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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mardi 3 decembre 2013 à 23:14:39
Le coffret



Je me souviens très bien de la première fois que je l’ai vu : c’était le 12 octobre. La mère Mangin venait de me donner mon préavis parce que je lui avais dit une connerie du genre « ça va, lâchez-moi ». Alors pour le coup, elle m’avait lâché, trop contente ! La saison n’avait pas été bonne, et les touristes se faisaient de plus en plus rares, même le week-end. Dégraisser, pour elle, c’était l’aubaine. L’hiver, à Narbonne, c’est le désert. J’étais sorti en terrasse pour m’en griller une, il fallait que je me calme ou je lui en aurais collé deux. Pointer à l’ANPE, ça ne me disait rien, il allait falloir que je trouve autre chose fissa ; au pire, je pourrais tenter ma chance dans une station de ski, Portet, les Angles ou Formiguères. Sauf que je déteste le froid et la neige...
Il avançait à petits pas sur le front de mer en s’appuyant sur sa canne. Un petit vieux d’au moins quatre-vingts ans, avec le nez en l’air et un sourire de gosse. Sur le banc, juste en face du restaurant, il y avait une nana, pas un canon, une fille ordinaire avec une mini-jupe en jeans et des collants noirs. Elle pleurait à gros sanglots en serrant son Kleenex contre sa bouche, sans doute pour ne pas crier. Elle avait dû se faire larguer ou je ne sais pas, mais elle se fichait pas mal qu’on la voit comme ça. Le vieux s’est assis à côté d’elle, avec son sourire béat, et il a engagé la conversation. J’ai surveillé. S’il l’avait emmerdée, j’y serais allé. J’aime pas les vieux cochons, et la meuf elle avait déjà assez de galère. Il a ouvert un petit coffret tout en longueur et il lui a montré le contenu. J’ai failli bondir, si c’était du porno je trouvais ça vraiment dégueulasse. Mais, alors que j’écrasais ma clope et m’apprêtais à traverser la rue, j’ai vu la fille sourire à travers ses larmes. Ils se sont parlé encore un peu, et puis elle l’a embrassé sur les deux joues et elle est partie ; elle ne pleurait plus, elle regardait le ciel, elle regardait la mer, et son pas était léger.
J’ai pas compris grand-chose mais j’avais rien à redire. Je suis rentré bosser, la journée était pas finie.



Bien sûr que j’y ai pas repensé. Il s’était rien passé. Et j’avais assez de mes propres merdes. J’ai quitté le restaurant, le chèque en poche. Sûrement le dernier avant longtemps. Je m’en souviens, il était quinze heures. Le petit soleil pâle faisait de son mieux, mais le Cers soufflait comme un taré, et il faisait froid. Côté mer, ça moutonnait et ça ronflait et ça se fracassait sur la plage déserte avec une rage évidente. Je n’ai jamais compris cette violence des éléments. Le vent qui s’acharne à arracher les tuiles et à abattre les arbres. Le gel qui pétrifie et assassine. La tempête qui noie les marins. A quoi ça sert ? Qu’est-ce que ça veut prouver ? Qu’on est tout petits et impuissants ? Ca, merci, trente ans et chômeur, je le sais déjà. Je suis un con, je ne sais rien faire, je suis pas fichu de garder un boulot, et j’ai même pas une belle gueule. Mes parents viticulteurs tirent le diable par la queue depuis toujours. Je vais surtout pas leur dire. Ma mère se ferait du mouron, mon père froncerait son front ridé par le soleil et me proposerait de travailler avec lui. Mais j’ai jamais aimé marcher dans la terre. Et puis il a mon frère pour l’aider, le petit merdeux toujours d’accord avec papa, lèche-cul ! Il n’a pas besoin de moi. Il n’a jamais apprécié que je dise ce que je pense, et que je fasse ce qui me semble bon. Quant à l’Aînée, la sainte nitouche, la Catho du Secours, elle me ferait la morale avant de me faire la charité ; elle me reprocherait mes clopes, mon célibat, mes mauvaises notes à l’école et tout le reste. Elle est confite dans ses bondieuseries, tricote des écharpes pour ses pauvres ( seulement s’ils sont blancs, hein, les autres n’ont qu’à rentrer chez eux), elle n’a jamais été jeune, et probablement jamais joui. Ah, mais elle a procréé, elle ! Cinq marmots, tous enfants de choeur, qui mangent du poisson le vendredi, font carême pendant quarante jours, vont demander pardon à confesse pour avoir rêvé d’une tablette de chocolat, et caftent sans remords quand Ali ou Mamadou dessinent une bite sur le tableau noir...
Donc je marchais, le chèque en poche, et ça ne me plaisait pas. Mais retourner m’enfermer dans mon studio ça m’étouffait déjà. Et aller me soûler la gueule ne me disait rien non plus. Pas d’argent à gaspiller.
Longer cette mer déchaînée en grelottant dans ma veste légère, c’était juste un défi. Même pas peur. Même pas froid. Je suis un homme libre. Je me battrai. Un jour, il y aura de la moquette épaisse, du champagne et une Porsche. Ouais, parce que j’aurai acheté une Porsche, cash. On m’appellera monsieur et on m’écoutera parler. Je confierai ma petite merveille au voiturier, avec un joli pourboire, et j’allumerai mes cigares avec un billet de 100. Ouais bon, 50 ça suffit. Mais je serai tellement riche que même 100 ça serait pas un drame. J’aurai des pompes sur mesure, des pulls en cashmere et une villa tellement grande qu’il me faudra trois femmes de ménage. Et un majordome, anglais, bien entendu. James, mon parapluie. J’aurai un parapluie. Un para...
Cette seule idée me déclencha un fou rire qui me tordit en deux, me fit mal au ventre, me fit pleurer un peu et me réchauffa beaucoup. Je ne savais peut-être rien faire, mais au moins j’avais de l’humour. C’est alors que je le revis.
Le même bonhomme, toujours aussi vieux, avec sa canne et son petit coffret, assis en plein vent sur le front de mer, et souriant comme un gamin devant un gâteau au chocolat. Il était en grande conversation avec un clodo, une de ces loques humaines que je chasse quand ils viennent faire la manche en terrasse. Je frissonnai, et je croisai les doigts. Si je ne pouvais plus payer mon loyer... Ce qui me frappa, c’est que l’homme avait des étoiles dans les yeux, comme s’il avait gagné le gros lot d’ Euro Millions. Il regardait le contenu du coffret, et il avait l’air heureux. C’était un coffret rectangulaire, en bois, d’un marron tirant sur le rouge. J’ai jamais rien compris aux couleurs. Ni aux bois. Quand j’arrivai à sa hauteur, le vieil homme, celui qui tenait le coffret, leva les yeux vers moi et me sourit. Je détournai les yeux. Je n’avais rien à lui dire.



La troisième fois, j’essayais de me vendre dans tous les bars et restaurants de la ville. Je venais d’essuyer un énième refus quand je le vis marchant devant moi, les jambes raides et le nez au ciel. Pourquoi je décidai de le suivre, je n’en sais rien. Mais je le suivis, ralentissant mon pas, faisant semblant de m’intéresser aux vitrines des magasins pour perdre du temps quand j’avais marché trop vite, sans le lâcher des yeux. C’était idiot. Déjà trois cafés où j’aurais pu essayer... Mais c’était plus fort que moi. Il traversa le jardin Saint Paul et je lui emboitai le pas. Au détour d’une allée, il y avait un crétin d’ado long sur pattes, la barbe naissante et la gueule farcie de boutons qui cognait sur un pauvre moineau qui n’avait peut-être pas dix ans ; le gosse mettait juste un bras devant lui pour se protéger le visage, sans moufter, sans se défendre. Les coups, il devait avoir l’habitude.
J’aurais juré qu’il allait chasser le voyou à grands coups de canne et parler au petit. Au lieu de ça, il tira le grand par la manche et sans cesser de sourire alors qu’un bras vengeur était tout près de le casser en deux, il ouvrit son coffret et murmura d’une voix douce :
« Viens donc t’asseoir un peu avec moi, mon garçon. Je suis un peu fatigué. »
Le petit détala, le grand baissa le nez et suivit le vieillard. Je fis mine de relacer ma chaussure, puis j’allumai une cigarette pour me donner une contenance, et je m’assis non loin d’eux en regardant le ciel. Mais j’écoutais... et j’épiais du coin de l’oeil. Le garçon regardait le sol, puis le coffret. Puis le vieil homme, puis le coffret, et puis plus rien que le coffret. L’aïeul parlait à voix basse ! J’enrageais de n’entendre que des mots épars, au gré du vent tourbillonnant qui soulevait les feuilles mortes et me jetait de la poussière au visage.
« ... pas un méchant garçon... L’espoir est une lumière... route... confiance... avenir... »
Le vieil homme lui serra le bras amicalement, referma le coffret et s’en alla. L’ado se leva, mal assuré sur ses grandes jambes. Une cannette traînait par terre. Il la ramassa, la déposa dans la poubelle la plus proche. Puis je le vis aborder une vieille femme chargée de lourds paquets, et les porter à sa place en souriant.
C’était une histoire de fous. « L’espoir est une lumière », on faisait pas mieux comme cliché à la con. Et puis un ado c’est impressionnable, ça se laisse avoir facilement. Le vieux était un beau parleur, voilà tout.
Et puis tout ça c’était pas mes oignons, moi il fallait juste que je trouve du boulot.



La semaine d’après, je me suis enfin décidé à rouler jusqu’à Carcassonne pour tenter ma chance. Pas par l’autoroute, hein, le temps c’est de l’argent, mais si j’avais du temps en trop, j’avais de moins en moins d’argent.
Et qui je vois là, au bord de la route, le pouce en l’air, avec son coffret sous le bras?
« Vous allez où ?
- A Carcassonne.
- OK. Montez. »
Il s’installe en souriant, me remercie. S’il avait été un chat, je l’aurais entendu ronronner. J’éteins la radio, en plein Toulouse /Clermont.
« Vous avez suivi le match ?
- Le match ?
- Au Stadium. On reçoit Clermont. C’est une bonne équipe, propre, régulière... avec les trois C ! Le petit Parra est formidable, et si Mac Allister n’est pas dans un bon jour... »
Je rallume la radio. Ca m’évitera la conversation. Il ne me fera pas son baratin, et même s’il essaie, j’aurai démarré sur le rugby bien avant qu’il ne s’aperçoive que je n’en veux pas. Je ne sais pas pourquoi je suis énervé. Non, pas énervé. Nerveux. Stressé. Par un vieillard à la con avec sa connerie de coffret et ses conneries de laïus pour les faibles et les opprimés... OK, et les agresseurs aussi. Mais ado.
Voilà, c’est bon, on est arrivés et Toulouse est en train de gagner, juste une pénalité de plus... et le drop !
« Ouais ! », hurle le vieux, qui me fait sursauter.
« Vous aimez le rugby ?
- J’aime bien. Il y a de braves gens, qui ont encore des valeurs. Pas vous ?
- Si si... »
On entre dans Carcassonne.
« Je vous dépose où ?
- Je vais à la Cité. J’ai rendez-vous avec un ami. Mais je peux marcher. »
Je regarde sa canne.
« Non, ça va, j’y vais aussi. »
Je me gare sur le parking. En arrivant au pied des remparts, il y a un mec en jeans et blouson qui hurle en touchant la pierre.
« Look ! Touch ! Amazing ! It’s true ! »
Ses trois amis le rejoignent, l’une des filles sort son appareil photo, ils s’extasient.
« Oui, c’est du vrai, ce n’est pas du carton, on n’est pas à Hollywood ! Les premiers remparts ont été construits au III° siècle par les Wisig_o_t_hs, sur des ruines gallo-romaines, la deuxième ligne au XIII°. La Cité compte 42 tours, une cathédrale, un château...
- Fantastic ! »
Le gars m’abreuve d’un discours torrentiel en pur texan, avec un accent à couper au couteau de chasse et la moitié des mots dévorés comme des T-bones. Ca me rappelle Judy, ma copine du collège, américaine pur jus, une drôle de nana, vive comme une alouette et piquante comme un hérisson, qui mouchait régulièrement la prof d’anglais avec un grand sourire enjôleur. Tout le monde l’admirait, mais c’était ma copine. Du coup je cartonnais en anglais, et ça sauvait ma moyenne. Je n’aurais jamais imaginé que j’étais doué pour les langues, mais Judy prenait un air très sérieux pour me dire que c’était normal puisque, comme elle, j’étais bilingue depuis toujours.
« Je ne suis pas bilingue ! Je parle patois !
- Et alors ? L’occitan, c’est une langue ! »
Je l’adorais quand elle me regardait comme ça, quand elle sortait les griffes pour me défendre... C’était la première fois que j’avais l’impression de valoir quelque chose. Je n’ai pas repensé à elle depuis bien longtemps. Quand elle est repartie aux USA, j’ai vraiment été malheureux. Paumé. Et après, l’école, c’était plus ça.




J’arrive quand même à me débarrasser des touristes et avec le vieux on monte dans la petite rue bordée des deux côtés par des boutiques de souvenirs.
« Je vous offre un café ?
- C’est bon, vous dérangez pas...
- Oh, une bière, si vous voulez. »
Une bière. Après tout... Le souvenir de Judy m’a collé le bourdon.
Il ne fait pas trop froid, il y a même un peu de soleil. On s’installe en terrasse. Ca me fait drôle de me faire servir. La fille est pas rapide, elle se trompe dans les commandes...
« Vous feriez mieux, n’est-ce pas ? »
J’ai pensé tout haut, ou quoi ?
« Je vous ai vu souvent, en passant devant le restaurant. Mais je ne savais pas que vous parliez si bien l’anglais. Vous pourriez être guide touristique, ou interprète... »
Son regard se pose sur ma main gauche, qui est ouverte sur la table puisque je suis, comme d’habitude, assis de travers sur ma chaise et appuyé sur le coude.
« Vous jouez de la guitare ? »
Il rit, et avale une gorgée de bière.
« Non, je ne suis pas devin. Les ongles longs à la main droite, et les cals sur le bout des doigts à gauche... Je me trompe ?
- OK, je gratte un peu.
- Donc vous savez faire beaucoup de choses ! »
Je hausse les épaules.
« Je suis chômeur.
- Aujourd’hui. »
J’allume une cigarette.
« Il y a quoi dans votre coffret ? »
Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Ca doit être la bière, j’ai baissé ma garde. Le vieux esquisse un sourire gêné, presque contrarié.
« Oh, rien. Ca ne vous plairait pas. C’est juste un dessin, fait par un de mes amis.
- Je peux le voir ?
- Je vous l’ai dit... vous n’aimerez pas... »
Je sens la colère qui monte.
« Mais enfin, vous le montrez à tout le monde ! Pourquoi pas à moi ? Qu’est-ce que j’ai de moins que les autres ?
- Rien de moins », murmure-t-il en ouvrant le coffret vers moi. « Vous avez plutôt plus. »



C’est une miniature toute en longueur. La première chose que je vois, dans un ciel bleu marine constellé d’étoiles, c’est une énorme boule de lumière jaune – une comète, en fait, avec une queue, qui court de gauche à droite, tellement vite que son bout devient flou. Les étoiles entourées d’un léger halo suggèrent qu’il fait froid. D’ailleurs le sol est couvert de neige. C’est l’hiver. Au centre, occupant presque tout le dessin, se tient une citadelle fortifiée, presque aussi blanche que la neige, hormis les ombres légères que la lumière intense dessine. Ce château-là n’a rien d’agressif, il est tout en douceur, tout en rondeurs, on le dirait sorti d’un conte de fées. Trois tours au toit bleu turquoise en émergent. Celle de droite est ronde, avec une flèche effilée. Près d’elle, un dôme surmonté d’une petite tour carrée au toit pointu donne un côté exotique. On n’a pas de ça chez nous ! La dernière tour est carrée, et séparée du dôme par un bâtiment rectangulaire. L’asymétrie est plaisante, je ne sais pas pourquoi, ça donne l’idée que tout ça s’est construit petit à petit, naturellement, sans contrainte. Sur le chemin enneigé qui monte vers la ville, sur la droite, avance une petite caravane de chameaux. Trois chameaux. Trois hommes, vêtus de rouge et de bleu, escortés de serviteurs à pied, qui portent des sacs sur l’épaule. La porte n’est plus qu’à quelques mètres. Guidés par l’étrange comète qui éclaire comme en plein jour, ils sont presque arrivés. Ce sont les rois-mages, j’en suis sûr, même si je suis pas trop doué en religion. Je ne me souviens plus de leurs noms, et je m’en fiche. Ce sont des voyageurs qui ont atteint leur but. Ils n’ont plus d’impatience, ils n’ont plus de fatigue. Ils baignent dans la joie d’une lumière pure. Je crois que c’est une aquarelle. C’est à la fois précis et flou. C’est peint avec une délicatesse presque féminine, ça se veut gentil, ça se veut tendre. Même la nuit profonde n’est pas noire, elle est juste bleue comme un océan. On entend le silence tranquille de la neige sur la nuit, et la paix dans le coeur de ces hommes partis du bout du monde pour suivre une chimère lumineuse. Dieu et moi on s’est jamais trop parlé. Mais tiens, ça doit être bien d’y croire, si c’est comme sur le dessin. Poser ses valises, faire confiance à un Etre de Bonté et ne plus jamais avoir peur. Etrange magie de cette miniature ! On a envie de sourire, de traverser le papier, de crier : « Attendez-moi ! Je viens avec vous ! Moi aussi je suis fatigué, moi aussi j’ai beaucoup voyagé, moi aussi je veux arriver quelque part et me réjouir avec vous ! »
On ne peut pas rester au dehors. L’image vous prend et vous garde, en même temps qu’elle se donne tout entière. Quand on l’a vue une fois, on l’emporte partout avec soi. Je suis sûr qu’à mon dernier jour elle sera toujours présente à ma mémoire.
Je n’ai plus de colère, et je n’ai pas envie de me moquer. Mon sourire fait écho à celui du vieux. Il ne dit rien. Il sait que ça n’est pas nécessaire. Il sait qu’il peut refermer le coffret.
Il se lève, me touche le bras.
« Bonne route, mon ami. »
Un instant perdu dans mon rêve, je me retourne pour lui dire que je peux le ramener à Narbonne, mais il a disparu. Il n’y a qu’une chope sur la table, et la monnaie sur le ticket de caisse. J’attrape la serveuse, je lui demande si elle a déjà débarrassé l’autre verre, celui de mon ami. Elle me regarde comme une grosse vache.
« Quel ami ? Je vous ai servi une bière. »
Elle est vraiment stupide !
Il faut que je le retrouve. Je me fraye un chemin parmi les badauds, marchant d’abord, courant ensuite, mais je ne le trouve pas. C’est impossible ! Il marche à petits pas, en s’appuyant sur une canne...
Sur le haut de la Cité, je bouscule une serveuse devant sa terrasse. Le café gicle sur mon blouson. Je m’excuse, elle s’excuse. Ses yeux sont d’un vert intense.
« Hé bé, je vous ai repeint ! Venez donc vous laver un peu, ou votre femme va vous faire une scène... »
J’ai encore du mal à parler, je suis toujours à Bethléem sur un chemin neigeux qui mène à une blanche citadelle. Je la suis. Ca s’appelle « L’Ostal ». Elle me mène derrière le comptoir et humecte un coin de torchon.
« Votre commande... »
Elle hoche la tête, relance le perco, tandis que je frotte les taches.
Le patron, juste à côté, est au téléphone.
« Tu es sûr que tu peux pas ? Mais non, je te dis que Jean-Louis m’a laissé tomber ! Eh non, ça peut pas attendre un mois ! Les gens viennent pour ça ! Et tu aurais pas un copain qui chantonnerait un peu avec une gratte ? J’ai pas besoin de Jimi Hendrix ni de la Callas ! Juste un gars qui saurait trois ou quatre accords et un peu de Brassens... »
Ca fait tilt à mon oreille.
« Excusez-moi... Je vous ai entendu... »
Dans l’arrière-salle, me voilà en train d’accorder un instrument miteux qui a sûrement fait trois guerres, tandis que la moustache du patron frémit d’impatience.
« En ce temps-là je vivais dans la lune
Les plaisirs d’ici-bas m’étaient tous défendus... »
Le patron sourit.
« Brave Margot ?
- Margoton la jeune bergère trouvant dans l’herbe un petit chat...
- La chasse aux papillons ?
- Un bon petit diable à la fleur de l’âge... »
Je récite, je récite. Presque une heure.
« Tu commences demain. Le dimanche c’est payé double. Repos le lundi, on ferme. »
La jolie blonde entrouvre ses lèvres de framboises mûres.
« Il y a des chambres en haut, si tu veux, au moins pour commencer. Et on mange tous ensemble. Mon père il est pas bavard, mais quand il dit, il fait. »




Le soir est tombé sur Carcassonne. Je n’ai pas retrouvé le vieux. Mais j’ai comme l’impression de voir une immense lumière dans le ciel, qui me remplit de joie. Je n’ai pas besoin de radio pour le retour. J’entends le crissement des pas dans la neige, je vois des flocons qui tourbillonnent... Eh, c’est pour de vrai ! Rien, juste quelques flocons qui fondent en touchant le sol. Dans la lueur des phares, chacun d’eux est une petite boule de lumière qui danse joyeusement. Tiens, je crois que je vais me mettre à aimer la neige.
Et pourquoi pas?
Narwa Roquen, je chante soir et matin...


  
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3 Car Canzone - Maedhros (Jeu 29 mai 2014 à 17:28)


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