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De : Maedhros Date : Lundi 29 septembre 2014 à 00:34:34 | ||
Le cadeau d'Héméra (fin) La bande-son idéale. --------------------------- Il rouvre les yeux. Dehors, la lumière filtre à travers les volets clos. Il s’appelle Lenwë bien sûr. Il éprouve de plus en plus de mal à conserver cette information. C’est son nom ancien. Earwen a quitté le lit. Il entend l’eau couler dans la salle de bain. Son regard s’attarde sur les chiffres qui font défiler le temps. Midi est passé. Il ne peut s’empêcher de penser que les Hommes sont ingénieux. Il les a vus sautiller au ralenti sur un sol éloigné, leur représentation anthropique de la Lune. C’est une façon inconsciente de conceptualiser le futur. Celui-ci se résumera au vide et à la poussière. Le froid absolu dans un désert stérile. Le rêve de Sauron. Combien de temps Lenwë et les siens pourront-ils en reculer l’échéance? Son coeur et sa raison balancent entre deux aspirations contradictoires, tout aussi irréductibles qu’irréconciliables. La satisfaction de l’une se fera nécessairement au détriment de l’autre. Dans toutes les fibres de son corps retentit l’appel d’Aman. La nostalgie des jours anciens, ces jours lumineux qui s’écoulaient sous les murailles blanches de Tirion, grandit en lui. Comment oublier la Lumière des Arbres qui baignait les Terres Immortelles ? Il a lu les signes dans les astres. Aman s’éloigne de la Terre à une vitesse qui s’accroît à chaque seconde. Les Hommes ont défini cet état et l’ont traduit en équations. Ils en ont fait un concept de leur théorie cosmologique. Sous le fatras de leurs fausses certitudes scientifiques, une vérité demeure. Aman s’éloigne et bientôt le Royaume Béni sera inaccessible. La dernière route ne sera plus simplement fermée. Elle disparaîtra à jamais. Earwen sort de la douche, uniquement vêtue de la robe scintillante tissée par les gouttelettes d’eau qui courent sur sa peau, renvoyant mille reflets d’argent. Elle rayonne telle une flamme fluide et vive qui illumine la petite pièce sordide, comme un phare brillant au sein de ces temps crépusculaires. Elle l’attire doucement vers le lit. Entre ses bras, il n’est jamais aussi proche du jardin près de la rivière où ils se sont rencontrés pour la première fois, en Valinor. L’après-midi touche à son terme. Les ombres s’allongent sous les passerelles des autoroutes qui sillonnent le ciel de l’autre côté de la vitre. Il sera bientôt temps d’embaucher. Ils vont reprendre seaux, serpillières et balais car les Elfes occupent uniquement des emplois subalternes : veilleurs de nuit, employés de parking, manutentionnaires, chauffeurs de taxi, techniciens de surface, barmen, danseuses exotiques. Ils forment une armée invisible et nocturne, cantonnés au pied de l’échelle sociale. La vindicte de Sauron les poursuit toujours. Ils sont les derniers Elfes de ce côté-ci du continent. Seattle n’est pas loin de l’Alaska, cette étendue hyperboréenne qui leur rappelle tant le désert de glace sur lequel ils ont erré longtemps, perdus dans les brumes, cherchant le chemin qui les conduirait jusqu’à la Terre du Milieu. Ils étaient jeunes alors, jeunes et forts. Aujourd’hui, ils livrent un combat d’arrière-garde qu’ils savent perdu d’avance. Sauron tient sa victoire. La Terre a changé. Les routes se sont arrondies, revenant désespérément à leur point de départ. Les Valar semblent avoir oublié les Elfes qui n’embarquèrent pas sur les nefs aux voiles blanches, après que la Montagne du Destin eut englouti l’Unique. Tous crurent trop hâtivement que Sauron avait été mis hors d’état de nuire, après que ses attributs de Maia lui eurent été retirés. N’avait-il pas été écrit qu’il avait forgé vingt grands anneaux de pouvoir : «Trois anneaux pour les rois Elfes sous le ciel, Sept pour les Seigneurs Nains dans leurs demeures de pierre, Neuf pour les Hommes Mortels destinés au trépas, Un pour le Seigneur Ténébreux sur son sombre trône... » C’était sans compter la malignité infinie de cet esprit perverti. Constatant la disparition de l’Unique, et son impuissance à en capturer le Porteur, il décida, dans le plus grand secret, de prévenir une improbable défaite. Même ses plus proches commandants, les Nazgûls, furent tenus dans l’ignorance. Très loin sous la Montagne du Destin, tout près du coeur même de la Terre, il créa un ultime anneau. Pour cela, il travailla longtemps, penché au-dessus de la forge, maniant seul l’immense soufflet. Il fit appel à tout son talent de métallurgiste, science qu’il avait apprise sous la férule d’Aulé, pour confectionner un dernier anneau. Il enchâssa dans le métal, rouge et malléable, les incantations caractérisant sa puissance, en prononçant les plus terribles invocations. Treize incantations en langue noire, longues lignes de runes hérissées, scellèrent treize pouvoirs. Treize incantations, étroitement enlacées comme un noeud de serpents de feu, furent gravées sur la face interne du grand anneau. Chaque fois qu’une incantation était complétée, au terme d’un long et éprouvant rituel, Sauron sentait la morsure impitoyable de pinces invisibles mordre son être et ses chairs pour en déchirer un infime lambeau et l’assujettir à l’Anneau. A treize reprises, il hurla de douleur, sa raison vacillant plus d’une fois. Ses cris de pure souffrance ébranlèrent tellement les entrailles du volcan que celui-ci, révulsé, vomit des torrents de lave incandescente au milieu de suffocants nuages de soufre. Sa création achevée, et malgré son extrême épuisement, Sauron prit une forme ailée et furtive pour cacher l’Anneau de Renaissance en un lieu inaccessible aux Valar et aux bouleversements géologiques. Car l’Ultime était à la fois son salut, si ses ennemis triomphaient, et sa perdition, si quiconque le découvrait avant lui. En effet, Sauron deviendrait alors l’esclave obéissant du porteur de l’Ultime, sans espoir de s’en libérer avant la fin du Monde qui verrait le retour de son Maître. Après la bataille de la Montagne du Destin, Sauron, sous une forme immatérielle et impuissante, attendit son heure. Il patienta longtemps. Les premiers âges sombrèrent dans l’oubli. La carte du Monde fut une nouvelle fois redessinée. Sauron patienta encore. Comme esprit, il hanta les vastes étendues désertiques. Il plana au-dessus des plus hauts sommets, observant les eaux découvrir de nouvelles plages et les hommes balbutier de nouveaux apprentissages. Il guetta la plus infime manifestation qui aurait trahi l’influence distante des Valar. Quand il fut enfin certain que les Puissances de l’Ouest avaient définitivement abandonné ces terres, il s’insinua dans les profondeurs d’un volcan juvénile qui s’élevait sur la plaine grise et froide d’une grande île septentrionale. Là, dans une cavité protégée par un puissant sortilège, gisait l’Ultime, inviolé. Sauron mobilisa ses maigres forces pour former une main fantomatique, guère plus dense qu’un ectoplasme. A plusieurs reprises, il tenta sans succès de glisser l’anneau à son doigt. L’Ultime passait à travers la substance insuffisamment affermie et retombait sur le sol sablonneux de la caverne. Son poids prodigieux provoqua de violents spasmes qui secouèrent la chambre magmatique. Bientôt, Sauron puisa dans ses dernières réserves. Un sentiment de panique et de frustration le gagna. Il banda toute sa volonté pour accomplir une dernière tentative. S’il échouait encore, il deviendrait trop faible pour s’enfuir hors de la cavité, à jamais prisonnier de la lave durcie. Comme un songe devient réalité, une fois encore la main se matérialisa, flottant au-dessus du sable. Une main craquelée et difforme mais plus consistante. Son doigt maintint l’anneau durant deux battements de coeur. L’Ultime, reconnaissant enfin son Seigneur, se mit à luire d’une façon insoutenable tandis qu’une onde de lumière naissait du métal, désintégrant le sol de la cavité. Du tréfonds de la Terre, la lave bouillonnante s’y engouffra brutalement. Dans ce creuset infernal, un corps immense à la beauté étrangère émergea des flammes et de la lumière. Sauron avait recouvré son enveloppe et ses attributs. Sans attendre, il surgit de la bouche ardente du volcan et, à grands pas, en dévala le flanc comme une tornade de feu enveloppée de fumées charbonneuses, faisant fuir les bergers épouvantés. Sauron respira l’atmosphère polluée de vapeurs nocives et son rire tonitruant recouvrit les détonations des bombes expulsées par le volcan islandais. Il regarda alentour et ce qu’il vit lui plut. Alors il convoqua ses serviteurs endormis au plus profond de la Terre et leur ordonna de construire une nouvelle forteresse. Il l'appela Utumno, comme la demeure originelle de son premier Maître. Ayant, grâce à l’Ultime, recouvré sa puissance de Maia, Sauron répéta les stratagèmes qu’il avait utilisés pour perdre les Numénoréens, même s’il renonça à revêtir une apparence humaine. Il se montra plus habile dans son approche, devinant que les Hommes choisiraient de révérer de nouveaux Dieux et d’explorer de nouvelles voies. Il circonvint les esprits les plus réceptifs de leurs dirigeants, travestissant leurs rêves et orientant leurs pensées. Il flatta sans borne les orgueilleux et abusa cyniquement les crédules. Il souffla aux Hommes nombre de mensonges corrupteurs. Il leur fit miroiter nombre de tentations fallacieuses. Subjugués, les Rois des Hommes, avides de vain pouvoir, l’écoutèrent encore. Dans leurs sciences et leurs comportements, se reflétèrent peu à peu les noirs desseins du Nécromancien. Contemplant avec satisfaction l’oeuvre de son verbe venimeux, Sauron s’esclaffa sur son Trône, tout au fond de sa demeure creusée sous une autre Montagne du Destin. Il fit un dernier cadeau aux Hommes. Il leur offrit une enclume de fer sur laquelle ils brisèrent sans remords l’harmonie et la beauté du monde. Mais Sauron ne put se contenter de son succès quand il apprit que des Elfes foulaient toujours ce qu’il revendiquait comme son Royaume. Les tourments qui lui avaient été infligés et la honte qu’il avait ressentie, obnubilèrent ses pensées, aveuglant son jugement. Cela devint pour lui une véritable obsession. Ses plans machiavéliques furent remisés pour un temps Il n’eut de cesse d’exterminer les enfants d’Illùvatar qui représentaient à ses yeux tout ce qu’il exécrait. Il lança à leurs trousses ses innombrables légions auxquelles il ordonna de lui rapporter les têtes de ses ennemis éternels. Il les réclama toutes, jusqu’à la dernière, sous peine d’un châtiment particulièrement horrible. Depuis, chaque nuit, ses créatures se réveillent d’entre les ombres pour accomplir son funeste commandement. Lenwë et Earwen se quittent après avoir débouché de la station de métro. Minuit n’est plus très loin. Après un dernier baiser échangé, Lenwë se dépêche de regagner l’endroit où l’attendent les autres Noldor de sa maigre compagnie. C’est un secteur stratégique de la ligne de défense qui s’étend du nord au sud, séparant Seattle en deux. Les Orques et les Gobelins convergent de l’Est, descendant des mines désaffectées et des bois infestés des hauteurs qui entourent la ville. Une forte garnison est installée sous le Mont Rainier. Les patrouilles de Wargs sillonnent les flancs des chaînes montagneuses, interdisant tout renfort venu des immenses forêts de l’arrière-pays. C’est la tactique habituelle des légions infernales de Sauron. Elles circonscrivent les Elfes dans un périmètre restreint. Puis elles coupent toute communication entrante ou sortante, afin de rendre la poche de résistance imperméable. Enfin, elles la réduisent en multipliant les assauts nocturnes, quel qu’en soit le prix. Sauron n’est pas avare de chair orque, des bataillons entiers de ses infâmes créatures surgissent à chaque crépuscule. Les Elfes ne peuvent, quant à eux, compter que sur leur courage et leur foi pour affronter ces vagues innombrables. Les Magiciens et les Porteurs des Trois Anneaux elfiques ont regagné le Royaume Béni, désormais indifférents au sort des derniers Eldar. Leurs pertes n’étant pas remplacées, le nombre des défenseurs diminue régulièrement. Bloc après bloc, ils sont refoulés vers l’océan, loin des arbres qu’ils chérissent tant. Cela se termine souvent en un dernier et sauvage affrontement sur un quai désert ou sur une plage fermée. A la fin, le silence des vagues recouvre le théâtre de la tragédie. Les Orques repartent finalement, courbés sous le poids des sacs jetés sur leurs épaules, ces immondes sacs qui renferment d’effroyables trophées. Les Hommes ignorent ce qui se déroule dans leur ville, dans leurs ruelles les plus sombres, juste au seuil de leurs portes. La police n’y voit rien d’autre que des bagarres entre SDF avinés, entre bandes rivales venues des quartiers défavorisés, ou entre junkies défoncés. Les rares rapports mentionnant, quoique de façon très fragmentaire, des faits inexpliqués, finissent invariablement dans la corbeille « à classer », à côté de la machine à café. Les sortilèges de Sauron déforment juste assez la réalité pour que les Edain ne se posent jamais les bonnes questions. Le complexe de l’Aiguille de l’Espace recouvre une vaste superficie. Le Seattle Center, le parc d'activités culturelles construit pour l'exposition universelle de 1962, comprend de nombreux bâtiments abritant salle de concert, théâtre, stade, parc d'attraction et même un musée pour enfants. Sous les arches de la tour, le Pacific Science Center abrite de nombreuses galeries illustrant une variété considérable de domaines scientifiques. Lenwë atteint le parvis de la haute tour. Sous le filament du monorail qui file vers le centre ville, les autres Noldor l’attendent. Pour l’instant, dans leurs combinaisons de travail tout à fait ordinaires, ils ressemblent à de simples agents techniques, chargés de l’entretien des installations. L’heure magique n’a pas encore sonné. Cette vingt-cinquième heure qui ouvre une perspective féerique dans le carcan des lois étriquées de la physique humaine. Un intervalle tridimensionnel singulier où le temps ne s’écoule pas de la même façon et où l’apparence des choses est différente selon le point de vue. Sans mot dire, Lenwë s’élance vers les ascenseurs ultra-rapides menant au sommet de l’Aiguille de l’Espace, entraînant à sa suite ses compagnons. Au-dessus de leurs têtes, une lune gibbeuse apparaît dans une trouée au milieu des nuages. Une sorte de puits céleste déverse une lumière cendrée qui dépose sur les arêtes des immeubles une poudre miroitante, comme les myriades de grains scintillants d’un enchantement semés à la volée par une main divine. Alors, les immeubles qui constituent la ligne de défense tenue par les Elfes se transforment en une haute et fière muraille courant le long de l’océan. Juste en son milieu, comme une pierre angulaire assurant l’invulnérabilité de l’ensemble, l’Aiguille de l’Espace est une formidable tour de garde, dont la flèche sommitale paraît caresser l’orbe de la Lune. Là, une immense bannière claque dans le vent de la nuit. Elle arbore fièrement les couleurs elfiques. Un coeur vermeil et un soleil unis dans un croissant lunaire sur champ d’azur. C’est le blason de la Maison du Roi. La Maison de Turgon, le plus grand Roi des Elfes qui tomba quand tomba Gondolin, sa noble cité ! Lenwë, en levant les yeux vers la bannière, ne peut s’empêcher de penser que le cycle des choses se répète inlassablement. Les temps, les lieux et les visages peuvent être différents, il y a toujours une ville assiégée. Il y a toujours les forces du Mal qui s’avancent sous ses murs. A la fin, les murs finissent par s’écrouler, livrant la ville au pillage et à la destruction. Mais cette nuit encore, la Compagnie fera son devoir et repoussera tous les assauts des Orques et des autres créatures du Chaos. La vindicte de Sauron ne lui imposera pas son cruel destin. Lenwë lève d’une main ferme Anguirel, la lame ayant jadis appartenu au traître Maeglin. Quand celui-ci fut précipité par Tuor dans le gouffre de Caragdûr, alors qu’il allait perpétrer un ignoble forfait, il tenait Anguirel. A la mort de Maeglin, la lame, forgée à Gondolin, fut libérée du joug maléfique. Un Aigle de Thorondor, de son regard acéré, aperçut la flamme d’argent qui gisait au fond du précipice. Il la saisit entre ses serres et la déposa, sur l’ordre d’Ulmo, là où seule une âme pure pourrait à nouveau la revendiquer. Lenwë cessa de se battre quand tout fut perdu, quand les Balrogs de Morg_o_t_h foulèrent en conquérants les belles avenues pavées d’or de la Cité cachée. Durant sa fuite vers la Faille des Aigles, un éboulement de terrain le sépara soudain de la colonne désolée des survivants guidés à travers les montagnes par Glorfindel de la Fleur d’Or. Au fond d'un étroit ravin, sur un tapis de roses des sables, il la découvrit, comme l'avait souhaité Ulmo. Depuis ce jour, la lame elfique ne quitta plus le baudrier de Lenwë. Une trompe retentit dans les ténèbres qui noient les pieds de la haute tour. Les Orques arrivent. « Là ! » s’écrie un Noldo, en désignant le ciel de sa main tendue, l’effroi transparaissant dans sa voix.. Lenwë tourne son regard vers le point que lui signale la sentinelle. Une grande forme ailée passe furtivement devant la bosse lunaire. « Un Dragon ! Un Dragon ! » hurle à son tour Lenwë, qui sent aussitôt son sang se figer dans les veines. Cette nuit sera décisive. Sauron veut en terminer. Il a convoqué un Grand Ver Ailé, un Lôki. Lenwë les croyait disparus depuis les premiers âges de ce monde. Il réalise qu’il a toujours sous-estimé son Ennemi. Il pense aussi à Earwen qui va affronter ce péril, comme lui, comme tous ceux qui se tiennent sur les remparts. Alors il sait ce qu’il lui reste à faire. Il ordonne à ses hommes, harnachés dans leurs brillantes cuirasses d’argent liquide, aussi fiers et nobles que les défenseurs de Gondolin, de descendre au pied de la tour pour repousser les Orques et les Gobelins quand ils enfonceront la porte. Il doit s’y reprendre à deux fois pour qu’ils lui obéissent enfin. Une fois seul, il détache de sa ceinture un cor rutilant. Le portant à ses lèvres, il en tire une longue note, belliqueuse et narquoise. Un appel irrésistible. Un défi. Un duel. Il jette ensuite le cor sur le sol dallé. Il n’en aura plus besoin. Le Dragon a entendu. L’abominable ver traverse le ciel comme la foudre, ses ailes ramenées contre ses flancs. Au dernier moment, il les déploie largement pour freiner sa course et, de ses immenses griffes, il s’agrippe au créneau de la tour. Ses yeux incandescents se fichent sur celui qui se dresse devant lui. Il dodeline de la tête, reconnaissant l’épée menaçante pointée vers lui et le blason peint sur le grand bouclier. Une fleur d’or sur un champ sinople. Le blason d’un tueur de Balrog. « Tu as reconnu le bouclier d’Ecthelion, n’est-ce pas et la lame de cette épée forgée à Gondolin ? » lance Lenwë. « Misérable Elfe, siffle le Dragon, mon Seigneur m’a averti de ta présence. Tu m’as appelé. Je suis venu. Crois-tu que l’histoire retiendra ton nom ? Crois-tu que l’on me défie impunément ? Crois-tu que je ne suis qu’un vermisseau tout juste capable de baver quelques flammèches ? Non, je suis de la lignée d’Ancalagon, le premier des Dragons Ailés nés de la pierre et du feu. Sauron m’a réveillé pour que cette nuit voit un nouveau triomphe de ses armes. Il convoite depuis trop longtemps cette ville et ses richesses. Crois-tu pouvoir me vaincre avec ta lame de pacotille et ton bouclier de bois, Moi? Moi, qui ai participé à la chute de Gondolin ? Moi qui ai mis en déroute les Aigles de Thorondor ? Moi, qui ai rôti des dizaines d’archers postés sur les remparts? » « Mes armes ne sont pas si inoffensives puisque tu t’en tiens à l’écart ! Sache que je ne te crains pas, Ver Ailé ! Tu n’es qu’une créature des ténèbres et je n’ai pas peur de toi ! Vois ! N’as-tu pas volé jusqu’à moi à l’appel du cor ?» le nargue Lenwë. « Je suis fatigué d’écouter tes paroles insignifiantes, Elfe ! Je vais à présent te tuer et puis ensuite, j’irai m’occuper d’une certaine femelle Elfe, celle qui règne sur ton coeur, mon ami ! » crache mielleusement le Dragon, en balayant l’espace de ses immenses ailes. Puis il contracte son long cou, prêt à darder son souffle sur le brave capitaine Elfe. Quand le feu jaillit des mâchoires distendues du Dragon, le bouclier d’Ecthelion sépare le flux des flammes de part et d’autre. Ainsi protégé, genou à terre, le Noldo suffoque néanmoins dans la fournaise qui règne autour de lui. Il se jette en arrière, évitant de justesse la queue du Dragon qui vient fouetter l’endroit où il se tenait. Lenwë feinte sur la gauche et lance une attaque fulgurante sur la droite. Le fil de son épée frappe là où l’aile rejoint le corps ventru de la bête. Mais la lame glisse sans mal, sur les écailles, le coup ayant été donné en bout de course. Le Dragon se retourne alors vivement et inonde à nouveau le sommet de la tour d’un torrent de flammes. Au fond de ses prunelles rougeoyantes, Lenwë ne lit rien d’autre que le néant et le mal absolu. Il bloque in extremis le plus gros du feu mais une langue ardente l’atteint au flanc et s’enroule autour de ses reins. Il vacille en grimaçant de douleur. Il ne sent plus du tout son côté droit et ses poumons sont en feu. Il a du mal à reprendre sa respiration. Le Dragon redresse son cou, sûr de sa force, sûr de sa victoire. Il plisse ses paupières aussi larges que des soucoupes, comme un chat s’amuse avec une souris. « Comprends-tu pourquoi tu vas mourir, Elfe? Tu m’as à peine effleuré de ton épée elfique alors que je t’ai à moitié rôti en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ! Tu vas mourir, Elfe et j’irai moi-même déposer ta tête aux pieds de Sauron. Il rira quand je lui raconterai tes exploits qui auront duré, quoi ? Une poignée de secondes ! Je suis certain que Sauron saura récompenser ta bravoure! Il fichera ta tête sur le corps d’un Orque, après t’avoir coupé le nez et les oreilles, les lèvres et les paupières! Je lui apporterai aussi la tête de l’Elfe femelle pour qu’elle te soit servie à ton premier repas d’Orque! » ricane le Dragon, qui se prépare à donner le coup fatal. « Non.... Il n’en sera pas ainsi ! Je ne le permettrai pas! » s’exclame Lenwë qui se débarrasse de son bouclier. Puis, d’un saut prodigieux, il bondit sur le Dragon et d’une main ferme, s’accroche aux écailles recourbées de son encolure. Surpris, le Dragon est déséquilibré. Il s’écarte maladroitement du sommet de la tour. A grands coups d’ailes furieux, il s’élève dans la nuit, essayant de décrocher son intempestif cavalier en se contorsionnant en tous sens. Mais Lenwë s’agrippe désespérément aux protubérances chitineuses, essayant de se tenir hors de portée de la queue barbelée et des griffes démesurées. Le Dragon, fou de rage, entame alors un ballet virevoltant en grimpant toujours plus haut. L’équipage fantastique tutoie bientôt les étoiles. « Elfe, misérable Elfe, la dernière image qui s’imprimera dans tes yeux mourants sera celle où mes griffes sépareront ta tête de son col pendant que ton corps tombera du haut du ciel! Je te promets que ta belle mourra lentement et péniblement. Je te promets que ses lèvres glacées embrasseront tes lèvres glacées dans un baiser au-delà de la mort. Il paraît que les cavernes de Mandos ne sont plus. Alors cela signifiera pour vous deux une fin sans rémission. Je t’en fais le serment. Elfe, maudit Elfe, accepte ton destin et meurs ! » Lenwë n’aperçoit plus la terre. Ils sont bien au-dessus des nuages, tout près d’une lune gibbeuse qui semble envahir toute la voûte céleste. Dans l’air raréfié, le froid endort la terrible souffrance endurée par Lenwë, causée par les profondes brûlures qui continuent de le ronger de l’intérieur. Alors, sentant ses forces le quitter, Lenwë adresse une ultime prière à Ulmo, son protecteur, même si le Vala est de l’autre côté de l’espace et du temps. Il saisit l’unique occasion qui se présente. Il repère le défaut dans la cuirasse du Dragon, entre la naissance de l’aile et le ventre caréné. A deux mains, il enfonce Anguirel jusqu’à la garde. La lame elfique traverse facilement l’interstice qui sépare les deux plaques d’écailles et se fiche dans le coeur du monstre. Le Dragon pousse alors un horrible glapissement de douleur qui résonne dans le ciel comme un coup de tonnerre. « Cruel... Elfe cruel... je péris à cause de toi, comme ont péri tous mes frères ! Sois maudit ! Sois maudit jusqu’à la fin des temps. Sauron... Sauron attendra ! » Les grandes prunelles jaunes et rouges s’éteignent peu à peu tandis que le Dragon bascule du sommet du ciel, entamant une chute vertigineuse. Lenwë, à demi inconscient, s’accroche tant bien que mal au pommeau d’Anguirel. Les deux ennemis tombent encore et encore, en tournoyant follement. La ville grandit rapidement sous eux, se rapprochant terriblement vite. La lune accrochant tout le long l’argent étincelant de la cuirasse de Lenwë, c’est une étoile filante qui s’écrase au sol, soulevant un lourd nuage de poussière. Les Orques et les Gobelins ont assisté à la chute du Dragon. Démoralisés par la défaite de leur champion, ils se débandent et fuient au loin, alors même qu’ils étaient sur le point de submerger les derniers défenseurs. La situation se rétablit à l’avantage des Elfes et leur victoire est incontestable. Sur tout le rempart, des vivats saluent l’éclatant fait d’armes de Lenwë, semblable à ceux de Glorfindel et d’Ecthelion ! Or donc, le capitaine demeure inerte, non loin de la carcasse désarticulée du grand Dragon. Earwen est la première à s’agenouiller auprès de lui. Elle le prend doucement dans ses bras aimants et guette le moindre signe de vie. Le visage de son amant est très pâle, aussi pâle que la lune qui s’efface dans le ciel. Les premières lueurs de l’aurore apparaissent sur les crêtes de l’Est. Earwen sent le coeur de Lenwë battre très faiblement. Elle dépose un léger baiser sur ses lèvres. Lenwë ouvre alors les yeux où Earwen lit la cruelle vérité. Elle lui caresse les cheveux mais quand elle retire ses doigts, ils sont poissés de sang. Elle refoule ses sanglots. C’est une Elfe. Une Noldo. Et les Noldor ont toujours affronté sans se plaindre les affres de cette vie loin de Valinor. Elle pleurera plus tard. Quand le moment sera venu. « Earwen, emmène-moi en haut de la tour ! lui demande Lenwë, dans un souffle de voix. Je veux contempler une dernière fois l’océan. Je veux regarder vers l’Ouest ! Emmène-moi ! » Les Elfes confectionnent rapidement une sorte de brancard dans lequel ils transportent Lenwë au sommet de la tour. Earwen les remercie en les congédiant. Elle souhaite être seule avec celui qu’elle a si longtemps aimé. Ils restent ainsi plusieurs heures. A leurs pieds, sous la coursive extérieure, Seattle a recouvré son aspect habituel. La réalité a repris ses droits. Il n’y a aucune trace du Dragon qui s’est abîmé au centre du stade. Les jardiniers auront sans doute un peu plus de mal à entretenir le gazon. La terre, elle, se souviendra. Les deux Elfes, Earwen soutenant Lenwë, fixent l’horizon, droit vers l’Ouest. Le chemin lumineux qu’ils appelaient de leurs voeux, naît magiquement sous les jeunes rayons du soleil. Lenwë pousse un soupir et sa main se crispe dans celle d’Earwen. « Oui, tu ne délires pas, Lenwë mon amour ! Le jour tant attendu est enfin arrivé ! » répond-elle à son interrogation muette. Elle l’embrasse tendrement, ses joues ruisselantes de larmes. « Tu as réussi, mon amour! Je supplierai Nàmo à genoux. Il exaucera ma prière. Il te rendra à moi ! » Là-bas, encore loin sur l’océan, les Elfes à la vue perçante ont reconnu la forme familière des grandes voiles blanches qui s’avancent de l’Ouest, en provenance d’un port situé bien au-delà de la courbure du monde. Finalement les Valar ne les ont pas oubliés. M (j'ai presque tout bien respecté Ce message a été lu 6923 fois | ||
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3 Commentaire Maedhros, exercice n°133 - Narwa Roquen (Dim 26 oct 2014 à 21:18) 4 George Lucas? - Maedhros (Mar 28 oct 2014 à 20:31) 5 Alzheimer? - Narwa Roquen (Mer 29 oct 2014 à 14:43) |