrestres... » Le Moldave se taisait toujours. Scula ouvrit de grands yeux. « Nous sommes ces extra-terrestres. Nous venons de Gxirk, dans la galaxie Smydnerk... Ca ne vous dit rien ? Je suis obligé de vous donner une adaptation phonétique compatible avec vos fréquences audibles... » Scula éclata d’un rire nerveux. « Ah elle est bien bonne ! Eh mon pote, on n’a rien bu depuis deux jours, alors on est clair, tu vois... - Madame a un doute ? Ou-Fxk-Ou, voulez-vous convaincre Madame ? » L’homme désigné ôta ses lunettes puis porta les mains à sa nuque. Comme on retire une cagoule, il enleva son cuir chevelu et son visage, parfaits moulages humanoïdes. Dans le geste, une oreille portant une créole dorée tomba à terre. La créature la ramassa aussitôt, et la plaqua sur le côté de sa tête où elle resta collée. « Pardon. C’est la grande mode chez nous, ces oreilles... C’est vraiment l’idéal pour porter des boucles... » Scula et Le Moldave s’étaient plaqués contre le mur. Du sobre costume noir émergeait une extrémité céphalique ovoïde, vert bouteille, portant trois antennes jaunes, un oeil unique, deux petites fentes verticales à la place du nez, et un orifice parfaitement rond en guise de bouche, d’où sortait un petit rire métallique. « Bien ! », reprit l’alien. « Donc votre soeur a vécu une bonne vie sur notre planète, elle a travaillé pour nous et nous l’avons rémunérée. Malheureusement les conditions de vie chez nous sont... comment dire... éprouvantes pour un organisme humain... et donc... » Il inspira profondément et prit un ton très solennel pour déclarer : « J’ai le regret de vous informer que votre soeur Suzanne est décédée... Veuillez croire en l’expression sincère de nos condoléances... mais la bonne nouvelle », reprit-il avec entrain, c’est que vous êtes son seul héritier ! Notre monnaie n’a pas cours sur Terre, mais grâce à quelques intermédiaires... nous avons pu convertir sa fortune en euro. Si vous étiez bien Frédéric Dupont, vous seriez l’heureux propriétaire de cinq millions d’euro... Oui, notre monnaie est assez forte, et le taux de change... - Bordel de merde », hurla Le Moldave, « je veux que je suis Frédéric Dupont, né à Sarcelles le 1° novembre mille neuf... - Mais oui, bien entendu, nous le savons... Signez là, Monsieur, et encore ici... Ici encore... et là... » Allongé sur une chaise longue au bord de la piscine d’un hôtel de luxe, quelque part au bout du monde, Le Moldave savourait un cocktail aussi bleu que l’océan, tandis que Scula s’enduisait de crème solaire sous son chapeau de paille à larges bords – elle avait toujours été allergique au soleil. Un majordome en complet noir et noeud papillon, par quarante degrés à l’ombre, s’inclina devant eux. « Pardon de déranger Monsieur, mais le tailleur de Monsieur attend Monsieur dans sa chambre pour les essayages. Bien entendu, il est à la disposition de Monsieur... » Le Moldave le chassa d’une main négligente et soupira. « Tu vois, ma petite, c’est ça la vie... Laver, hériter, et tailleur... » Narwa Roquen « Narwa Roquen, à chacun sa vérité Ce message a été lu 7071 fois | ||
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3 Exercice 44 : Narwa => Commentaire - Estellanara (Dim 16 nov 2008 à 15:58) 3 Très belle chute... - z653z (Ven 26 sep 2008 à 14:55) 4 Réponses - Narwa Roquen (Ven 26 sep 2008 à 19:53) 3 Commentaire Narwa Roquen, exercice n°44 - Maedhros (Jeu 18 sep 2008 à 19:26) |