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De : Narwa Roquen Date : Jeudi 6 decembre 2012 à 14:52:26 | ||
1. La vie en marche J’ai failli être en retard. Domia avait déjà fini de fermer les volets ! Je fendais des bûches, bien concentré sur mon travail, fier de ma force ; le bois était sec, il dégageait une odeur rassurante, promesse de chaleur, générosité de la terre qui nous porte, nous nourrit et nous réchauffe. Un faucon a atterri près de moi. J’ai posé la hache pour ne pas l’effrayer. Il est resté immobile un long moment, me fixant d’un regard lourd de reproche, et puis il s’est envolé. Je l’ai suivi des yeux tandis qu’il planait haut dans le ciel limpide, décrivant au dessus de moi des cercles parfaits. J’enviais sa grâce fluide, j’admirais la précision de sa trajectoire, et je me disais qu’il devait être heureux là-haut, libre et léger, et il me trouvait sûrement stupide de rester collé au sol comme un vulgaire lapin, alors que lui tutoyait les nuages. Je l’ai tellement regardé qu’il m’a semblé sentir le vent du soir fouetter mon front en sueur ; j’avais des ailes puissantes au bout de mes bras ridicules, et je voyais par ses yeux mon monde familier devenir mesquin et banal. Et puis le premier volet a claqué, et j’ai sursauté. J’ai filé au puits, rentré deux seaux d’eau. « Tu as nourri les poules ? - Non, pas encore. - Dépêche-toi ! Le dîner est prêt. Regarde donc s’il n’y aurait pas quelques oeufs. Et le foin pour les vaches ? - J’y vais. - Vian, je ne peux pas continuer à te dire toujours ce que tu as à faire ! » Elle est si belle, avec son fichu bleu qui fait éclater des myosotis dans ses grands yeux sévères. Taquin, je l’enlace, je l’embrasse dans le cou et je libère ses longs cheveux bruns qui sentent le miel et la cannelle. Même si le parfum du ragoût envahit la cuisine (romarin, thym, tomate... agneau ?), le repas pourrait attendre... Elle se dégage, faussement furieuse. « Voyou ! Regarde ce que tu as fait ! Je suis toute décoiffée ! Ce n’est vraiment pas le moment ! Presse-toi, la nuit va tomber... et si tu traînes trop, le ragoût sera brûlé ! » Je me hâte en riant, c’est toujours dimanche depuis que j’ai épousé Domia, ma belle princesse. « Tu t’es lavé les mains ? » Je me lave les mains. Le nouveau savon qu’elle a ramené du marché fleure bon la lavande, on se croirait en été. « Demain il faudra tuer un lapin, mon frère vient dîner avec sa femme. Tu n’as pas assez arrosé les courgettes, j’ai vu deux plants qui piquaient du nez. » Je tuerai un lapin. J’ai horreur de ça. Je n’aime pas sa belle-soeur non plus, elle trouve toujours à redire, et son mari la laisse faire. Mais si ça fait plaisir à Domia... « Où sont les oeufs ? » Je les ai laissés dans le poulailler. En sortant, je vois une lumière briller, loin devant, juste sur l’horizon. « C’est quoi cette lumière ? - Vian, les oeufs ! » Je vais, je reviens. La lumière est toujours là. C’est trop fort pour un feu de camp, et il n’y a pas de maison à cet endroit. Enfin, il n’y en a jamais eu. Dans la nuit, j’ai soif, je me lève sans bruit. C’est plus fort que moi, j’ouvre la porte. Toujours cette lumière. Une nouvelle maison, avec un fanal sur le devant, qui brillerait toute la nuit ? Cela n’a pas de sens. Les adieux s’éternisent sur le pas de la porte. « Mets plus de thym, la prochaine fois », recommande notre chère belle-soeur tandis que son mari, impassible, patiente depuis un certain temps sur le siège de la charrette. La lune est pleine, rouge comme la braise, majestueuse et insolite. Et cette lumière, là-bas... Je n’y tiens plus. « Modeste, tu sais ce que c’est que cette lumière ? » Mon beau-frère jette un oeil torve vers l’objet de ma curiosité. « Ben, c’est une lumière. - Tu sais si quelqu’un a bâti une maison ? Ca doit être entre Saint Léon et Caussidières... - J’y vais pas, dans ce coin. Assez à faire ici. » Je referme la porte. « Julia a raison. Il faut repeindre les volets, ça s’écaille de partout, ce n’est pas digne. - Je le ferai, bien sûr. Mais là j’ai le foin à couper, et après il y aura les moissons... - Le foin peut bien attendre un jour ou deux. Et tu n’as toujours pas nettoyé le poulailler. La cheminée tire moins bien depuis quelques jours. Et le potager est envahi d’herbes folles... » « Regarde comme j’ai bien travaillé ! Les volets sont repeints, les poules sont au propre, le potager est désherbé... Et j’ai fini de rentrer le foin. Si demain on allait faire un petit tour tous les deux ? On prendrait la charrette, on irait se promener tout l’après-midi, rien que toi et moi. Ulysse fait du lard, il ne travaille pas assez, on le ferait trotter un peu sur les chemins... Et puis tu te reposerais, tu dénouerais tes cheveux, je les verrais voler au vent, et... - Ah non, demain j’ai promis à ma mère de l’aider pour la lessive. Ulysse va très bien, c’est l’herbe de printemps qui le ballonne, tu n’as qu’à lui donner moins de grain. - Après-demain, alors ? - Tu plaisantes ? Après-demain, c’est jour de marché, je dois aller acheter des torchons, et j’ai besoin aussi d’une bassine en cuivre pour les confitures, de tissu pour faire des rideaux, et... - Mais, mon amour... Je ne suis pas sûr... Tu sais, nous n’avons pas beaucoup d’argent... - Papa viendra avec moi. » Son ton est définitif. Papa est riche, lui. C’est lui qui a acheté la maison, les vaches, les poules, les semences, la charrue, le cheval. Moi, je ne suis qu’un va nu pieds. Je ravale ma fierté. Mais la lumière est toujours là et elle m’attire irrésistiblement. « J’ai un peu de temps avant les moissons. Alors, puisque tu ne seras pas là de la journée, je vais aller voir là-bas, si je trouve d’où vient cette lumière. - C’est stupide, Vian. Tu as autre chose à faire. - Rien qui ne puisse attendre. Et j’ai envie d’y aller. » Mon amour hausse les épaules. « Je serai rentré ce soir, et sans doute avant toi. - « J’ai envie », ce n’est pas une raison suffisante. Tu pourrais couper un peu plus de bois, ou vérifier que le vent n’a pas emporté les tuiles. - Oui, mais je vais y aller. - Eh oui, bien sûr ! Mon père m’avait prévenue : épouse ce fils de vagabond, tu ne seras pas déçue ! Un jour ou l’autre, il repartira ! » Ce coup-là me va droit au coeur. Mais je ne veux pas me mettre en colère, j’aime Domia. « Je ne suis pas un fils de vagabond. J’ai juste été recueilli par des vagabonds, qui m’ont confié à Carita, et elle m’a élevé avec autant d’amour que si j’avais été son fils. - Oui, oui... Cette pauvre folle n’avait pas un sou vaillant, elle a vécu toute sa vie de la charité des autres... et de celle de mon père en premier... - Elle travaillait ! Elle lavait le linge, elle reprisait et raccommodait pour les autres ! - Et elle t’a fait travailler aussi, plus qu’aucun enfant du village ! » C’est moi, maintenant, qui hausse les épaules. « Et alors ? J’étais fier de l’aider. On n’était pas riches, mais on était heureux. » Mon amour ricane. « J’espère que tu souhaites mieux pour nous deux qu’une bicoque délabrée et trois poules malades ! - Mais tant qu’on s’aime, Domia, le reste n’a aucune importance ! - Tu n’es qu’un rêveur et un paresseux. Moi je veux que nos enfants ne manquent de rien, et qu’on se retourne sur leur passage en disant : «Comme ils sont beaux, avec leurs joues bien rondes et bien rouges ! Comme ils sont bien habillés ! Voilà des enfants heureux ! » Je n’ai pas envie de me disputer avec elle. Elle monte dans la charrette, ravie d’avoir eu le dernier mot. J’enfourne dans mes poches un quignon de pain, un morceau de fromage, mon couteau et trois abricots. Le coeur battant, je referme la porte derrière moi. C’est une belle journée de printemps. Ca sent l’aubépine et le chèvrefeuille. Une petite brise fait bruisser les trembles qui bordent le chemin. Il faut que je marche vite si je veux être rentré avant la nuit. Et même avant Domia... Les ombres raccourcissent, il doit être près de midi. Devant moi la plaine s’étend jusqu’à l’horizon. Le blé a bien levé, et son vert tendre oscille gracieusement dans le vent. Je ne connais pas de couleur plus parfaite que ce vert-là, intense et joyeux à la fois, rassurant, prometteur. En face, ce sont des champs de colza, dont l’or éblouissant m’émerveille chaque année. Un essaim d’abeilles passe au dessus de ma tête. Elles sont admirables de ténacité et de dévouement. Mais je les plains. Je suis sûr qu’elles ne prennent jamais un moment pour admirer les couleurs du monde, pour humer les délices de ce printemps ensoleillé, juste un moment à ne rien faire, pour se sentir vivant et heureux de l’être... L’herbe est haute à présent sur le chemin, on dirait que personne n’est passé ici depuis des lustres. A ma gauche, la luzerne est en fleurs, jolies petites touches d’un violet pâle sur le vert mat des feuilles allongées. Si Ulysse était là, il se jetterait dessus ! Je ne laisserais brouter que quelques plantes, sur le bord, ça serait du vol et puis ça pourrait le rendre malade. Mais juste un peu... A droite, d’un petit bosquet touffu se dégage une odeur humide de champignons... Si j’avais le temps... Ce soir, en rentrant, je m’arrêterai. Même si je reviens tard, Domia me pardonnera. Elle adore les champignons. Je ne sais pas si je trouverai des girolles, mais peut-être quelques cèpes...Tiens, j’en ai l’eau à la bouche, j’ai faim ! Je croque mon pain et mon fromage sans cesser de marcher, je crache mes noyaux d’abricots en espérant qu’ils germent et donnent de beaux arbres vigoureux... Je marche depuis ce matin, et toujours pas l’ombre de la moindre maison. Pas malin, aussi, de faire ça en plein jour. Et si je ne suis pas dans la bonne direction ? La nuit, la lumière m’aurait guidé. Mais si, je vois la petite butte de Caussidières au loin sur la gauche. Et il me semble deviner la pointe du clocher de Saint Léon de l’autre côté. Je suis sûr que je vais trouver. De toute façon, je n’avais pas le choix. Je n’ose imaginer les hurlements de Domia si je l’avais laissée seule une nuit ! C’est une enfant gâtée, seule fille après quatre garçons, habituée à ce que chacun cède au moindre de ses caprices – et son père en premier. Mais, par un miracle inexplicable, elle m’a trouvé à son goût, elle qui rayonne comme le soleil, maîtresse brûlante d’un monde soumis. Ce n’est pas que je sois fatigué... Mais ces herbes hautes sont vraiment tentantes, et Carita disait toujours : « Une bonne sieste chaque jour te gardera en santé jusqu’au dernier. » Avec Domia, ce n’est pas souvent possible. Elle a toujours quelque chose à me faire faire. Quand je peux m’éloigner un peu, je respecte ce rituel régénérant en pensant à ma chère Carita, que son âme repose en paix. Je souris toujours quand je pense à elle. Elle m’a tant donné ! Elle me regardait comme si j’étais un ange descendu du ciel, et son émerveillement m’ôtait toute envie de lui déplaire. Elle voyait toujours le bon côté des choses, et elle pouvait rire de tout. Je me souviens qu’un jour, sous un grand vent d’est, le toit de la vieille masure s’était envolé pendant que nous étions au potager. D’autres auraient crié, se seraient lamentés sur leur sort. Elle avait ri. « Eh bien, nous n’aurons plus besoin de sortir pour contempler les étoiles ! » Tiens, là, c’est bien. Un châtaignier déploie son ombre claire, et l’herbe est fine et drue. Je me mets à genoux. Le soleil et le vent ont séché la pluie d’avant-hier, l’herbe ploie sous mon poids, disposant un tapis moelleux et complice. La terre m’invite au repos, comme une amie accueillante. Au ras du sol, cachée entre deux longs pieds de dactyle, une petite touffe de violettes me fait don de son parfum sucré. Domia rêve d’aller vivre un jour dans une grande ville, où les dames portent des bijoux rutilants et où les rues sont pavées de pierres. Mais comment pourrais-je me passer de la chaleur de la terre, de sa bonté infinie, de ses senteurs familières ? Je ne connais pas de plus grande richesse qu’une grange remplie de foin. Si, bien sûr, le blé qui remplit les sacs... Mais le foin, lui, embaume mon coeur. Je ne connais aucun parfum qui soit aussi enivrant. C’est comme un accomplissement, un sourire, une promesse... Je m’étire. Je ferme les yeux. Le bonheur qui monte en moi détend mes muscles et me fait soupirer d’aise. Quand l’heure sera venue, je voudrais mourir dans l’herbe, un jour de printemps comme celui-ci ; je me laisserai glisser lentement pour retourner à la terre, et je lui rendrai ma substance pour que de nouvelles vies puissent germer... Combien de temps ai-je dormi ? Trop, sans doute. Le soleil s’incline vers l’horizon, et Domia va rentrer avant moi ! Je me dresse d’un bond et droit devant moi je la vois, toujours là, toujours brillante... Je suis près du but ! Si je rentre en pleine nuit... Mais avoir fait tout ce chemin pour rien ! Je vais rattraper le temps perdu. Je me mets à courir comme si ma vie en dépendait, jusqu’à ce que mes jambes se mettent à trembler et que mon coeur menace d’exploser. J’y arriverai ! Je marcherai toute la nuit s’il le faut. J’arrive à la hauteur d’un petit bois de chênes. « Non, non, laissez-moi ! Au secours ! » Ce cri de femme vient du boqueteau. Il y fait plus sombre, il n’y a pas de chemin, mais je me précipite à travers les taillis et les buissons, m’accrochant aux ronces et sautant par-dessus les branches mortes qui jonchent le sol. « J’arrive ! » Je trouve un sentier, je cours plus vite ; je débouche sur une clairière où deux soldats maltraitent une femme aux cheveux gris, qui se débat autant qu’elle peut. Son panier plein de champignons s’est renversé. Deux chevaux broutent tout près, indifférents au drame. « Arrêtez ! » Ils la laissent, me font face, dégainent leurs épées et s’avancent vers moi, en souriant méchamment. Je saisis une branche morte bien droite. Pourvu qu’elle tienne ! Je n’ai jamais aimé me battre, je n’ai jamais été très doué non plus. Enfant, je me suis fait rosser plus d’une fois, et souvent par les frères de Domia. J’implore Saint Christophe dont je porte la médaille autour du cou. Domia disait que c’était un bon Saint, avec Saint François qui parlait aux animaux. Ils sont plus vieux que moi, sûrement aguerris. L’un est grand et maigre, l’autre petit et trapu. Ne pas attendre, attaquer le premier. C’est ce que me dit une voix dans ma tête. Je tiens fermement mon bâton à deux mains. J’aurai peur plus tard, si Dieu le veut. Je bondis comme un chat sur une souris, et je frappe le grand à l’épaule tout en lançant ma jambe vers sa tête. Il s’écroule. L’autre fonce sur moi, je pirouette pour esquiver sa lame qui frôle mon bras, et dans mon élan j’abats mon bâton sur sa nuque. Le premier se relève mais je cours vers les chevaux et je claque la croupe du plus proche ; ils détalent sur le sentier par lequel je suis arrivé. « Oh là ! » crie le grand en vain. Perdre leurs chevaux les ennuie plus que de me laisser la vie, et les voilà tous deux qui filent maladroitement à la poursuite de leurs montures. « Grand merci, petit ! A mon âge, je ne pensais pas attirer encore la convoitise des hommes... » J’aide la femme à se relever. Mon coeur bat la chamade, mais elle a l’air tout à fait tranquille à présent. Elle ramasse un à un les champignons éparpillés. « Il vaudrait mieux ne pas rester ici... - Tu n’as pas tort, mais je ne vais pas leur laisser le dîner. Oh... » Elle porte la main à ses reins. « Ils m’ont fait mal, ces gueux ! » me sourit-elle après une grimace de douleur. Je lui tends mon bras pour qu’elle s’y appuie. « La roulotte est par là ». La nuit est presque noire. La lumière attendra. J’entends l’orage gronder au loin, et le temps de sortir du bois, voilà que le vent se lève et que l’averse nous tombe dessus. Elle ne peut pas marcher vite et s’en excuse. « Vous êtes vivante, c’est ce qui compte, » et je suis sincère. Bientôt nous arrivons au campement. Six roulottes sont arrêtées en cercle dans un pré récemment fauché, et une vingtaine de personnes se précipitent vers nous quand nous entrons dans la clarté des deux feux allumés au centre du camp. Ils parlent tous fort, avec une émotion évidente, dans un dialecte que je ne comprends pas. La femme leur répond, elle les calme et les rassure, et ils me sourient, les femmes joignent les mains et les hommes me félicitent d’une bourrade dans l’épaule. Un homme âgé serre la femme dans ses bras et me dit : « Tu restes manger avec nous. Zéphy, va chercher une de mes chemises pour notre ami. Et prends- lui aussi ma veste noire. Et une couverture. On dirait un chaton qui a sauté dans une flaque ! » La pluie a cessé, ils ont fait rôtir des lapins et cuire les champignons. J’ai regardé plusieurs fois vers l’est mais je n’ai pas revu la lumière ; sans doute est-elle masquée par le bois. Altaïr, la vieille femme et l’épouse du chef, a touché ma médaille de saint Christophe en hochant la tête. Sa fille Zéphyra ne cesse de remplir mon assiette des meilleurs morceaux, en me regardant comme si j’étais l’archange Gabriel en personne. Et le vieux, le chef, Mistral, m’a fait asseoir à sa droite. « Altaïr m’a dit que tu t’étais bien battu ! - J’ai eu de la chance, surtout. Je n’ai pas trop l’habitude. - Tu as fait preuve de courage, de force et d’intelligence. Si tu veux, tu peux marcher avec nous. Jamais je ne voudrais gêner un homme qui a sauvé la vie de ma femme, mais... où allais-tu, tout seul, en pleine nuit, sans arme ni bagage ? » Je lui raconte la lumière. Il sourit, sans me répondre, et remplit mon verre de vin. « Vous l’avez vue ? Vous savez ce que c’est ? Vous allez me dire que c’était complètement stupide de partir comme ça... Domia doit être folle d’inquiétude... et de rage, aussi... Mais c’est plus fort que moi... » Quand je me tais je m’aperçois que tous les voyageurs ont fait silence. Mistral me regarde d’un air grave, et hoche la tête. « Qui t’a donné cette médaille ? - Je ne sais pas. Je l’ai toujours portée. On m’a dit que j’avais été trouvé au bord d’une route par des vagabonds, qui m’ont confié à ma mère adoptive ; je ne savais pas encore marcher, et j’avais cette médaille autour du cou. - Dis-lui », intervient Altaïr à l’intention de Mistral. « Dis-lui, il le mérite. » Le vieil homme entrouvre sa chemise et me montre, noyée entre les longs poils de son torse grisonnant, une médaille toute semblable à la mienne. Aussitôt, les hommes, les femmes et même les enfants dégagent leur cou où pend la même breloque. « Tous les membres de la communauté du voyage portent cette médaille depuis le jour de leur naissance. Il peut nous arriver, par des temps de disette, de confier quelques enfants à des sédentaires, pour qu’ils ne meurent pas de faim. Il se peut aussi que ceux qui t’ont d’abord trouvé n’aient pas pu te garder pour une raison ou une autre. Nous sommes souvent pourchassés et traqués. Mais une chose est sûre, tu es des nôtres ! - Mais... la lumière ? - Ce n’est pas une quelconque lumière. C’est une étoile de saint Christophe. Elle brille pour un voyageur en particulier, quand elle veut l’appeler. D’autres la voient, mais ils restent indifférents. Celle-là est pour toi. - Alors... Ca ne sert à rien que je continue, l’étoile m’a mené à vous pour que je sache d’où je venais. Je peux rentrer chez moi. - Si tu ne la vois plus, oui. » Je saute sur mes pieds, je cours vers l’est jusqu’à la limite du bois. L’étoile est toujours là. La tête basse, je reviens au camp, je ne comprends pas, je suis perdu. En voyant ma mine, Altaïr a tout deviné. « Tu n’as pas fini ton chemin, mon garçon. - Mais Domia... ma femme... Je ne peux pas la laisser comme ça ! - Tu vas devoir choisir. » Les mots de Mistral me broient le coeur. « Ce n’est pas juste ! Ni pour moi ni pour elle ! Nous nous aimions, nous étions heureux ensemble ! - Tu vois, tu en parles déjà au passé. Bien sûr, tu peux encore revenir sur tes pas. - Mais ? - Mais l’étoile t’appellera encore et encore. - Mais pourquoi ? Pourquoi moi ? - Je n’en sais rien. Tu le découvriras le jour où ton étoile s’éteindra, le jour où elle t’aura mené à ton but. - Ce n’est pas juste... » Je ferme mes yeux brûlants, je recouvre mon visage de mes mains, j’ai l’impression que tout s’effondre autour de moi, comme le jour où j’ai perdu Carita. « Et pourtant, le lendemain, tu as rencontré Domia sur le chemin, et elle t’a embrassé sur la joue, et elle t’a serré la main très fort... Et tu l’as épousée six mois après... » Je lève la tête, effaré. C’est une petite fille de sept ou huit ans qui m’a parlé, agenouillée devant moi. Mistral me sourit. « Tramontana a le pouvoir de lire dans les âmes. En fait... nous avons tous un pouvoir. C’est pour cela que nous voyageons ensemble. Ensemble, nous sommes plus forts. » Je secoue la tête. « Ce n’est pas pour moi. Je sais juste cultiver la terre. Je ne sais rien faire d’autre. » Mistral éclate de rire, et avec lui tous les autres ; mais il n’y a rien de méchant dans leur hilarité, ils rient juste comme devant un enfant qui dit une bêtise. « Le don n’apparaît que pendant le voyage », affirme Mistral. « Sois donc un peu patient. » Comme je ne réponds rien, il ajoute : « Tu n’es pas obligé de décider ce soir. Laisse la nuit conseiller ton coeur. » Je m’apprête à me coucher, dans la grande couverture bleue que m’a prêtée Altaïr. Mais quelque chose ne va pas. Le ciel est tout clair à présent et la lune au premier quartier se balance au milieu des étoiles ; elle est distante mais elle n’est pas hostile. Carita disait que j’avais des yeux de chat, et c’est vrai que dans l’obscurité je vois mieux que beaucoup d’autres. Je me laisse guider par ce sentiment d’inquiétude étrange. Je franchis le cercle des chariots, je vois les chevaux en liberté qui sont rassemblés près d’un des leurs, couché à terre et agité de spasmes. Son ventre est tendu comme un tambour, il souffre... Il ? « Mistral ! Altaïr ! Venez vite ! Une jument est en train de mettre bas ! » Je m’approche. La bête est toute haletante, presque épuisée. Une membrane bombée obstrue sa vulve dilatée. Je ne sais pas ce que je fais, mais de mes doigts repliés en griffes je déchire le tissu élastique et tiède et un flot de liquide chaud me gicle au visage. J’agrippe quelque chose, je tire doucement vers le bas, doucement, il ne faut pas aller trop vite, c’est ce que j’entends dans ma tête. La jument se relève un peu, et elle murmure: « Il est presque là. Laisse-moi un peu de temps, je vais y arriver... » Les autres nous entourent, des torches à la main. Je les arrête d’un geste. « Attendez ! Ne la touchez pas ! Elle a dit qu’elle pouvait... » La nuit est silencieuse et parfumée. De cette petite odeur fraîche et humide des nuits de printemps, où le matin dégouttera de rosée. Dans un râle d’effort, la jument pousse... et le poulain apparaît jusqu’au poitrail, les yeux déjà grand ouverts sur le monde, le poil collé, les naseaux dilatés cherchant l’air de la nuit... La mère retombe au sol dans un grand soupir. Je dégage doucement le reste du corps, encore tout enveloppé des membranes protectrices. Je le soulève, je porte devant la tête de la jument, qui commence à le lécher et à grignoter ses entraves fibreuses. J’ai encore envie de pleurer. Qu’est-ce qui m’arrive ? « Eh bien ! Toi qui pensais n’avoir aucun pouvoir ! Et tu en as un autre, celui de mettre à mal ma garde-robe ! Te voilà encore trempé ! Quoi, tu doutes de mes paroles ? Depuis que Fofo est pleine, aucun de nous n’a pu seulement l’approcher ! Elle a suivi le groupe, en liberté, reculant chaque fois qu’on tendait juste la main vers elle. Je me trompe, ou elle t’a parlé ? Alors, tu vois bien... » Je ne sais que dire. Ce que je sais, c’est que je suis fatigué jusqu’au vertige. Je ne ferai plus un pas ce soir. La jument s’est relevée, et instinctivement j’ai guidé le petit museau de velours vers les tétines gonflées. Quand le poulain a été rassasié, la mère s’est recouchée en gardant l’encolure bien droite, comme font les chevaux quand ils veulent se reposer tout en surveillant les alentours. Le petit s’est lové contre la chaleur de son flanc, et je me suis calé entre les deux. J’ai senti confusément que quelqu’un me recouvrait d’une couverture, et je me suis abandonné dans cette moiteur sucrée qui sentait bon le lait et le musc. Au matin j’ai suivi les voyageurs, la tête encore tout embrumée de sommeil. Au détour du bois, j’ai vu le long ruban clair de la route se dérouler devant moi jusqu’à l’infini, et je l’ai trouvée plus belle que la plus belle des étoiles. Mon coeur s’est mis à battre plus fort, pressé par l’urgence vitale de la parcourir. Si j’étais un cheval, je m’élancerais dans un galop effréné ; je verrais autour de moi les paysages changer sans cesse et je les dépasserais, triomphant et fier, admirant chaque chose et pressé d’en voir d’autres, riche de ma vitesse et libre de ne rien posséder. J’irai à mon rythme d’homme, plus lentement mais sans moins d’impatience. Domia ne sera pas en peine pour les récoltes. Ses frères peuvent l’aider, et son père a largement de quoi embaucher des tâcherons. Elle se consolera sans doute dans d’autres bras, eh bien, je peux le comprendre. Moi j’ai rendez-vous avec une étoile, quelque part entre ici et le bout du monde. (à suivre...) Narwa Roquen, telle un Lapin Blanc, avec une veste et une montre à gousset... Ce message a été lu 6254 fois | ||
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