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De : Maedhros Date : Samedi 31 octobre 2009 à 17:46:09 | ||
ORA PRO NOBIS Quelque part, très loin, il entend sonner l’Angélus. Planté au milieu d’un champ en jachère, il observe les douces collines de cette campagne, jadis grasse et riche, qui montent jusqu’au ciel au bout de l’horizon. Il est seul. Le temps a passé. Les siècles se sont écoulés. Ce monde est différent. Le visiteur apporte un message. Il n’y a que ça qui n’ait pas changé finalement. Là où il se tient, la terre aride et dure est maillée de crevasses profondes et stériles. C’est une maladie purulente, une lèpre biochimique qui s’est répandue entre ces mottes desséchées. Elle a bu toute la sève dont se nourrissaient les sols. Une impression de malaise se dégage de cette ligne d’arbres couchés, aux formes tourmentées qui découpent la lumière jaunâtre de la fin du jour. Quatre flèches lumineuses, autant de lignes parallèles, déchirent les basses couches de l’atmosphère à très grande vitesse, beaucoup trop rapidement pour que l’oeil humain puisse n’y voir autre chose que des traits incandescents au rugissement métallique. Lui n’en a cure. Il est étranger à ce monde et à ses convulsions. Il ne lui appartient pas de juger. Ce n’est pas son rôle. D’autres le feront plus tard. Lui vient murmurer quelques mots aux oreilles qui pourront les entendre. De ces quelques mots dépend le salut de ce monde. Des mots banals, maintes fois répétés, sur tous les tons et dans toutes les langues. Il faut donc croire qu’ils n’ont jamais été compris. Une pleine volée de cloches succède aux trois séries de tintements. Il n’a pas courbé la tête à l’appel du clocher, attentif aux derniers échos mélodieux qui s’évanouissent lentement. Il a un message à délivrer et il ne lui est pas permis d’attendre. Il secoue tristement ses longues boucles cuivrées. Il sait pertinemment qu’aucune cloche n’a réellement résonné, qu’il a imaginé ce qui aurait pu être. Ce qui fut. Avant. Maintenant, seul demeure le silence sur cette terre ensevelie sous un immense suaire poussiéreux. Tel un monstre réveillé des profondeurs, la fin de toutes choses approche inexorablement. Il lève les yeux vers le ciel assombri, cherchant une réponse qui ne viendra pas. Il se résigne à quitter ces lieux qu’il a chéris par-dessus tout. Rien ne le retient plus désormais. Alors, baigné par une lumière éclatante, il déploie ses ailes blanches et puissantes pour s’élever majestueusement dans les airs. Sans effort apparent, harmonieux et délié, il atteint rapidement le firmament et disparaît peu à peu vers l’est où règne déjà la nuit. Elle est jeune, très jeune. L’enfance n’a pas encore déserté l’ovale de son visage. Elle a tout juste vingt ans. Ses vêtements en toile grossière proviennent des stocks de récupération. Elle est jeune et pourrait être belle. Malheureusement elle se retrouve aujourd’hui là où elle ne devrait pas être. Quand elle a fui son pays, chassée par la guerre, elle avait des rêves plein la tête. Ils ont volé en éclats au contact de la réalité, des barbelés et des courses folles pour échapper aux projecteurs et aux patrouilles. Elle n’a pas de nom. En fait elle n’a plus de nom. Elle a jeté ses papiers pour qu’on ne puisse pas identifier son pays natal. Elle ne parle à personne pour réduire encore les risques. Elle est devenue un fantôme, une ombre presque transparente qui s’accroupit quand le bruit d’un moteur retentit sur le chemin de terre battue et qui accourt quand les bénévoles de l’association viennent distribuer quelques maigres rations de survie. Elle ne sourit pas en buvant la soupe épaisse et fumante. Elle se contente de fixer de ses grands yeux bleus le conducteur du camion qui lui adresse un timide sourire. Elle le voit chaque soir, à l’heure de la distribution. Il la cherche du regard, parmi tous les clandestins qui se regroupent autour du camion. Il espère quelque chose, quelque chose qu’elle reconnaît instinctivement mais qu’elle ne peut lui donner. Elle n’a plus confiance. Tout ce qu’elle espère, c’est traverser la frontière. Car au-delà, il y a la promesse d’un paradis, loin des bombardements et des attentats aveugles, loin des milices barbares qui dévastent l’Europe, loin des horreurs de la guerre sans cesse renouvelées. Dans le lointain, les contreforts des hautes montagnes ferment l’horizon. Elles forment une barrière formidable qui se dresse entre elle et ses espoirs. Beaucoup ont tenté de les franchir par leurs propres moyens. Peu ont survécu à l’altitude, à la neige, au froid, au brouillard et aux pièges implacables qu’elles dissimulent sur leurs pentes vertigineuses. Et parmi les rescapés ayant réussi à déjouer ces sentinelles minérales, rares sont passés entre les mailles des filets tendus par les contrebandiers. Ces marchands d’humains mettent des chaînes aux pieds de leurs infortunées victimes. Ils en font des esclaves qu’ils vendent aux seigneurs des champs de pavot de l’autre côté des montagnes, au fond de vallées sans nom d’où ils ne reviendront plus. Les moins téméraires attendent le bon vouloir des passeurs, payés à prix d’or et souvent peu scrupuleux. Ceux qui n’ont pas suffisamment d’argent doivent trouver un moyen d’en obtenir, jusqu'au plus ignoble. Elle n’a pas d’argent et refuse de se vendre. Elle attend. Elle attend qu’une mesure de clémence entrebâille pour un moment les portes du paradis. Cela arrive de temps en temps, au gré des discussions interminables des diplomates peu pressés qui négocient à l’ombre des palmiers des îles artificielles de l’Antarctique, siège de l’organisation mondiale des nouveaux territoires. En attendant, il lui faut échapper aux gardes-frontières qui organisent régulièrement des rafles pour capturer les clandestins et les renvoyer vers l’ouest, confinés dans les compartiments verrouillés de trains à bestiaux. Cela fait partie des règles du sinistre jeu. Alors, quand elle le peut, elle va prier dans la petite église délabrée près du pont qui n’enjambe plus qu’à moitié une rivière solitaire aux eaux vives et glacées. C’est une petite église orthodoxe désaffectée, reconnaissable à sa construction en croix, à la coupole et aux ouvertures cintrées qui abritaient les cloches. Il n’y en a plus depuis longtemps. Nul ne se souvient des raisons qui avaient présidé à son édification, dans ce pays où les communautés chrétiennes sont si peu nombreuses. Elle se réfugie à l’intérieur. Il ne reste rien des fresques sur toile tendues derrière l’abside. Il ne reste rien du mobilier liturgique en bois précieux. Du haut de la coupole éventrée descend une lumière magiquement fragmentée qui modèle son visage de madone. Presque miraculeusement, l’humble iconostase a été préservée. La jeune femme pénètre toujours par les portes royales, les portes centrales, pour accéder au sanctuaire où elle se sent à l’abri sous la protection de deux puissants archanges. Ce sont ses protecteurs, ceux en qui elle a placé son adamantine foi. Elle s’agenouille au pied de l’autel dénudé et prie avec la passion des innocents, avec la rage de ceux qui ont tout perdu, avec la ferveur de ceux qui se sentent orphelins sur ce monde de ténèbres. Elle n’a pas renoncé à prier même si ses prières sont emportées par des vents malicieux qui les dissipent comme les feuilles mortes au coeur de l’automne. Elle espère qu’il y en aura une, une seule, qui ne retombera pas en lents tourbillons jusqu’au sol mais qui, portée par l’amour et la foi, défiera les lois de la gravité. Elle s’élèvera de plus en plus haut, comme une étoile montante à la robe fauve, arrachant par son extraordinaire destin, la pitié d’un ciel fermé. Oui, elle prie pour que l’une de ses prières trouve la route pour se faufiler jusqu’à Dieu. Mais sur ce bout de terre oublié de tous, hommes ou dieux, qui se soucie de la prière d’une enfant réfugiée au fond d’une église en ruines? Il fait nuit et la température chute rapidement. Comme toutes les nuits. Il s’appelle Mukunda. Il est né à Allâhâbâd, une ville où le sacré et le mythe forment la trame impalpable d’un tissu délicat aux mailles multicolores et ensorcelées. Ce tissu vibre d’une force singulière tous les douze ans quand, venus de loin, les pèlerins se pressent en nombre pour assister aux cérémonies de la Kumbhamela. La ville est bâtie au confluent de la Yamunâ et du Gange, deux des sept rivières sacrées de l’Inde. Dès son plus jeune âge, Mukunda a été fasciné par l’appel secret des lointaines montagnes qui se dressent au nord. Avant même de parler, il rêvait des heures entières, le regard perdu sur la vaste plaine où miroitaient les eaux mêlées des deux fleuves. Avant qu’il ne sache compter, il voyait bien plus que deux rivières se rejoignant à proximité de ce lieu saint. Quand il apprit les mots pour appeler les choses, il découvrit que ce qu’il voyait n’était pas forcément ce que voyaient tous les autres. Il convainquit ses parents de le laisser étudier auprès des plus puissants brahmanes. A leurs côtés, sous leur férule, il récita, encore et encore, les stances du Rig Veda jusqu’à ce que la force de ses paroles finisse par déployer la splendeur et le pouvoir des numineux. Il compléta ensuite sa formation sur les bancs des meilleures universités de la péninsule indienne durant de longues années supplémentaires. Et puis arriva l’instant où il comprit que sa quête était achevée. Il avait presque trente ans. Il revint alors à Allâhâbâd. Au grand étonnement de ses proches, il partit aussitôt pour la plaine. Là où il n’y avait rien, il s’assit dans la poussière, fixant le vide devant lui. Il resta six jours ainsi, au beau milieu de nulle part. Six jours sans boire ni manger. On le traita de fou et de mystique. Des médias s’emparèrent du sujet puis les feux de l’actualité se détournèrent bien vite et il fut oublié. Lui ne dit pas un seul mot, respectant son voeu de silence. Seul parmi les aveugles, il demeura assis sur la berge d’un immense fleuve qui jaillissait à quelques pas, après avoir parcouru une très longue distance sous la terre. Un immense fleuve. La plus magnifique des sept rivières sacrées. La plus mystérieuse. La plus symbolique. La rivière Sarasvatî. Pendant six jours, il ne dit mot. Pendant six jours, il écouta. La voix du fleuve. Le matin du septième jour, Mukunda se leva et s’engagea dans les rangs d’une organisation non gouvernementale qui venait en aide aux réfugiés accourus de l’ouest lorsque les guerres commencèrent à déchirer l’Europe. Il devint chauffeur et partit pour le Nord, vers les contreforts de l’Himalaya où les réfugiés s’agglutinaient autour des quelques corridors de franchissement des montagnes. La voix du grand fleuve guidait ses pas. Cette voix dans sa tête qui ne le quittait plus. La route fut longue pour atteindre Rishikesh où les saints hommes ne se comptent pas. La voix de la rivière l’avait accompagné tout ce temps. Il avait longé le Gange sans discontinuer, remarquant que l’eau devenait pour lui essentielle, un sang pur et bleu, le vrai sang des montagnes supportant le toit du monde. Les réfugiés restaient à l’écart des villes et des axes trop fréquentés. Au volant de son camion Tata, avec deux autres humanitaires, il quittait régulièrement la route principale pour bifurquer sur des voies secondaires et cabossées mettant à rude épreuve les essieux du camion sans âge aux couleurs estompées. Ce fut au cours d’un de ces épuisants périples qu’il l’aperçut pour la première fois. Une ombre voûtée et craintive qu’il n’aurait sans doute pas remarquée si un rayon de soleil, un rai de lumière tombé du ciel nuageux, n’avait enflammé sa chevelure d’or. Il tressaillit devant cette vision, sans vraiment savoir pourquoi. Elle avait disparu avant qu’il ne pût stopper le lourd véhicule. Ses compagnons n’avaient rien vu, trop absorbés par leur partie de cartes acharnée. Avant que la voix du fleuve ne retentisse dans sa tête, il sut que c’était elle. Il revint chaque fois qu’il le put. Il la vit à plusieurs reprises et tenta maladroitement de l’apprivoiser. Rien n’y fit. Alors, il patienta. Les choses devaient suivre leur cours et contrarier leur ordre naturel était inutile. Il attendit. On pense à rien. On prie que tout se passe bien. On se dit qu’on a été préparé pour ça. Six semaines en fait. On regarde le dos du mec devant qui disparaît happé par le néant. Dehors il fait nuit, il fait froid et il fait peur. J’ai peur. Nous avons tous peur. Putain de guerre. Putain de vie. J’ai mon nouveau numéro tatoué sur la nuque façon code-barres. Ce numéro tiré au sort. Putain de loterie. Encore trois qui attendent devant moi. Trois. Une poignée de secondes. C’est fou ce qu’on peut avoir comme pensées débiles avant de sauter. Plus qu’un. Merde, c’est déjà mon tour. Lumière rouge, lumière verte. Je saute en fermant les yeux. Enfin, je me laisse tomber comme une bouse. Allez, je suis dans le grand bain. Combien existe-t-il de chances d’atterrir vivant sur une LZ chaude ? Mettons 2 sur 5 à peine. J’entends rien sinon le vent qui souffle et qui m’aspire vers le bas. Il paraît que les parachutes préhistoriques autorisaient une certaine forme de hasard. Plus maintenant. Quelqu’un, dans les nuages ou sur la lune, sait exactement où je vais poser mon cul au dixième de centimètre près. Si une mine a été posée là par les mecs d’en face, je remonte aussi sec au paradis des parachutistes. En feu d’artifice. Un touch an go d’enfer. Aux échecs, on reconnaît vite les débutants. Ils ne font pas vraiment attention aux pions de la première ligne. Peu de valeur, peu de pouvoir. J’ai la furieuse impression que c’est pareil pour nous. Dispensables. Les veinards de la loterie. Le contingent supplétif. On sert à saturer la zone de combat point barre. Les vrais pros viendront après nous, attendant que le jeu s’éclaircisse. Les seigneurs de la guerre. Bon, d’après ce qui circule sur le réseau, les fous sont plus nombreux que les rois et les reines baisent les cavaliers mais à part ça, qui avance à découvert avec une marge de manoeuvre réduite à sa plus simple expression et le trouillomètre à zéro? Les pions. Nous. Moi. Tout ça à cause de cette saloperie de loterie hebdomadaire. Il y a les gagnants qui empochent les euros. D’accord. Mais ils ont trouvé que cela manquait de vrais perdants. Perdre sa mise ne leur paraissait plus suffisant. Pourquoi ne pas inventer quelque chose de vraiment pervers ? Pourquoi ne pas obliger quelques perdants à gagner une place pour le grand carrousel? Dix places pour vivre la dernière aventure humaine avec plus de chances d’y rester que de revenir sain et sauf. Même cette épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes n’a pas dissuadé les joueurs. La preuve moi. J’ai joué comme les autres pour décrocher le jackpot. Raté. Par contre, j’ai tiré le gros lot des perdants. Une place au premier rang des troupes d’assaut. Fini le confort douillet de la plateforme off-shore au large d’Aigues Mortes. Fini, le spectacle magnifique des marées vertes derrière la verrière de la salle de repos. Place à la vraie vie. Retour sur le continent. Place à la sueur et à la peur. J’ai gagné le droit de faire partie des largués du Bounty. Le Bounty, c’est le nom du transport de troupes sub-orbital qui a décollé de Bordeaux. Le Bounty... j’ai pas eu l’ombre d’une chance, dans la coursive taguée et à moitié éclairée, d’y rencontrer Fletcher. Trop court aussi pour organiser une rébellion. De toute façon, au-dessus des nuages, c’est dur de localiser Tahiti! Et puis le commandant n’a rien d’un schizophrène. Les conditions étaient acceptables. Enfin, jusqu’à maintenant. Bon, la descente ne devrait plus s’éterniser. Trois minutes déjà que je me balance au bout des suspentes. Largage à très haute altitude. Je n’aurai pas besoin de me préparer à l’impact, le parachute pense pour moi et freinera au bon moment. Un toucher aussi doux que le baiser d’un jeune puceau. Jusque là tout va bien....merde... c’était quoi ça ? Je vois plus que dalle. Ca commence. Les leurres et les contre-mesures ne nous protègent plus. Ils nous canardent d’en bas, à grande rafales de balles traçantes et de missiles anti-personnel. Les légions teutoniques défendent bec et ongles la plaine qui s’étend autour de leur forteresse de Marienbourg. Il paraît qu’à leurs côtés se battent aussi plusieurs phalanges de Dragons de Souvorov, venus de Saint-Pétersbourg. Nos instructeurs nous l’ont cent fois répété : nous appartenons au 13ème Chapitre, la plus crainte de toutes les divisions aéroportées du Temple et nous ne reculons devant personne. Bon, j’y suis, ça y est, j’y suis. Je ne sais pas de quoi je dois avoir le plus peur. De me prendre une bastos ou de faire dans mon froc. Voire les deux à la fois. Mais qu’est-ce que je fous ici ? Bon sang, celle là n’est pas passée loin. C’est marrant, j’ai l’impression de flotter un petit peu. Finalement tout ça n’est pas bien grave vu d’ici. Tiens, déjà le sol ? Etonnant, je suis déjà sur le plancher... comment dit-on déjà... des vaches ? Oui, c’est ça, des vaches... Tranquille. Il y a quelqu’un qui hurle dans les écouteurs mais à l’autre bout du tunnel sous la Manche. J’entends à peine sa voix... parle plus fort mec! J’ai les paupières lourdes, si lourdes.... .Maman, maman, je me rappelle d’une prière que je récitais le soir quand j’étais encore une petite fille : Pleine de Grâce Le Seigneur est avec Vous Vous êtes Bénie entre toutes les femmes Et Jésus, le Fruit de votre Sein est béni Sainte Marie, Mère de Dieu Priez pour.... ...moi maintenant que sonne l’heure de ma mort... Elle a aménagé un abri de fortune sous les basses branches d’un pin pleureur, tout près du tronc. Les branches ploient jusqu’à terre, la dissimulant aux regards. Elle a rassemblé ses maigres affaires sur la couche d’aiguilles sèches et craquantes qui tapisse le sol de la petite grotte végétale. Elle n’a presque pas froid quand elle se glisse dans le sac de couchage et déplie dessus le film de polyester de la couverture de survie. Ce n’est pas le grand luxe mais c’est supportable. Elle ne veut pas dormir dans l’église. Elle y fait trop de cauchemars et certaines ombres semblent prendre corps quand elle les fixe un peu trop longtemps. Sur le point de s’endormir, d'oublier quelques petites heures les vicissitudes qu’elle endure, elle entend des cris et des sifflets qui emplissent la forêt. Immédiatement, elle comprend. Les gardes-frontières sont venus de la ville pour se livrer à une nouvelle partie de chasse. Une chasse aux réfugiés. Un moment paralysée par l’effroi, elle n’arrive pas à réagir. Elle ferme les yeux pour essayer de conjurer le sort. Peut-être a-t-elle rêvé ? Peut-être dort-elle ? Si elle ne bouge pas, il ne se passera rien. Tout rentrera dans l’ordre. Malheureusement, la réalité reprend vite le dessus. Les voix se rapprochent et elle entend les froissements caractéristiques des courses aveugles. Les chiens aboient. Des hurlements surexcités saturent l’air. Prise de panique, elle bondit hors de sa cachette et se précipite à l’aveuglette, droit devant elle. Les étoiles ont disparu et la nuit est profonde. Des cônes de lumière bleue transpercent violemment l’obscurité, comme des doigts blafards qui se distendent pour l’agripper. Elle ne prête aucune attention aux branches qui la giflent et la griffent cruellement sur son passage. Elle court pieds nus. Elle n’a pas eu le temps de se chausser. Le froid la mord, pénétrant les couches insuffisantes des vêtements qu’elle a conservés. Les arbres, pris dans le halo fantomatique des puissantes torches, ont des allures de géants dégingandés, comme dans ces vieux dessins animés qu’elle regardait toute petite. Elle court mais elle s’épuise. Elle ne sait plus très bien où elle est, où aller. Il ne lui faut pourtant pas relâcher son effort. Ils ne recherchent jamais la difficulté et font rarement du zèle. Il lui faut tenir coûte que coûte. Soudain, des voix derrière elle lui hurlent en mauvais anglais, l’ordre de s’arrêter. Affolée, elle jette un coup d’oeil en arrière. Deux silhouettes se découpent à quelques dizaines de mètres. Les pinceaux des torches éclaboussent son visage, l’aveuglant à moitié. Elle réprime un sanglot et avec un petit cri, se remet à courir. Elle entend fuser leurs rires gras quand elle dégringole d’un talus qu’elle n’a pas vu et se retrouve à quatre pattes au milieu d’une route forestière. Elle essaie de se relever mais pousse un cri de douleur. Elle s’est tordue une cheville. Exténuée et désemparée, elle n’ira pas plus loin. C’est fini ! Surgissant du néant, dans un crissement de roues, un camion freine brutalement à sa hauteur, tous feux éteints. « Monte ! Vite ! » La voix claque, impérieuse. En claudiquant et en grimaçant, elle ouvre la portière et se hisse dans l’habitacle. Elle distingue à peine le conducteur qui remet les gaz avant même qu’elle n’ait refermé la portière. Le camion bondit en avant sous les injures nourries qui tombent du sommet du talus, lancées par les deux gardes impuissants. Le chauffeur roule à tombeau ouvert. Elle se cramponne tant bien que mal à la poignée pour se maintenir et amortir les soubresauts. Elle se demande comment il peut conduire aussi vite sans point de repère et sans phare. Elle le reconnaît néanmoins. Un homme svelte, avec un regard lumineusement sombre. En tout cas dans son souvenir. Elle se rappelle parfaitement de lui. Comment oublier son éclatant sourire. Il lui sourit chaque fois qu’ils se croisent. Elle n’a plus vraiment le choix. Il tient sa vie entre ses mains. Confusément, cela lui va bien. Il cherche quelque chose derrière son fauteuil, farfouillant sans quitter la route des yeux. « Mets ça. Le chauffage est mort ! » Il lui tend une veste en laine épaisse, trop grande pour elle. Elle s’empresse de l’enfiler. Le silence se reforme. De l’autre côté du pare-brise, les nuages sont moins serrés, laissant filtrer une faible clarté. Le vieux Tata dévale la route à vive allure et sans ralentir, s’engage sur une chaussée plus large. Elle devine en contrebas une rivière où dansent de milliers de poissons au dos argenté. Le chauffeur jette un coup d’oeil dans ses rétroviseurs. Pas le moindre phare à leur poursuite. Il se détend un peu. Il paraît apaisé, la tête légèrement penchée de côté, comme s’il écoutait une voix intérieure. Un rayon de lune, contrebandier du ciel, caresse l’arête de son nez, en révélant toute la force et la noblesse. Rompue de fatigue, elle ne peut résister au sommeil qui la gagne. Elle ferme les yeux et bercée par le roulis du camion sur le bitume de la grande route, s’endort comme une enfant qu’elle n’a pas cessé d’être. Elle ignore qu’un pouvoir veille sur elle. Il écoute la voix liquide qui lui murmure ce qu’il doit faire. La rivière souterraine n’a jamais été loin. Elle coule dans son coeur depuis le premier jour de son existence. Elle est la voix qui parle dans sa tête. En fait, il y a toujours eu plus d’eau que de sang dans le corps des hommes. Pour le malheur du monde, trop nombreux sont ceux qui n’écoutent que la voix du sang. Il a un long chemin à faire même s’il ignore l’endroit où il doit se rendre. Il fait confiance à la rivière de son âme et à cette étoile qui s’est mise à briller plus fort, pulsant à un rythme lent , immobile dans le ciel, toujours devant lui. L’eau et l’étoile se sont unies pour les conduire là où ils doivent être au matin. Elle se réveille. La nuit s’achève et les premières lueurs du jour teintent le ciel à l’est. Le camion est à l’arrêt. Seule dans l’habitacle, sous une lourde couverture aux motifs multicolores, elle se sent presque bien. Non. Finalement, pas aussi bien que ça quand la douleur monte de sa cheville blessée. Le spectacle qui s’offre à ses yeux lui arrache un hoquet d’admiration. Le camion est stationné sur une minuscule aire de service accrochée au flanc d’une gigantesque montagne. Le ruban noir de la route se poursuit jusqu’à l’horizon, s’élevant de plus en plus haut. Au-dessus de la plus haute crête, épinglée sur le velours bleu d’un ciel sans nuage, scintille une étoile solitaire, tel un diamant de la plus belle eau. La portière s’ouvre et il grimpe sur le siège. Il lui sourit. « Tu t’es réveillée ? » Il lui tend une thermos. « J’ai bien peur que le thé ne soit plus très chaud mais c’est mieux que rien. » Elle le regarde droit dans les yeux sans répondre. Avec hésitation, elle saisit la thermos, dévisse le capuchon pour y verser un liquide sombre et ambré. Elle goûte d’abord prudemment. C’est bien du thé. A peine tiède, il est pourtant délicieux. Elle en boit une longue gorgée, sentant le thé parfumé lui réchauffer tout le corps. « J’ai dû remplir le réservoir avec le dernier jerrycan ! » Elle reste muette et il n’insiste pas. « Bah, si je te disais pourquoi je fais ça, tu me prendrais pour un fou ! Bien, on s’arrêtera là haut ! » Il désigne le sommet qui se dresse au-dessus d’eux « Après le col, il y a un petit relais de montagne abandonné, en retrait de la route. On fera le point. Mieux vaut ne pas traîner ici, on est trop facilement visible de la vallée ! Ah oui, je m’appelle Mukunda! » Elle lit sur son visage une franchise indéniable : il n’appartient pas aux réseaux mafieux. Elle est restée trop longtemps en marge, de l’autre côté de la limite. Il lui faudra du temps pour réapprendre à évoluer parmi les hommes. Elle acquiesce d’un léger mouvement de tête. Il démarre. Sur la route qui épouse le flanc de la montagne, le camion peine tant la pente est raide. Mukunda joue avec la boîte de vitesses pour relancer de temps en temps le moteur qui hoquette de façon alarmante. Il surveille aussi les parois vertigineuses d’où se sont déjà détachées plusieurs avalanches de cailloux. A deux reprises aussi, il a dû contourner de gros rochers d’un poids et d’une taille respectables. Le bleu sombre du ciel pâlit insensiblement au fur et à mesure qu’ils progressent vers le col. Il est encore tôt, le soleil n’a pas surgi au-dessus des sommets enneigés. Si le mince croissant de lune est dilué par l’aurore nouvelle, l’étoile solitaire, splendide diamant aux facettes parfaitement taillées, brille de mille feux resplendissants. Ils n’échangent aucune parole, conscients de faire, en cet instant, partie d’un dessein infiniment plus grand qu’eux. Une fumée inquiétante s’échappe en courtes bouffées du capot avant du camion. Sur le tableau de bord, un voyant rouge s’allume par intermittence. Mukunda lève le pied, ménageant le moteur qui n’en peut plus. C’est au pas que le Tata parvient au col et le faux plat est déjà pour tous, hommes et machine, le premier signe d’une libération attendue. Reprenant de la vitesse, Mukunda soupire de soulagement. « A deux kilomètres, sur la gauche, une piste nous mènera tout droit au relais. On fera du feu et on mangera. Il reste quelques rations à l’arrière. » Elle ne dit toujours rien. Elle a perdu tous ses repères. La vue des crêtes himalayennes la réconforte néanmoins. Elle semble toujours être dans la bonne direction. Le paradis se trouve derrière cette chaîne de montagnes. Shangri-La, l’enclave utopique, l’île au milieu des terres, sur le toit du monde. Le merveilleux et dernier royaume où les hommes peuvent aller en paix. Shangri-La, née du rêve messianique du dix-septième Dalaï-Lama après sa victoire contre les occupants chinois. Shangri-La, qu'aucun des nouveaux territoires n'a reconnue. Shangri-La, au rayonnement spirituel si intense qu’elle attire comme un phare au milieu des ténèbres tous ceux qui espèrent frapper à la porte du paradis. C’est là qu’elle a décidé d’aller. Là qu’elle pense être le plus près de Dieu. Le relais est un modeste chalet en pierre et en bois qui se mire dans l’eau turquoise d’un petit lac. L’étoile rebelle est immobile au-dessus du toit. Sa lumière virginale se mêle sans faiblir aux premiers rayons du soleil levant. C’est un phénomène d’une beauté stupéfiante. Quand ils descendent du camion, leurs ombres multiples les déconcertent. Ils gagnent rapidement l’auvent. Mukunda ouvre la porte avec une clé qu’il sort de sa poche. A l’intérieur, cela sent le bois et le renfermé. Il aère l’unique pièce en repoussant vers l'extérieur les lourds volets de bois, laissant pénétrer une marée lumineuse insolite, mélange d’or et d’argent, dans laquelle les poussières en suspension dansent verticalement. Elle s’assied sur l’un des tabourets qui entourent une longue table de bois sombre et rugueux. Pour elle, cet endroit est un palais des mille et une nuits où elle pourrait vivre longtemps. Très longtemps. Des siècles durant. Elle regarde Mukunda s’employer à vérifier les ustensiles de cuisine et le foyer aux cendres froides. Elle le regarde sortir pour chercher les provisions. Elle est si près de la frontière. Elle le sent au plus profond de sa chair, au plus profond de son coeur. Shangri-La attend un peu plus loin, un peu plus haut...elle saura trouver le chemin où veillent les gardes aux casques d’or. Une lumière surnaturelle envahit la pièce, une lumière dense et vive, chaude et vibrante. Une forme se dessine dans le halo fantastique. Ce n’est pas Mukunda. Un être fabuleux se tient sur le seuil, au sein de l’orbe qui irradie un feu blanc à l'éclat presque insoutenable. Il est grand et massif. Il entre et c’est un soleil ruisselant qui s’avance vers elle. Son visage est d'une beauté parfaite. Ses yeux sont deux gouffres de miel où se lisent la puissance et la foi. Ses cheveux forment une cascade rouge qui éclabousse ses épaules carrées. Mais elle ne peut détacher ses regards des deux immenses ailes à demi repliées, avalanches jumelles de neige soyeuse et immaculée. Alors l’ange Gabriel s’agenouille à ses pieds et pose une main large et forte sur son genou. Levant ses yeux vers elle, il commence par ces mots, comme de nombreux siècles auparavant : « Je te salue, Marie pleine de grâce; le Seigneur est avec toi... » M Ce message a été lu 7113 fois | ||
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3 Exercice 69 : Maedhros => Commentaire - Estellanara (Mer 6 jan 2010 à 16:29) 3 Commentaire Maedhros, exercice n°69 - Narwa Roquen (Mer 11 nov 2009 à 16:07) 3 changer de vie - z653z (Mar 3 nov 2009 à 11:02) |