| ||
De : Narwa Roquen Date : Jeudi 5 novembre 2009 à 15:07:45 | ||
« Non, il vaut mieux que tu voyages seule. Tu attireras moins l’attention. - Mais... Mais... Je vais où ? - Sur Terranova. C’est une petite planète du système Marnie. Tu as un changement à Vedoria et un autre à Balnichozador. Le capitaine est prévenu, c’est un ami à nous, il veillera à ce que tu ne manques pas les correspondances. - Terranova ? - C’est un monde un peu... primitif... Mais le transit y est pratiquement nul, et la population est amicale. Si... Quand... la conjoncture sera favorable, je te ferai signe. Courage, Arielle. Tu seras en sécurité là-bas. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. - Mais... Si je parlais à Dior... » Je levai vers Dante des yeux suppliants et emplis de larmes. Il me prit par les épaules et me secoua gentiment. « Arielle ! Dior est le chef de la Milice ! Et tu es parmi les condamnés ! Il a rédigé lui-même la liste ! » Je me laissai pousser vers la rampe d’embarquement. Hébétée, je rejoignis mon siège, attachai ma ceinture et fermai les yeux. D’intarissables larmes mouillaient mes joues en silence, sans que je fasse le moindre effort pour les contenir. Je ne touchai pas au repas. Sans cesse je revoyais Dior, si fort, si fier, si sûr de lui, me donner ce dernier baiser sur le pas de la porte. « Ne m’attends pas. Je ne sais pas à quelle heure se finira la réunion. - C’est quelle asso, déjà ? », avais-je minaudé en le buvant des yeux. - Ah, ce soir, c’est l’Amicale des Astronomes. Et toi, tu fais quoi, ce soir ? - Oh... Tessia veut que je passe voir son nouveau robot. Tu sais, c’est un Halston multifonctions... Mais je rentrerai tôt, demain j’ai une grosse journée... » Dès que j’avais entendu démarrer l’astroscoot, j’avais appelé Dante. « C’est bon, j’arrive. » J’avais pris l’Askeya, le module dernier modèle tout confort que Dior m’avait offert pour mon anniversaire. Ce bijou valait une petite fortune, mais c’était justifié. Maniable, silencieux, confortable... Un tableau de bord en bois (une matière totalement exotique, avec une délicate senteur très particulière), un design novateur, une puissance phénoménale, et une consommation en énergie assez conséquente, certes, mais j’avais les moyens... J’étais joyeuse comme une enfant qui manque l’école. Ce n’était pas un mensonge, juste une omission. Je passerais voir Tessia après... J’éprouvais un plaisir frissonnant à ces petites cachotteries, alors qu’il ne me l’aurait probablement pas interdit... Mais Dior n’était pas très porté sur l’humanitaire, il trouvait cela barbant, les gens n’avaient que ce qu’ils méritaient, il y avait les gagnants et les perdants. Et moi j’adorais me pencher sur le sort de ces malheureux parias, échoués sur Prima au terme de périples longs et douloureux et condamnés au mieux à une déportation musclée, au pire à une exécution sommaire. « Mesdames et messieurs, nous amorçons notre descente sur Vedoria. Veuillez rabattre vos tablettes et vérifier que vos ceintures sont bien attachées... » Une hôtesse me frôla le bras à la sortie du vaisseau et me mena jusqu’à la navette pour Balnichozador. « Le capitaine Jotter est retenu par les formalités; mais vous le verrez sûrement à l’atterrissage. » Jotter. J’avais dû le croiser, sûrement, lors d’une réunion. Un grand blond maigre. Ou un petit barbu ? Je ne savais plus. J’avais mal au coeur, une nausée tenace me bouleversait les entrailles. J’étais si contente d’aller à cette réunion ! Les projets avançaient bien, cinq réfugiés devaient être transférés le soir même, quand la montre de Dante bipa. Il lut le message sur l’écran et pâlit. « On nous a dénoncés. Vite, évacuation ! » Dante m’avait prise par le bras et m’avait entraînée dans un dédale de couloirs au quatrième sous-sol, il y faisait sombre, le sol était glissant, c’était lugubre... « Mais tu veux bien m’expliquer ? J’ai mon module dehors ! - Cours ! Je te dirai plus tard. » Ce n’est que dans le métro aérien, en route pour l’astroport, qu’il m’avait parlé à voix basse. « Nous sommes tous sur une liste de condamnés à mort. Quelqu’un nous a dénoncés. - Mais nous ne faisons rien de mal ! » Il me regarda en levant un sourcil, entre l’exaspération et la pitié. « Arielle... tu sais très bien que le Concile désapprouve nos actions ! - Oui, mais ce n’est pas si grave... Et puis il faut en parler à Dior, il connaît des gens haut placés, il nous aidera ! » Dante soupira. « Arielle... Dior ne t’a jamais dit ce qu’il faisait ? - Bien sûr que oui, il gère des associations, il est comptable... - Non, Arielle. Ca, c’est sa couverture. En fait, il est le chef de la Milice. » La Milice ! Je crus que mes yeux allaient me sortir de la tête. La Milice ! Cette organisation paramilitaire officiellement indépendante mais dont tout le monde savait qu’elle était l’âme damnée du Concile, et qui supprimait en toute impunité tous les opposants au régime. Ses membres étaient toujours masqués et armés jusqu’aux dents. Dior, la Milice ? « Ce n’est pas possible, il me l’aurait dit ! - Mais tu es naïve ! » Il me foudroyait du regard et tout à coup je me vis comme il me voyait : une jolie blonde, enfant gâtée par la vie, pour qui tout avait toujours été facile, et qui croyait tout ce qu’on lui disait. Une ravissante idiote. J’avalai une salive brûlante. « Alors... », articulai-je avec peine, « il faut que... je parte, comme ça... que je laisse tout... Mais j’ai de l’argent sur mes comptes, et mon Askeya... » Il soupira. « Tu penses bien que tes comptes sont sûrement bloqués, à l’heure qu’il est, et ton module tracé... Mais si tu penses que Dior t’aime vraiment, je te laisse rentrer chez toi. » Il avait raison, je savais qu’il avait raison. Je baissai la tête, vaincue. « Je ne sais pas », murmurai-je. « Je n’en suis pas sûre. Et je n’ai pas envie de mourir pour le savoir. » Il n’y avait que moi au guichet des Migrants, sur Terranova. « Motif du séjour ? », me demanda l’homme à la peau basanée, qui parlait le Standard avec un accent épouvantable et en avalant la moitié des mots. « Je... demande l’asile politique. - Hum hum », toussota-t-il. « Vous avez des devises ? » Je vidai mes poches. Sur Prima, je n’aurais pas subsisté deux jours avec ça. Il encaissa le tout, me tendit un reçu en langue étrangère. « Je vais vous trouver un refuge. Attendez là, m’zelle. » L’air était moite et lourd quand je sortis de l’astroport. Ma combinaison thermique, faite pour le climat froid de Prima, me collait à la peau. La nuit était tombée et j’étais dans un désert, noir comme l’Enfer, chargé d’odeurs fortes, trop fortes, presque nauséabondes. Un homme avançait devant moi, tenant à la main une lanterne comme dans les documentaires sur les Temps Reculés. Plus je m’éloignais de l’atmosphère sécurisante de l’astroport, plus j’avais l’impression de marcher vers une mort certaine. Avec un sourire presque édenté, il me montra son véhicule. Quatre planches pourries en équilibre sur quatre roues, et devant, une chose... vivante ! qui empestait, bougeait son horrible tête velue où luisaient deux yeux blancs monstrueux... Je reculai. « Qu’est-ce que c’est ? - Cabal, m’zelle, no se como dire... Cabal ! Jamais vu ? Gentil, gentil, bravo, regarde... » Il caressait le monstre et me souriait. Je grimpai dans le véhicule, résignée. Mourir ici ou là, de toute façon... Une femme âgée, aussi basanée que les autres, immonde de grosseur, portant une sorte de jupe informe, sale et ridicule, m’attendait dans la pièce principale d’une grande bicoque misérable, faite de planches mal jointées. Malgré la chaleur, un feu brûlait dans une niche en pierre posée contre un mur, chauffant une marmite en métal noir. Elle me sourit en me demandant : « Faim ? » J’acquiesçai, trop fatiguée pour essayer de me faire comprendre autrement que par signes. Elle me servit un bol du liquide pâteux qui bouillait dans le chaudron, et s’assit pour me regarder boire. J’avais faim, mais cette consistance gluante, avec d’énormes grumeaux qu’il fallait mastiquer longuement, cette odeur puissante, ce goût à m’en décaper la bouche... Une vague de terreur me submergea. Si cette femme m’était hostile, si elle me voulait du mal, si elle me faisait dévorer par le monstre Cabal... Je pris sur moi pour essayer de sourire, et je réussis à mâchouiller, au risque de m’étouffer, toute la purée brûlante. Elle me conduisit alors dans la pièce voisine, à peine éclairée par quelques rayons de lune qui traversaient des fenêtres grises de saleté. Des ronflements dissonants s’échappaient de formes humaines couchées à même le sol, sur de vagues matelas. Elle me guida jusqu’à un coin sombre. Le matelas était libre. Je grimaçai un « merci » dans l’obscurité. Je m’allongeai en tremblant, les yeux brûlants, l’estomac retourné, persuadée d’être dans un des cercles de l’Enfer. Trop d’odeurs, lourdes, collantes, grossières. Trop de bruits, grincements, craquements, ronflements. Et trop de peur, trop d’inconnu, trop de couleurs sombres... Prima était blanche et pure, propre, aseptisée, recyclée, standardisée... Ici la Mort était partout, puante, noire, triviale... Ma première semaine sur Terranova fut sans conteste la plus éprouvante de ma vie. J’étais seule, je ne parlais pas la langue, je ne connaissais rien de leurs coutumes. Ma belle combinaison blanche était beaucoup trop chaude. Il me fallut m’habiller comme leurs femmes, de tissus mollassons et rêches qui m’irritaient la peau, sur lesquels toutes les odeurs s’imprégnaient durablement, et qu’il fallait laver ! Je m’empêtrais dans des jupes trop larges qui entravaient les mouvements, traînaient dans la boue et s’accrochaient partout, mais ici seuls les hommes portaient des pantalons. J’aurais bien tout envoyé promener, leurs habits balourds, leurs chapeaux ridicules, leur nourriture trop salée, trop épicée, trop odorante, et qu’il fallait mâcher des heures durant, à en avoir des crampes dans tout le visage. Sur Prima, il suffisait d’ouvrir un sachet préconditionné et nous avions une crème délicatement parfumée, lisse comme un baume, parfaitement équilibrée en protéines, glucides et lipides, et à la température imposée de 30°... Mais j’étais exilée, et si je les fâchais, s’ils me rejetaient... Deux choses étaient encore pires. Ces gens vivaient dans une promiscuité répugnante, mangeant à la même table, dormant dans la même pièce, s’interpellant à grands cris devant tous les autres et se touchant en permanence le bras, l’épaule, la main, comme pour donner du poids à leur discours. Cela faisait plusieurs siècles sur Prima qu’on vivait dans le « non contact », sauf bien sûr dans le cercle des intimes. Bien entendu cela avait permis de supprimer toutes les maladies contagieuses qui ravageaient encore les mondes en voie de développement... Et puis il y avait les non-humains. Sur Prima, planète raffinée entre toutes, il y avait les humains – blancs, minces, polis, discrets, sans contact –, et les machines – dociles, contrôlées, performantes. Sur Terranova le nombre de non-humains était dix mille fois au moins supérieur à celui des humains. Certains étaient utiles. Il y avait le cabal, le monstre puant qui tirait le véhicule. La vac, autre monstre puant mais encore plus trapu, qui donnait un liquide blanc pas trop désagréable à boire si on se bouchait le nez. Et puis tous les inutiles, avec des pattes, des ailes, des griffes, des queues, qui circulaient librement, criaient, piaillaient, couinaient, sans aucune retenue...quand ils ne vous piquaient pas pour vous voler votre sang, ne vous couvraient pas les mains de leur bave fétide et ne se couchaient pas sur votre paillasse en laissant derrière eux des traînées de poils et de boue... Certains non-humains étaient différents. Souvent verts, parfois jaunes ou rouges, ou violets, ils vivaient dans la boue plus ou moins sèche mais ne se déplaçaient pas. On pouvait en faire cuire certains et les manger. Mais il fallait d’abord les laver, les couper, les mettre dans la marmite... Chaque instant de cette première semaine fut une découverte. Et chaque découverte un nouveau regret, une nouvelle souffrance et une nouvelle peur. Pas un seul robot. Ces gens accomplissaient eux-mêmes toutes les tâches ménagères, encore et encore, comme si cela avait été normal. Pour ma part je ne touchai à rien pendant quatre jours, comme on me l’avait appris petite fille et comme il seyait aux membres de ma classe sociale. Mais le cinquième jour, la grosse Mamaya me fit comprendre dans un baragouinage laborieux que si je voulais manger, il fallait que le travaille. Je tentai de lui expliquer que j’étais ingénieur en CIG, mais elle haussa les épaules. « La Communication InterGalactique ! », expliquai-je. Mais cela la laissa de marbre. Il est vrai que sur Terranova le seul ordinateur que j’avais vu était une vieille bécane des Temps Reculés, dans un bureau de l’astroport. Elle me fit asseoir autour de la grande table où trois femmes et deux fillettes s’activaient déjà, et me tendit un couteau en me demandant de faire comme les autres. Il s’agissait d’enlever l’écorce terreuse de choses rondes et fermes, d’un jaune pâle, qui devaient être mortes car elles ne hurlaient pas de douleur à être ainsi scalpées. J’observais les doigts des enfants, qui ne devaient pas avoir quinze ans à elles deux, et maniaient le couteau avec habileté et assurance. J’essayai de les imiter, mais tantôt la chose m’échappait et roulait sur le sol, tantôt le couteau dérapait et m’entamait la main... Le temps que je vienne à bout d’une seule de ces boules, qu’ils nommaient patas, chaque fillette en avait épluché plus d’une dizaine... L’une des deux, la plus grande par la taille, frêle et osseuse mais avec un visage harmonieux, me décochait sans cesse sourires et regards encourageants. Quand la corvée fut finie, elle s’approcha de moi et me fit comprendre qu’elle s’appelait Adelia, et qu’elle aurait aimé apprendre le Standard parce que, quand elle serait grande, elle voulait voyager dans les étoiles. Pour l’instant Mamaya ne voulait pas mais Mamaya n’était jamais d’accord pour rien... Je lui répondis, en mimiques et en gestes, qu’il me faudrait apprendre leur langue ; et nous commençâmes à échanger des noms d’objets et de non-humains, même si pour la plupart je n’avais pas d’équivalent en Standard. De plus, pour dix mots qu’elle mémorisait, je n’en retenais à grand peine que deux, que j’estropiais le plus souvent en les prononçant. Elle m’emmena avec elle ramasser du carburant pour le feu, des sortes de perches tordues qu’on cassait avec le pied. Elle ouvrit de grands yeux étonnés quand je lui expliquai qu’il n’y avait pas d’alber, pas de legnit, pas de foliès sur ma planète. Et pas de cabal, pas de vac, pas d’osel, pas de mosquès, et que les seules choses qui volaient étaient des modules, des astroscoots et des aéronefs. Tandis que nous ramassions le legnit pour le feu, un cri sauvage me cloua sur place. Je me retournai vivement et me trouvai face à un non-humain de petite taille, pourvu de quatre pattes et poilu, avec deux oreilles dressées sur le haut de la tête, de longues moustaches autour du nez et une queue dressée comme une antenne. De saisissement, je laissai tomber mon fagot. Adelia se mit à rire et alla chercher le non-humain qui avait bondi dans un alber. « C’est Dido ! Gentil ! C’est un felis ! Il ... miam-miam les ratos ! Veni là, veni! » Elle prit ma main et la posa sur le dos du non-humain, qui se mit à vibrer comme un moteur à bas régime. Il ferma les yeux, il avait l’air confiant et pas du tout agressif. Je n’en croyais pas mes yeux. La main d’Adelia était douce et chaude sur la mienne, et je n’avais jamais rien touché d’aussi soyeux que le pelage de ce felis... Le soir au repas, Mamaya mit sa main sur mon bras en me demandant la carafe d’eau. Pour la première fois je ne bondis pas en arrière, je ne sursautai même pas. Elle me sourit et me caressa la joue d’un doigt. « Bravo, bravo », me félicita-t-elle en opinant du chef. Avec l’aide d’Adelia, j’appris rapidement à faire le ménage, laver le linge, préparer les repas, allumer le feu dans ce qu’ils appelaient le camino. Je commençais à me dire que j’allais survivre à cette épreuve, il fallait juste que je tienne jusqu’à ce que Dante me contacte, et je lui demanderais de me faire transférer sur un monde civilisé ; et tout irait bien. Mais un matin, à peu près trois semaines après mon arrivée, je fus prise d’un malaise en me levant. Mon coeur battait trop vite, je tremblais et je claquais des dents. J’allai voir Mamaya et bredouillai « dolor ». Je n’avais mal nulle part, mais c’était un des rares mots que je connaissais. Elle mit la main sur mon front et hocha la tête. « Febbre. » Elle me raccompagna jusqu’à mon lit, me donna une couverture supplémentaire et m’apporta bientôt une tisane très amère. « Febbre », répéta-t-elle. Je ne savais pas ce qui m’arrivait, et ce coeur qui battait à tout rompre me terrifiait. Il n’y avait plus de maladies depuis longtemps sur Prima. On racontait bien que des gens mouraient d’infection dans les bidonvilles, mais Dior disait que c’était de la propagande. Lorsque je n’eus plus froid, je fus envahie par une chaleur intense. Ma peau était brûlante, ma gorge sèche, mes tempes battantes, mon corps était perclus de courbatures comme si j’avais couru toute la nuit. Mes idées étaient confuses, mon nez bouché, mes yeux brûlants, et des quintes de toux incessantes m’amenaient au bord de l’asphyxie. J’allais mourir, j’en étais sûre. Je me mis à pleurer. Adelia arriva alors avec un autre bol de tisane. Sur Prima, quand vous étiez blessé ou diminué, tout le monde vous fuyait. Pour vivre dignement, il fallait être toujours au maximum de ses performances. Je détournai donc les yeux à son approche, honteuse de mon état, mais elle me parla gentiment. « Tisane. Faut boire. Malade, mais normal. Moi aussi malade quand j’étais petite. Tu pas grandi ici, alors comme si petite... » Elle me souriait, me caressait la main. Je bus la tisane, et elle mit sur mon front un linge mouillé qui me sembla être la meilleure chose au monde. Si j’avais eu encore mon Askeya, je l’aurais donné pour ressentir encore cette fraîcheur sur mon front. Adelia ne le savait pas. Mais elle restait là, et régulièrement mouillait le linge dans une bassine d’eau, et elle babillait, et elle souriait, et probablement sans espoir de récompense. Mais pourquoi, puisque je n’avais rien à lui donner ? Je restai couchée plusieurs jours, buvant beaucoup, me nourrissant à peine, tenaillée par cette toux douloureuse et épuisée par leur febbre qui me faisait avoir tantôt trop froid, tantôt trop chaud. Par moments je sombrais dans un sommeil agité, peuplé de cauchemars où Dior m’abattait froidement d’une balle dans la tête, où mes parents regardaient mon cadavre en déclarant « c’est sa faute, elle l’a bien cherché ». Je hurlais, je me débattais... et à mon réveil, il y avait Mamaya, ou Adelia, ou Timku, ou Marcellus, ou Diego... Hommes et femmes, ils se relayaient tous à mon chevet, calmes et souriants, même ceux à qui je n’avais jamais adressé la parole. Mais pourquoi ? Je survécus. Ils accueillirent mon retour faible et trébuchant à la table des repas avec des applaudissements sincères. Je ne savais pas que l’on pouvait pleurer de joie. Comme mon regard abasourdi cherchait une réponse dans les yeux d’Adelia , elle me glissa : « Tu es de notre famille. Familia, ici on dit. Alors, tous ensemble, on aide. Normal. » Familia. C’est le plus joli mot de Terranova. Je me mis à regarder les gens différemment. Il y avait de la beauté dans chacun d’eux. Mamaya était la plus chaleureuse de tous, Timku était le plus fort, Marcellus le plus drôle... Je pouvais travailler aussi bien que n’importe qui, mais j’avais un savoir qui restait inemployé. Sur mon temps libre, je parvins à bricoler le vieil ordinateur de l’astroport pour entrer en contact avec la planète la plus proche, Beldrak. Six mois plus tard, nous leur vendions des fructos et des legumi, à des prix exorbitants pour mes compagnons, mais que je savais être plus que concurrentiels. Et le commerce s’étendit – plus nous vendions loin, plus nous vendions cher... Il fut possible de créer une école pour les enfants, d’importer des produits de luxe qui changèrent notre vie : livres, ordinateurs, matériel agricole... La demande augmentant, nous fîmes profiter de l’aubaine les villages voisins, et en quelques années tout un réseau routier sillonnait la planète, où roulaient chaque jour des centaines de charrettes lourdement chargées. Bien sûr, si nous avions eu quelques astronefs... Non. C’était stupide. Je savais maintenant que les cabals n’étaient pas des monstres. Et j’avais compris que la technologie pouvait priver l’humain de sa plus grande richesse, la fraternité. Terranova devait rester un monde pur. Bien des années ont passé. Dante ne s’est jamais manifesté. De toute façon, je ne serais pas repartie. Je me suis mariée avec Noello, et nous avons quatre enfants qui savent tous lire et écrire. Nous vivons avec les deux filles de Mamaya, qui nous a quittés, Timku et sa femme, Adelia et son mari. Le soir à table, c’est une belle familia. Narwa Roquen,et le mythe du bon sauvage... Ce message a été lu 7130 fois | ||
Réponses à ce message : | ||||||