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De : Maedhros Date : Dimanche 23 novembre 2014 à 20:45:06 | ||
Mon histoire est complètement barrée. Cela colle bien à l'ambiance! ---- Ma mémoire me joue vraiment des tours. Pourquoi suis-je là ? En ce moment ? Il me manque des liaisons. Je vis dans un temps discontinu. Je me rappelle fort bien du bunker. De ce jour qui se répète à n’en plus finir. De cette femme que je ne dois pas rencontrer. De certains souvenirs plus anciens aussi. De miss Fletcher et de l’hôpital. Je l’ai entendue, quand elle croyait que j’étais dans le coltard. Elle parlait près de mon lit, à deux autres blouses blanches. Elle a parlé de désorientation spatio-temporelle et de désordres comportementaux, sur un ton très clinique, très neutre. On aurait dit qu’elle parlait d’une chose ou d’un objet, pas d’un être humain. Elle parlait de moi. Je ne reconnais pas ce quartier. Je suis certain de n’y être jamais venu. Je n’ose croire que je suis enfin sur la bonne voie. Il y a moins de traces sur les façades ; elles paraissent moins abîmées ; moins de fenêtres obturées par des cartons ou carrément murées à l’aide de gros parpaings. Je ne me rappelle pas avoir mangé mais je n’ai pas faim. Mû par je ne sais quelle prémonition, je plonge une main dans la poche de ma veste de treillis. J’en retire une boule de papier gras. Je renifle. C’était comestible, Cela sent l’huile et les miettes de thon. Comment est-ce arrivé là ? Aucun souvenir de ce sandwich ! Cela ne m’étonne pas beaucoup. Ces étranges absences ne me blessent plus car elles ne me mettent jamais en danger. C’est juste qu’il me manque ces petits bouts de temps. Je farfouille encore. Des piécettes s’entrechoquent entre mes doigts. Je me suis donc assis quelque part avec mon béret posé sur le trottoir, entre mes jambes. Combien de temps ai-je perdu ? Ma montre est cassée. Depuis le premier jour. Il paraît que la réalité n’est qu’une histoire de probabilités, une fonction d’onde statistique qui s’effondre à l’instant où l’on tente de vérifier la nature profonde de la matière dont elle est faite. Je suis peut-être tout simplement bloqué sur la tranche d’une pièce de monnaie qui ne se décide pas à tomber d’un côté ou de l’autre. La rue débouche sur une place où deux couples de statues de bronze, verdâtres et mutilées, agonisent dans les bassins défoncés qui se font face. La carcasse d’un char de combat stationne dans un angle du square, son canon silencieux pointant vers les façades muettes. Le temps a délavé les couleurs peintes sur son flanc. Il lui manque une chenille entière. Est-ce une énigme que je dois résoudre ? J’aperçois une religieuse coiffée d’une cornette blanche qui traverse la rue pas loin d’où je me trouve. Une petite colonne d’enfants la suit, deux par deux, en se tenant par la main. Je mets une seconde à comprendre qu’ils chantent une chanson aussi douce que le vent dans les branches des arbres courbés. Je ne parviens pas à en saisir les mots. A en saisir le sens. Et cela me trouble. La femme est assez jolie quand la lumière modèle ses traits. Elle ressemble à l’une des statues noyées dans les bassins vides. Elle me jette un regard inquisiteur quand elle parvient à ma hauteur. Un léger parfum m’environne soudain pour disparaître aussi rapidement. Une odeur délicieusement féminine, caressante et fraîche. Le goût d’un baiser promis et refusé, le goût d’un bonbon acidulé qu’on roule par plaisir sous la langue. Je pourrais tomber amoureux juste maintenant. Mais je m’écarte pour ne pas la gêner davantage, les bras ballants. Au bout de la colonne, un enfant se retourne avant qu’il ne passe l’angle de la rue. Il me fait au revoir de la main en me souriant avant de disparaître à son tour. Qu’est-ce que cela veut dire ? Des éléments du puzzle que je dois assembler ? Je n’ai pas le temps de réfléchir. Je reconnais les hommes qui surgissent de l’hôtel. Vêtus de sombre, ils arborent des brassards rouges au bras droit. Ils sont armés de mitraillettes, portent des casques d’acier luisant et marchent au pas cadencé. La lumière devient lourde et jaunâtre, enveloppant la scène d’une atmosphère sépia qui affaiblit les couleurs naturelles. Ils viennent droit sur moi. Un détail ne colle pas avec la réalité. Leurs bottes martèlent les pavés sans faire le moindre bruit, comme des fantômes d’un autre temps. Ma mémoire me fait ça, aussi. Je suis toujours dans une sorte de rêve. Miss Fletcher avait alors raison. Peut-être suis-je toujours attaché à mon fauteuil, délirant sous les électrochocs qui ébranlent ma raison ? Elle voulait me forcer à reconnaître que je simulais, quitte à arracher mon âme lambeau après lambeau. Je me souviens de la page kaléidoscopique. Des mots l’emplissaient de haut en bas. Quatre mots répétés à l’envi. Chaque mot désignait une couleur. Rouge. Jaune. Vert. Bleu. Chacun d’entre eux était écrit avec une encre qui pouvait être n’importe laquelle des quatre couleurs. Miss Fletcher me rappelait la consigne d’une voix égale mais je pouvais sentir sous le ton professionnel toute la tension qui l’habitait. « Sur cette feuille, vous voyez des noms de couleur écrits dans différentes couleurs. Vous ne lirez pas ces mots de couleur. Il vous faudra simplement nommer la couleur de l’encre dans laquelle ils sont écrits, de gauche à droite, le plus rapidement possible et sans vous tromper. Prêt ? Partez ! » C’est marrant. Quand elle me donnait le signal du départ, la feuille devenait floue l’espace d’un instant et puis elle redevenait tout aussi nette l’instant d’après. Le jeu s’avérait dès lors facile, vous comprenez ? On aurait dit que mon esprit décodait instantanément le brouillage apparent de l’exercice. Et je répondais en exultant : « Rouge...rouge... rouge... rouge... rouge... rouge... rouge... rouge...” Je ne mentais pas, c’était la pure vérité. Alors Miss Fletcher pâlissait, oubliant quelquefois d’arrêter le chronomètre. Sa veine saillait sur sa tempe qu’elle massait lentement. Je voyais le bout de sa langue passer sur sa lèvre inférieure et c’était vraiment érotique. « Arrêtez de vous foutre de moi, me disait-elle en essayant de conserver son calme. Il est impossible que vous ne voyiez qu’un seul mot ou une seule couleur. Vous trichez. Vous truquez vos réponses. Vous voulez donc croupir au fond d’une cellule pour le reste de votre existence ? » Mais tout dans son attitude démentait ses propos. Jusqu’à présent, je pense être sur la bonne voie. Je ne crois pas avoir été aussi loin dans la journée. Peut-être que ce cauchemar est en passe de cesser. Je m’endormirai sur un banc public, sous un lampadaire décapité et je me réveillerai demain pour reprendre normalement le cours de la vie. C’est tout ce que je demande. En finir avec le passé. Tirer un trait sur ce que j’ai fait. Oublier et repartir. Je ne m’approcherai plus du bunker et du laboratoire enterré. J’y laisserai tout ce qu’y ai amené. Tout ce qui me relierait à ce passé répétitif. Je... Je ne suis pas vraiment surpris, finalement, quand je la vois devant moi qui se hâte vers un endroit qu’elle n’atteindra pas. Aujourd’hui, pas encore. Elle est comme hier, avant-hier et aussi le jour d'avant, vêtue de la même façon. Un long manteau rouge et des bottines cirées. Elle marche d’un pas assuré. Son chignon strict rassemble sur sa nuque dégagée les lignes longues et fluides qui structurent sa silhouette. Elle porte encore ces bas chics qui galbent idéalement ses jambes. Mécaniquement, je me mets à la suivre, en restant sur l’autre trottoir. J’ai beau essayer de renoncer, de tourner les talons, il y a quelque chose en moi qui est magnétiquement attiré par ce qui va se dérouler. D’un seul coup, la nuit a envahi la ville et nous nous retrouvons sur la berge d’un canal où croupit une eau putride et immobile. Une lune froide glisse dans le caniveau comme une lame de couteau où elle se démultiplie en milliers de reflets. Un léger brouillard estompe les détails inutiles, focalisant mon attention sur ses talons qui claquent contre la pierre. C’est inéluctable. Je ne peux l’avertir. Je ne peux prononcer la moindre syllabe. Je me colle contre le pilier de l’ancien lavoir. Elle s’approche de moi. Dans la poche, ma main se referme sur le manche du couteau. Pour mon salut, je devrais sortir pour voir le soleil. Mais à chaque fois, les ténèbres me tendent les bras. Les voix dans ma tête se réveillent et murmurent des choses horribles. Des choses indicibles. Des choses révoltantes. Je ne veux pas les entendre et pourtant elles me bercent d’une étrange façon. Les voix des fantômes se mettent à hurler quand je l’attire avec moi dans les ténèbres. L’eau obscure du lavoir se révèle une complice attentionnée. Elle devient à peine plus sombre quand tout est fini. Le manteau rouge flotte à la surface du lavoir. Elle n’a pas crié. Je n’ai pas gémi. Tout a été si vite. Combien de fois vais-je devoir faire ça? Je suis fatigué. Si fatigué. Jour après jour. Je vais me réveiller tout à l’heure dans le bunker et cela sera encore aujourd’hui. Un jour fait de petits bouts juxtaposés de la même journée. On sera toujours ce satané vendredi 13. Celui où tout a commencé. Celui où tout recommence. Encore et encore. Demain ne sera pas un autre jour. Pas pour moi. La première page d’un journal traîne par terre. Je le ramasse pour essuyer la lame rougie. Je ne prête pas attention au gros titre qui barre la page sur cinq colonnes. Les mots alignés n’ont aucun sens pour moi : « La police sur les traces d’un tueur en série ! » M (en fait, je voulais me servir du syndrome de Korsakoff!!) Ce message a été lu 7378 fois | ||
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3 Commentaire Maedhros, exercice n°134 - Narwa Roquen (Mer 10 dec 2014 à 15:17) |